« Le Pré Spirituel » est l’un des plus riches trésors de la littérature monastique des premiers siècles de l’Église. Moschus qui, comme il le dit dans sa Préface, a « recueilli à la manière des adroites abeilles les édifiantes actions des Pères », nous fait connaître le monachisme tel qu’il se présentait au VIe siècle. À cette époque, le moine est « celui qui est parti », qui a quitté le siècle, ses plaisirs, ses dangers, ses agitations, pour trouver au désert la tranquilité d’âme, le repos en Dieu, l’entier assoupissement des passions. Cet idéal, pour lequel il est bien juste que l’on sacrifie tout, on y parvient par le rude chemin de l’ascèse. Cette ascèse est un entraînement à la fois extérieur et intérieur. Entraînement extérieur par les jeûnes, les veilles, le support de toutes sortes d’incommodités, telles que la réclusion dans une grotte ou la vie passée sur une colonne (stylites). Entraînement intérieur, c’est-à-dire garde des yeux, de la langue, de l’imagination, lutte contre les tentations. Car cette existence est avant tout une lutte contre la nature et ses concupiscences. Le « Pré Spirituel » est un recueil d’anecdotes ; il fourmille de maximes, de sentences, d’apophtegmes reflétant la spiritualité de ces hommes charismatiques, pneumatophores, qui possèdent en quelque sorte un don spécial pour communiquer des lumières reçues de Dieu. La doctrine spirituelle de ces moines, c’est bien moins dans leurs paroles que dans leurs actes qu’il faut la chercher. Cet ouvrage mérite bien la place qu’il a conquise dans la littérature spirituelle des premiers siècles. Source féconde de documentation sur la vie monastique du Proche-Orient où elle avait atteint sa pleine floraison (Égypte, Palestine, Sinaï), mais où elle était à la veille de sa décadence et de la ruine par le fait des invasions qui allaient tout détruire, il offre dans une infinie variété et un charme de style qui a enchanté nos ancêtres : non pas des récits étudiés et savamment enchaînés, ni des considérations et des théories sujettes à discussions, mais bien des faits et traits pris sur le vif, des historiettes rapportées par l’auteur telles qu’elles ont lui été racontées, sans commentaire ni présentation compliquées, exactement à la manière de l’inteview : « Un tel nous raconta ceci … » ; ou bien « Nous allâmes à telle laure et l’abbé X. nous fit le récit suivant … »


 

⇓ Télécharger« Le pré spirituel » par Jean Moschus en PDF

 

 

Table des matières

  1. A SON CHER FRERE DANS LE CHRIST, SOPHRONE LE SOPHISTE..
  2. LA GROTTE DE SAPSAS.
  3. LE MOINE CONON ET LE BAPTÊME DES FEMMES.
  4. L’ANGE QUI GARDE L’AUTEL..
  5. LES MOINES QUI PRÉDISENT LEUR MORT..
  6. LE CONVOI FUNÈBRE GUIDÉ PAR L’ÉTOILE..
  7. LE REFUS DES HONNEURS.
  8. L’ABBÉ MYROGÈNE, HYDROPIQUE..
  9. LE PAUVRE QUI FAIT LA CHARITÉ..
  10. L’ANACHORÈTE BARNABÉ..
  11. L’ABBA AGIODULE..
  12. UN MOT DE L’ABBÉ OLYLIPE..
  13. L’ASCÈSE DE L’ABBÉ MARC, ANACHORÈTE..
  14. L’ESPRIT D’IMPURETÉ..
  15. L’ABBÉ CONON..
  16. LA SOIF DANS LE DÉSERT..
  17. EXEMPLE D’ASCÈSE..
  18. L’AMI DES LIONS.
  19. ARRÊTÉ SUR LE CHEMIN DU MAL..
  20. LE MILITAIRE DEVENU ANACHORÈTE..
  21. L’ASSASSIN DE L’ANACHORÈTE..
  22. L’ASCÈSE DU MOINE CONON..
  23. L’ASCÈSE DU MOINE THÉODULE..
  24. LE MOINE CHARITABLE..
  25. RITE PRÉPARATOIRE À LA LITURGIE FAITE PAR UN SIMPLE LE FRÈRE..
  26. LE FEU RÉSERVÉ AUX NESTORIENS ET AUTRES HÉRÉTIQUES.
  27. LE MOINE QUI ATTEND POUR COMMENCER LA LITURGIE..
  28. LA MULTIPLICATION DU BLÉ..
  29. MIRACLE DE LA SAINTE EUCHARISTIE..
  30. L’EUCHARISTIE ET LES DEUX HÉRÉTIQUES SÉVÉRIENS.
  31. LA COURTISANE CONVERTIE..
  32. CONVERSION DU BOUFFON ET DE SES DEUX AMIS.
  33. L’HUMILITÉ DE L’ARCHEVÊQUE THÉODOTE..
  34. LA BONTÉ DU PATRIARCHE..
  35. LA MORT DE DEUX ARCHEVÊQUES.
  36. L’ÉPREUVE DU FEU..
  37. L’ÉVÊQUE QUI SE FAIT OUVRIER..
  38. MORT D’ANASTASE, EMPEREUR..
  39. LA JEUNE FILLE QUI CONVERTIT UN MOINE..
  40. FAITS MERVEILLEUX DE L’ABBÉ COSMAS, EUNUQUE..
  41. L’ASCÉTISME DE L’ABBA PAUL, D’ANAZARBE..
  42. DERNIÈRE MALADIE DE L’ABBA AUXANON..
  43. LA MORT D’UN MAUVAIS ARCHEVEQUE..
  44. L’ENFER DU MOINE NÉGLIGENT..
  45. IMPURETÉ OU ICONOCLASME ?.
  46. L’ENNEMI DE MARIE DANS LA CELLULE DU MOINE..
  47. L’ACTEUR BLASPHÉMATEUR DE LA VIERGE..
  48. LE TOMBEAU DU CHRIST INTERDIT AUX HÉRÉTIQUES.
  49. LE BÉLIER QUI GARDE L’ENTRÉE DU SAINT SÉPULCRE..
  50. VISIONS DU RECLUS.
  51. L’AUSTERITÉ DU MOIME JULIEN..
  52. SENTENCE DE L’ABBA ÉLIE, SOLITAIRE..
  53. LE MOINE ASSOIFFÉ; LE MOINE INVISIBLE..
  54. LES MOINES DE SCÉTÉ..
  55. AUTRES ANECDOTES DE SCÉTÉ..
  56. LES PAINS INTACTS. LE DON DE GUÉRISON..
  57. VISION A DISTANCE..
  58. LE CONGÉ DONNÉ AU LION..
  59. LA VIE DE PÉNITENCE..
  60. LA MONIALE QUI CONVERTIT SON AMANT..
  61. LE DÉVOT À LA VIERGE. L’AUMÔNE ANONYME..
  62. RÉPONSE À LA TENTATION..
  63. LE DEMON CHASSE..
  64. UN MOT D’ÉDIFICATION..
  65. NE PAS JUGER TÉMÉRAIREMENT..
  66. LA LUTTE CONTRE LE DÉMON..
  67. L’ASCÈSE DE L’ABBÉ THÉODOSE..
  68. LE MOINE VOLÉ..
  69. PETITE EXHORTATION DE PALLADIUS.
  70. LE RECLUS ET LES BARBARES.
  71. LE CONDAMNÉ À MORT QUI FAIT LA LEÇON AU MOINE..
  72. LE VIEILLARD ET LE JEUNE HOMME CONDAMNÉS À LA PENDAISON..
  73. LE MOINE SOLDAT..
  74. LA DÉSUNION DE L’ÉGUSE..
  75. LE SERVITEUR FRAPPÉ DE CÉCITÉ..
  76. LA PÉCHERESSE MARIE JETÉE À LA MER..
  77. HISTOIRE DE TROIS AVEUGLES.
  78. LA MORTE QUI CONVERTIT SON DÉTROUSSEUR..
  79. L’HOSTIE QUI GERME EN ÉPIS DE BLÉ..
  80. LA SOURCE DONNÉE PAR DIEU..
  81. LE PUITS REMPLI PAR MIRACLE..
  82. LE MOINE JEAN..
  83. LE BATEAU MIS À FLOT..
  84. LES RESTES D’UN ANACHORETE DÉCOUVERTS PAR UN CERF.
  85. LE BLÉ QUI GERME POUR PUNIR LES MOINES.
  86. L’ANACHORÈTE QUI MEURT APRÈS LA COMMUNION..
  87. INVENTION DU CORPS DE L’ANACHORÈTE..
  88. LE MOINE ET LA FEMME ENTERRÉS ENSEMBLE..
  89. INVENTION DU CORPS D’UN SAINT ANACHORÈTE SUR LE MONT AMANUS.
  90. MORT DE DEUX ANACHORÈTES DU MONT PTÉRYGIUS.
  91. DEUX AUTRES ANACHORÈTES.
  92. AVENTURE DU FRÈRE GEORGES DE CAPPADOCE ET INVENTION D’UN CORPS SAINT..
  93. L’UNION DANS LA MORT..
  94. LE POISON QUI N’AGIT PAS.
  95. L’HIGOUMÈNE DÉMISSIONNAIRE..
  96. L’ABBÉ JULIEN ET L’ARCHEVEQUE DE JÉRUSALEM…
  97. DEUX FRÈRES INSÉPARABLES.
  98. LA PENSÉE D’UN MOURANT..
  99. LE SARRASIN ENGLOUTI PAR LA TERRE..
  100. LE PÉRIPLE ACCOMPLI SANS MANGER..
  101. L’ABBÉ PAUL ET L’ENFANT ÉCRASÉ..
  102. SOPHRONE ET LE CHŒUR DES JEUNES FILLES.
  103. LES TROIS VERTUS DE L’ABBA STRATÉGIUS.
  104. ABBA NONNUS.
  105. LES VISIONS DU MOINE CHRISTOPHORE..
  106. L’HÉRÉSIE SÉVÉRIENNE DÉMASQUÉE..
  107. LE LION DE L’ABBA GÉRASIME..
  108. LE PRETRE CALOMNIÉ..
  109. L’IMPERTURBABLE ABBA GEORGES.
  110. SENTENCES.
  111. LE FOU QUI ENTERRE L’ARGENT..
  112. LE MOINE QUI DOIT RÉGNER..
  113. UN CONSEIL DE L’ABBA JEAN DE PÉTRA..
  114. LE BÉBÉ QUI JUSTIFIE LE MOINE..
  115. SENTENCES DE L’ABBÉ JEAN DE CILICIE..
  116. L’ARGENT VOLE ET RETROUVE..
  117. GUÉRISON D’UN FRÈRE POSSÉDÉ..
  118. LE DIACRE APOSTAT..
  119. LE DIABLE CHASSÉ PAR LE «GLOIRE AU PÈRE…».
  120. TROIS MOINES TROUVÉS MORTS PAR DES PÊCHEURS.
  121. LES DEUX MOINES MORTS DE SOIF.
  122. LES DEUX MOINES NUS.
  123. ABBA ZOZIME..
  124. UNE RÉSURRECTION..
  125. LE LION ET L’EULOGIE..
  126. LE TABLIER A L’ENVERS.
  127. BILOCATION. LA VIEILLE QUI FAIT L’AUMÔNE DANS L’ÉGLISE..
  128. LA GLOIRE DE JEAN CHRYSOSTOME..
  129. LE STYLITE ET SES SERVITEURS.
  130. LA LUTTE POUR LE CIEL..
  131. PRÉDICATION DE L’ABBÉ ZACHÉE..
  132. LA PESTE ET LES PRIÈRES DE L’ABBÉ ZACHÉE..
  133. LE SARRAZIN IMMOBILISÉ PAR LE MOINE..
  134. LES CINQ VIERGES POSSÉDÉES.
  135. LA PROSTITUÉE NOURRIE PAR L’ABBA SISINIUS.
  136. VISITE DE L’ABBÉ JEAN À L’ABBA CALLINIQUE..
  137. LE MOINE NON BAPTISÉ..
  138. VERTUS DU MÊME GRÉGOIRE..
  139. LA PENSÉE DE L’ÉTERNITÉ..
  140. L’ENNUI
  141. LE CHEF DE BRIGANDS DEVENU MOINE..
  142. AVIS D’UN DES MOINES DES CELLULES.
  143. LE CHATIMENT DU CLERC MAUVAIS.
  144. JULIEN L’ARCHIDIACRE ET JULIEN LE MARTYR..
  145. LA LETTRE DE SAINT LÉON CORRIGÉE PAR L’APÔTRE PIERRE..
  146. LE PAPE LÉON VA REMERCIER LE PATRIARCHE EULOGE..
  147. LES FAUTES DU PATRIARCHE..
  148. UN ÉVÊQUE CALOMNIÉ..
  149. L’HUMILITÉ DU PAPE GRÉGOIRE LE GRAND..
  150. HISTOIRES ET SENTENCES DE MARCEL DE SCÉTÉ..
  151. L’ASCÈSE DU MOINE ET CELLE DU LAÏC..
  152. LE LAÏC QUI EDIFIE LES MOINES.
  153. LES TROIS SARRAZINS QUI SE TUENT L’UN L’AUTRE..
  154. LA VRAIE PHILOSOPHIE..
  155. LE CHIEN QUI GUIDE LE LION..
  156. L’ÂNE QUI SERT DE DOMESTIQUE..
  157. RÉCIT ET DIRES DE L’ABBÉ MÉNAS.
  158. LE DÉMON SOUS LA FORME D’UN NÉGRILLON..
  159. LE DÉMON SOUS LES TRAITS D’UX JEUNE HOMME..
  160. NE PAS SE RELACHER DANS L’ASCÈSE..
  161. LE LION NOURRI PAR LE MOINE..
  162. LA TIMIDITÉ D’ÂME..
  163. LE BRIGAND ET LES PETITS BAPTISÉS.
  164. SCRUPULE DU BRIGAND DEVENU MOINE..
  165. VIE ET MORT DE L’ABBA PŒMEN..
  166. DIRES DE L’ABBA ALEXANDRE..
  167. LE PUISE UR D’EAU..
  168. LA SAINTE FEMME MORTE AU DÉSERT..
  169. DEUX SORTES DE VERTUS.
  170. LE LETTRÉ COSMAS.
  171. L’EAU DE MER CHANGÉE EN EAU DOUCE..
  172. LA PLUIE MIRACULEUSE..
  173. LA CHARITÉ DE L’EMPEREUR ZÉNON..
  174. LE BAPTÊME DE SABLE..
  175. LA CELLULE DE L’HÉRÉTIQUE..
  176. L’ÉNIGIUE DE L’ANGE..
  177. LA RÉFUGIÉE AU DÉSERT..
  178. LE CIERGE DU PÈLERIN..
  179. L’ETROIT SENTIER..
  180. LE DIABLE ACHARNÉ CONTRE L’ASCÈTE MOURANT..
  181. LE FEU DANS LE CHAMP DE BLÉ..
  182. CHARITÉ ET ASCÈSE DES MOINES.
  183. LA PIERRE PRÉCIEUSE..
  184. LA PURETÉ RÉCOMPENSÉE..
  185. L’ACQUISITION DES VERTUS.
  186. LA SOUILLURE DE L’HÉRÉSIE..
  187. LA RÉCOMPENSE DE LA FIDÉLITÉ CONJUGALE..
  188. UN MAT POUR COUVRIR UNE CELLULE..
  189. VERTUS DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME..
  190. LE MORT RELEVÉ DE L’EXCOMMUNICATION..
  191. LA CHARITÉ QUI SE CACHE..
  192. LA VIE AU DÉSERT ET LA PURETÉ DE CŒUR..
  193. LA RÉCOMPENSE ÉTERNELLE DE L’AUMÔNE..
  194. LES ENFANTS QUI JOUENT À DIRE LA LITURGIE..
  195. L’ENFANCE DE SAINT ATHANASE ET SA GLOIRE..
  196. LE BAPTÊME SANS LA FOI
  197. LES ANGES ET LA CORRECTION FRATERNELLE..
  198. LE PIEUX APPRENTI ORFEVRE..
  199. LE JEUNE HOMME RUINÉE PAR LES AUMÔNES DE SON PÈRE..
  200. LA VOCATION CONTRARIÉE PAR UN PÈRE..
  201. LE LAPIDAIRE ET SES PIERRES PRECIEUSES.
  202. LA CHASTE INFIRMIÈRE..
  203. LE MOINE MIS À LA RAISON PAR UNE FEMME..
  204. L’ÉCOLE DE LA DOUCEUR..
  205. LES ANGES, PARRAINS D’UN BAPTÊME..
  206. LE MOINE TENTÉ CONTRE SA VOCATION..
  207. CE QUE SIGNIFIE «TOMBER DANS LA TENTATION».
  208. UNE LEÇON D’HUMILITE..
  209. LA CHARITÉ DU MOINE VOLÉ..
  210. LES MOINES ET LES VOLEURS.
  211. LA RAISON DES MIRACLES DANS L’ÉGLISE..
  212. LE BAPTÊME MIRACULEUX..
  213. AUTRE BAPTISTÈRE MIRACULEUX..
  214. LES SERMENTS À NE PAS TENIR..
  215. LE MOINE ET LA FEMME..
  216. UN TRAIT DE PATIENCE..
  217. UNE LEÇON D’HUMILITÉ..

 

 

A SON CHER FRERE DANS LE CHRIST, SOPHRONE LE SOPHISTE

Je trouve, mon très cher, que la vue des prés au printemps est pleine de charme avec cette diversité de fleurs qu’ils offrent aux regards. Elle retient les passants, leur présentant un régal varié, réjouissant les yeux, plaisant à l’odorat. Dans ce pré brille ici l’incarnat des roses; là une autre place est réservée aux lys : ils attirent fortement à eux les regards en les détournant des roses. Ailleurs, c’est l’éclatant coloris des violettes, qui imite la pourpre royale. En un mot l’infinie variété des innombrables fleurs donne à la fois tous les parfums et toute sorte de jouissances. Tout de même, accepte le présent ouvrage, mon saint et fidèle fils, Sophrone. Car tu y trouveras les vertus de saintes gens qui ont brillé de notre temps et qui, selon le mot du psalmiste, «ont été plantés le long des cours d’eau» (Ps 1,3). Si par la grâce du Christ ils étaient tous également aimés de notre Dieu, pourtant les uns et les autres étaient parés de la beauté et du charme de vertus différentes. Cueillant parmi elles de belles fleurs et prenant en ce pré intact de quoi tresser une couronne, je le la présente, mon fidèle enfant, et par toi à tous. C’est pourquoi j’ai intitulé le présent ouvrage le Pré, en raison du charme et du parfum qui sont en lui, comme aussi de l’utilité qu’y trouveront les lecteurs. Car la vie vertueuse et l’honnêteté des mœurs ne consiste pas seulement à méditer les choses divines ni à avoir de bonnes pensées et à s’y tenir volontiers, mais il y faut ajouter la description des vertus des autres. C’est pourquoi j’ai entrepris le présent ouvrage en assurant ta charité, mon fils, que j’ai fait une vaste et fidèle collection, recueillant à la manière des abeilles très adroites les édifiantes actions des pères. Maintenant donc je commencerai mon récit.

LA GROTTE DE SAPSAS

Il y avait un moine, (nommé Jean) qui habitait dans le monastère de l’abbé Eustorge. Notre saint archevêque de Jérusalem (Elie) voulut faire de lui l’higoumène[1] du monastère. Mais lui n’accepta pas, disant : «Je veux vivre sur le Mont Sinaï pour prier.» L’archevêque insista pour qu’il le devint; il pourrait partir ensuite. Le moine ne le voulant pas, il le congédia quand il fut convenu qu’il se chargerait de la conduite du monastère à son retour. Ayant donc salué l’archevêque, il se mit en route vers le mont Sinaï, en prenant avec lui son disciple. Ayant traversé le fleuve du Jourdain et s’étant avancé d’environ un mille, le moine se mit à ressentir des frissons et la fièvre. [2] Comme il ne pouvait plus marcher, ils trouvèrent une petite grotte et ils y entrèrent pour permettre au moine de se reposer. Comme la fièvre continuait et qu’il ne pouvait presque plus bouger (il était déjà resté trois jours en cette grotte), le moine vit pendant son sommeil quelqu’un qui lui disait : «Dis-moi, moine, où veux-tu aller ?» Il répondit à l’apparition : «Au Mont Sinaï.» L’autre lui dit : «Je t’en prie, ne t’en va pas.» Mais n’ayant pu persuader le moine, il s’éloigna de lui. Or, la fièvre du moine augmentait. De nouveau la nuit suivante la même apparition se présenta à lui sous la même forme, disant : «Pourquoi veux-tu, bon moine, t’exténuer ? Ecoute-moi et ne t’en va pas.» Le moine lui dit : «Qui es-tu donc ?» L’apparition répondit : «Je suis Jean-Baptiste; voici pourquoi je te dis de ne pas t’en aller : c’est que cette petite grotte est plus grande que le Mont Sinaï. Souvent, en effet, notre Seigneur Jésus Christ y est entré pour me visiter. Donne-moi donc ta parole que tu y resteras, et je te rendrai la santé.» Le moine ayant accepté volontiers promit qu’il resterait dans la grotte. Ayant été guéri sur-le-champ, il y demeura jusqu’à la fin de sa vie; il fit de cette grotte une église et il y réunissait les frères. C’est l’endroit qu’on appelle Sapsas. A sa gauche se trouve le torrent Chorat, vers lequel fut envoyé Elie le Thesbite[3] au temps de la sécheresse; il est en face du Jourdain. LE MOINE AMI DES LIONS Dans ce même lieu de Sapsas vivait un autre moine, qui était parvenu à une telle vertu qu’il recevait les lions qui venaient dans sa grotte et qu’il leur donnait à manger sur ses genoux, tellement cet homme de Dieu était rempli de la grâce divine.

LE MOINE CONON ET LE BAPTÊME DES FEMMES

Nous nous sommes rendus à la laure de notre saint père Sabas, chez Athanase. Le moine nous fit le récit suivant. Quand nous étions au monastère de Penthucla[4], il s’y trouvait un certain Conon, de Cilicie, prêtre destiné au ministère du baptême. Comme c’était un moine de grand mérite, les pères l’avaient désigné pour donner les baptêmes. Il faisait donc les onctions et donnait le baptême à ceux qui se présentaient pour cela. Quand il faisait les onctions sur les femmes, il en était gêné, et à cause de cela il voulut quitter le monastère. Lorsque donc il eut l’idée de s’en aller, saint Jean lui apparut et lui dit : «Aie patience, et je te délivrerai de cette lutte.» Un jour une jeune fille de Perse vint pour être baptisée; elle était belle et si fraîche que le prêtre n’eut pas le courage de lui faire l’onction d’huile sainte. Comme elle était restée là deux jours, l’archevêque Pierre l’apprit; il en fut frappé d’étonnement et voulut charger une diaconesse de cette fonction; mais il ne le fit pas, parce que ce n’était pas la coutume. Le prêtre Conon, prenant sa mélote, s’en alla en disant : «Je ne resterai plus ici.» Lorsque donc il était parti dans les collines, voici que saint Jean-Baptiste se présente devant lui et lui dit d’une voix douce : «Retourne à ton monastère, et je te délivrerai de cette lutte.» L’abbé Conon lui répondit avec irritation : «Crois-moi, je ne retournerai pas; car tu m’as souvent promis et tu n’as rien fait.» Alors saint Jean le contraignant le fit asseoir sur une des hauteurs, et lui ayant fait enlever ses vêtements, il le marqua trois fois du signe de la croix sous l’ombilic et lui dit : «Aie confiance en moi, prêtre Conon; je voulais que tu mérites récompense en raison de cette lutte; puisque tu ne veux pas, je t’en ai délivré, et tu n’auras pas la récompense qu’elle t’aurait value.» Le prêtre Conon étant retourné au monastère où il baptisait, oignit et baptisa le lendemain la Persane, sans s’apercevoir même que c’était une femme. Il fit de même durant douze années, oignant et baptisant, sans ressentir aucun mouvement de la chair et sans remarquer aucune femme. Ainsi finit-il ses jours.

L’ANGE QUI GARDE L’AUTEL

L’abbé Léonce, du monastère de notre saint Père Théodose[5] nous raconta ceci. Après que les nouveaux moines avaient été chassés de la Nouvelle Laure, je [6] m’en allai m’établir dans la même laure. Etant donc descendu un dimanche, j’allai communier dans l’église. En entrant, je vis un ange debout à droite de l’autel, et saisi de frayeur je me retirai dans ma cellule. Une voix vint à moi, qui disait : «Depuis que cet autel a été consacré, j’ai été chargé de me tenir près de lui.»

LES MOINES QUI PRÉDISENT LEUR MORT

L’abbé Polychronius nous fit le récit suivant. Dans la laure des Tours du Jourdain, je vis un des frères qui s’y trouvaient, lequel se négligeait et n’accomplissait jamais la règle du saint dimanche. Quelque temps après, je m’aperçois que celui qui était ainsi négligent s’employait avec un grand zèle, avec beaucoup d’ardeur. Je lui dis donc :«Tu fais bien maintenant, mon frère, de songer à ton âme.» Il me répondit : «Seigneur abbé, je vais bientôt mourir.» Et trois jours après il mourut. Le même abbé Polychronius, prêtre de la l’Nouvelle Laure, me raconta ceci. Lorsque je me trouvais dans la laure des Tours, un frère étant mort, l’économe me dit : «Fais-moi la charité, mon frère, de venir pour que nous portions les affaires du frère à l’économat.» Lorsque donc nous commencions à emporter les affaires, je remarquai que l’économe pleurait, et je lui dis : «Vraiment, Seigneur abba, pourquoi pleures-tu ainsi ?» Il me répondit : «Parce que aujourd’hui j’emporte les affaires de mon frère, et dans deux jours d’autres emporteront les miennes.» Et il arriva ainsi. Car deux jours après le même économe mourut comme il avait dit.

LE CONVOI FUNÈBRE GUIDÉ PAR L’ÉTOILE

L’abbé Polychronius, prêtre, nous raconta qu’il avait entendu dire ceci à l’abbé Constantin, higoumène du monastère de Sainte-Marie Mère de Dieu, dite la Neuve[7]. L’un des frères était mort à l’hôtellerie de Jéricho. Nous le primes pour l’emporter au monastère des Tours et l’y enterrer. Et dès que nous descendîmes de l’hôtellerie[8], jusqu’au moment où nous arrivâmes aux Tours, une étoile au ciel ne cessa de convoyer le défunt et se montra jusqu’à ce que nous l’eussions mis en terre.

LE REFUS DES HONNEURS

Un moine habitait dans la laure des Tours. Les prêtres de cette même laure et les autres frères, leur higoumène étant mort, voulurent le prendre lui-même pour higoumène, parce qu’il était grand en vertus. Mais le moine les priait en disant : «Permettez-moi, mes pères, de pleurer mes péchés. Car je ne suis pas capable de diriger les âmes : c’est l’affaire des pères renommés, tels que l’abba Antoine et les autres.» Mais chaque jour les frères, sans le laisser tranquille, le réclamaient; et lui ne cédait pas. Quand il se vit tellement pressé par eux, il leur dit à tous : «Laissez-moi prier trois jours; et ce que Dieu voudra, je le ferai.» C’était un vendredi. Le dimanche matin il mourut.

L’ABBÉ MYROGÈNE, HYDROPIQUE

Il y avait dans la laure des Tours un moine nommé Myrogène, qui s’était traité si durement qu’il était devenu hydropique. Il disait continuellement aux moines qui venaient à lui pour le soigner : «Priez pour moi, mes pères, afin que l’homme intérieur ne devienne pas hydropique. Quant à moi, je demande à Dieu souvent de demeurer dans cette infirmité.» L’archevêque de Jérusalem, Eutychius, ayant entendu parler de cet abba Myrogène, voulut lui envoyer ce dont il avait besoin; mais il n’accepta jamais quoi que ce soit de lui : «Mon père, disait-il, priez pour moi, afin que je sois préservé du supplice éternel.»

LE PAUVRE QUI FAIT LA CHARITÉ

Dans la même laure des Tours demeurait un moine. Il était sans aucune ressource et avait le don de faire l’aumône. Un jour donc un pauvre vint à sa cellule demandant l’aumône. Le moine n’avait qu’un pain, et l’apportant il le donna au pauvre. Le pauvre lui dit : «Je ne veux pas de pain, mais un manteau.» Le moine voulant le secourir le prit par la main et le fit entrer dans sa cellule. Le pauvre n’y ayant trouvé absolument rien que ce qu’il portait et admirant la vertu du moine, ouvrit son propre sac et le vida de tout ce qu’il contenait au milieu de la cellule, en disant : «Prends cela, bon Père, et moi je m’arrangerai ailleurs.»

L’ANACHORÈTE BARNABÉ

Il y avait un anachorète dans les grottes du saint Jourdain. Il s’appelait Barnabé. Un jour qu’il était descendu pour boire au Jourdain, quelque chose s’enfonça dans son pied et il garda cette pointe sans vouloir qu’un médecin le vît. Et son pied se gangrena et il fut contraint de prendre gîte aux Tours. Son pied, de jour en jour, se gangrenait davantage. Et il disait à tous ceux qui venaient le visiter que plus l’homme souffre à l’extérieur, plus fleurit l’homme intérieur. Après que l’abbé Barnabé, l’anachorète, fut monté de sa grotte aux Tours et qu’il y eut passé quelque temps, un autre anachorète s’en alla dans sa cellule; et en y entrant il vit un ange de Dieu debout sur l’autel que le moine avait fait dans la grotte même et qu’il avait consacré. Et l’anachorète dit à l’ange : «Que fais-tu ici ?» L’ange répondit : «Je suis l’ange du Seigneur, et depuis que cet autel a été consacré, il m’a été confié par Dieu.»

L’ABBA AGIODULE

L’abbé Pierre, prêtre de la laure de notre saint père Sabas, nous raconta ceci à propos d’Agiodule. Quand il était higoumène de la laure du bienheureux Gérasime[9], il arriva qu’un des frères qui étaient là mourut, et le moine ne le sut pas. Le réglementaire ayant donné le signal pour que tous les frères se réunissent et fassent cortège au défunt, le moine vint et vit la dépouille du frère couchée dans l’église. Il ressentit du regret de ne de l’avoir pas embrassé avant qu’il quittât cette vie. S’étant alors approché de la couche, il dit au défunt : «Eveille-toi mon frère et donne-moi le baiser.» L’autre, s’étant soulevé, embrassa le moine. Et celui-ci lui dit : «Repose désormais jusqu’à ce que le Fils de Dieu vienne te réveiller.» Le même abbé Agiodule, longeant les rives du saint Jourdain, réfléchissait et se demandait ce qu’étaient devenues les pierres que Josué avait ramassées et qu’il y avait jetées en présence d’une élite choisie par lui. Et comme il raisonnait ainsi, sur le champ les eaux s’écartèrent de part et d’autre, et il vit les douze pierres; et demandant pardon à Dieu il s’éloigna.

UN MOT DE L’ABBÉ OLYLIPE

Un frère interrogea l’abbé Olympe, prêtre de la laure de l’abbé Gérasime : «Dis-moi une sentence.» L’abbé lui répondit : «Ne te tiens pas parmi les hérétiques, sois maître de ta langue et de ton ventre, et partout où tu seras, dis toujours : Je suis un étranger.»

L’ASCÈSE DE L’ABBÉ MARC, ANACHORÈTE

A propos de l’abbé Marc, anachorète, qui demeurait près du monastère de Penthucla, on disait que durant soixante-neuf ans il garda cette pratique de jeûner des semaines entières, en sorte que certains pensaient qu’il n’avait pas de corps. Il travaillait nuit et jour d’après les commandements du Christ, et il donnait tout aux pauvres et ne recevait quoi que ce soit de personne. Les amis du Christ, apprenant cela, venaient pour lui faire la charité, et il disait : «Je n’accepte rien, car le travail de mes mains me nourrit, moi et ceux qui viennent à moi pour l’amour de Dieu.»

L’ESPRIT D’IMPURETÉ

L’abba Polychronius nous racontait encore ceci. Dans le monastère de Penthucla un frère était grandement attentif à lui-même et mortifié. Il fut attaqué par l’esprit d’impureté, et ne supportant pas la lutte, il sortit du monastère et s’en alla à Jéricho satisfaire son mauvais désir. Quand il entra dans la maison de prostitution, il fut aussitôt tout couvert de lèpre; et s’étant vu en cet état, il revint immédiatement à son monastère, rendant grâces à Dieu et disant : «Dieu m’a envoyé pareille maladie pour que mon âme soit sauvée.» Et il glorifiait Dieu grandement.

L’ABBÉ CONON

On disait ceci de l’abbé Conon, higoumène de Penthucla. Un jour qu’il s’en allait au saint lieu des Bites, des Hébreux allèrent à sa rencontre, voulant le tuer; et ayant tiré l’épée, ils coururent vers le moine. Ils s’approchèrent et levaient les mains pour le frapper. Et leurs mains demeurèrent en l’air, immobiles. Le moine fit une prière pour eux, et ils s’en allèrent joyeux et remerciant Dieu.

LA SOIF DANS LE DÉSERT

Un moine demeurait dans la laure de l’abbé Pierre, près du saint Jourdain[10]; il s’appelait Nicolas. Il nous fit le récit suivant. Comme je me trouvais un jour à Raïthou, nous fûmes envoyés trois frères pour servir en Thébaïde[11]. Comme nous allions dans le désert, nous nous trompâmes de chemin et nous nous égarâmes dans le désert. Notre eau était épuisée, et n’en ayant pas trouvé durant plusieurs jours, nous commencions à périr de soif et de fièvre. Ne pouvant pas aller plus loin, nous trouvâmes dans le désert des tamaris; chacun de nous se mit là où il put trouver un peu d’ombre, en attendant la mort par la soif. Quant à moi, étant ainsi étendu, voilà que je suis pris d’extase, et je vois une piscine pleine d’eau et débordante, et deux êtres debout sur le bord de la piscine et puisant dans une sébile de bois. Je me mis à appeler l’un d’eux en disant : «Fais-moi la charité, seigneur, donne-moi un peu d’eau, parce que je meurs.» Mais il ne voulut pas m’en donner. L’autre lui dit : «Donne-lui en un peu.» Le premier répondit : «Ne lui donnons pas, parce qu’il est insouciant et qu’il se néglige.» Le second reprit : «Oui, sans doute, il est insouciant, mais nous lui donnerons parce qu’il est hospitalier.» Et ainsi il m’en donna. Il en donna aussi à mes compagnons. Ayant bu, nous poursuivîmes notre route trois jours encore sans boire; et alors nous arrivâmes en des lieux habités.

EXEMPLE D’ASCÈSE

Le même moine dit encore ceci à propos d’un grand moine qui habitait dans la même laure : qu’il avait vécu cinquante ans, demeurant dans sa grotte, sans boire de vin, sans manger de pain, mais seulement du son. Et il communiait trois fois la semaine.

L’AMI DES LIONS

L’abba Polychronius nous racontait encore ceci. Un autre moine habitait dans la même laure de l’abbé Pierre. Il s’en allait souvent et restait sur les rives du saint Jourdain; et quand il trouvait le repaire des lions, il y dormait. Un jour donc, il trouve deux lionceaux dans la grotte et les amène dans l’église, les cachant dans le manteau qu’il portait; et il dit : «Si nous gardions les préceptes de notre Seigneur Jésus Christ, ces animaux nous craindraient; mais par nos fautes nous sommes devenus des esclaves, et c’est plutôt nous qui les craignons.» Et les frères, grandement édifiés, se retirèrent dans leurs grottes.

ARRÊTÉ SUR LE CHEMIN DU MAL

L’abbé Elie, le brouteur, nous raconta ceci. Je me trouvais un jour aux environs du Jourdain dans une grotte, parce que je n’étais pas en communion avec l’abba Macaire, évêque de Jérusalem. Un jour qu’il faisait une chaleur excessive, vers six heures, quelqu’un frappa à l’entrée de ma grotte. Je sortis et vis une femme. Je lui dis : «Que fais-tu ici ?» Elle me répond : «Seigneur abba, je mène la même vie que toi, et j’habite une petite grotte distante d’un mille de ta cellule.» Et elle me montra l’endroit vers le sud. Elle me dit : «En traversant ce désert, j’ai eu soif en raison de la grande chaleur; fais-moi la charité, donne-moi un peu d’eau.» J’apportai ma cruche et je lui en donnai. Elle en prit, elle but, et je la congédiai. Quand elle fut partie, le diable se mit à me faire la guerre à propos d’elle et à m’assaillir de mauvaises pensées. Vaincu et ne pouvant supporter l’ardeur de la passion, je pris mon bâton, je sortis de ma grotte, la chaleur rendant même les pierres brûlantes, et je me dirigeai vers elle pour satisfaire mon désir. Quand je n’étais plus qu’à un stade environ, la passion me consumant, j’entrai en extase et je vis la terre entr’ouverte, et moi-même entraîné en bas; et j’aperçus des cadavres gisant, décomposés, déchiquetés, dégageant une odeur insupportable, et quelqu’un, ayant des allures de sainteté, qui me montrait tout cela et me disait : «Tu vois : ceci est une femme, et ceci un homme. Tire jouissance, autant que tu voudras, de ton désir; mais pour ce plaisir vois combien de fatigues tu veux perdre, vois pour quelle faute tu veux te priver du royaume des cieux. Malheur à l’humanité ! Pour une heure (de satisfaction) veux-tu perdre le fruit de toutes ces peines ? Quant à moi, c’est cette affreuse odeur qui m’a fait tomber en terre.» Et cette sainte apparition s’approchant me releva et fil cesser la lutte. Et je revins dans ma cellule en rendant grâces à Dieu.

LE MILITAIRE DEVENU ANACHORÈTE

Un des Pères me raconta qu’un porte-étendard lui avait rapporté ceci. Nous faisions la guerre dans les régions de l’Afrique contre les Maures; et vaincus par les barbares nous étions en fuite. Les barbares nous poursuivaient donc et tuaient beaucoup d’entre nous. Un barbare m’atteignit et brandit sa lance pour me frapper. Quand je le vis, je me mis à invoquer Dieu en disant : «Seigneur toi qui as apparu a votre servante Thècle, et l’as arrachée aux mains impies, délivre-moi de ce péril, sauve-moi de cette affreuse mort; je me retirerai au désert et vivrai dans la solitude.» Et m’étant retourné, je ne dans la plaine plus aucun barbare. Aussitôt je vins à cette laure de Kopratha; et voici que par la grâce de Dieu je compte déjà trente-cinq ans passés dans cette grotte.

L’ASSASSIN DE L’ANACHORÈTE

L’abbé Gérontius, higoumène du monastère de notre saint Père Euthyme[12], me raconta ceci. Nous étions trois brouteurs, au-delà de la mer Morte, aux environs de Bésimont. Nous nous promeneurs dans la montagne, et voilà qu’au-dessous de nous un autre brouteur se promenait sur le bord de la mer. Il arriva que des Sarrasins passant par là se présentèrent devant lui. Lorsque déjà ils l’avaient dépassé, l’un des Sarrasins se détournant trancha la tête de l’anachorète. Nous vîmes cela de loin, car nous étions dans la montagne. Alors que nous pleurions sur le sort de l’anachorète, voici que soudain un oiseau apparut au-dessus du Sarrasin et, l’ayant saisi, l’emporta en l’air, puis le laissa retomber à terre, où le Sarrasin se brisa.

L’ASCÈSE DU MOINE CONON

Il y avait un moine, nommé Conon, Cilicien de race, qui habitait dans le monastère de notre saint père Théodose, l’archimandrite. Il fut durant trente-cinq ans fidèle à cette règle : il ne mangeait qu’une fois la semaine du pain et de l’eau, il travaillait sans cesse, et il ne quittait pas l’église.

L’ASCÈSE DU MOINE THÉODULE

Nous avons vu dans le même monastère un autre moine, Théodule, qui avait été soldat. Il jeûnait tous les jours et ne dormait jamais sur le côté.

LE MOINE CHARITABLE

Il y avait un moine qui habitait dans les cellules de Coziba, et les moines de ce même lieu nous racontaient ceci de lui. Quand il était dans son village, il observait cette pratique : s’il voyait quelqu’un dans son village incapable, à cause de sa grande pauvreté, d’ensemencer son champ, il y allait la nuit, à l’insu du propriétaire du champ, il emmenait ses propres bœufs et sa semence, et il ensemençait le champ de l’autre. Lorsqu’il vint au désert et se fixa dans les cellules de Coziba, le moine montra la même commisération. Il s’en allait à la route menant du saint Jourdain à la ville sainte et portait des pains et de l’eau. Et s’il voyait quelqu’un épuisé, il portait son fardeau et montait jusqu’à la sainte montagne des Oliviers; et il revenait par la même route, portant jusqu’à Jéricho les fardeaux d’autres gens, s’il en rencontrait. On pouvait ainsi voir ce moine tantôt portant un lourd fardeau et trempé de sueur, tantôt ayant un enfant sur l’épaule; il arrivait même qu’il en portât deux. Parfois il était assis, réparant les chaussures trouées d’un homme ou d’une femme; car il portait ce qu’il fallait pour cela. Aux uns il donnait à boire de l’eau qu’il portait avec lui, à d’autres il offrait des pains. Et s’il trouvait quelqu’un sans vêtement, il lui donnait même celui qu’il portait. On pouvait le voir travailler toute la journée. Et s’il découvrait un mort sur la route, il faisait sur lui les prières rituelles et l’enterrait.

RITE PRÉPARATOIRE À LA LITURGIE FAITE PAR UN SIMPLE LE FRÈRE

L’abbé Grégoire, des Scholaires, nous dit qu’il y avait dans le monastère de Coziba un frère qui avait appris la proscomidie de la sainte anaphore. Un jour il fut envoyé porter les eulogies, et comme il revenait au monastère[13], il récita les paroles de la proscomidie comme s’il disait des vers. Les diacres mirent les mêmes eulogies dans le disque sur le saint autel; et quand l’abbé Jean, surnommé Cozibite[14], qui était alors prêtre et qui plus tard devint évêque de Césarée de Palestine, fit la proscomidie, il ne s’aperçut pas, comme d’habitude, de la venue du saint Esprit. Contristé d’avoir peut-être péché et de ce que pour cela le saint Esprit s’était retiré, il entra dans la sacristie en pleurant et se jeta la face contre terre. Et l’ange du Seigneur lui apparut et lui dit : «Puisque le frère a préparé les eulogies en route et a dit la sainte anaphore, elles sont sanctifiées et parfaitement prêtes.» Et depuis lors le moine ordonna que personne n’apprendrait la sainte anaphore sans avoir reçu l’imposition des mains, et qu’on ne la dirait pas au hasard en n’importe quel temps et en dehors du lieu consacré.

LE FEU RÉSERVÉ AUX NESTORIENS ET AUTRES HÉRÉTIQUES

Un moine, nommé Cyriaque, habitait dans la laure de Calamon[15], au bord du saint Jourdain; et ce moine était grand selon Dieu. Un frère étranger, du pays de Dora, et qui s’appelait Théophane, s’en alla le trouver et le questionner à propos des pensées d’impureté. Le moine se mit à le réconforter en lui parlant de tempérance et de pureté, Le frère, en ayant fait grand profit, dit au moine : «Seigneur abba, je vis dans mon pays en communion avec des Nestoriens : c’est la raison pour laquelle je ne puis rester; mais j’aurais voulu demeurer avec toi.» Quand le moine entendit le nom de Nestorius, s’affligeant de la perte du frère, il le réprimanda et l’exhorta à briser avec cette funeste hérésie et à se rallier à la sainte Eglise catholique et apostolique. Il lui dit : «Il n’y a de salut qu’à condition d’avoir la foi orthodoxe et de croire que la sainte Vierge Marie est vraiment Mère de Dieu.» Le frère répondit au moine : «En réalité, seigneur abba, toutes les hérésies disent ceci : si tu n’es pas en communion avec nous, tu n’es pas dans la voie du salut. Alors je ne sais pas, malheureux que je suis, ce que je dois faire. Demande donc au Seigneur qu’il me montre d’une manière sensible quelle est la vraie foi.» Le moine accueillit avec joie le mot du frère et il lui dit : «Tiens-toi dans ma cellule, et j’ai espoir que Dieu dans sa bonté te découvrira la vérité.» Et ayant laissé le frère dans sa grotte, il s’en alla près de la mer Morte en priant pour le frère. Le lendemain, vers la neuvième heure, le frère vit quelqu’un, d’aspect terrible, qui se présentait à lui et lui disait : «Viens et vois la vérité.» Et le prenant avec lui, il l’emmena en un lieu ténébreux, d’odeur infecte et rempli de feu, et il lui montra dans ce feu Nestorius et Théodore, Eutychès et Apollinaire, Evagre et Didyme, Dioscore et Sévère, Arius et Origène, et plusieurs autres. Et l’apparition lui dit : «Ce lieu a été préparé pour les hérétiques, pour ceux qui blasphèment la sainte Mère de Dieu et pour ceux qui suivent leurs doctrines, Si donc, ce lieu te plait, persiste dans ta croyance; que si tu ne veux pas faire l’expérience de ce supplice, viens à la sainte Eglise catholique que t’enseigne le moine. Car je te le dis, si un homme pratique toutes les vertus, mais n’a pas une foi orthodoxe, il est dans la voie qui mène ici.» Et sur cette parole le frère revint à lui. Quand le moine rentra, il lui raconta tout ce qui était arrivé et ce qu’il avait vu. Et il entra dans la communion de la sainte Eglise catholique et apostolique. Il resta avec le moine à Calamon; et ayant passé avec lui un certain nombre d’années, il s’endormit en paix.

LE MOINE QUI ATTEND POUR COMMENCER LA LITURGIE

A dix milles de la ville d’Egée en Cilicie, il y a un domaine appelé Mardardos. Là se trouve l’église de saint Jean-Baptiste. Un moine, prêtre, y habitait. Il était de grand mérite et plein de vertus. Un jour donc les habitants de ce domaine vont trouver l’évêque à son sujet et lui disent : «Enlevez-nous ce moine, parce qu’il nous est il charge : quand arrive le dimanche, il fait la synaxe à neuf heures, et il n’observe pas l’ordre établi pour la sainte synaxe.» L’évêque ayant pris à part le moine lui dit : «Bon moine, pourquoi fais-tu ainsi ? Est-ce que tu ignores les règles de la sainte Eglise ?» Le moine répondit : «Ce que tu dis là, seigneur, est bien vrai et tu parles très bien, mais je ne sais que faire. Car après l’office nocturne du saint dimanche je m’assois près du saint autel; et jusqu’à ce que j’aie vu l’Esprit saint couvrir de son ombre le saint autel, je ne commence pas la synaxe. Mais quand je vois que le saint Esprit est venu, alors je célèbre la liturgie.» L’évêque, admirant la vertu du moine, donna des explications aux habitants du domaine et les renvoya apaisés et louant Dieu. C’est à ce moine que l’abbé Julien, le stylite, adressa ses salutations en lui envoyant un morceau d’étoffe auquel étaient attachés à l’intérieur trois charbons ardents. Le moine, ayant accepté la marque d’affection et les charbons pas encore éteints, retourna à l’abbé Julien le même morceau d’étoffe en y attachant à l’intérieur un vase d’eau. Ils étaient distants l’un de l’autre d’environ vingt milles.

LA MULTIPLICATION DU BLÉ

L’abba Cyrille, disciple de l’abbé Julien, stylite, dont nous avons parlé, racontait ceci. Mon père, mon frère et moi sommes venus de notre pays trouver l’abbé Julien, ayant entendu ce qui se disait de lui. Car, dit-il, j’avais un mal incurable, qu’aucun médecin n’avait pu guérir. Dès que je fus arrivé, le moine fit une prière et me guérit. Nous restâmes alors tous trois près de lui et nous renonçâmes au monde. Le moine chargea mon père du soin du blé. Un jour donc mon père vint et dit à l’abbé Julien : «Nous n’avons plus de blé.» Le moine répondit : «Va, mon frère, ramasse ce que tu trouveras, mouds-le, et pour demain Dieu prendra soin de nous.» Et lui, après ce mot, tout troublé (car il savait qu’il n’avait rien laissé dans la grange), se retira dans sa cellule. Le besoin devenant pressant, le moine lui fait signe : «Viens ici.» Comme l’autre hésitait à venir, le moine lui dit : «Frère Conon, va, et ce que tu trouveras, partage-le entre les frères.» L’autre, presque en colère, prenant les clefs de la grange, s’en alla, comptant emporter la poussière. Ayant ouvert le verrou, il voulait ouvrir les portes, et il ne le put; car la grange était entièrement remplie de blé. Ce que voyant, il demanda pardon au moine et glorifia Dieu.

MIRACLE DE LA SAINTE EUCHARISTIE

A trente milles environ de la ville d’Egée en Cilicie, il y avait deux stylites distants l’un de l’autre de quelque six milles. L’un d’eux était en communion avec la sainte Eglise catholique et apostolique; l’autre, qui avait passé plus longtemps sur sa colonne, près du domaine appelé Cassidora, professait l’hérésie de Sévère. L’hérétique portait diverses accusations contre l’orthodoxe, cherchant à l’attirer à son hérésie. Et ayant employé beaucoup de raisons, il semblait l’avoir convaincu. L’autre comme inspiré par Dieu, le pria de lui envoyer une parcelle de sa communion. Tout joyeux de l’avoir déjà convaincu, l’hérétique la lui envoya sur-le-champ, sans la moindre hésitation. L’orthodoxe ayant reçu la parcelle que lui envoyait l’hérétique, sectateur de Sévère, et faisant bouillir une marmite devant lui, y jeta la parcelle qu’il avait reçue, et elle fut dissoute dans l’eau bouillante. Prenant alors la sainte eucharistie de l’Église orthodoxe, il la mit dans la même marmite, et aussitôt la marmite brûlante se refroidit, et la sainte eucharistie resta intacte et pas même mouillée. Il continue de la garder, et il nous l’a montrée quand nous l’avons visité.

L’EUCHARISTIE ET LES DEUX HÉRÉTIQUES SÉVÉRIENS

Tadé est un marché à Chypre. Il y a là un monastère proche de celui qu’on appelle le monastère de Philoxène. Y étant donc allés, nous y trouvâmes un moine, nommé Isidore, originaire de Mélitène. Nous le vîmes perpétuellement pleurer et gémir. Comme tous l’invitaient à se remettre un peu de son affliction, il n’y consentait pas, mais à tous il disait : «Je suis un grand pécheur, comme il n’y en a pas eu depuis Adam jusqu’à ce jour.» Et comme nous lui disions : «En vérité, seigneur abba, personne n’est sans péché, que Dieu seul», il répondit : «Croyez-moi, mes frères, je n’ai pas rencontré chez les hommes de péché que je n’aie pas fait, qu’il s’agisse de ce qui est écrit ou de ce qui ne l’est pas. Et si vous pensez que je me charge; écoutez ma faute, afin de prier pour moi. Quand j’étais dans le monde, dit-il, j’avais une femme. Nous étions tous deux sectateurs de Sévère. Un jour donc que je rentrais dans ma maison, je n’y trouvai pas ma femme, mais j’apprends qu’elle est partie communier chez une voisine. Or, celle-ci était dans la communion de la sainte Eglise catholique. Je courus aussitôt pour l’en empêcher. En entrant dans la maison de la voisine, je trouvai ma femme qui venait de prendre la sainte parcelle et de communier. L’ayant donc saisie à la gorge, je lui fis rejeter la sainte parcelle que je pris et jetai par terre; et elle tomba dans la boue. Aussitôt je vis quelque chose de brillant qui, à l’endroit même, recueillit la sainte communion. Deux jours après, je vois un Ethiopien, vêtu de haillons, qui me dit : «Toi et moi nous avons été condamnés au même supplice.» Je lui dis : «Qui es-tu ?» Et l’Ethiopien qui m’était apparu me répondit : «Je suis celui qui a frappé sur la joue le créateur de l’univers, notre Seigneur Jésus Christ, au temps de la passion.» Voilà pourquoi, dit le moine, je ne puis m’empêcher de pleurer.»

LA COURTISANE CONVERTIE

Deux moines s’en allaient d’Egée à Tarse en Cilicie, et, par une disposition de Dieu, entrant dans une hôtellerie pour s’y reposer (car il faisait une chaleur torride), ils y trouvèrent trois jeunes gens qui allaient à Egée et qui avaient avec eux une courtisane. Les moines prirent place à part. L’un d’eux tira de son sac le saint évangile et se mit à le lire. La courtisane qui était avec les jeunes gens, quand elle vit le moine qui lisait, laissa les jeunes gens et vint s’asseoir près du moine. Mais lui, la repoussant, lui dit : «Malheureuse, tu m’as l’air bien impudente; tu n’as pas honte de venir ainsi t’asseoir près de nous ?» Elle répondit : «Non, Père, ne me maudis pas. Si je suis remplie de toutes sortes de péchés, cependant le Maître de l’univers, le Seigneur notre Dieu n’a pas repoussé la courtisane qui venait à lui.» Le moine lui répondit : «Mais cette courtisane-là n’est pas restée courtisane.» Elle lui dit : «J’ai espoir dans le Fils du Dieu vivant qu’à partir d’aujourd’hui moi aussi je ne resterai pas dans ce péché.» Et ayant laissé les jeunes gens et abandonné tout ce qu’elle avait, elle suivit les moines. Et ils la mirent dans un monastère proche d’Egée, qu’on appelle le monastère de Nakkiha. Je l’ai vue moi-même, déjà bien vieille, vivant dans une grande sagesse. Et c’est d’elle que j’ai appris tout cela.

CONVERSION DU BOUFFON ET DE SES DEUX AMIS

Il y avait à Tarse en Cilicie un bouffon appelé Babylas. Il avait deux amies : l’une se nommait Comito, l’autre Nicosa, Il menait une vie débauchée, faisant tout ce qui est digne des démons ses compères. Un jour donc il entra à l’église; et par une disposition de Dieu on y lisait l’évangile où se trouve le verset : «Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche.» Il en fut frappé et se mit à pleurer en s’appelant un malheureux pour tout ce qu’il avait fait. Et sur-le-champ sortant de l’église et appelant ses deux amies, il leur dit : «Vous savez comment j’ai vécu avec vous dans la débauche, et que je n’ai pas préféré l’une de vous à l’autre. Eh bien voici maintenant : prenez tout ce qui est à moi et partagez-vous-le; quant à moi, je m’en vais, je me range et me fais moine.» Mais elles, comme d’une seule bouche, elles lui répondirent en pleurant : «Nous avons été associées avec toi pour le péché et pour la perte de nos âmes; et maintenant que tu veux faire ce qui plait à Dieu, tu nous laisses et tu le fais seul ? En vérité tu ne le souffriras pas; mais nous nous associons aussi à toi pour le bien.» Et lui-même se renferma aussitôt dans une des tours de l’enceinte de la ville. Les autres ayant vendu leurs biens les donnèrent aux pauvres, et avant embrassé elles-mêmes la vie d’ascèse, se firent une cellule proche de la tour et s’y enfermèrent. Lui, je l’ai rencontré et j’en ai été édifié. Car c’est un homme très compatissant, miséricordieux et humble. J’ai écrit ce récit pour l’utilité de ceux qui le connaîtront.

L’HUMILITÉ DE L’ARCHEVÊQUE THÉODOTE

Un des pères racontait qu’il y avait eu à Théopolis un archevêque nommé Théodote, lequel était tellement bon que, lorsqu’il y avait un jour de fête, il invitait à manger avec lui plusieurs des clercs qui avaient fait l’office avec lui. Et comme l’un d’eux n’avait pas accepté l’invitation et ne s’y était pas rendu sur le moment, le patriarche ne dit rien, mais une autre fois il alla lui-même le trouver et le convier à venir et à partager sa table. Il disait encore à propos de ce même archevêque Théodote[16], qu’il était tellement doux et humble, que faisant route avec un clerc, lui étant monté en litière et le clerc sur une bête de somme, le patriarche dit à ce clerc : «Partageons la longueur du trajet, et faisons l’échange de nos montures.» Mais le clerc ne l’acceptait pas : il disait que c’était manquer d’égards envers le patriarche de se mettre lui-même dans la litière, alors que le patriarche irait à cheval. L’homme de Dieu, Théodote, ne lâcha pas, mais ayant persuadé son servant qu’il n’y avait là pour lui-même aucun manque d’égards, il l’obligea à faire ce qu’il voulait.

LA BONTÉ DU PATRIARCHE

La même Théopolis a eu un autre patriarche, nommé Alexandre, qui était tellement bon et miséricordieux, qu’un jour qu’un de ses notaires[17] lui avait volé de l’or et, de crainte, s’étant enfui, était parti dans la Thébaïde d’Egypte, et que les barbares buveurs de sang de l’Egypte et de Thèbes l’avaient trouvé errant et l’avaient emmené jusqu’aux confins de leur pays, l’homme de Dieu Alexandre apprenant cela l’avait racheté de captivité pour quatre-vingt-cinq pièces de monnaie. Quand l’autre revint, il usa avec lui de tant de charité et de bonté, que l’un des habitants de la ville disait un jour que rien n’était plus profitable que de pécher contre Alexandre. Un autre jour un de ses diacres injuria l’homme de Dieu Alexandre devant tous ses clercs. Et c’est Alexandre qui lui en exprima du regret, disant «Pardonne-moi, seigneur mon frère.»

LA MORT DE DEUX ARCHEVÊQUES

L’abba Polychronius disait de l’abbé Elie, archevêque de Jérusalem, qu’étant moine il ne buvait pas de vin, et qu’étant devenu patriarche il observa la même règle. On disait de l’archevêque de Jérusalem et de Flavien, archevêque d’Antioche, que l’empereur Anastase les avait exilés tous deux à cause du saint synode de Chalcédoine : Elie à Aila et Flavien à Pétra[18]. Un jour donc les patriarches se dirent l’un à l’autre : Anastase est mort aujourd’hui; partons, nous aussi, pour être jugés avec lui. Et deux jours plus tard ils s’en allèrent vers le Seigneur.

L’ÉPREUVE DU FEU

L’un des pères nous racontait au sujet du bienheureux Ephrem, patriarche d’Antioche, qu’il était plein de zèle et d’ardeur pour la foi orthodoxe. Ayant donc un jour entendu dire d’un stylite qui était dans la région d’Hiérapolis, qu’il était au nombre des sectateurs de Sévère et des Acéphales, il s’en alla vers lui pour le convaincre. Quand il arriva près de lui, le pieux Ephrem se mit à réprimander le stylite et à l’inviter à se rallier au siège apostolique et à rentrer en communion avec la sainte Eglise catholique et apostolique. Le stylite lui répondit : «Je ne me mettrai pas comme cela en communion avec le synode.» Le pieux Ephrem lui dit : «Et comment veux-tu que je te secoure ? Par la grâce du Christ Jésus et du Seigneur notre Dieu, la sainte Eglise est exempte de toute souillure de doctrine hérétique.» Le stylite lui dit : «Allumons du feu, seigneur patriarche, et jetons-nous dedans, toi et moi; si l’un de nous en ressort sain et sauf, c’est qu’il est orthodoxe, et nous devons le suivre.» Il dit cela pour effrayer le patriarche. Le pieux Ephrem répondit au stylite :«Tu devrais, mon enfant, m’écouter comme ton père et ne nous demander rien de plus. Mais puisque tu as demandé quelque chose qui me dépasse, malheureux que je suis, j’ai confiance dans la pitié du Fils de Dieu, et pour le salut de ton âme j’accepte de faire ce que tu demandes.» Alors le pieux Ephrem dit aux assistants : «Béni soit le Seigneur; apportez ici du bois.» On apporta du bois. Le patriarche l’ayant allumé en face de la colonne dit au stylite : «Descends, et comme tu l’as décidé, entrons-y tous deux.» Le stylite, stupéfait de la confiance en Dieu du patriarche et refusant de descendre, le patriarche lui dit : «N’est-ce pas toi qui avait proposé cette épreuve ? Comment maintenant ne veux-tu pas t’y soumettre ?» Alors l’archevêque ayant enlevé l’omophorion qu’il portait et s’approchant du feu fit cette prière : «Seigneur Jésus Christ, notre Dieu, qui pour nous as daigné prendre chair véritablement de notre Reine sainte Marie, mère de Dieu et toujours vierge, montre-nous la vérité.» Et ayant achevé la prière, il jeta son omophorion au milieu du feu. Le feu avant brûlé durant trois heures et le bois étant consumé, on retira du brasier l’omophorion intact, entier et sans dommage, sans qu’on pût trouver en lui aucune trace de feu. Alors le stylite voyant ce qui était arrivé fut satisfait : il anathématisa Sévère et son hérésie, passa à la sainte Eglise, communia des mains du bienheureux Ephrem et rendit gloire à Dieu.

L’ÉVÊQUE QUI SE FAIT OUVRIER

Un des pères nous raconta, au sujet d’un certain évêque, qu’ayant abandonné sa charge épiscopale, il s’en alla à Théopolis et qu’il s’adonna à un travail d’ouvrier pour rendre service. En ce temps-là, il y avait un comte d’orient, Ephrem, homme miséricordieux et compatissant. Grâce à lui on rebâtissait les édifices publics; car la ville avait été ruinée par un tremblement de terre. Un jour donc Ephrem[19] vit en songe l’évêque qui dormait, et au-dessus de lui une colonne de feu qui venait du ciel. Ayant vu cela non pas une fois, mais souvent Ephrem en fut stupéfait, car il y avait là un prodige capable de remplir de crainte et d’effroi; et il se demandait en lui-même ce que cela pouvait bien être. En effet, Ephrem ne savait pas que cet ouvrier était évêque. Et de fait, comment aurait-il pu savoir que c’était un évêque, en voyant sa chevelure malpropre, ses vêtements sales, un homme simple, fatigué pour avoir eu beaucoup à supporter par le fait de l’ascèse et du travail, et brisé par l’excès de la fatigue ? Un jour donc Ephrem envoie chercher l’ouvrier, l’évêque de jadis, voulant apprendre de lui qui il est; et il se mit à l’interroger à part, d’où il était et comment il se nommait. L’autre lui répondit : «Je suis un des pauvres de cette ville, et n’ayant pas de quoi me nourrir, je travaille, et Dieu me nourrit grâce à mon labeur.» Mû par Dieu, Ephrem lui répondit : «Crois-moi, je ne te laisserai pas que tu ne m’aies dit en toute vérité ce qu’il en est de toi.» Ne pouvant donc plus se dissimuler davantage, il lui dit : «Donne-moi ta parole que tant que je serai en cette vie, tu ne diras à personne ce qu’il en est de moi; et alors je te dirai ce que je suis, sauf mon nom et ma ville.» Alors le divin Ephrem lui jura qu’il ne dirait à personne ce qu’il en était de lui tant que Dieu voudrait le conserver en cette vie. L’autre lui dit : «Je suis évêque, et ayant pour Dieu abandonne mon siège, je suis venu ici comme en un lieu inconnu. En peinant et travaillant, je me procure par mon labeur un peu de pain. Ajoutes-y autant que tu le peux par tes aumônes. Car en ces jours Dieu te fera monter sur le siège apostolique de l’église de cette ville de Dieu, pour que tu paisses son peuple, que le Christ notre vrai Dieu a sauvé par son propre sang. Donc, comme je te l’ai dit, fais l’aumône et combats pour l’orthodoxie. Car Dieu a pour agréables de tels sacrifices.» Or, peu de jours après, il en advint de la sorte. Ayant donc entendu cela, le divin Ephrem glorifia Dieu, disant : «Combien Dieu possède de serviteurs cachés et qui sont connus de lui seul !»

MORT D’ANASTASE, EMPEREUR

Un fidèle nous raconta à propos de l’empereur Anastase, qu’après avoir déposé Euphémius et Macédonius, patriarches de Constantinople, il les exila à Euchaïte dans le Pont, à cause du saint concile des pères à Chalcédoine. Et le même empereur Anastase vit en songe un homme merveilleux vêtu de blanc, qui se tenait en face de lui et portait un cahier écrit, qu’il lisait. Ayant déployé cinq feuillets du cahier et ayant lu le nom de l’empereur, il lui dit : «Voici qu’en raison de ta perfidie j’en efface quatorze.» Et de son doigt il effaça. Et deux jours après il y eut des éclairs et du tonnerre, et, très effrayé, il rendit l’esprit dans une grande angoisse, parce qu’il avait fait tort à la sainte Eglise du Christ notre Dieu et avait exilé ses pasteurs.

LA JEUNE FILLE QUI CONVERTIT UN MOINE

Me trouvant dans la grande Antioche, j’entendis raconter ceci par un prêtre de l’église. Le patriarche Anastase, disait-il, rapportait le fait que voici. Un moine du monastère de l’abbé Sévérien avait été envoyé en ministère dans la région d’Eleuthéropolis. Comme il était descendu chez un fidèle de la campagne, qui avait une fille unique dont la mère était morte, et que le moine était resté quelques jours dans la maison du paysan, le diable qui attaque toujours les hommes inspira de mauvaises pensées au frère : il était attaqué à propos de la jeune fille et il cherchait l’occasion de la violenter. Or, le diable qui lui faisait ainsi la guerre, lui fournit aussi cette occasion. Car le père de la jeune fille étant parti pour Ascalon en raison de certaines affaires pressantes, le frère, sachant qu’il n’y avait à la maison personne autre que lui et la jeune fille, s’approcha d’elle, voulant lui faire violence. Mais elle, quand elle le vit perdant la tête et tout brûlé de se livrer à une mauvaise action, lui dit : «Ne te trouble pas et ne fais rien de mal contre moi. Mon père ne revient ni aujourd’hui ni demain. Ecoute d’abord et que je vais te dire; et moi, le Seigneur le sait, j’accepte de faire avec empressement ce que tu voudras.» Elle le raisonna donc en lui disant : «Toi, seigneur mon frère, depuis combien de temps es-tu dans ton monastère ?» Il répondit : «Dix-sept ans.» Elle lui dit : «Tu as déjà tenté de séduire une femme ?» Il répondit : «Non.» La jeune fille poursuivit alors : «Et tu veux en une heure perdre le fruit de ton travail Combien de fois as-tu versé des larmes pour présenter au Christ une chair exempte de souillure ? Et maintenant tu veux pour un court plaisir ruiner tout ce labeur ? D’ailleurs vois donc : si je t’écoute et si tu tombes avec moi, as-tu de quoi me prendre à ta charge et me nourrir ?» Le frère répondit : «Non.» Alors la jeune fille continua et lui dit : «En vérité, je ne mens pas, si tu me déshonores, tu seras cause de beaucoup de maux.» Le moine lui demanda : «Comment cela ?» La jeune fille répondit : «D’abord parce que lu perdras ton âme; deuxièmement il te sera aussi demandé compte de mon âme. Car pour que tu le saches bien, je t’en fais le serment par celui qui a dit : Ne mentez pas; si tu me déshonores, je me pends, et on trouvera que tu as commis un meurtre, et tu seras condamné au jugement comme homicide. Avant donc de te rendre coupable de tels crimes, retourne à ton monastère et prie bien pour moi.» Le moine rentrant en lui-même et venant à résipiscence sortit de chez le paysan et revint à son monastère, et il exprima son repentir à l’higoumène, en sorte qu’il ne sortit plus du monastère. Et trois mois après il s’en alla vers le Seigneur.

FAITS MERVEILLEUX DE L’ABBÉ COSMAS, EUNUQUE

L’abbé Basile, prêtre du monastère des Byzantins[20], nous raconta ceci. Quand j’étais à Théopolis[21] chez l’abba Grégoire, patriarche, il vint de Jérusalem l’abba Cosmas, eunuque, de la laure de Pharan[22], homme vraiment moine, orthodoxe et plein de zèle. Il avait une science peu ordinaire des divines Ecritures. Ayant passé là quelques jours, il mourut; et comme marque d’honneur, le patriarche ordonna d’enterrer ses restes au cimetière où était l’évêque. Deux jours après, dit-il, j’allai pour saluer la tombe du moine. Il y avait, assis sur le tombeau, un pauvre paralytique qui demandait l’aumône à ceux qui entraient dans le temple. Lorsque le pauvre me vit faire trois prostrations et adresser une prière au prêtre, il me dit : «Seigneur abbé, ce moine que vous avez enterré ici il y a deux jours était vraiment grand.» Je lui répondis : «Comment le sais-tu ?» Il me dit : «Depuis douze ans j’étais paralytique, et par lui le Seigneur m’a guéri. Et quand je suis dans l’affliction, il vient me consoler et me donne le repos.» «Mais, dit-il, tu as encore à apprendre à son sujet cette autre merveille. Depuis que vous l’avez enterré, je l’entends chaque nuit crier et dire à l’évêque : «Ne me touche pas, ne t’approche pas de moi, hérétique et ennemi de la vérité et de la sainte Eglise catholique de Dieu.» Ayant entendu ce que disait le paralytique guéri, je m’en allai et je dis tout cela au patriarche, et je demandai à ce saint homme que nous enlevions le corps du moine et que nous le mettions dans un autre tombeau. Le patriarche nous dit alors : «Croyez-moi, mes enfants, l’abba Cosmas n’est nullement gêné par l’hérétique; et tout cela est arrivé pour que la vertu du moine et son zèle nous soient connus, que nous sachions ce qu’il est, même après son départ d’ici-bas, et que pareillement nous connaissions clairement que penser de l’évêque, en sorte que nous ne le regardions pas comme un orthodoxe.» Le même abbé Basile nous disait encore ceci à propos de cet abbé Cosmas. J’allai le trouver quand il était dans la laure de Pharan. Et le moine me dit : «Il m’est venu un jour la pensée que voici : Que signifie ce que dit le Seigneur à ses disciples : Que celui qui a un manteau le vende et achète une épée. Et ils dirent : Voici deux épées ? Et comme, dit-il, j’hésitais longtemps sur le sens de ce mot et ne le trouvais pas, je sortis de ma cellule en plein milieu du jour pour aller à la laure des Tours trouver l’abbé Théophile et le lui demander. Et me trouvant dans le désert près de Calamon, je vois un dragon énorme qui descendait de la montagne, se dirigeant sur Calamon; il était tellement grand qu’en se déplaçant il se courbait en forme de voûte. Et je m’aperçus tout à coup que je traversais la voûte sans dommage. Et je reconnus, ajoutait-il que le diable avait voulu s’opposer à mon dessein, mais les prières du moine m’avaient aidé. Etant donc arrivé, continua-t-il, je dis à l’abbé Théophile le passage de l’Ecriture. Et il me répondit que l’explication des deux glaives était celle-ci l’action et la contemplation. Si donc quelqu’un possède ces deux vertus, il est parfait.» J’allai trouver ce même abbé Cosmas à la laure de Pharan. Car je restai dix ans dans cette laure. Comme il me parlait du salut de l’âme, il en vint à citer saint Athanase, l’archevêque d’Alexandrie. Et le moine me dit : «Si tu trouves une maxime de saint Athanase et que tu n’aies pas de feuille pour écrire, écris-la sur tes vêtements.» Si grand était l’attachement du moine pour nos saints pères et docteurs. On disait encore à propos de lui, qu’une nuit de saint dimanche il était resté debout du soir au matin, psalmodiant et lisant, soit dans sa cellule, soit il l’église sans s’asseoir un instant; et quand le soleil se leva et qu’il eut terminé l’office, il s’assit pour lire le saint évangile jusqu’à la synaxe.

L’ASCÉTISME DE L’ABBA PAUL, D’ANAZARBE

En cette même laure de Pharan nous vîmes encore l’abbé Paul, un saint homme, attaché à Dieu, très doux et très ascète, et qui chaque jour versait des larmes en abondance. Je ne sais si j’ai rencontré son pareil dans ma vie. Donc ce saint moine passa dans la solitude environ cinquante ans, se contentant uniquement de l’eulogie de l’église et ne frayant avec personne absolument. Il était d’Anazarbe[23].

DERNIÈRE MALADIE DE L’ABBA AUXANON

Nous avons encore vu au même lieu dans sa cellule l’abba Auxanon, homme miséricordieux et menant la vie ascétique et solitaire, et ayant une telle austérité que dans l’espace de quatre jours il ne mangeait qu’une prospéra de vingt liards; il lui arrivait même de s’en contenter pour la semaine entière. Vers la fin de sa vie, ce digne père fut atteint d’une maladie des intestins. Nous le portâmes donc à l’infirmerie du patriarche dans la ville sainte[24]. Un jour, comme nous étions près de lui, l’abba Conon, higoumène de la laure de notre saint Père Sabas, lui envoya un linge contenant une eulogie et six pièces de monnaie et lui fit savoir ceci : «Pardonne-moi de ce que la maladie ne me permet pas de monter et de le saluer.» Le moine garda l’eulogie, mais lui renvoya les pièces de monnaie, en lui disant : «Si Dieu veut que je reste en cette vie, père, j’ai dix pièces de monnaie. Quand je les aurai dépensées, je te le ferai savoir et tu m’enverras celles-là. Mais sache, Père que dans deux jours je quitterai ce monde.» Et c’est ce qui arriva. Nous le portâmes donc dans la laure de Pharan et nous l’y enterrâmes. Ce bienheureux fut le syncelle des saints Eustochius[25] et Grégoire; et les ayant quittés tous deux, il mourut dans le désert. Il était originaire d’Ancyre en Galatie.

LA MORT D’UN MAUVAIS ARCHEVEQUE

Il y avait à Thessalonique un archevêque nommé Thaleleus[26]. Ce malheureux, ne craignant pas Dieu et ne redoutant pas le châtiment qui lui était préparé, foulant aux pieds le dogme des chrétiens et même tenant pour rien la dignité sacerdotale, se trouva être un loup cruel au lieu d’un pasteur. En effet, refusant d’adorer la sainte et consubstantielle Trinité (pardonnez-moi, Seigneur), il adorait les idoles. Mais ceux qui étaient pour lors à la tête des saintes Eglises le condamnèrent par un jugement canonique. Quelque temps s’étant écoulé, cet homme rempli d’iniquité voulut reprendre les fonctions sacerdotales. Et comme, d’après le très sage Salomon, tout cède à l’argent, il fut rappelé pour revenir à son propre évêché; car il était à Constantinople, où habitent les princes qui, suivant le prophète Isaïe, justifient le méchant pour un présent et privent le juste de ses droits (Is 5,23). Mais Dieu n’oublia pas son Eglise : il condamna de nouveau, comme lui déplaisant, la sentence portée à son sujet contre les canons apostoliques. Un jour qu’il était magnifiquement vêtu, parce qu’il devait aller trouver les princes pour reprendre, en vertu de leur jugement, la dignité sacerdotale, un mal de ventre l’obligea à se retirer aux lieux d’aisance au moment où il allait sortir de sa demeure. Et comme il y était déjà depuis près de deux heures et n’en sortait pas, quelques-uns de ceux qui étaient dehors entrèrent comme pour lui parler et le faire sortir. Ils le trouvèrent la tête en bas dans le conduit des excréments et les pieds en l’air. Il avait eu, pour l’éternité, une mort semblable à celle de l’impie Arius, l’ennemi de Dieu. En effet, celui-là, quand il espérait avec la coopération des puissants entrer comme un tyran dans l’Eglise, l’ange de la sainte Eglise de Dieu, l’ange admirable et de grand conseil, avait fait se répandre aux lieux d’aisance ses entrailles qui avaient enfanté l’impiété; et celui-ci qui espérait aussi, par l’injuste concours des puissants, faire encore plus de mal que le premier, l’ange qui gouverne l’Eglise de Thessalonique le devança, avec le grand martyr Demetrius : au lieu même où se trouvant et s’associant au démon impur qui l’excitait, il tramait ses complots contre la sainte Eglise de Dieu, là même l’ange cloua l’impiété de ce serviteur infidèle et laissa en l’air ces pieds qui ne voulaient pas marcher dans le droit chemin, qui portaient la trace du jugement qui lui était réservé, et qui montraient comme il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant.

L’ENFER DU MOINE NÉGLIGENT

Un des moines nous a raconté, quand nous sommes montés dans la Thébaïde, qu’un moine demeurait en dehors de la ville d’Arsinoé, homme de grande vertu, qui était resté dans sa cellule environ soixante-dix ans. Il avait dix disciples. L’un d’eux se négligeait beaucoup. Souvent le moine le réprimandait et l’exhortait, disant : «Mon frère, songe à ton âme; tu dois mourir et tu vas vers le châtiment.» Mais le frère n’écoutait nullement le moine et n’admettait pas ce qu’il disait. Il arriva donc après quelque temps que le frère mourut. Le moine en eut beaucoup de chagrin; car il savait qu’il avait quitté ce monde dans un état de grand découragement et de négligence. Et le moine se mit à prier, disant : «Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, découvre-moi ce qu’il en est de l’âme de ce frère.» Et voici qu’étant en extase il vit un fleuve de feu, et dans ce feu, une multitude, et aun milieu le frère plongé jusqu’au cou. Alors le moine lui dit : «Est-ce que, en raison de ce châtiment, je ne t’avais pas exhorté à songer à ton âme, mon fils ?» Le frère répondit et dit au moine : «Père, je remercie Dieu de ce que du moins ma tête a quelque répit. Car grâce à tes prières je suis sur la tête d’un évêque.»

IMPURETÉ OU ICONOCLASME ?

Un des moines nous raconta que l’abba Théodore l’Eliote lui dit qu’un moine, un vrai ascète, vivait reclus sur le mont des Oliviers. Le démon de la luxure lui faisait la guerre. Un jour qu’il le pressait terriblement, le moine commença à être à bout de patience et dit au démon : «Jusqu’à quand donc ne me laisseras-tu pas tranquille ! Renonce désormais à vieillir avec moi.» Le démon lui apparut alors à l’œil nu et lui dit : «Jure-moi que tu ne diras à personne ce que je vais te dire, et je ne te ferai plus la guerre,» Le moine jura : «Par celui qui habite aux cieux je ne dirai à personne ce que tu m’auras dit.» Le démon continua : «Ne vénère plus cette icône, et je ne te ferai plus la guerre.» L’icône représentait notre Souveraine la sainte Mère de Dieu, Marie, portant notre Seigneur Jésus Christ. Le reclus dit au démon : «Laisse-moi réfléchir.» Le lendemain donc il prévient l’abba Théodore l’Eliote, qui habitait alors à la laure de Pharan, celui même qui nous l’a rapporté; et l’abbé étant venu, il lui raconta tout. Le moine lui dit : «En vérité, abba, tu as été dupé en jurant; mais d’ailleurs tu as bien fait de me le raconter. Il vaut mieux pour toi ne pas laisser dans la ville un seul lieu de prostitution sans y entrer que de renoncer à honorer notre Seigneur Jésus Christ avec sa Mère.» L’ayant ainsi affermi et fortifié par ses paroles, il retourna chez lui. De nouveau le démon apparut au reclus et lui dit : «Qu’est-ce que cela, moine de malheur ? Ne m’avais-tu pas juré de ne parler à personne ? Comment as-tu tout raconté à celui qui est venu vers toi ? Te t’annonce donc, moine de malheur, que tu seras jugé comme parjure au jour du jugement.» Le reclus répondit : «Je sais que j’avais fait un serment et que je ne l’ai pas tenu; mais c’est par mon Seigneur et mon Créateur que j’avais juré faussement; toi, je ne t’écouterai pas. Car c’est à toi qu’il sera impitoyablement demandé justice pour le mauvais conseil et le parjure dont tu es la cause.»

L’ENNEMI DE MARIE DANS LA CELLULE DU MOINE

Nous allâmes une fois voir l’abba Cyriaque, prêtre de la laure de Calamon, au saint Jourdain. Il nous fit le récit suivant. «Un jour je vis pendant mon sommeil une femme à l’air grave, vêtue de pourpre, et avec elle deux hommes dignes et vénérables, qui se tenaient à l’extérieur de ma cellule. Je pensai que la femme était notre Souveraine la Mère de Dieu, et les deux hommes qui l’accompagnaient, saint Jean le Théologien et saint Jean-Baptiste. Etant donc sorti de ma cellule, je les invitai à entrer et à prier dans ma cellule, mais elle n’y consentit pas. Je restai donc longtemps à la prier en disant : «Que je ne m’en retourne pas humilié et confus» (Ps 73,22), et bien d’autres choses. Quand elle me vit insister dans ma demande, elle me répondit avec sévérité : «Tu as dans ta cellule mon ennemi; comment veux-tu que j’y entre ?» Et ayant dit cela, elle disparut. Quant à moi, m’étant réveillé, je commençai à m’affliger, et je me demandais si par hasard j’avais péché en pensée contre elle; car il n’y avait dans ma cellule personne autre que moi seul. M’examinant donc longuement, je ne me trouvai nullement coupable à son égard. Mais comme je me voyais submergé par le chagrin, je me levai, je pris un livre pour lire, afin de chasser le chagrin par la lecture. J’avais emprunté ce livre au bienheureux Hésychius, prêtre de Jérusalem. L’ayant ouvert, je trouve écrits à la fin deux discours de l’impie Nestorius; et aussitôt je reconnus que c’était lui l’ennemi de notre Souveraine la sainte Mère de Dieu. Me levant alors, je m’en allai et je rendis le livre à celui qui me l’avait donné; et je lui dis : «Reprends ton livre, mon frère; car j’en ai retiré moins d’avantages qu’il ne m’a procuré de dommage.» L’autre ayant demandé quel était ce dommage, je lui ai tout raconté; et lui, rempli de zèle, détacha aussitôt du livre les deux discours de Nestorius et les mit au feu en disant : «Que l’ennemi de notre Souveraine la sainte Mère de Dieu et toujours vierge Marie ne reste pas dans ma cellule.»

L’ACTEUR BLASPHÉMATEUR DE LA VIERGE

Héliopolis est une ville de la Phénicie libanaise. Il s’y trouvait un acteur, nommé Gaianus, qui sur la scène s’était en blasphémant moqué de la sainte Mère de Dieu. Celle-ci lui apparut et lui dit : «Quel mal t’ai-je fait, pour que devant tant de monde tu me déchires et blasphèmes ?» Mais lui, s’étant éveillé, non seulement ne se corrigea pas, mais blasphéma encore davantage. De nouveau la sainte Mère de Dieu lui apparut, le réprimandant par ces paroles: «Je t’en prie, ne nuis pas ainsi à ton âme.» Mais il proférait encore de pires blasphèmes contre elle. Pour la troisième fois elle lui apparut et lui adressa les mêmes réprimandes. Comme il ne se corrigeait pas, mais blasphémait encore plus, elle lui apparut un jour qu’il dormait au milieu de la journée, et elle ne lui dit rien; mais de l’un de ses doigts elle se contenta de trancher les deux mains et les deux pieds de l’acteur. Celui-ci s’étant éveillé s’aperçut qu’il était amputé des deux mains et des deux pieds, réduit à un tronc qui gisait. De tout cela le malheureux faisait l’aveu à tout le monde, en montrant par lui-même quelle récompense il avait reçue pour son blasphème. Et il en agissait ainsi par charité.

LE TOMBEAU DU CHRIST INTERDIT AUX HÉRÉTIQUES

Le prêtre Anastase, gardien des biens de la sainte Résurrection du Christ[27] notre Dieu, nous raconta que Cosmiana, femme du patrice Germain, étant venue, voulut une nuit du saint dimanche vénérer seule le saint et vivifiant tombeau de notre Seigneur et vrai Dieu Jésus Christ. Comme elle s’approchait du sanctuaire, notre Souveraine la sainte Mère de Dieu, entourée d’autre femmes, se présenta devant elle et lui dit : «N’étant pas des nôtres, tu ne saurais entrer ici; car tu n’es pas avec nous» (elle était en effet de l’hérésie de l’acéphale Sévère). Mais l’autre demandait instamment qu’on la laissât entrer. La sainte Mère de Dieu lui répondant dit : «Croismoi, femme, tu n’entreras pas ici tant que tu ne seras pas en communion avec nous». L’autre, reconnaissant qu’il lui était défendu d’entrer parce qu’elle était hérétique et que, si elle ne s’unissait pas à la sainte Eglise catholique et apostolique du Christ notre Dieu, elle n’y entrerait pas, envoya aussitôt chercher le diacre; et le saint calice ayant été apporté, elle reçut le saint Corps et le sang du grand Dieu notre Sauveur Jésus Christ; et ainsi fut-elle admise sans obstacle à vénérer le saint et vivifiant tombeau de notre Seigneur Jésus Christ.

LE BÉLIER QUI GARDE L’ENTRÉE DU SAINT SÉPULCRE

Le prêtre Anastase nous raconta encore ceci. Gebemer ayant été mis à la tête de la Palestine vint dès l’abord vénérer la Résurrection du Christ Dieu. Comme il s’apprêtait à entrer, il vit un bélier qui s’élançait sur lui et qui voulait l’écorner. Saisi d’une grande crainte, il revint en arrière vers le gardien de la Croix, Azarias, et vers les serviteurs armés fouets. Ils lui dirent : «Maître, qu’as-tu donc ? Pourquoi n’entre tu pas ? Il leur répondit : «Pourquoi avez-vous introduit ce bélier ?» Mais eux, stupéfaits, regardèrent à l’intérieur du saint sépulcre, et ne voyant rien ils lui dirent en l’engageant à entrer : «Il n’y a rien à l’intérieur.» De nouveau il voulut entrer, et de nouveau il vit le bélier qui s’élançait sur lui et ne le laissait pas entrer. Comme plusieurs fois il avait eu cette vision, alors que les assistants ne voyaient absolument rien, le gardien de la Croix lui dit : «Crois-moi, maître, tu as en ton âme quelque chose qui t’empêche de vénérer le saint et vivifiant tombeau de notre Sauveur, et tu ferais bien de t’en confesser à Dieu. Car il est miséricordieux, et voulant avoir pitié de toi, il t’a montré ce miracle.» L’autre lui dit en pleurant : «Je suis coupable envers le Seigneur de nombreux et grands péchés.» Et se jetant la face contre terre, il resta là longtemps, priant et se confessant à Dieu. Et s’étant relevé pour entrer, il ne le put pas, le bélier lui apparaissant et ne le permettant toujours pas. Alors le gardien de la Croix lui dit : «Certainement il y a autre chose qui t’empêche.» Il répondit : «Est-ce que ce qui m’empêche d’entrer, c’est que je ne suis pas en communion avec la sainte Eglise catholique et apostolique, mais avec Sévère ?» El il demanda au gardien de la Croix de recevoir les saints et vivifiants mystères du Christ notre Dieu. Et le saint calice ayant été apporté, il communia. Ainsi il entra et put adorer sans voir plus rien.

VISIONS DU RECLUS

Scythopolis est la seconde métropole de Palestine. Nous y rencontrâmes l’abbé Anastase, et il nous fit le récit suivant à propos de l’abbé Georges, reclus. Une nuit je me levais pour donner le signal[28], (j’étais en effet réglementaire), et j’entendis le moine pleurer; et étant allé vers lui, je lui demandai : «Seigneur abba, qu’as-tu à pleurer ainsi ?» Il ne me répondit rien. De nouveau je l’interrogeai : «Dis-m’en la cause.» Lui, gémissant du fond du cœur, me dit : «Comment ne pleurerais-je pas, alors que notre Maître ne veut pas se réconcilier avec nous ? Car, mon enfant, il me semblait être devant quelqu’un qui se trouvait assis sur un trône élevé. Autour de lui il y avait des milliers de gens qui le priaient et le suppliaient pour une certaine chose; et lui n’était pas touché. Ensuite une femme vint à lui, vêtue de pourpre; elle se jeta à ses pieds, en disant : «Du moins à cause de moi laisse-toi toucher.» Mais il n’en demeurait pas moins inexorable. Voilà pourquoi je pleure et me lamente, craignant ce qui doit arriver.» Ceci me fut dit au matin du jeudi saint; et le lendemain qui était la parascève; à la neuvième heure, il y eut un grand tremblement de terre, et les villes de la côte phénicienne furent détruites. Le même abbé Anastase nous raconta encore ceci à propos du même moine. Quelque temps après, il se tenait à la fenêtre; il se mit à pleurer et me dit : «Malheur à nous, mon frère, parce que nous n’avons aucune componction, mais nous vivons dans la négligence, et je crains que nous ne soyons à la porte; et la colère de Dieu tombera sur nous.» Et le lendemain le feu apparut dans le ciel.

L’AUSTERITÉ DU MOIME JULIEN

Anazarbe est la métropole de la deuxième Cilicie. A douze milles environ de là se trouve la laure dite des Egyptiens. Les pères dece lieu nous racontèrent donc que cinq ans plus tôt mourut là un moine nommé Julien. Ils témoignaient de ceci, qu’il avait passé près de soixante-dix ans dans une petite grotte, sans posséder quoi que ce soit en ce monde, excepté une robe de crin, un manteau, un livre et un vase de bois. Ils nous dirent aussi à propos de lui, que tout le temps de sa vie il n’usa jamais de la lumière d’une lampe, mais la nuit la lumière du ciel l’éclairait, lui permettant, quand il lisait, de relier les lettres entre elles.

SENTENCE DE L’ABBA ÉLIE, SOLITAIRE

Un frère alla trouver l’abbé Elie, solitaire, dans le monastère de la grotte de l’abba Sabas[29] et il lui dit : «Abba, dis-moi une sentence.» Le moine répondit au frère : «Du temps de nos pères trois vertus étaient chères : la pauvreté, la simplicité et la continence; mais maintenant règnent chez les moines la cupidité, la gourmandise et l’impertinence. Choisis ce que tu veux.»

LE MOINE ASSOIFFÉ; LE MOINE INVISIBLE

Abba Etienne Trichinas nous raconta, à propos d’un moine qui habitait dans la laure de notre saint Père Sabas, qu’un jour il descendit à Kothila[30], et ayant passé quelque temps au bord de la mer Morte, il remonta vers sa cellule. La chaleur étant intense, le moine était sur le point de défaillir. Levant les mains au ciel vers Dieu, il pria en disant : «Seigneur, tu sais que la soif m’empêche de marcher.» Et aussitôt une nuée l’entoura et ne le quitta pas jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa cellule. Or, il en était distant de douze milles. Le même Etienne nous dit encore au sujet du même moine, que les siens vinrent un jour pour le voir. Lorsque donc ils arrivèrent dans la laure, ils cherchèrent sa cellule; certains la leur ayant indiquée, ils y allèrent et frappèrent à la porte. Le moine sachant cela demanda à Dieu de n’être pas vu par eux; et ouvrant la porte, il sortit de sa cellule sans qu’ils le vissent. Et s’en allant au désert, il ne rentra plus dans sa cellule jusqu’à ce qu’ils fussent partis.

LES MOINES DE SCÉTÉ

Nous allâmes à Térénuthe[31] chez l’abbé Théodore d’Alexandrie. Et le moine nous dit : «Mon fils, les moines en cédant à la nature ont perdu Scété, comme l’avaient prédit les anciens. Car croyez-en, mes enfants, un vieillard comme moi, grande était chez les moines de Scété la charité et l’ascèse et le discernement. J’ai rencontré là des moines qui, si personne ne venait les voir, ne prenaient aucune nourriture. Parmi eux était un moine, nommé Ammonius, qui demeurait près de moi. Sachant qu’il observait cette pratique, je venais à lui le samedi, pour qu’il prît quelque nourriture grâce à moi. Car ils avaient tous cette habitude que si l’on allait chez eux à n’importe quelle heure pour prier, eux-mêmes préparaient la table pendant que les autres priaient, et aussitôt ils prenaient leur nourriture.»

AUTRES ANECDOTES DE SCÉTÉ

L’abba Irénée nous raconta qu’un moine habitant à Scété vit une nuit le diable présenter un sarcloir aux frères. Le moine dit au diable : «Qu’est-ce que cela ?» Le diable répondit : «Je procure aux frères la distraction; par là je les rends plus négligents dans la louange de Dieu.» Le même abbé Irénée nous raconta encore ceci. «Quand les barbares vinrent à Scété, je partis, je vins du côté de Gaza, et je choisis une cellule dans un monastère; et je reçus de l’abbé de la laure un livre sur la vie des moines. Le jour même je me mis à le lire, et dès que je l’eus ouvert, je trouvai un chapitre racontant qu’un frère vint trouver un moine et lui dit : «Prie pour moi, mon Père.» Le moine lui répondit : «Quand tu étais avec nous, je priais pour toi; maintenant que tu t’es mis à l’écart, je ne prie plus pour toi.» Ayant donc lu ce chapitre, je fermai le livre et je me dis : Malheur à toi, Irénée, parce que tu t’es mis à l’écart, et les pères ne prient plus pour toi. Ayant aussitôt rendu le livre à l’abbé, je m’en allai et rentrai dans ma cellule. Mes enfants, ce fut là pour moi la raison de venir en ce lieu.»

LES PAINS INTACTS. LE DON DE GUÉRISON

Ptolémais est une ville de la Phénécie. Il y a là un village appelé Paraséma. Dans ce village habitait un moine célèbre. Il avait un disciple nommé Jean, lui aussi célèbre et d’une grande obéissance. Ce jour donc le moine envoya son disciple en ministère, lui donnant quelques pains pour sa nourriture. Le disciple partit, et ayant accompli son ministère il revint, rapportant les pains intacts. Le moine voyant les pains lui dit : «Pourquoi n’as-tu pas mangé les pains que je t’ai donnés, mon fils !» L’autre, montrant du regret, répondit : «Pardonne-moi, Père; comme tu ne m’avais pas bénit en m’envoyant et ne m’avais pas dit de les manger, je ne les ai pas mangés.» Le moine, admirant la discrétion du frère, le bénit. Après la mort du moine, une vision du ciel apparut à ce même frère qui avait jeûné quarante jours; elle lui dit : «Toute maladie pour laquelle tu imposeras les mains sera guérie.» Le matin étant venu, voici que, par la providence de Dieu, un homme vient avec sa femme qui avait une tumeur au sein. L’homme le pria donc de guérir sa femme. L’autre répliqua qu’il était pécheur et indigne d’entreprendre pareille chose. Mais j’homme continua de le supplier pour qu’il le fît et eût pitié de sa femme. Il imposa donc la main et fit un signe de croix sur la partie malade, et à l’instant elle fut guérie. Dans la suite Dieu opéra par lui beaucoup de merveilles, non seulement pendant sa vie, mais encore après sa mort.

VISION A DISTANCE

A quatre milles de la ville d’Egée se tenait un stylite nommé Siméon. Il mourut frappé de la foudre. L’abbé Julien, stylite, qui vivait dans une vallée, s’adressa en dehors du temps accoutumé à ses disciples et leur dit : «Mettez de l’encens.» Ils lui demandèrent: «Père, dites-nous-en la raison.» Et il leur dit : «C’est parce que le frère Siméon, qui était à Egée, est mort frappé par la foudre, et voici que son âme le quitte avec des transports de joie.» Or, ils étaient séparés l’un de l’autre de vingt-quatre milles.

LE CONGÉ DONNÉ AU LION

Abba Etienne Trichinas nous raconta encore ceci à propos de l’abba Julien le stylite. Un lion avait apparu près du lieu où il était et mettait à mal beaucoup de voyageurs et d’indigènes. Un jour donc le moine appela son disciple nommé Pancrace et lui dit : «Va à deux milles environ d’ici vers le sud, et tu trouveras là un lion couché; tu lui diras : L’humble Julien te fais dire, au nom de Jésus Christ Fils du Dieu vivant, de quitter ce pays.» Le frère y alla et trouva le lion couché. Il lui lit la commission du moine; et sur-le-champ le lion se retira, et tous rendirent gloire à Dieu.

LA VIE DE PÉNITENCE

Abba Pierre, prêtre de la même laure, nous raconta à propos de l’abbé Thaleleus, de Cilicie, qu’il avait passé soixante ans dans la vie monastique sans jamais cesser de pleurer, et qu’il disait toujours : «Dieu nous a donné le temps présent pour faire pénitence, et faisons tous nos efforts pour l’employer au mieux.»

LA MONIALE QUI CONVERTIT SON AMANT

Quand nous étions à Alexandrie, voici ce que nous raconta un fidèle. Une moniale, dit-il, était dans sa maison, menant une vie solitaire et s’occupant de son âme, s’adonnant aux jeûnes, aux prières et aux veilles, et faisant beaucoup d’aumônes. Mais le diable, qui fait toujours la guerre au genre humain, ne supportant pas de telles vertus de la part de la vierge, souleva une bourrasque contre elle. Il inspira, en effet, à un jeune homme une passion satanique pour elle. Le jeune homme prenait position à l’extérieur de sa maison. Lorsque donc la moniale voulait sortir, quitter sa demeure pour aller à la maison de prière et y prier, le jeune homme ne la laissait pas, la tourmentant et la pressant pour qu’elle réponde à ses paroles d’amour; en sorte que la moniale avait été contrainte de ne plus sortir désormais de sa maison à cause de l’importunité du jeune homme. Un jour donc la moniale envoie sa servante dire au jeune homme : «Viens, ma maitresse a besoin de toi.» Le jeune homme s’en alla chez elle tout heureux, pensant avoir atteint son but. La moniale était assise, occupée à filer. Elle dit donc au jeune homme : «Assied-toi». Alors, étant assise, elle lui dit : «Franchement, seigneur mon frère, pourquoi me tourmentes-tu ainsi et ne me laisses-tu pas sortir de ma maison ?» Le jeune homme répondit : «En vérité, madame, je vous désire avec passion, et quand je vous vois, je suis comme embrasé d’amour.» Mais elle lui dit : «Qu’as-tu donc vu de beau en moi pour m’aimer ainsi ?» Le jeune homme répondit : «Vos yeux; ce sont eux qui m’ont séduit.» Quand la moniale entendit que ses yeux avaient séduit le jeune homme, elle prit sa navette, se creva les deux yeux et les arracha. Voyant qu’à cause de lui la moniale s’était arraché les yeux, le jeune homme pénétré de douleur se retira à Scété, et il devint un moine exemplaire.

LE DÉVOT À LA VIERGE. L’AUMÔNE ANONYME

Quelques pères disaient à propos de l’abbé Léonce de Cilicie, qu’il était empressé dans son attachement à notre Souveraine la sainte Mère de Dieu, Marie la Neuve; et il passa près de quarante-cinq ans sans sortir de son temple. Il était toujours méditatif, occupé à s’examiner lui-même. On nous dit à son sujet que lorsqu’il voyait un pauvre venant vers lui, si ce pauvre était aveugle, il lui remettait son aumône de la main à la main; mais si le pauvre voyait, il mettait ses petites pièces devant lui, soit sur la base d’une colonne, soit sur un banc, soit sur les marches du sanctuaire; et c’est là que le pauvre les prenait. Un moine lui demanda un jour : «Pourquoi, Père, ne donnez-vous pas de la main à la main ?» Il répondit : «Pardonnez-moi, Père, mais ce n’est pas moi qui donne, mais notre Souveraine la Mère de Dieu, qui me nourrit moi et les autres.»

RÉPONSE À LA TENTATION

Un des moines nous raconta au sujet de l’abbé Etienne, prêtre de la laure des Ailiotes, qu’alors qu’il était assis dans sur le Sinaï sa cellule, le démon lui envoya cette pensée : Va-t-en, tu ne fais rien de bon ici. Le moine répondit au démon : «Je ne t’écoule pas : je sais qui tu es. Tu ne voudrais voir personne sauvé; mais le Christ Fils du Dieu vivant te brisera lui-même.»

LE DEMON CHASSE

On disait du même qu’alors qu’il était assis dans sa cellule et lisait, le démon revint il lui, visible aux yeux, et lui dit : «Va-t-en d’ici, moine, tu n’es bon à rien.» Alors il dit au démon : «Pour que je sache que tu veux que je m’en aille, fais que se déplace ce sur quoi je suis assis.» Il était assis sur un siège de joncs tressés. Le démon entendant cela fil immédiatement se déplacer non seulement le siège, mais aussi toute la cellule. Le moine ayant aperçu la fourberie du démon lui dit : «En vérité, puisque tu es si terrible, je ne m’en vais pas.» Il fit une prière, et l’étrange démon disparut.

UN MOT D’ÉDIFICATION

Trois moines se présentèrent au même abbé Etienne, prêtre, et comme ils continuaient de parler de ce qui est utile à l’âme, il se taisait. Les moines lui dirent : «Tu ne nous réponds rien, Père ? Nous sommes venus à toi pour en tirer profit.» Alors il leur dit : «Pardonnez-moi; jusqu’ici je ne savais pas ce que vous disiez; mais ce que j’ai à vous dire, le voici. Nuit et jour je ne regarde rien d’autre que notre Seigneur Jésus Christ suspendu sur la croix.» Et grandement édifiés, ils se retirèrent.

NE PAS JUGER TÉMÉRAIREMENT

L’abbé Jean, surnommé Molybas, nous raconta à propos du moine, je veux dire de l’abbé Etienne, qu’il était dans un état grave de faiblesse et de maladie; les médecins l’avaient obligé à prendre de la viande. Ce bienheureux homme avait dans le monde un frère très pieux et vivant selon Dieu. Il arriva, pendant que le prêtre mangeait la viande, que son frère vint et fut, en le voyant, scandalisé et fort attristé de ce que, disait-il, après tant d’ascèse et d’abstinence, il finissait sa vie en mangeant de la viande. Et aussitôt il entre en extase et il voit quelqu’un qui lui dit : «Pourquoi te scandaliser de ce que tu vois ce prêtre manger de la viande ? Ne sais-tu pas qu’il en prend par nécessité et par obéissance ? En vérité, tu ne devrais pas t’en scandaliser. Si tu veux voir en quelle gloire est ton frère, retourne-toi et regarde.» Et s’étant retourné, dit-il, il vit le prêtre crucifié pour ainsi dire sur le Christ, et celui qui lui était apparu lui dit : «Vois en quelle gloire il est. Glorifie donc celui qui glorifie ceux qui l’aiment en vérité.»

LA LUTTE CONTRE LE DÉMON

Abba Antoine, higoumène de la laure des Aliotes, dont il était le fondateur, nous raconta ceci, à propos de l’abbé Théodose le solitaire. Avant de devenir solitaire, disait-il, je vis, étant en extase, un jeune homme dont la figure était plus brillante que le soleil. M’ayant pris la main, il me dit : «Viens ici, parce que tu devras lutter.» Et il m’introduisit en un théâtre dont je ne saurais dire la grandeur. Et je vis ce théâtre rempli d’hommes, les uns vêtus de blanc, les autres de noir comme des Ethiopiens. Lorsque donc il m’eut fait entrer dans l’arène de ce théâtre, je vis un Ethiopien d’une grandeur énorme, fort et très laid, dont la tête dépassait les nuages. Alors le jeune homme qui m’était apparu me dit : «C’est avec celui-ci que tu dois lutter.» Quand je vis cet homme, je fus effrayé et me mis à trembler, à avoir grand peur et à faire appel à celui qui m’avait amené là, en disant : «Qui donc, ayant une pauvre nature humaine et mortelle peut lutter avec lui ! Même le genre humain tout entier, s’il finissait ses efforts, ne lui résisterait pas.» Mais le beau jeune homme me dit : «C’est bien avec lui qu’il te faut lutter. Va donc en toute assurance. Car aussitôt que tu auras décidé de lutter, je décernerai le prix et te donnerai la couronne de la victoire.» Lorsque donc il entra dans l’arène et que nous commençâmes de lutter l’un contre l’autre, aussitôt arriva le bon arbitre, et il me donna la couronne. La masse des Ethiopiens disparut en poussant des cris. Les autres, ceux qui étaient vêtus en blanc, firent monter leurs louanges vers celui qui m’avait aidé et m’avait donné la grande victoire.

L’ASCÈSE DE L’ABBÉ THÉODOSE

Sur cet abba Théodose, solitaire, l’abbé Cyriaque, son disciple, nous raconta ceci. Le moine vécut trente-cinq ans dans la solitude, jeûnant deux jours de suite et gardant entièrement le silence, sans parler à personne. Si parfois il avait quelque chose à dire, il le faisait par signes. Moi-même je l’ai vu dans cette même laure des Ailiotes. Car j’y suis resté dix ans.

LE MOINE VOLÉ

A propos de cet abba Théodose, Abraham, higoumène de Sainte-Marie la Neuve, ayant appris qu’il n’avait pas de manteau à mettre pendant l’hiver, lui acheta un vêtement. Et comme il le portait, un jour il s’endormit (le moine dormait, en effet, sur un tabouret); des voleurs montèrent, le dépouillèrent de sa coule et s’en allèrent en l’emportant. Le moine ne dit absolument rien de ce qui était arrivé.

PETITE EXHORTATION DE PALLADIUS

Nous allâmes, moi et le maître Sophrone, le sophiste, avant qu’il renonçât au monde, à Alexandrie, voir l’abbé Palladius, homme pieux et servant Dieu, ayant son monastère à Lithazomène, et nous le priâmes de nous dire un mot d’édification. Le moine commença en nous disant : «Mes enfants, le temps qui nous reste est court; luttons un peu ici, prenons de la peine, afin que nous jouissions de grands biens dans l’éternité. Voyez les martyrs, voyez les saints, voyez les ascètes, comment ils ont tout supporté vaillamment. Ceux-là qu’a connus le temps passé, admirons toujours leur patience. Chacun de ceux qui les ont entendus, plein d’admiration, témoigne de la patience des bienheureux martyrs, qui dépasse toute nature humaine. Ils disent comment on leur a arraché les yeux, comment on leur a coupé les jambes; les uns ont eu les mains amputées, les autres les pieds. Le feu a fait périr ceux-ci d’un seul coup, ceux-là lentement. Les uns ont été jetés dans les rivières, les autres dans la mer. Les uns comme des malfaiteurs, ont été déchirés vivants par les animaux carnivores; les autres, déjà mis à mort par divers supplices recherchés, ont été dévorés par les oiseaux de proie. En somme, si quelqu’un pouvait dire toutes les formes de tourments imaginés contre les saints martyrs et ascètes, on verrait ce qu’ils ont supporté, combien ils ont lutté, triomphant de la faiblesse du corps par la vaillance de l’âme, obtenant les biens qu’ils avaient espérés dans l’attente et qui l’emportent sur les maux présents. Cela montrait la fermeté de leur foi à un double point de vue; d’une part en ce que, au prix de quelques souffrances, ils jouissent de grands biens pour l’éternité; de l’autre en ce qu’ils ont supporté vaillamment d’extraordinaires souffrances dans leur corps, que notre ennemi le diable leur a infligées. Si donc nous supportons les tribulations et si, Dieu aidant, nous sommes patients, nous serons vraiment les amis de Dieu, et Dieu sera avec nous dans la lutte, et allégera grandement nos peines. Sachant donc, mes enfants, en quel temps nous vivons, quelles peines exige cette vie, acquérons la connaissance de nous-mêmes par la solitude. Car en ce temps il nous faut pratiquer une bonne pénitence, en sorte que nous méritions d’être appelés temples de Dieu. Ce n’est pas, en effet, une récompense quelconque que nous aurons dans le siècle à venir.» Il dit encore; «Souvenons-nous de celui qui n’avait pas où reposer sa tête» (Mt 8,20). Le moine dit aussi : «Puisque, d’après Paul, la tribulation produit la patience (Rom 5,3), faisons donc en sorte que notre esprit soit capable de recevoir le royaume des cieux.» Il dit encore : «Mes enfants, n’aimons pas le monde, ni ce qui est dans le monde» (I Jn 2,15). Le moine dit encore : «Veillons sur nos pensées; c’est le secret du salut.» Le même abbé Palladius, à qui nous demandions : «Fais-nous le plaisir, père, de nous dire comment et pour quelles raisons tu es venu au monastère» (le moine était de Thessalonique), nous raconta ceci. Dans mon pays, à l’extérieur des murs de la ville, à environ trois stades, il y avait un reclus, né en Mésopotamie et nommé David, très vertueux, miséricordieux et ascète. Il vécut dans la réclusion quelque soixante-dix ans. Comme les soldats gardaient les murs de la ville la nuit à cause des barbares, ceux qui gardaient le mur du côté où se trouvait le lieu où le moine était reclus virent une nuit que des fenêtres de la cellule du reclus le feu sortait. Les soldats crurent donc que les barbares avaient mis le feu à la cellule du moine. Le matin venu, ils sortirent et trouvèrent le moine sain et sauf, la cellule sans dommage, et ils furent stupéfaits. De nouveau la nuit suivante ils virent le même feu dans la cellule du moine. Il se montra même longtemps et toute la ville et le pays purent le voir, en sorte que beaucoup passèrent la nuit sur le mur en veillant pour voir le feu. Il en fut ainsi jusqu’à la mort du moine. Ayant vu ce prodige, non pas une ni deux fois, mais souvent, je me dis moi-même : Si en ce monde Dieu accorde une telle gloire à ses serviteurs, laquelle leur réserve-t-il dans le siècle à venir, quand leurs visages resplendiront comme le soleil ? Telle fut, mes enfants, la cause pour laquelle je suis venu à la vie monastique.»

LE RECLUS ET LES BARBARES

Le moine nous dit également qu’après l’abbé David il vint un autre moine nommé Adolas, lui aussi de Mésopotamie, et il se renferma dans un autre endroit de la ville, dans le creux d’un platane. Il s’y fit une petite fenêtre par laquelle il communiquait avec ceux qui venaient à lui. Quand donc les barbares vinrent et dévastèrent tout le pays, il leur arriva de passer par là; et l’un des barbares, voyant le moine les regarder passer, tira son épée, et ayant levé le bras pour le frapper, il resta le bras étendu et sans pouvoir bouger. Les autres barbares voyant cela et frappés d’étonnement implorèrent le moine en tombant à ses pieds. Le moine faisant une prière le guérit, et ainsi il les renvoya en paix.

LE CONDAMNÉ À MORT QUI FAIT LA LEÇON AU MOINE

Le même abbé Palladius nous racontait encore ceci. Dans Arsinoé, ville de la Thébaïde, un homme coupable de meurtre fut pris, et après avoir été mis à la question, il fut condamné à être décapité. Comme on le conduisait à six milles de la ville (c’est là qu’il avait commis son crime), un moine le suivait pour voir comment il serait décapité. En chemin, celui qui allait être décapité voyant le moine qui le suivait lui dit : «En vérité, seigneur abba, n’as-tu pas de cellule et de travail ?» Le moine répondit : «Naturellement, mon frère, j’ai une cellule et du travail.» L’autre repris : «Et pourquoi ne restes-tu pas dans ta cellule et ne pleures-tu pas tes péchés ?» Le moine lui dit : «C’est vrai, mon frère, je me néglige fort; et c’est pour cela que je viens voir comment tu vas mourir, afin de parvenir ainsi à la componction.» L’autre lui dit alors : «Va donc, seigneur abba, reste dans ta cellule et rends grâces à Dieu notre Sauveur. Depuis qu’il s’est fait homme et qu’il est mort pour nous, l’homme ne meurt plus de la mort éternelle.»

LE VIEILLARD ET LE JEUNE HOMME CONDAMNÉS À LA PENDAISON

L’abbé Palladius nous raconta ceci. Un vieillard vivant dans le monde, qui avait commis un meurtre, fut pris. Ayant été châtié par le magistrat d’Alexandrie, il dit qu’un autre que lui avait eu part au meurtre. Celui dont parlait le vieillard était un jeune homme d’environ vingt ans. Tous les deux furent donc punis. Le vieillard disait : «Tu étais avec moi quand j’ai commis le meurtre.» Le jeune homme niait avoir participé au crime et avoir été avec le meurtrier. Après un sévère châtiment ils furent condamnés à être l’un et l’autre pendus. On les emmena donc à cinq milles de la ville : c’est là, en effet, qu’on avait coutume de punir les coupables. Or, il y a à un stade de là un temple en ruines dédié à Cronos. Quand on fut arrivé à cet endroit, le peuple et les soldats voulurent pendre d’abord le jeune homme. Celui-ci demandant pitié aux soldats disait : «Par le Seigneur, faites-moi la charité de me pendre tourné vers l’orient , afin que je le voie quand je serai pendu.» Les soldats lui dirent : «Pourquoi cela ?» Il leur répondit : «En vérité, messieurs, malheureux que je suis, il n’y a pas plus de sept mois que j’ai reçu le saint baptême et suis devenu chrétien.» Entendant cela, les soldats pleurèrent sur ce jeune homme. Mais le vieillard se mettant en colère dit : «Par Sérapis, faites que je sois tourné vers Kronos.» Alors les soldats, entendant le blasphème du vieillard, laissèrent le jeune homme et pendirent d’abord le vieillard. Quand ils l’eurent suspendu, voici qu’un cavalier envoyé par l’augustale[32] dit aux soldats : «N’exécutez pas le jeune homme, mais remmenez-le.» Ce fut une grande joie pour les soldats et tous les assistants. L’avant donc ramené, ils l’introduisirent au prétoire, et l’augustale le libéra. Le jeune homme, sauvé contre tout espoir, s’en alla et se fit moine. Nous avons écrit pour le profit de beaucoup.

LE MOINE SOLDAT

L’abba Palladius nous raconta encore ceci. Il y avait à Alexandrie un soldat nommé Jean qui menait ce genre de vie. Tous les jours, depuis le matin jusqu’à la neuvième heure, il était dans son monastère, près des marches de Saint-Pierre, tout seul, portant un cilice et tressant des corbeilles, gardant le silence et ne parlant à qui que ce soit. Il se tenait dans l’oratoire, faisant son travail manuel et ne chantant que ceci : «Seigneur, purifiez-moi de mes fautes cachées» (Ps 18,13), pour que dans ma prière je ne sois pas confondu. Ayant dit ce verset, il se taisait environ une grande heure; et de nouveau une heure après il reprenait le même verset. Il le disait sept fois par jour et n’ajoutait rien d’autre. A la onzième heure, il enlevait le cilice et revêtait l’habit militaire, c’est-à-dire ses vêtements propres, et ainsi il ralliait ses étendards. Moi-même je suis resté avec lui huit ans et j’ai été grandement édifié de son silence et de sa tenue.

LA DÉSUNION DE L’ÉGUSE

Le moine, nous donnant des avertissements, nous dit ceci : «Croyez-moi, mes enfants, rien d’autre dans l’Eglise n’a causé les schismes et les hérésies, sinon le fait que nous n’aimons pas pleinement Dieu et notre prochain.»

LE SERVITEUR FRAPPÉ DE CÉCITÉ

Le même abbé Palladius nous raconta ceci une autre fois que nous allions le voir. Il y avait à Alexandrie un fidèle, très pieux et miséricordieux, qui hospitalisait les moines. Il avait une femme, elle aussi très humble et jeûnant tous les jours; et il avait encore une petite fille d’environ six ans. Un jour donc ce fidèle partit pour Constantinople; car il était commerçant. Ayant laissé sa femme et l’enfant avec un serviteur à la maison, il alla s’embarquer. Comme il montait à bord, sa femme lui dit : «A qui nous confies-tu seigneur ?» Il lui répondit : «A notre Souveraine la Mère de Dieu.» Un jour, comme la femme était assise et travaillait, ayant avec elle sa fillette, le serviteur, poussé par le diable, voulut tuer la femme et l’enfant, prendre ce qu’ils avaient et s’enfuir. Ayant pris un couteau à la cuisine, il entra dans la salle à manger où était sa maîtresse. Quand le garçon arriva devant la porte de la salle à manger, il fut frappé de cécité, et il lui fut impossible d’entrer dans la salle comme de retourner à la cuisine. Comme il était resté ainsi une heure durant et s’efforçant d’entrer, il se mit à appeler sa maîtresse en disant : «Viens jusqu’ici.» Mais elle s’étonnait de ce qu’il se tint au milieu de la porte sans venir à elle et en criant. Et elle lui dit : «Toi, viens plutôt ici.» Elle ignorait qu’il était retenu par la cécité. Le garçon se mit à l’adjurer de venir près de lui. Mais elle jurait qu’elle n’irait pas. Il lui dit : «Envoie du moins la fillette.» Elle ne fit pas cela non plus, disant : «Si tu veux, viens toi-même.» Alors le garçon, ne pouvant rien faire, se donna à lui-même un coup de couteau et se tua. Sa maîtresse, voyant ce qu’il avait fait, se mit à crier; les voisins accoururent. Aussitôt vinrent aussi les gens du prétoire : ils trouvèrent le garçon encore en vie et apprirent tout de lui. Ils glorifièrent Dieu, qui avait fait ces merveilles et sauvé la mère et son enfant.

LA PÉCHERESSE MARIE JETÉE À LA MER

Le même abba Palladius nous dit encore ceci. J’ai entendu un armateur raconter l’histoire suivante. Un jour que je naviguais, ayant sur mon bateau des hommes et des femmes, nous étions au large; tous faisaient bonne navigation, les uns allant à Constantinople, d’autres à Alexandrie et d’autres encore ailleurs. Le vent leur était favorable, et nous seuls ne pouvions pas avancer, et nous étions restés environ quinze jours sans bouger de place. Nous éprouvions un grand découragement et embarras, nous demandant ce que cela voulait dire. Quant à moi, comme armateur et avant la responsabilité du navire et de tout ce qu’il portait, je me mis à prier Dieu en cette occurrence. Un jour, sans que je puisse rien voir, il me vint une voix qui me dit : «Jette Marie à la mer, et tu avanceras.» Je me demandais ce que cela signifiait, qui était Marie. Comme j’étais là-dessus dans l’embarras, de nouveau la voix me vient : «Je t’ai dit, jette Marie à la mer, et vous serez sauvés.» Je réfléchis alors sur cette affaire, et je criai à toute force : «Marie !» Car je ne savais pas qui était Marie. Se trouvant couchée sur son lit, elle répondit : «Que veux-tu, maître ?» Alors je lui dis : «Fais-moi le plaisir de venir ici.» Elle se leva et vint. Quand donc elle fut là, je la pris il part et lui dis : «Tu vois, ma sœur Marie, combien j’ai péché : à cause de moi, vous tous, vous allez périr.» Elle, poussant de grands gémissements, dit : «En vérité, patron, c’est moi qui suis pécheresse.» Je lui dis : «Femme, quels péchés as-tu ?» Elle répondit : «Hélas, il n’y a pas de péché que je n’aie commis, et c’est à cause de mes péchés que vous allez tous périr.» Alors la femme me fit le récit suivant : «En vérité, patron, j’ai eu, moi misérable, un mari, et de lui deux enfants. Quand ils avaient l’un neuf ans, l’autre cinq, mon mari est mort et je suis restée veuve. Un soldat demeurait près de moi, et je voulais qu’il me prit pour femme; j’envoyai certaines gens lui en parler. Le soldat dit : «Je ne veux pas une femme qui a eu des enfants d’un autre mari. Alors quand j’appris qu’il ne voulait pas me prendre à cause des enfants, j’ai tué mes deux enfants, misérable que je suis, et je lui ai dit : «Voici que maintenant je n’en ai plus». Le soldat ayant appris ce que j’avais fait des enfants dit : «Vive le Seigneur qui habite les cieux, je ne la prends pas pour épouse.» Là-dessus, craignant que cela se sache et que je meure, j’ai pris la fuite.» Pour moi, entendant cela de la bouche de la femme, je ne voulus pas la jeter à la mer; mais j’use de ruse et lui dis : «Je vais descendre dans une embarcation; si le bateau avance, sache, femme, que ce sont mes péchés qui influent sur sa marche.» Alors j’appelai le matelot et lui dis : «L’embarcation à la mer !» Quand j’y fus descendu, il n’y eut aucun changement : ni le bateau, ni l’embarcation ne bougeaient. Alors remontant sur le bateau, je dis à la femme : «Toi, descends dans l’embarcation.» Elle descendit; et dès qu’elle y fut, la barque aussitôt tournoya cinq fois et s’engloutit tout droit. Le bateau navigua si bien, qu’en trois jours et demi il accomplit une traversée que nous devions faire en quinze jours.

HISTOIRE DE TROIS AVEUGLES

Nous allâmes un jour, moi et maître Sophrone, à la demeure d’Etienne le sophiste, pour affaire; c’était le milieu du jour. Il demeurait à l’église de la sainte Mère de Dieu, que le bienheureux pape Euloge avait édifiée, et qui était surnommée de Dorothée. Lorsque donc nous frappions à la porte de la maison du philosophe, une jeune fille se pencha pour regarder et dit : «Il dort, mais attendez un peu.» Alors je dis à maître Sophrone : «Allons au Tétrapyle et restons là-bas.» Ce lieu du Tétrapyle est en grand honneur chez les Alexandrins; car ils disent qu’Alexandre, fondateur de la ville, ayant pris en Egypte les restes du prophète Jérémie, les avait déposés là. Lorsque donc nous arrivâmes à cet endroit, nous ne vîmes personne, sinon trois aveugles; car c’était le milieu du jour. Nous nous approchâmes des aveugles dans le calme et le silence et nous nous assîmes avec nos livres en main. Les aveugles se parlaient entre eux, et l’un dit à l’autre : «En fait, comment es-tu devenu aveugle ?» Il répondit : «Dans ma jeunesse j’étais marin, et comme nous quittions l’Afrique, j’ai eu mal aux yeux en mer, et ne pouvant pas être soigné, il s’est produit des taches blanches dans mes yeux, et j’ai perdu la vue.» A son tour il dit à l’autre : «Et toi, comment es-tu devenu aveugle ?» Il répondit : «J’étais verrier de mon métier, et par l’effet du feu j’ai eu un écoulement aux deux yeux, et je suis devenu aveugle.» Tous deux dirent au troisième : «Et toi, comment es-tu devenu aveugle ?» Il répondit : «Je vais vous le dire franchement. Quand j’étais jeune, j’avais le travail en grande horreur; et puis je suis devenu débauché. N’ayant plus de quoi manger, je volais. Un jour, après avoir fait beaucoup de mal, je me trouvais sur la place publique, et je vois un mort qu’on emmenait et qui était très bien vêtu. Je me mets à la suite du cortège pour voir où on va l’enterrer. On alla derrière l’église Saint-Jean; on le mit dans un tombeau et l’on partit. Quand j’ai vu qu’on était parti, j’ai pénétré dans le tombeau, j’ai enlevé au mort les habits qu’il portait, en ne lui laissant qu’un linceul. J’allais sortir du tombeau, emportant beaucoup de choses; il me vient la mauvaise pensée : Prends aussi le linceul : il en vaut la peine. Je revins sur mes pas, misérable que je suis. Et comme je le dépouillais de son linceul, pour le laisser tout nu, le mort se met sur son séant en face de moi, et étendant les deux mains sur moi, de ses doigts il m’écorcha la figure et m’arracha les deux yeux. Alors dans mon malheur, abandonnant tout, avec grande angoisse et danger, je sortis du tombeau. Voilà, je vous ai dit moi aussi comment je suis devenu aveugle.» Quand nous eûmes entendu cela, maître Sophrone me fit un signe et nous les quittâmes. Et il me dit : «Vraiment, seigneur abbé, ne faisons pas autre chose aujourd’hui, car nous voilà grandement instruits.» Ainsi édifiés, nous avons écrits cela pour que, apprenant ces choses, vous en tiriez édification. Car vraiment personne, quand il fait le mal, n’échappe à Dieu. Et ce récit, nous l’avons entendu nous-mêmes de celui qui avait été victime.

LA MORTE QUI CONVERTIT SON DÉTROUSSEUR

L’abbé Jean, higoumène du monastère des Géants, nous raconta un autre fait semblable, alors que nous étions venus à la ville de Dieu, pour le voir. Il nous dit : «Il y a quelque temps vint à moi un jeune homme qui me dit : pour l’amour de Dieu, recevez-moi, car je veux faire pénitence. Il disait cela en pleurant beaucoup. Moi, quand je le vis si contrit et dans un si grand abattement, je lui répondis : «Dis-moi, pourquoi en es-tu venu à une telle componction ?» Il me répondit : «Vraiment, seigneur abbé, je suis un grand pécheur.» Je lui dis encore : «Crois-moi, mon enfant, de même qu’il y a bien des sortes de péchés, il y a aussi beaucoup de remèdes. Si tu veux être guéri, dis-moi en toute vérité ce que tu as fait, afin que j’y apporte les remèdes appropriés. Car on soigne différemment un débauché, un assassin et un empoisonneur; et à un homme cupide on donne encore un remède différent.» L’autre, gémissant beaucoup et se frappant la poitrine, était oppressé par les pleurs et les gémissements, et le trouble de son cœur l’empêchait de parler librement. Quand je le vis ainsi réduit à l’impuissance et à un indicible chagrin, et ne pouvant pas même raconter ses malheurs, je lui dis : «Mon enfant, écoute-moi, fais un peu violence à tes pensées et dis-moi ce qui t’es arrivé. Le Christ notre Dieu saura te venir en aide. Car lui qui, dans son indicible charité et son immense pitié, a tout enduré pour notre salut, a conversé avec les publicains, ne s’est pas détourné de la pécheresse, a fait bon accueil au larron, a été appelé l’ami des pécheurs, enfin a accepté la croix, il t’accueillera aussi, pénitent et converti, de ses propres mains et s’en réjouira. Car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.» Alors prenant sur lui et maîtrisant un peu ses larmes, il me dit : «Seigneur abba, moi qui suis chargé de péché et indigne du ciel et de la terre, j’ai appris il y a deux jours que la fille encore vierge d’un des premiers personnages de cette ville était morte et enterrée avec tous ses vêtements dans un tombeau hors de la ville. Ayant su cela et habitué à pareil crime, je suis allé la nuit au tombeau et je me suis mis à la dépouiller : je lui ai enlevé tout ce qu’elle portait. Je ne lui ai pas même laissé son vêtement de dessous, je le lui ai pris aussi et je l’ai mise toute nue, comme elle était née. Quand j’allais sortir du sépulcre, voilà qu’elle se met sur son séant devant moi, et étendant la main gauche, elle me prend la droite et me dit : «Ô homme, fallait-il que tu me dépouilles ainsi ? Ne crains-tu pas Dieu ? N’as-tu pas peur d’être un jour condamné au châtiment ? Ne devrais-tu pas avoir au moins pitié d’une morte ? N’as-tu pas le respect du sexe ? Et puis, étant chrétien, trouves-tu que je puis me présenter ainsi nue au Christ, et n’as-tu pas de respect pour mon sexe ? N’est-ce pas ce sexe qui t’a enfanté ? N’est-ce pas ta propre mère que tu outrages avec moi ? Malheureux homme, que pourras-tu dire pour te justifier à mon sujet devant le redoutable tribunal du Christ ? Pendant ma vie pas un homme étranger ne m’a vue, et toi, après que je suis morte et enterrée, tu m’as mise à nu et tu as regardé mon corps en cet état. Maudite humanité, à quelle misère elle en est venue ! Avec quel cœur et quelles mains t’approches-tu pour recevoir le très saint corps et le sang de notre Seigneur Jésus Christ ?» Quand j’ai entendu et vu cela, saisi de crainte et d’effroi, et tout tremblant, je lui dis : «Lâche-moi, et je ne le ferai plus.» Elle me répond : «En vérité tu es venu comme tu l’as voulu; tu ne partiras pas d’ici comme tu le veux; ce sépulcre sera commun à nous deux. Et ne crois pas que tu vas mourir tout de suite, mais après plusieurs jours de tourments tu rendras misérablement ton âme misérable.» Je la suppliais avec larmes de me lâcher, jurant par le Dieu tout-puissant que je ne commettrais plus d’action aussi criminelle et inique. Alors, après que je l’avais longuement priée et que j’avais versé beaucoup de larmes, elle me répondit : «Si tu veux vivre et échapper à cette punition, donne-moi ta parole que, si je te lâche, non seulement tu renonceras à ces infâmes et ignobles pratiques, mais tout de suite et sur-le-champ tu t’en iras, tu renonceras au monde, tu deviendras moine et feras pénitence pour ce que tu as fait et tu serviras le Christ.» Je le lui jurai, disant : «Non seulement je ferai ce que tu me dis, mais dès aujourd’hui je ne rentrerai pas chez moi; d’ici je m’en vais dans un monastère.» Alors la jeune fille me dit : «Rhabille-moi comme tu m’as trouvée.» Quand j’en eus fini, elle retomba morte sur sa couche. Pour moi, misérable eL pécheur, étant aussitôt sorti du tombeau, je suis venu ici.» Ayant entendu ce jeune homme et l’ayant réconforté en lui parlant de pénitence et de continence, je lui ai quelque temps après donné la tonsure; et l’ayant revêtu de l’habit monastique, je l’ai renfermé dans une grotte sur une montagne à l’intérieur de la ville : il rendait de grandes grâces à Dieu et luttait pour le bien de son âme.

L’HOSTIE QUI GERME EN ÉPIS DE BLÉ

Etant venu à Séleucie, du côté d’Antioche, nous y avons rencontré l’abba Théodore, évêque de la même ville de Séleucie, et il nous a raconté ceci. Du temps du bienheureux Denys, évêque de cette ville avant moi, voici ce qui est arrivé. Il y avait là un homme qui faisait du commerce; il était très religieux et riche; c’était un hérétique, de la secte de Sévère, mais il avait un fondé de pouvoir en communion avec la sainte Eglise catholique et apostolique. Ce fondé de pouvoir, suivant l’usage du pays, reçut la communion le jeudi saint, et l’emportant dans un coffret, il la déposa dans son armoire. Après le saint jour de Pâques il arriva que cet homme fut envoyé à Constantinople pour affaire et qu’il laissa par oubli la sainte communion dans son armoire. Mais il avait donné la clef de l’armoire à son maître. Un jour donc, en ouvrant l’armoire, le maître trouva le coffret qui contenait la sainte communion. Il en fut ennuyé et se demanda ce qu’il en ferait. Car il ne voulait pas la consommer, parce qu’elle venait de l’église catholique et qu’il était lui-même de l’hérésie de Sévère. Alors il la laissa dans l’armoire, pensant que le fondé de pouvoir reviendrait et la consommerait. Quand arriva le grand jour du jeudi saint, celui-ci n’étant pas rentré, le maître voulut la brûler, afin qu’elle ne restât pas encore une seconde année; et ayant ouvert l’armoire, il voit que les saintes parcelles avaient germé en épis de blé. Saisi d’une grande crainte et tremblant en présence de ce nouveau et étonnant spectacle, il prit les saintes parcelles, et criant avec toute sa maison Kyrie, eleison, il s’en fut en courant à la sainte église trouver le saint évêque Denys. Ce grand et étonnant miracle, qui dépasse toute parole, toute raison et toute pensée, non seulement deux ou trois le virent, ou quelques-uns peu nombreux, mais bien toute l’église, les gens de la ville et de la campagne, les indigènes et les étrangers, ceux qui voyagent sur terre et ceux qui naviguent sur mer, hommes et femmes, vieillards et adolescents, jeunes et gens âgés, maîtres et serviteurs, riches et pauvres, princes et sujets, savants et ignorants, gens du clergé ou vivant dans la virginité, l’ascétisme, le veuvage ou le mariage, puissants et esclaves. Les uns criaient Kyrie, eleison, les autres glorifiaient Dieu autrement; mais tous lui rendaient grâces pour ses miracles ineffables et extraordinaires. Beaucoup, amenés à la foi par ce miracle, s’unirent à la sainte Eglise catholique et apostolique.

LA SOURCE DONNÉE PAR DIEU

Nous arrivâmes au monastère de l’abbé Théodose appelé Scopélos. Il y a une montagne entre Séleucie à l’intérieur des terres et Rossos de Cilicie, et les pères de ce monastère nous conduisirent au-dessus du monastère, à une hauteur d’environ un jet de flèche. Et ils nous montrèrent une fontaine en disant : «Cette fontaine très belle et grande, nous la tenons de Dieu.» Ils ajoutèrent : «Elle n’est pas naturelle, mais c’est un don que Dieu nous a fait. Car notre saint Père, le grand Théodose, a jeûné, versé des larmes et fait bien des génuflexions pour que Dieu nous accorde la jouissance de cette eau. Auparavant nos Pères puisaient au torrent. Mais Dieu, qui fait toujours la volonté de ceux qui le craignent, nous a accordé le bienfait de cette eau grâce aux prières de notre Père. Il y a deux ans quelques-uns des frères avaient demandé à l’higoumène de construire un bassin dans le monastère. Notre abbé le souffrit avec peine; il accorda cependant par condescendance à la faiblesse des frères. Le bassin fut construit et l’on y lava une seule fois; et aussitôt cette belle source donnée par Dieu se tarit. Nous vous le disons en toute vérité, nous avons beaucoup jeûné, fait bien des prières et versé bien des larmes; et l’eau de la source ne sortait pas. Il se passa un an sans qu’elle sortît, et nous étions en grande affliction. Lorsque donc notre Père eut détruit le bassin, Dieu nous rendit l’eau aussitôt.

LE PUITS REMPLI PAR MIRACLE

Les mêmes pères nous racontèrent ceci. En ces jours-là une femme chrétienne creusa un puits dans la région d’Apamée. Ayant beaucoup dépensé et étant arrivée à une grande profondeur, elle ne trouva pas d’eau. Elle était fort découragée en raison et du travail et des dépenses. Un jour donc la femme voit quelqu’un qui lui dit : «Envoie chercher l’icône de l’abba Théodose à Scopélos, et par lui Dieu te donnera de l’eau.» La femme ayant aussitôt envoyé deux hommes prit l’image du saint et la descendit dans le puits. Et sur-le-champ l’eau sortit, au point de remplir la moitié du puits. Ceux qui tirèrent l’image de l’eau nous apportèrent de cette eau; nous en bûmes tous et glorifiâmes Dieu.»

LE MOINE JEAN

Nous avons vu dans le même monastère un moine nommé Jean. Les pères de ce lieu nous ont dit à propos de lui : «En vérité, chrétiens, c’est un grand moine, et il est redoutable aux démons. Quiconque vient ici tourmenté par l’esprit impur, il le guérit.»

LE BATEAU MIS À FLOT

Les Pères de ce monastère nous ont dit encore ceci à propos du même moine Jean. A vingt-quatre milles environ du monastère est un marché dénommé le Petit promontoire. Dans ce marché un armateur qui avait un vaisseau de trente mille [boisseaux] et demi et qui voulait le mettre à la mer, y travailla deux semaines avec bon nombre d’ouvriers (il avait, nous dit-il, trois cents ouvriers chaque jour), et il ne parvint pas à faire descendre le bateau dans la mer, ni même à le bouger d’où il était. C’est que le bateau était ensorcelé par des gens malfaisants. Le propriétaire du bateau était donc très découragé et ne savait que faire. Par une grâce de Dieu le moine vint à passer en ces parages. L’armateur l’ayant vu et le connaissant lui dit : «Seigneur abba, prie pour mon bateau, parce que la magie l’empêche de descendre à la mer.» Le moine dit à l’armateur : «Va, donne-moi à manger, et Dieu viendra à ton secours.» Il disait cela pour que l’armateur allât à sa maison. Le moine s’approcha donc seul du bateau; il fit à Dieu trois prostrations, marqua trois fois le vaisseau du signe de la croix au nom de notre Seigneur Jésus Christ. Allant ensuite à la demeure de l’armateur, il lui dit : «Va maintenant et mets ton bateau à la mer.» L’armateur se fiant au moine s’en alla avec très peu de gens. Ils tirèrent, et aussitôt le bateau se trouva à flot. Et tous glorifièrent Dieu.

LES RESTES D’UN ANACHORETE DÉCOUVERTS PAR UN CERF

Les pères du même monastère nous firent le récit suivant. Il y avait dans ces montagnes un anachorète, très grand devant Dieu, qui passa de longues années en se nourrissant d’herbes. Il mourut dans une petite grotte sans que nous le sachions; nous pensions tous qu’il était parti dans un autre désert. Une nuit donc il vint et apparut en songe à celui qui est actuellement notre père, à l’excellent pasteur abbé Julien, et il lui dit : «Prends quelques-uns avec toi, viens et enlève-moi de l’endroit où je repose, sur la montagne appelée le Cerf.» Notre père prenant quelques-uns s’en alla sur la montagne qu’il lui avait indiquée. Ayant cherché plusieurs heures, nous ne trouvâmes pas les restes de l’anachorète. Car en raison du temps l’entrée de la grotte était couverte de bois et de neige. Comme donc nous n’avions pas trouvé, l’abbé dit : «Venez, mes enfants, et descendons.» Au moment où nous allions descendre, voici qu’un cerf vint, s’arrêta à peu de distance de nous, et se mit il creuser la terre avec ses pattes. A cette vue notre Père nous dit : «Croyez-moi, mes enfants, c’est là qu’est enterré le serviteur de Dieu.» En creusant, nous trouvâmes les restes intacts; nous les transportâmes au monastère et nous les y avons enterrés.

LE BLÉ QUI GERME POUR PUNIR LES MOINES

On nous a également conté ceci. C’était la coutume, au grand jour du jeudi saint, que vinssent ici les pauvres et les orphelins de cette contrée pour recevoir un demi-boisseau de blé, cinq eulogies, et cinq petites pièces, un setier de vin et un demi-setier de miel. Durant les trois années précédentes il y avait eu pénurie de blé, et dans le pays le blé se vendait un denier le double boisseau. Lorsque donc vint le temps du jeûne, quelques pères disent à l’higoumène : «Seigneur abbé, il serait souhaitable que tu ne donnes pas aux pauvres comme d’habitude, afin que les frères ne soient pas dans la gêne au monastère; car on n’y trouve plus de blé.» L’abba se mit à dire aux frères : «Mes enfants ne supprimons pas la bénédiction de notre Père. Voyez, c’est son commandement : ce ne serait pas bien de notre part. En vérité lui-même prendra soin de nous.» Mais les frères continuaient de faire pression sur l’abbé, disant : «Nous ne pouvons pas en donner, nous n’en avons pas.» Alors l’higoumène, tout chagrin, leur dit : «Allez et faites comme vous voudrez.» Ils ne donnèrent donc pas, suivant l’usage, l’eulogie le jeudi saint ni le vendredi saint. Celui qui était préposé au grenier y alla, et l’ayant ouvert il vit que le blé avait germé; et plus tard on fut obligé de le jeter à la mer. Alors l’abba se mit à dire aux frères : «Celui qui enfreint les ordres de son père souffre de la sorte; récoltez donc les peines de la désobéissance. Nous devions donner cinq cents boisseaux, et nous aurions pu plaire à notre père Théodose par notre obéissance, en même temps que consoler nos frères les pauvres; et voici que près de cinq mille boisseaux de blé ont été perdus. Qu’y avons-nous gagné, mes enfants ? En somme, nous avons mal agi deux fois : la première en négligeant le précepte de notre Père, la seconde en ne mettant pas notre confiance en Dieu, mais en notre grenier. Enfin, mes frères, apprenons par là que c’est Dieu qui gouverne l’humanité, et qu’invisiblement Théodose prend soin de nous ses enfants.»

L’ANACHORÈTE QUI MEURT APRÈS LA COMMUNION

Thomas d’Egée nous raconta ceci. Etant parti d’Egée après la fête, par un hiver rigoureux, je vins au monastère de l’abba Théodose, dit «au Rocher» (Scopélos). Et comme je m’y trouvais, voici ce qui est arrivé. Un anachorète menait la vie de brouteur en ces parages; il venait le saint jour du dimanche et prenait part aux saints mystères. Un jour l’anachorète fut offensé et resta environ cinq semaines sans paraître au monastère selon sa coutume. Ceux du monastère en étaient contrariés. Lorsque j’étais là dans le monastère, il y vint un dimanche; et les pères du monastère, en le voyant, se réjouirent; et ils lui demandèrent pardon. Lui aussi le demandait, et ils firent la paix. Quand il eut communié au saint Corps et au Sang de notre Seigneur Jésus Christ, l’anachorète se plaça au milieu de l’église, et aussitôt il mourut, sans avoir été nullement malade. Les pères du monastère surent que l’anachorète avait connu d’avance le jour de sa mort, et il était venu pour s’en aller vers le Seigneur sans avoir rien contre personne.

INVENTION DU CORPS DE L’ANACHORÈTE

Nous sommes allés à un domaine situé à six milles de Rossos, et deux vieillards séculiers nous ont reçus dans l’église de leur domaine. Ce domaine était au pied d’une montagne. Dans l’église, ils nous dirent : «Chrétiens, dans ce monument repose un grand anachorète.» Nous demandâmes : «Comment le savez-vous?» Ils nous répondirent : «Il y a sept ans, nous autres de ce domaine, nous avons vu la nuit au sommet de la montagne une lumière qui ressemblait à du feu. Nous pensions que c’était à cause des bêtes; mais nous avons aperçu cela durant plusieurs jours. Nous sommes donc montés un jour, et nous n’avons vu aucune trace, ni lumière, ni rien de brûlé dans la forêt. De nouveau la nuit suivante nous avons vu les mêmes lumières. Ainsi donc trois mois de suite nous avons vu ce feu. Alors une nuit nous avons pris dans le domaine quelques compagnons avec des armes à cause des bêtes; nous sommes montés sur la montagne dans la direction de la lumière, et nous sommes restés jusqu’au matin à l’endroit où était la lumière. Le matin nous avons vu une petite grotte là où la lumière avait apparu; et en y entrant nous avons trouvé l’anachorète mort. Il portait un sticharion de crin et un manteau de corde, et il tenait une grande croix d’argent. Nous avons trouvé aussi près de lui une feuille où était écrit ceci : Moi, l’humble Jean, je suis mort à la quinzième indiction. Nous avons donc calculé le temps et avons trouvé qu’il y avait sept ans qu’il était mort. Il était tel que s’il était mort ce jour-là. Nous l’avons emporté et enterré dans l’église.»

LE MOINE ET LA FEMME ENTERRÉS ENSEMBLE

Comme nous nous trouvions dans la ville de Dieu, un prêtre de l’église nous parla d’un certain abbé Thomas, qui était apocrisiaire[33] d’un monastère dans la région d’Apamée. Il vint donc à la ville de Dieu pour les besoins du monastère. Et comme il s’y était attardé, il mourut à Daphné dans le temple de sainte Euphémie. Les clercs de ce lieu l’inhumèrent comme un étranger à l’endroit réservé à la sépulture des étrangers. Le jour suivant, ils y enterrent une femme et la mettent au-dessus de lui. C’était environ la deuxième heure. Vers la neuvième heure la terre la rejeta violemment. Les habitants du lieu s’étonnèrent en voyant ce qui était arrivé; puis à nouveau le soir ils l’enterrèrent dans le même sépulcre; et le jour suivant ils trouvèrent le corps au-dessus du tombeau. Ils le prirent donc et l’enterrèrent dans un autre sépulcre. Quelques jours plus tard ils enterrèrent encore une femme et la mirent au-dessus du moine, sans penser qu’il ne voulait pas qu’on enterrât une femme au-dessus de lui. Comme la terre avait rejeté aussi celle-là, ils comprirent alors que le moine n’admettait pas qu’une femme fût inhumée au-dessus de lui. Alors ils en référèrent au patriarche Domninus. Celui-ci fit venir à Daphné toute la ville avec des cierges et transporter au milieu du chant des psaumes les restes de ce saint homme. On le plaça dans le cimetière, là où reposent de nombreux corps de saints martyrs; et l’on lit au-dessus de lui un petit oratoire.

INVENTION DU CORPS D’UN SAINT ANACHORÈTE SUR LE MONT AMANUS

En des pères, dans la ville de Dieu nous raconta ceci : «Nous étions montés un jour sur le mont Amanus pour quelque affaire et nous y avons trouvé une grotte. Y étant entré, j’y trouve un anachorète à genoux, ayant les mains tendues vers le ciel et les cheveux pendant jusqu’à terre. Je pensais qu’il était vivant et je me prosternai en lui disant : «Prie pour moi, Père.» Comme il ne me répondait rien, je me levai et m’approchai de lui pour l’embrasser. Quand je mis la main sur lui, je trouvai qu’il était mort, et le laissant je m’en allai. Etant déjà à une certaine distance, je vois une autre grotte, j’y entre et je vois un moine. Il me dit : «Tu as bien fait de venir, mon frère; es-tu entré dans l’autre grotte du moine?» Je répondis: «Oui, mon Père.» Il me dit : «Tu n’v as rien pris?» Je répondis : «Non.» Alors il ajouta : «En vérité, mon frère, le moine est mort depuis quinze ans.» Or, il était conservé comme s’il se fût endormi une heure avant. Le moine ayant fait une prière pour moi, je me retirai en glorifiant Dieu.

MORT DE DEUX ANACHORÈTES DU MONT PTÉRYGIUS

Deux anachorètes vivaient en haut du mont Rossos sur le mont appelé Ptérygius, près du fleuve Piapi et du monastère de l’abba Théodose à Scopélos. Le moine étant mort, son disciple, après avoir fait une prière, l’enterra dans la montagne. Quelques jours après, le disciple de l’anachorète, descendant de la montagne, vint près des lieux habités et y trouva un homme occupé à sa terre. Il lui dit : «Rends-moi un service, brave homme, prends une pioche et une pelle, et viens avec moi.» Le cultivateur obéit aussitôt à l’anachorète. Comme ils étaient arrivés dans la montagne, l’anachorète montra au séculier la tombe de son ancien, la sépulture de l’anachorète, et il lui dit : «Creuse ici» Quand il eut creusé la tombe, l’anachorète se mit en prière; et ayant achevé la prière, il embrassa le séculier en disant : «Prie pour moi, seigneur mon frère.» Descendant alors, il se mit sur son ancien et rendit l’âme. Le séculier ayant couvert la tombe rendit grâces à Dieu. Comme il était descendu d’environ un jet de pierre, il se dit : «Vraiment, j’aurais dû recevoir la bénédiction des saints.» Il retourna, mais ne put retrouver la tombe des saints.

DEUX AUTRES ANACHORÈTES

Quelques-uns des pères nous dirent à propos de l’abbé Georges l’anachorète que trente-cinq ans durant il circula tout nu dans le désert. Ils nous dirent encore à propos de lui que lorsqu’il était dans les montagnes du monastère de l’abbé Théodose à Scopélos (au Rocher), il avait un disciple. Celui-ci étant mort, comme le moine n’avait pas d’outils pour creuser la terre et y mettre le corps du frère, il descendit de la montagne au bord de la mer; et il trouva un bateau à l’ancre, il demanda au patron et aux marins de monter avec lui sur la montagne pour enterrer le frère. Ils obéirent avec empressement au moine, et prenant les instruments nécessaires, ils montèrent avec lui. Ils creusèrent et inhumèrent le corps du frère. Un des marins, appelé Thaleleus, frappé par la vertu du moine, lui demanda de rester avec lui. Le moine lui répondit qu’il ne pourrait pas supporter la fatigue de l’ascèse. Le jeune homme dit : «Si, je puis parfaitement la supporter.» Et étant resté avec le moine, il passa avec lui un an, prenant beaucoup de peine dans l’ascèse. Après un an, le frère Thaleleus se prosterna devant le moine en disant : «Prie pour moi, Père, parce que grâce à tes prières Dieu m’a supprimé la souffrance : je ne souffre plus, et les intempéries mêmes ne m’accablent pas; la chaleur ne me brûle pas, ni le froid ne me glace; je suis dans un grand calme.» Le moine le bénit. Ayant encore passé deux années et demie, le frère Thaleleus connut d’avance le temps de sa mort. Il appela le moine et lui dit : «Conduis-moi à Jérusalem, afin que je vénère la sainte Croix et la sainte Résurrection du Christ notre Dieu. Car c’est là que le Seigneur me prendra.» Le moine le prenant avec lui partit pour la ville sainte. Quand ils eurent vénéré les saints et augustes lieux et qu’ils furent descendus au saint Jourdain et s’y furent baignés, trois jours plus tard le frère Thaleleus mourut. Le moine l’enterra dans la laure de Kopratha. Quelque temps après, l’abbé Georges, anachorète, mourut aussi; et les pères de cette même laure de Kopratha l’enterrèrent également dans leur église.

AVENTURE DU FRÈRE GEORGES DE CAPPADOCE ET INVENTION D’UN CORPS SAINT

Notre vénérable père l’abba Georges, archimandrite du monastère de notre saint père Théodose situé dans le désert de la sainte ville du Christ notre Dieu, nous a raconté ceci à moi et au frère Sophrone le sophiste. «J’avais ici un frère nommé Georges de Cappadoce; il avait son ministère à Phasaelis. Un jour donc que les frères faisaient des pains, le frère Georges chauffait le four. Mais après l’avoir chauffé, il ne trouva pas ce qu’il fallait pour l’essuyer, les frères ayant caché pour mettre Georges à l’épreuve. Il entra, il essuya le four avec son vêtement, et il ressortit sans avoir éprouvé aucun mal. Quant à moi, ayant appris cela, j’ai blâmé les frères de l’avoir éprouvé.» Le même abbé Georges nous a encore raconté ceci à propos du même frère Georges. Un jour il faisait paître des porcs à Phasaelis. Deux lions arrivèrent pour s’emparer d’un porc. Prenant son bâton, il les chassa jusqu’au saint Jourdain. Le même père nous raconta également ceci. On commençait à construire l’église de saint Quiricus à Phasaelis, et l’on avait creusé les fondations du temple. Pendant mon sommeil un moine m’apparaît, avec un air d’ascète, portant un froc de corde, et sur les épaules un petit surtout de natte; et il me dit d’une voix douce : «Dis-moi, seigneur abbé Georges, est-ce ainsi que tu as trouvé bon, après tant de peine et d’ascèse, de me laisser hors du temple que tu construis ?» Pour moi, plein de respect pour la dignité du moine, je lui dis : «Au fait, seigneur, qui es-tu donc ?» Il me répondit : «Je suis Pierre, brouteur du saint Jourdain. En me levant ce matin, j’ai agrandi le plan du temple.» Et comme je creusais, j’ai trouvé son corps étendu, tel que je l’avais vu en songe. En construisant l’oratoire, j’ai fait un beau monument du côté droit et je l’y ai déposé.

L’UNION DANS LA MORT

Notre même Père Georges nous fit le récit suivant. Un jour je m’en allais chez l’abbé Sisinius, anachorète. C’était un moine qui pour Dieu avait abandonné sa charge épiscopale et qui était venu près d’un village appelé Bethabara, distant du saint Jourdain d’environ six milles, pour mener la vie solitaire. Comme donc nous étions arrivés à sa porte et que nous avions longuement frappé, son disciple nous ouvrit après un bon moment et me parla ainsi : «Seigneur abba le moine est atteint d’une maladie mortelle, et il a demandé à Dieu de ne pas quitter la vie avant de savoir que tu étais arrivé en cette région.» Car j’étais allé à Constantinople, pour les besoins de la communauté, voir le très pieux empereur Tibère. Lorsque donc il monta chez le moine et lui annonça mon arrivée, il redescendit un moment après et nous dit : «Venez». Et étant montés nous avons trouvé le moine mort. Je sus que, dès qu’il avait appris que c’était moi qui frappais, il était parti vers le Seigneur. Et quand je l’embrassai, le mort me dit d’une voix douce : «Mon abbé a bien fait de venir.» Et de nouveau il s’endormit. Alors je prévins dans les environs, pour que l’on vint enterrer le moine. Quand donc on vint et qu’on creusa la tombe, le disciple du moine dit à ceux qui la creusaient : «Soyez assez bons pour la creuser un peu plus large, afin qu’elle suffise pour deux.» Et comme ils creusaient, il se mit sur la natte et expira. Nous les avons enterrés tous deux ensemble, le moine et son disciple.

LE POISON QUI N’AGIT PAS

Notre même père Georges, archimandrite, nous raconta à propos de l’abba Julien, évêque de Bostra, qu’après qu’il avait quitté le monastère et était devenu évêque à Bostra, quelques notables de la ville, ennemis du Christ, l’avaient voulu l’empoisonner. Ils corrompirent son sommelier avec de l’argent et lui donnèrent du poison, pour qu’il en mît dans la coupe du métropolite quand il lui verserait à boire. Le garçon fit comme on lui avait appris et donna la coupe empoisonnée au divin Julien. Celui-ci la prit, et par inspiration divine, reconnut le complot et ses auteurs. Ayant donc pris la coupe, il la mit devant lui sans rien dire au garçon. Il envoya chercher tous les notables, parmi lesquels se trouvaient ceux qui avaient préparé le complot contre lui. Mais le divin Julien, ne voulant pas déshonorer les malfaiteurs, leur dit à tous avec douceur : «Si vous voulez tuer l’humble Julien par le poison, voici que je vais boire la coupe devant vous.» Ayant alors avec le doigt fait trois fois le signe de croix sur la coupe en disant : «Au nom du Père et du Fils et du saint Esprit je bois cette coupe,» il la but devant tous et n’en ressentit aucun mal. Voyant cela, ils lui demandèrent pardon.

L’HIGOUMÈNE DÉMISSIONNAIRE

Il y avait dans le monastère de notre père Théodose un moine originaire de Sébastopol en Arménie. Il s’appelait Patricius; il était très vieux (on disait qu’il avait cent treize ans); il était doux et tranquille. Les pères de ce lieu nous racontèrent, à propos de ce vertueux vieillard, qu’il était higoumène du monastère d’Abazanus, et qu’ayant abandonné l’higoumenat et craignant le jugement (car il disait qu’il appartenait aux grands hommes de paître les brebis raisonnables), il vint ici vivre dans l’obéissance, estimant que c’était de plus grand profit pour l’âme.

L’ABBÉ JULIEN ET L’ARCHEVEQUE DE JÉRUSALEM

On nous disait encore ceci à propos de lui. Il y avait eu là un autre moine, Arabe d’origine, nommé Julien, et qui était aveugle. Cet abbé Julien avait un jour été offensé par l’archevêque de Jérusalem, Macaire, et avait refusé de rester en communion avec lui. Un jour donc l’abbé Julien fait dire à l’abbé Siméon qui était sur le mont Admirable (ce mont est à neuf milles de Théopolis[34]) : «Je suis aveugle, je ne puis m’en aller nulle part, je n’ai personne qui puisse m’aider, et je refuse d’être en communion avec Macaire. Mais indique-moi, Père, ce que je dois faire du frère qui a péché par fornication et de celui qui s’est lié à lui par serment.» L’abba Siméon répondit à l’abbé Julien : «Ne te retire pas, et ne te sépare pas de la sainte Eglise; car par la grâce de notre Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu elle n’a rien de mauvais. Seulement, sache, mon frère, que si quelqu’un fait l’offrande dans votre monastère, vous avez là un moine nommé Patricius; ce moine se tient en dehors du sanctuaire, le dernier de tous, près du mur occidental de l’église; et il dit la sainte prière de la proscomidie, et sa sainte anaphore est valable.»

DEUX FRÈRES INSÉPARABLES

L’abba Jean, anachorète, surnommé le Rouge, disait : «J’ai entendu raconter ceci par l’abba Etienne le Moabite. Quand j’étais dans le monastère de saint Théodose, grand moine entre tous, il y avait là deux frères qui avaient fait le serment qu’ils ne se sépareraient l’un de l’autre ni dans la vie ni dans la mort. Alors donc qu’ils édifiaient tout le monde dans la communauté, un des frères eut à combattre l’impureté, et ne pouvant pas soutenir la lutte, il dit à son frère : Laisse-moi aller, mon frère, je suis travaillé par l’impureté et je veux retourner dans le monde. L’autre se mit à l’exhorter en disant : Non, mon frère, ne va pas perdre le fruit de ton labeur. Le premier lui dit : Ou bien viens avec moi, afin que je me satisfasse, ou bien laisse-moi partir. Son frère ne voulant pas le lâcher s’en alla avec lui à la ville. Celui qui était tenté entra donc dans un lieu de débauche. L’autre frère, resté à l’extérieur, prit de la poussière à terre et se la jeta sur la tête, et il se brisait de chagrin. Quand donc celui qui était entré dans le lieu de débauche en sortit après avoir fait sa mauvaise action, l’autre frère lui dit : Mon frère, qu’as-tu gagné à pécher ainsi ? Quel dommage au contraire n’as-tu pas subi ? Retournons donc dans notre monastère. Le premier lui dit : Je ne puis plus revenir au désert. Mais toi, vas-y; moi, je resterai dans le monde. Comme donc malgré tous ses efforts il ne pouvait le persuader de le suivre au désert, il resta lui aussi avec son frère dans le monde, et tous les deux travaillaient de leurs mains pour vivre. En ce même temps l’abba Abraham, qui venait de constituer à Constantinople le monastère appelé des Abrahamites[35] et qui devint plus tard archevêque d’Ephèse, bon et doux pasteur, fondait son propre monastère, surnommé monastère des Byzantins. Les deux frères s’en étant allés travaillaient là et recevaient leur salaire. Celui qui était tombé dans l’impureté recevait le salaire pour les deux, s’en allait chaque jour en ville et le dépensait en débauche. L’autre jeûnait tous les jours et faisait son travail avec beaucoup de calme, sans parler à personne. Les ouvriers, voyant qu’il passait la journée sans manger ni parler, mais toujours pensif, parlèrent de lui et de sa conduite au saint abba Abraham. Alors le grand Abraham manda l’ouvrier dans sa cellule et l’interrogea : D’où es-tu, mon frère, et quel est ton métier ? L’autre lui avoua tout et ajouta : Je supporte tout il cause de mon frère, afin que Dieu, voyant mon affliction, le sauvé. Entendant cela Abraham dit au frère : Le Seigneur t’a donné l’âme de ton frère. Lorsque l’abbé Abraham eut congédié le frère et que celui-ci fut sorti de sa cellule, voici que son frère vint il lui en criant : Mon frère, emmène-moi au désert pour que je sois sauvé. Le prenant donc aussitôt, il s’en alla dans une grotte près du saint Jourdain, il en fit un reclus; et peu de temps après, ce frère ayant grandement progressé en esprit selon Dieu quitta ce monde. Son frère, fidèle à son serment, resta dans la même grotte pour y mourir lui aussi.»

LA PENSÉE D’UN MOURANT

Ce frère, resté au pays du saint Jourdain après la mort de son frère, reçut la visite d’un moine de la laure de Calamon, qui lui dit : «Mon frère, dis-moi, qu’as-tu gagné à passer si longtemps dans le calme et l’ascèse ?» Le frère lui dit : «Va, et dans dix jours reviens, et je te le dirai.» Le moine revenant dix jours plus tard trouva le frère mort, et une coquille où ceci était écrit : «Pardonne-moi, Père, parce que tant que j’accomplissais ma règle, je n’ai jamais laissé mon esprit rivé à la terre.»

LE SARRASIN ENGLOUTI PAR LA TERRE

Les pères de ce même monastère nous racontèrent qu’antérieurement il y avait là un moine nommé Ianthos. Pendant toute sa vie il se retira à Kothila. Un jour, comme il était au désert, voici que les Sarrasins vinrent en ces parages et virent le moine. L’un d’eux tira l’épée et s’approcha du moine en voulant le tuer. Mais le moine ayant vu le Sarrasin venir à lui leva les yeux au ciel et dit : «Seigneur Jésus Christ, que ta volonté soit faite.» Aussitôt la terre s’ouvrit et engloutit le Sarrasin. Le moine fut sauvé; il entra au monastère en glorifiant Dieu.

LE PÉRIPLE ACCOMPLI SANS MANGER

Les pères du même lieu nous racontèrent encore qu’il y avait là un prêtre nommé Pierre, originaire du Pont, qui avait accompli beaucoup de grandes actions. A propos de ce moine, Théodore, qui fut évêque de Rossos, nous dit : «Un jour il vint tout près de moi au Jourdain, à la laure des Tours; j’étais fixé là. Et il me dit : Aie l’obligeance, frère Théodore, de venir avec moi au mont Sinaï, parce que j’ai un vœu à accomplir. Pour moi, ne voulant pas refuser au moine, je lui dis : Allons. Comme donc nous avions traversé le saint Jourdain, le moine me dit : Frère Théodore, faisons pénitence de telle sorte que jusqu’au Sinaï aucun de nous ne mange. Je lui répondis : Vraiment, Père, moi je ne peux pas faire cela. Et le moine it pénitence, et jusqu’au Sinaï il ne prit rien. Quand, au Sinaï, il eut reçu les saints mystères, alors il prit de la nourriture. De même nous nous sommes rendus du Sinaï jusqu’à Saint-Ménas, à Alexandrie[36], sans qu’il prît de nourriture. Et là ayant communié, il prit de la nourriture. De Saint-Ménas nous vînmes à la ville sainte sans qu’il mangeât quoi que ce fût en route. Quand il eut communié à la Sainte Résurrection du Christ notre Dieu, il prit alors de la nourriture. Ainsi, durant tout ce long voyage, le moine ne mangea que trois fois : une fois au mont Sinaï, une autre fois à Saint-Ménas et une troisième dans la ville sainte.

L’ABBÉ PAUL ET L’ENFANT ÉCRASÉ

Les pères de ce même monastère nous racontèrent encore à propos d’un autre moine qu’il y en avait un là nommé l’abba Paul, Romain d’origine, qui était mort peu de temps auparavant. Un jour il s’en alla avec les mulets. Dans l’hôtellerie se trouvait un petit enfant, et sous l’action du diable le mulet écrasa l’enfant et le tua, à l’insu de l’abba Paul. Celui-ci donc affligé de cette affaire, se retira dans la solitude et partit pour Arona; là il devint anachorète, ne cessant de pleurer la mort de cet enfant et disant : «C’est moi qui ai causé la mort de cet enfant et j’aurai à être jugé comme meurtrier au jugement.» Il y avait près de là un lion, et chaque jour l’abbé Paul allait au repaire du lion, l’excitant et l’irritant afin qu’il bondisse et le dévore; mais le lion ne lui faisait aucun mal. Alors voyant qu’il n’aboutissait à rien, il se dit en lui-même: «Je m’endormirai sur la route que suit le lion, et quand il viendra en allant boire au fleuve, il me mangera.» Comme donc il était à terre, voici que, peu après, le lion, comme s’il avait été un homme, sauta par-dessus le moine tout tranquillement, et il ne le toucha même pas. Alors le moine fut persuadé que Dieu lui avait pardonné sa faute. Et revenant en son monastère, il vécut en servant et édifiant tous les autres jusqu’au jour où il se reposa en Dieu.

SOPHRONE ET LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

Comme l’abbé Sophrone le sophiste mon frère allait mourir, nous étions près de lui, moi, l’abbé Scolastique, l’abbé Quiricus et quelques autres pères. Et il nous dit : «Je me mettais en chemin, et devant moi des jeunes filles formaient un chœur et disaient : Sophrone est le bienvenu; Sophrone a été couronné.»

LES TROIS VERTUS DE L’ABBA STRATÉGIUS

A propos de l’abbé Stratégius, higoumène du même monastère de notre saint Père Théodose, les Pères de ce monastère disaient qu’i! avait possédé plus que tout autre moine de cette génération, ces trois genres de supériorité : beaucoup jeûner, beaucoup veiller, beaucoup travailler.

ABBA NONNUS

Dans le monastère de notre saint Père Théodose, l’abbé Théodose, qui fut évêque de Capitolias, nous raconta ceci sur l’abba Nonnus. Un jour, avant de donner le signal la nuit, étant couché dans mon lit, j’entendis quelqu’un qui disait : Kyrie, eleison, d’une voix douce et calme. Ayant compté cinquante Kyrie, eleison, je voulus savoir qui était celui qui parlait; et regardant par la fenêtre de ma cellule dans l’église, je vois un moine à genoux, et au-dessus de sa tête une étoile brillante qui me montrait quel était ce moine. Un autre moine de ce même monastère nous raconta au sujet du même abbé Nonnus ce qui suit. Un jour, avant de donner le signal, je sortis de ma cellule et vins à l’église. Et je vis le moine debout devant l’église, les deux mains étendues vers le ciel et priant. Or, ses mains brillaient comme des lampes ardentes. J’eus peur et me retirai.

LES VISIONS DU MOINE CHRISTOPHORE

Quand nous étions à Alexandrie, nous allâmes chez l’abbé Théodule, qui était à Sainte-Sophie, près du phare. Et le moine nous raconta ceci. J’ai renoncé au monde dans le monastère de notre saint père Théodose, qui est dans le désert de la sainte ville du Christ notre Dieu; et je trouvai là un grand moine, nommé Christophore, Romain de naissance. Un jour donc je me prosterne devant lui et lui dis : «Fais-moi le plaisir, abbé, de me dire ce que tu as fait depuis ta jeunesse.» Et en se faisant beaucoup prier par moi, le moine, sachant que je l’interrogeais pour le bien de mon âme, me répondit : «Mon enfant, quand j’ai renoncé au monde, je ressentais beaucoup d’ardeur pour la vie monastique; le jour je m’employais suivant la règle, et la nuit je me retirais dans la grotte où reposent saint Théodose et les autres saints Pères pour prier. Et quand je descendais dans la grotte, je faisais à Dieu cent génuflexions à chaque degré. Or, il y a dix-huit degrés. Et quand j’avais descendu tous les degrés, je restais là jusqu’à ce que le signal eût retenti; alors je me rendais à l’office. Après donc que j’avais mené cette vie pendant dix ans, dans le jeûne, la stricte continence et le travail, je descendis une fois selon mon habitude dans la grotte; et après avoir accompli les génuflexions en descendant les degrés, alors que j’allais arriver sur le sol de la grotte, je suis pris d’extase et je vois tout le sol de la grotte rempli de cierges : les uns étaient allumés, et pas les autres. Je vois aussi deux hommes portant des chlamydes, vêtus de blanc et disposant les mêmes cierges. Je leur dis : «Pourquoi avez-vous disposé ces cierges et ne nous laissez-vous pas descendre et prier ?» Ils me répondirent : «Ce sont les cierges des pères.» Je leur demandai encore : «Et pourquoi les uns sont-ils allumés, et non les autres ?» Ils me répondirent : «Ceux qui voulaient ont allumé les leurs.» Alors je leur dis : «S’il vous plaît, le mien est-il allumé ou non ?» Ils me dirent : «Prie et nous l’allumerons.» Alors je leur dis aussitôt : «Prier; et jusqu’à maintenant qu’ai-je fait ?» Et en disant ce mot je revins à moi, et me tournant je ne vis plus personne. Alors je me dis en moi-même : «Christophore, si tu veux être sauvé, il te faut encore plus de fatigue.» Le matin venu, je quittai le monastère et je m’en allai sur le mont Sinaï, sans rien emporter que ce dont j’étais vêtu. Après avoir passé là cinquante ans dans l’ascèse, il me vint une voix qui disait : «Christophore, Christophore, retourne à ton monastère où tu avais bien combattu, afin que tu y finisses tes jours au milieu de tes pères.» Et peu de temps après qu’il m’avait dit cela, sa sainte âme se reposa dans la joie du Seigneur. Le même abbé Théodule nous raconta encore ceci au sujet du même abba Christophore. Le moine disait, rapporte-t-il : Un jour je suis monté du monastère à la ville sainte pour vénérer la sainte Croix. Après l’avoir vénérée, alors que je sortais, je vois un frère au seuil de la cour d’entrée de la sainte Croix : il n’entrait ni ne sortait. Je vois également deux corbeaux qui volaient impudemment devant lui et de leurs ailes lui frôlaient les yeux et ne le laissaient pas entrer dans le temple. Moi, sachant que c’étaient les démons, je lui dis : «Mon frère, dis-moi, pourquoi restes-tu au milieu du seuil et n’entres-tu pas ?» Il me répond : «Excuse-moi, seigneur abba, je conçois plusieurs pensées : l’une me dit : «Entre, vénère la précieuse Croix»; et l’autre me dit: «Non, va-t-en, fais tes corbeilles, et tu vénéreras la Croix une autre fois.» Entendant cela, je le pris par la main et le fis entrer dans le temple; et aussitôt les corbeaux le laissèrent tranquille. Je lui fis vénérer la sainte Croix et la sainte Résurrection du Christ notre Dieu, et je le renvoyai en paix. Voici, dit-il, ce que le moine m’a raconté, parce qu’il me voyait très distrait par les ministères et négligent pour la prière.

L’HÉRÉSIE SÉVÉRIENNE DÉMASQUÉE

Le même abbé Théodule nous raconta encore ceci. Il y a là près du phare, une hôtellerie, située entre Sainte-Sophie et Saint-Faustus. Un jour l’hôtelier m’invita à venir à l’hôtellerie et à y séjourner quelques jours. Quand j’y allai, j’y trouvai un moine qui y était logé. Il était Syrien d’origine et n’avait rien qu’une tunique de crin et un manteau, et quelques pains. Il se tenait toujours dans un coin, psalmodiant nuit et jour et ne parlant à personne. Le saint jour du Seigneur étant venu, j’allai à lui et lui dis : «Viens-tu, seigneur mon frère, à Sainte-Sophie pour prendre part aux saints et vénérables mystères ?» Il me répondit : «Non.» Je demandai : «Pourquoi ?» Il me dit : «Parce que je suis des disciples de Sévère et ne communie pas à l’Eglise.» Apprenant qu’il n’était pas en communion avec la sainte Eglise catholique et apostolique, et voyant en même temps son excellente conduite et sa vie vertueuse, je m’en allai en pleurant dans ma cellule, et fermant la porte, je me prosternai devant Dieu la face contre terre pendant trois jours et je le priai en pleurant beaucoup et disant : «Seigneur Christ, notre Dieu, qui par ton ineffable et immense Bonté as fléchi les cieux, qui es descendu pour notre salut, et qui t’es incarné de notre Souveraine la sainte Mère de Dieu et toujours vierge Marie, découvre-moi quels sont ceux qui ont la bonne et vraie foi : nous qui appartenons à l’Eglise, ou bien ceux qui sont du parti de Sévère.» Et le troisième jour il me vint une voix qui invisiblement me disait : «Va, Théodule, et regarde sa foi.» Je m’en allai donc le lendemain, je m’assis en face de lui, m’attendant à voir quelque chose d’après ce que la voix m’avait dit. Et comme j’étais resté assis pendant une heure, ayant les yeux fixés sur lui qui était debout et psalmodiait en langue syrienne, je vis, – le Seigneur en est témoin, mes enfants, – une colombe qui se tenait au-dessus de sa tête et qui était noire de suie, comme si elle sortait d’une cuisine, écorchée et d’odeur fétide. Je compris alors que la colombe qui m’apparaissait ainsi, noire et fétide, était sa foi. Sa bienheureuse âme nous raconta cela en toute vérité, en pleurant et gémissant beaucoup.

LE LION DE L’ABBA GÉRASIME

A un mille environ du fleuve du saint Jourdain est la laure du saint abbé Gérasime. Dans cette laure, quand nous y allâmes, les pères qui s’y trouvaient nous racontèrent au sujet de ce saint qu’il se promenait un jour le long du saint Jourdain. Un lion se présenta devant lui, hurlant terriblement parce qu’il avait mal à la patte était enfoncée; la patte était enflée et remplie de pus. Lorsque le lion vit le moine, il vint à lui et lui montra sa patte blessée par la pointe du roseau; il avait l’air de pleurer et de lui demander de le guérir. Le moine le voyant dans un tel besoin s’assit, prit sa patte, et débridant la plaie fit sortir le roseau avec beaucoup de pus; puis ayant bien nettoyé la blessure et entouré la patte avec un linge, il le congédia. Mais le lion guéri ne quitta pas ainsi le moine; comme un disciple bien né, il l’accompagnait partout où il allait; en sorte que le moine admirait une telle amabilité de la part de l’animal. Et dès lors le moine le nourrissait en lui jetant du pain et des légumes bouillis. La laure avait un âne pour porter l’eau destinée aux besoins des moines. Car ils boivent l’eau qui vient du saint Jourdain, et le fleuve est distant d’un mille de la laure. Les pères avaient donc pris l’habitude de confier l’âne au lion, pour qu’il le fit paître sur le bord du saint Jourdain. Un jour, l’âne qui paissait sous la garde du lion, s’éloigna de lui à une distance un peu grande; et voici que des chameliers venant d’Arabie et trouvant l’âne le prirent et s’en allèrent chez eux. Le lion ayant perdu l’âne revint à la laure tout triste et la tête basse vers l’abbé Gérasime. L’abbé crut que le lion avait mangé l’âne. Il lui dit : «Où est l’âne ?» L’autre, tout comme un homme, restait silencieux et penchait la tête. Le moine lui dit : «Tu l’as mangé ? Par le Dieu béni, ce que l’âne faisait, c’est toi qui le feras désormais.» Et depuis lors, quand le moine le lui commandait, le lion portait le bât avec ses quatre vases d’eau. Un jour, un soldat vint pour demander quelque chose au moine. Voyant le lion qui portait l’eau et en apprenant la raison, il en eut pitié. Il tira trois pièces d’argent qu’il donna aux moines afin d’acheter un âne pour le service de l’eau et de libérer le lion de cet office. Quelque temps après que le lion avait été ainsi libéré, le chamelier qui avait pris l’âne revint dans la ville sainte vendre du blé. Il avait l’âne avec lui, et avant traversé le Jourdain, il se trouva par hasard en face du lion. Celui-ci reconnaissant l’âne fonça sur lui, et de la gueule lui mordant le garrot, comme il en avait l’habitude, il l’entraîna, et avec lui les trois chameaux. A la fois heureux et rugissant d’avoir retrouvé l’âne qu’il avait perdu, il s’approcha du moine. Ce dernier avait cru que le lion avait mangé l’âne : il reconnut alors que le lion avait été accusé faussement. Il appela le lion Jourdain. L’animal vécut donc dans la laure avec le moine, dont il fut inséparable durant cinq ans. Quand l’abbé Gérasime s’en alla vers le Seigneur et fut enterré par les pères, le lion, par une disposition de Dieu, ne se trouvait pas à la laure. Il y vint quelque temps après et chercha le moine. Le disciple du moine et l’abbé Sabbatios, en le voyant, lui dirent : «Jourdain, notre moine nous a laissés orphelins et s’en est allé vers le Seigneur; mais viens ici et mange.» Mais le lion ne voulait pas manger; il ne cessait de tourner les yeux çà et là pour voir son moine, poussant de grands rugissements et ne pouvant pas supporter son départ. L’abbé Sabbatios et les autres pères le voyant ainsi lui caressaient l’échine et lui disaient : «Le moine est parti vers le Seigneur et il nous a quittés.» Et en disant cela ils ne parvenaient pas à faire cesser ses cris et ses lamentations. Mais plus ils croyaient l’apaiser par leur paroles et le consoler, plus il continuait à rugir, plus il criait fort et se plaignait, montrant par sa voix, par son air et ses yeux, le chagrin qu’il éprouvait à ne plus voir le moine. Alors l’abbé Sabbatios lui dit: «Viens avec moi, puisque tu ne nous crois pas, et je vais te montrer où repose notre moine.» Et le prenant avec lui, il l’emmena à l’endroit où on l’avait enterré. C’était à un demi mille de l’église. L’abbé Sabbatios Se tenant sur la tombe de l’abba Gérasime dit au lion: «Voilà où est notre moine.» Et l’abbé Sabbatios se mit A genoux. Quand Il le vit ainsi prosterné, le lion, frappant violemment la tête contre terre et rugissant mourut aussitôt sur la tombe du moine. Tout cela se fit non pas qu’il faille attribuer au lion une âme raisonnable, mais parce que Dieu voulait glorifier ceux qui le glorifient, non seulement durant leur vie, mais encore après leur mort, et montrer comment les bêles étaient soumises à Adam avant qu’il eût transgressé son commandement et qu’il eût été chassé du paradis de délices.

LE PRETRE CALOMNIÉ

Nous trouvant dans l’île de Samos, nous sommes allés au monastère surnommé de Charixène et avons trouvé l’abbé Isidore higoumène, homme vertueux, de grande charité envers tous, et paré d’une simplicité et d’une humilité sans mesure. Quelque temps après il devint évêque de la même ville de Sabies. Il nous raconta l’histoire suivante. A huit milles de la ville se trouve un domaine qui comprend une église. Elle avait un prêtre très remarquable, que ses parents avaient obligé malgré lui à contracter mariage. Mais lui, non seulement ne s’était pas laissé prendre à l’appât du plaisir, bien qu’étant jeune et légitimement marié, mais encore il avait amené sa femme à vivre avec lui dans la continence et la pureté. Tous deux apprirent donc le psautier, et tous deux chantaient ensemble les psaumes dans l’église, en conservant la virginité jusqu’à leur vieillesse. Un jour ce prêtre fut faussement calomnié auprès de l’évêque. Celui-ci ignorant ce qu’il en était de lui le fit venir du domaine et le mit en prison, là où on avait accoutumé d’enfermer et de garder les clercs coupables. Comme il était dans la prison et qu’on arrivait au saint dimanche, un très beau jeune homme lui apparut la nuit et lui dit : «Eveille-toi, prêtre, va à ton église pour y faire la sainte proscomidie.» Le prêtre lui répondit : «Je ne puis pas, puisque je suis enfermé.» L’apparition lui dit : «Je t’ouvrirai la prison. Viens et suis-moi.» Et ouvrant la porte de la prison, il sortit devant lui. Etant sorti, il l’accompagna jusqu’à un mille de son domaine. Le jour étant venu, le geôlier l’appela, et ne le trouvant pas, il alla dire à l’évêque : «Il s’est enfui, cependant que j’avais la clef.» L’évêque apprenant qu’il s’était enfui envoya un des serviteurs de l’évêché en lui disant : «Va et regarde si le prêtre est dans son domaine, et ne lui fais rien de plus.» Le serviteur y alla donc et trouva le prêtre dans l’église en train de faire la sainte anaphore. Etant revenu il dit à l’évêque : «Il est là-bas et je l’ai trouvé offrant la proscomidie.» L’évêque, encore plus indigné contre lui, jura que le lendemain il le ramènerait dans un complet déshonneur. La nuit suivante, de nouveau apparaît au prêtre le jeune homme qui lui avait déjà apparu, et il lui dit : «Viens, pour que nous retournions là où l’évêque t’avais mis en ville», et le prenant, il le ramena et le remit dans la prison, sans que le gardien s’en aperçût. Le matin de ce deuxième jour, l’évêque apprend de celui-ci que le prêtre a été retrouvé dans la prison sans qu’il sache comment. L’évêque envoya quelqu’un s’informer auprès du prêtre comment il était sorti de la prison et comment il y était rentré sans que le gardien s’en aperçût. Il répondit : «Un jeune homme, beau et bien vêtu, qui se disait serviteur de l’évêché, m’a ouvert et m’a précédé jusqu’à un mille environ du domaine. Puis de nouveau cette nuit il est venu et m’a ramené.» L’évêque fit venir tous les serviteurs de l’évêché : le prêtre n’en reconnut aucun. Alors l’évêque comprit que c’était un ange de Dieu qui avait fait cela, pour que la vertu du prêtre ne reste pas cachée, mais que tous la connaissent et glorifient le Dieu qui glorifie ses serviteurs. Et édifié à son égard, il le renvoya en paix et s’emporta contre ceux qui l’avaient calomnié.

L’IMPERTURBABLE ABBA GEORGES

A propos de l’abbé Georges, higoumène du monastère de l’abbé Théodose, son disciple l’abbé Théodose, homme bon, doux et humble, qui fut évêque de Capilolias, nous raconta qu’il passa douze années à épier s’il le verrait une fois se troubler, et il ne le vit jamais, même en temps actuel où règne tant de négligence et d’insubordination. «Qui donc, disait-il, a baissé les yeux comme notre père saint Georges ? Qui a mis une porte à ses oreilles, comme le bienheureux ! Qui a enchaîné sa langue, comme notre père ? Quel rayon de soleil a illuminé la terre, comme notre Père a éclairé les cœurs de nous tous ?»

SENTENCES

J’ai pris mon maître Sophrone et nous sommes allés à la laure située à dix-huit milles d’Alexandrie vers un certain moine de grand renom, originaire d’Egypte. Je lui dis : «Dis-nous, seigneur abba, comment nous devons habiter l’un avec l’autre, car mon maître le sophiste veut renoncer au monde.» Le moine dit : «Tu fais bien, mon enfant, de renoncer au monde et de sauver ton âme. Habitez donc en une cellule, où vous voudrez; vivez seulement dans la sobriété, dans le calme, priant sans cesse, et j’ai espoir, mon enfant, que Dieu vous enverra sa science pour éclaircir vos esprits.» Il dit encore : «Mes enfants, si vous voulez être sauvés, fuyez les hommes. Car aujourd’hui nous ne cessons pas d’aller à toutes les portes et de parcourir toute la ville et la campagne pour chercher à faire abondante provision d’avarice et de vaine gloire, et pour remplir nos âmes de vanité.» Le moine dit encore : «Fuyons désormais, mes enfants, parce que le temps approche.» Il dit encore : «Hélas, combien nous pleurerons et nous regretterons ce que maintenant nous ne regrettons pas.» Il dit encore : «Quand on nous loue, nous ne nous possédons pas; et d’autre part nous ne supportons pas un mot de reproche. L’un nous donne de la vaine gloire, l’autre nous fait de la peine à nous pauvres malheureux. Et là où il y a chagrin et vaine gloire, il ne se trouve rien de bon.» Il dit encore : «Nos pères, grands et admirables, en ont formé beaucoup d’autres; et moi, misérable, je ne puis pas guider une seule brebis, mais je me laisse toujours prendre par les bêtes sauvages.» Il dit encore : «L’œuvre des démons consiste en ce que, après avoir fait tomber l’âme dans le péché, ils nous jettent dans le désespoir, afin de nous perdre entièrement. Car toujours les démons disent à l’âme : Quand son nom mourra-t-il et périra-t-il ? Si donc l’âme est sage, elle leur criera : Je ne mourrai pas, mais je vivrai et je raconterai les œuvres du Seigneur (Ps 117,17). Et comme les démons ont une grande impudence et que de nouveau ils crient : Emigre sur les montagnes comme le moineau (Ps 10,2), nous devons leur dire : C’est lui qui est mon Dieu, mon sauveur et mon protecteur, je ne changerai pas (Ps 61, 7). Il dit encore : «Sois le portier de ton cœur, afin qu’aucun étranger n’y entre et que tu dises : «Es-tu des nôtres ou de nos ennemis !»

LE FOU QUI ENTERRE L’ARGENT

Moi et mon compagnon Sophrone, étant à Alexandrie, nous sommes allés un jour à l’église de Théodose; nous avons rencontré un homme chauve et portant un sac qui lui venait au genoux. Il paraissait dément. L’abbé Sophrone me dit : «Donne-moi de l’argent, et tu vas voir la vertu de celui qui vient à nous.» Je lui donne cinq pièces de monnaie. Il les prend et les donne à cet homme qui paraissait fou. L’autre les reçoit sans rien dire. Nous le suivions par derrière à la dérobée. Lui, ayant changé de direction, tend vers le ciel sa main droite qui tenait l’argent, la tient en l’air, ensuite se prosterne devant Dieu, et ayant mis l’argent en terre, il s’en va.

LE MOINE QUI DOIT RÉGNER

Sous le règne de l’empereur et fidèle César Tibère, nous sommes allés à l’Oasis; et quand nous y étions, nous y avons vu un moine, grand aux yeux de Dieu, Cappadocien d’origine. Il s’appelait Léon. Sur lui beaucoup nous ont raconté bien des choses admirables. Quant à nous, ayant été en contact avec lui et ayant longuement appris à connaître ce saint homme, nous avons été grandement édifiés, et avant tout de son humilité, de son calme, de sa pauvreté, de la charité qu’il montrait à tous. Ce vénérable moine nous disait donc : «Croyez-moi, mes enfants, je dois régner.» Nous lui avons répondu : «Crois-nous plutôt, abbé Léon, jamais personne de Cappadoce n’a régné; tu as donc là une pensée importune.» Mais il nous répliqua : «Si, vraiment, mes enfants, je dois régner.» Et personne ne put l’amener à se défaire de cette idée. Quand donc les Maziques vinrent et ravagèrent toute cette région, ils arrivèrent à l’Oasis, tuèrent beaucoup de moines et en emmenèrent beaucoup d’autres en captivité. Parmi eux ils prirent de cette laure l’abba Jean (il avait été lecteur de la grande Eglise de Constantinople) et aussi l’abba Eustache, de Rome, et l’abba Théodose : tous les trois étaient malades. Après qu’on les eut faits prisonniers, abba Jean dit aux barbares : «Emmenez-moi à la ville, et je vous ferai donner par l’évêque vingt-quatre pièces d’argent.» Un des barbares le prit donc et l’emmena près de la ville. L’abbé Jean entra chez l’évêque. L’abba Léon se trouvait aussi dans la ville, ainsi que quelques autres pères; c’est pourquoi ils n’avaient pas été pris. L’abbé Jean entra donc et se mit à prier l’évêque de donner de l’argent aux barbares. L’évêque se trouvait n’avoir que huit pièces d’argent. On voulut les donner au barbare. Il ne les accepta pas et dit : «Il me faut vingt-quatre pièces, ou bien le moine.» Ceux qui étaient dans la ville furent donc contraints de livrer aux barbares l’abba Jean qui pleurait et se lamentait; et ils l’emmenèrent dans leurs tentes. Trois jours plus tard, l’abbé Léon prenant les huit pièces de monnaie alla au désert, là où étaient les barbares; il leur adressa cette prière : «Prenez-moi avec ces huit pièces de monnaie et libérez ceux-ci, parce qu’ils sont malades et ne vous rendront aucun service; et vous aller les tuer. Moi je me porte bien et je vous servirai.» Alors les barbares le prirent avec les huit pièces d’argent et délivrèrent les trois autres. L’abbé Léon s’en alla jusqu’à un certain endroit avec eux, et comme il était épuisé, ils le décapitèrent. Et l’abbé Léon accomplit le mot de l’Ecriture : «On ne peut montrer plus de charité qu’en donnant sa vie pour ses amis» (Jn 15,13). Alors aussi nous reconnûmes ce que signifiait ce qu’il avait dit : «Je dois régner.» Car vraiment il régna en donnant sa vie pour ses amis.

UN CONSEIL DE L’ABBA JEAN DE PÉTRA

Je suis allé Lrouver l’abbé Jean de Pétra, en prenant encore comme compagnon Sophrone, et nous lui avons demandé de nous dire une sentence. Le moine nous dit : «Aimez la pauvreté et l’abstinence. Croyez-moi quand je vous dis que lorsque j’étais à Scété, dans ma jeunesse, un des pères souffrit de la rate, et l’on chercha un peu de vinaigre dans les quatre laures de Scété, sans pouvoir en trouver, tellement était grande là-bas la pauvreté et l’abstinence. Or, il y avait là environ trois mille cinq cents Pères.»

LE BÉBÉ QUI JUSTIFIE LE MOINE

Le même moine nous raconta encore ceci au sujet de l’abbé Daniel l’Egyptien. Le moine monta un jour à Terenuthe pour vendre son travail. Un jeune homme l’appela en disant : «Au nom de Dieu, bon moine, entre dans ma maison et fais une prière sur ma femme, parce qu’elle est stérile.» Le moine, ainsi obligé par le jeune homme, aller avec lui dans sa maison et fit une prière sur la femme. Et par la volonté de Dieu la femme conçut. Mais quelques gens ne craignant pas Dieu se mirent à calomnier le moine et à dire : «Il est vrai que le jeune homme est infécond; mais c’est de l’abba Daniel que la femme a conçu. Le bruit en parvint jusqu’au moine. Celui-ci déclara au mari de la femme : «Quand ta femme enfantera, préviens-moi.» De fait, lorsque la femme enfanta, le jeune homme le lui fit savoir en disant : «Père, grâce à Dieu et à tes prières elle a enfanté.» Alors l’abba Daniel vint et dit au jeune homme : «Prépare un dîner et invite tes parents et tes amis.» Pendant qu’ils dînaient, le moine prenant l’enfant dans ses mains lui dit devant tous les convives : «Qui est ton père ?» L’enfant répondit : «Lui,» en montrant du doigt le jeune homme. Or, l’enfant avait vingt-deux jours. Et tous louèrent Dieu qui montre la vérité à ceux qui le cherchent de tout cœur.

SENTENCES DE L’ABBÉ JEAN DE CILICIE

L’abbé Jean de Cilicie, higoumène de Raïthou, disait à ses frères : «Mes enfants, comme nous avons fui le monde, fuyons les désirs de la chair.» Il disait encore : «Imitons nos Pères, avec quelle austérité et quel calme ils ont vécu ici.» Il disait encore: «Mes enfants, ne souillons pas ce lieu que nos pères ont purifié des démons.» Il disait encore : «Ce lieu est celui des ascètes et non des commerçants.» Il disait encore : «J’ai rencontré des moines qui ont passé soixante-dix ans ne mangeant que des herbes et des dattes.» Le moine disait encore : «J’ai vécu soixante-seize ans dans ce lieu, en souffrant de la part des démons bien des maux et des tourments.»

L’ARGENT VOLE ET RETROUVE

L’abbé André Messenius nous raconta ceci. Quand j’étais jeune, je quittai Raïthou avec mon abbé, et nous allâmes en Palestine; et nous séjournâmes chez un moine. Le moine qui nous recevait avait un denier. Il ne savait plus où il l’avait mis et me soupçonna, moi qui étais jeune, de l’avoir volé. Le moine dit donc aux pères de ce lieu : «Le frère André a pris la pièce.» Mon abbé l’apprit; il m’appela et me dit : «André, dis-moi, as-tu pris l’argent du moine ?» Je répondis : «Pardon, abbé, je n’ai rien pris.» J’avais un manteau : je le vendis pour un denier, et prenant ce denier, je vins trouver le moine, je me prosternai et lui dis : «Pardonne-moi, seigneur abbé, le démon s’est joué de moi, et j’ai pris ton denier.» Un séculier se trouvait là, et le moine me dit : «Va, mon enfant, je n’ai rien perdu.» De nouveau je me prosternai en disant : «Au nom du Seigneur prends ce denier, c’est lui, et fais une prière pour moi, parce que Satan m’a poussé à le voler et à te faire de la peine.» Le moine me dit : «Mon enfant, je n’ai pas perdu quoi que ce soit.» Comme donc il ne me persuadait pas, le séculier me dit : «En vérité, seigneur mon frère, en venant hier j’ai trouvé le moine en pleurs, prosterné et dans une grande affliction. Le voyant dans une telle peine, je lui dis : «Je t’en prie, qu’as-tu ?» Il me répondit : «J’ai accusé faussement le frère de m’avoir volé mon denier; et voici que je l’ai trouvé où je l’avais mis.» Alors le moine fut édifié sur mon compte, parce que je ne l’avais pas pris et je l’avais cependant rapporté en disant : «Prends ce denier, car je l’avais pris.»

GUÉRISON D’UN FRÈRE POSSÉDÉ

Un frère possédé par le démon alla trouver l’abbé Siméon le stylite sur le mont Admirable, afin qu’il prie pour lui et qu’il le délivre du diable. L’abbé Siméon lui dit : «Où habites-tu ?» Le frère répond : «A Raïthou.» Le moine reprend : «Je suis étonné, frère, que tu aies supporté une telle fatigue et fait tant de chemin pour venir à moi, à un pécheur, alors que tu as tant de pères dans la laure. Va donc trouver l’abbé André, jette-toi à ses pieds, qu’il prie pour toi, et aussitôt tu seras guéri.» Le frère revint à Raïthou, se jeta aux pieds de l’abbé André, comme lui avait dit l’abba Siméon, et dit : «Prie pour moi, abba.» L’abba André lui répondit : «L’abba Siméon a obtenu la grâce de la guérison.» Il fit une prière, et le frère fut aussitôt purifié et rendit grâces à Dieu.

LE DIACRE APOSTAT

Abba Serge, de Raïthou, nous raconta quelque chose sur un frère diacre, qui était parmi les moines de l’endroit et qui s’appelait Ménas. Il nous dit : Ménas était sorti dans le monde pour son ministère, et nous ne savons pas ce qui lui est arrivé, sinon qu’il a abandonné l’état monastique et qu’il est devenu laïc. Longtemps après il partit pour Théopolis, et comme il revenait de Séleucie, il vit de loin le monastère du saint abba Siméon le stylite, et il se dit en lui-même : Il faut que j’y monte et que je voie le grand Siméon. Car il ne l’avait jamais vu. Il monta donc et s’approcha de la colonne. Quand l’abba Siméon le vit, il reconnut que c’était un moine et qu’il avait été ordonné diacre; il appela son serviteur et lui dit : «Apporte ici les ciseaux.» Puis il dit à celui qui les apportait : «Béni soit le Seigneur ! Tonds celui-là.» Et il le lui montrait du doigt; car ils étaient beaucoup autour de la colonne. Quant à Ménas, étonné de ces paroles, et en même temps saisi d’une grande crainte, il accepta tout sans mot dire, comprenant que Dieu avait révélé au moine ce qu’il en était de lui. L’abbé Siméon lui dit : «Fais la prière du diacre.» Et comme il l’avait faite, le saint lui dit : «Retourne à Raïthou, d’où tu es venu.» L’autre répondant qu’il avait honte et ne pourrait supporter cette confusion en face des hommes, il lui dit encore : «Crois-moi, mon enfant, pour cela tu ne dois pas avoir peur. C’est d’un visage joyeux que les pères t’accueilleront, et pour eux ce sera une joie et un bonheur que tu reviennes. Apprends également ceci, que Dieu te donnera un signe par quoi tu reconnaîtras que sa miséricorde t’a pardonné ta faute.» Quand il arriva à Raïthou, les pères le reçurent à bras ouverts et le menèrent à l’oratoire. Et un dimanche, alors qu’il portait le Sang sacré et vivifiant de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ, soudain un de ses yeux sortit de son orbite. Et à ce signe ils reconnurent que Dieu lui avait pardonné sa faute, selon le mot du juste Siméon.

LE DIABLE CHASSÉ PAR LE «GLOIRE AU PÈRE…»

L’abbé Eusèbe, prêtre de la laure de Raïthou, nous a raconté, quand nous sommes venus à lui, que le démon était parti vers la cellule d’un moine en prenant un habit monastique. Il frappa à sa porte. Le moine lui ouvrit et lui dit : «Prie.» Le démon répondit : «Maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.» Trois fois le moine lui dit : «Prie.» Le démon répondit : «Maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.» Le moine lui dit : «Tu te trompes. Prie et dis : Gloire au Père, au Fils et au saint Esprit : en tout temps, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.» Quand le moine dit cela, le démon disparut, comme chassé par le feu.

TROIS MOINES TROUVÉS MORTS PAR DES PÊCHEURS

Des pêcheurs de Pharon nous racontèrent ceci. Un jour nous allions à Bouchri au delà de la mer Rouge; et ayant fait très belle pêche, nous revenions et avions jeté l’ancre près de Ptéléos. Nous aurions voulu traverser et aller à Raïthou; les vents contraires nous en ont empêchés, et nous avons été arrêtés par le mauvais état de la mer quatre-vingt-dix jours. En parcourant ce grand désert, nous avons trouvé sous une pierre trois anachorètes morts, vêtus de frocs, et leurs mélotes étaient placées auprès d’eux. Nous les avons pris tous trois, les avons portés au bateau, et aussitôt la mer agitée s’est apaisée, et les vents contraires se sont changés en vents favorables. Nous avons navigué avec bon vent et sommes arrivés à Raïthou. Les pères ensevelirent les moines avec leurs anciens.

LES DEUX MOINES MORTS DE SOIF

Les pères de ce même lieu nous ont raconté, à propos de l’abba Grégoire de Byzance et de son disciple l’abbé Grégoire de Pharon, qu’ils habitaient une île de la mer Rouge. Cette île manquait d’eau, et pour leurs usages ils apportaient de l’eau du continent. Ils avaient une barque pour y aller et en rapporter. Un jour, ils mirent leur barque à la mer en l’amarrant à un rocher. Mais la nuit il survint une tempête, le câble se rompit et la barque fut perdue. Les pères restèrent, n’ayant plus le moyen d’aller chercher de l’eau. Huit mois après, des moines vinrent de Raïthou et les trouvèrent tous deux morts. Ils trouvèrent aussi écrit sur une écaille de tortue : «L’abbé Grégoire de Pharon, n’ayant pas bu pendant vingt-huit jours, est mort. Moi j’ai déjà passé trente-sept jours sans boire.» Nous les avons trouvés tous les deux intacts, nous les avons emportés et enterrés à Raïthou.

LES DEUX MOINES NUS

Nous sommes venus au mont Sinaï, voir l’abbé Etienne de Cappadoce; et il nous a raconté ceci. Lorsque j’étais à Raïthou il y a des années, je me trouvais à l’église le jeudi saint. Le saint sacrifice s’accomplissait et tous les pères y assistaient. Voici que j’aperçois deux anachorètes entrant dans l’église. Ils étaient nus, et aucun autre père que moi ne remarqua qu’ils étaient nus. Lorsque donc ils eurent communié au Corps et au Sang du Seigneur, ils quittèrent l’église et s’en allèrent. Je sortis avec eux. Comme nous étions partis, je me mis à genoux devant eux et leur dis «je vous prie, prenez-moi avec vous.» Ils s’aperçurent que j’avais vu qu’ils étaient nus et me dirent : «Tu es bien ici, restes-y.» J’insistai auprès d’eux pour qu’ils me prissent avec eux; alors il me dirent : «Tu ne peux pas vivre avec nous; reste, tu es bien ici.» Ils firent une prière pour moi, et sous mes yeux ils marchèrent sur les eaux de la mer Rouge et la passèrent à pied.

ABBA ZOZIME

Je suis allé voir l’abbé Zozime, de Cilicie, au mont Sinaï, lorsque je me trouvais au Sinaï. Le moine avait refusé l’épiscopat et il était revenu dans sa cellule; il pratiquait une grande ascèse. Il me fit le récit suivant. Lorsque j’étais jeune, je quittai le mont Sinaï et je m’en allai à Ammoniace pour m’y fixer dans une cellule. Et je trouvai là un moine qui portait un manteau. Quand le moine me vit, avant de me saluer, il me dit : «Pourquoi es-tu venu ici, Zozime ? Va-t-en d’ici : tu ne peux pas y rester.» Je pensais qu’il m’avait reconnu, et me mettant à genoux devant lui, je lui dis : «Je te prie, bon moine, comment me connais-tu ?» Il me répond : «Il y a deux jours, quelqu’un m’est apparu et m’a dit : «Voici que vient à toi un moine nomme Zozime. Ne permets pas qu’il reste ici; car je veux lui confier l’église de Babylone en Egypte.» Se taisant et me congédiant, il s’éloigna de moi d’environ un jet de pierre. Puis ayant passé quelque deux heures à prier, il revint à moi; et avant baisé mon front il me dit : «C’est vrai, mon enfant, tu as bien fait de venir. C’est Dieu qui t’a conduit ici pour que tu m’enterres.» Je lui dis : «Depuis combien d’années es-tu ici, abba ?» Il me répondit : «Je finis mes quarante-cinq ans.» Et son front m’apparut comme du feu. Il me dit : «La paix soit avec toi, mon fils; prie pour moi.» Et en disant cela, le serviteur de Dieu s’étendit et expira. Pour moi, ayant creusé sa tombe, je l’enterrai, et deux jours après je m’en allai glorifiant Dieu.

UNE RÉSURRECTION

Le moine nous raconta encore ceci. Il y a vingt-deux ans je montai à Porphyrite, voulant m’y fixer; et je pris avec moi mon disciple Jean. Comme nous arrivions, nous trouvâmes là deux anachorètes et nous restâmes près d’eux. L’un était de Mélitène et s’appelait Théodore; l’autre, Paul, était du pays des Galates. Théodore était du monastère de l’abbé Euthyme. Ils portaient des manteaux en peaux de buffles. Je restai là environ deux ans. Nous étions éloignés les uns des autres d’à peu près deux stades. Un jour donc que mon disciple Jean était assis, un serpent le piqua, et il mourut aussitôt, ayant répandu son sang de tous ses membres. Dans mon affliction j’allai trouver les anachorètes. Et comme ils me voyaient tout troublé et désolé, avant que j’aie ouvert la bouche, ils me dirent : «Qu’y a-t-il, abbé Zozime ? Le frère est mort ?» Je leur répondis : «Oui.» Ils vinrent donc avec moi, le virent étendu à terre, et me dirent : «Ne te chagrine pas, abba Zozime, Dieu te vient en aide.» Et appelant le frère, ils dirent : «Frère Jean, réveille-toi, le moine a besoin de toi.» Et aussitôt le frère se leva de terre. Puis avant recherché la bête et l’ayant prise, ils la coupèrent en deux sous nos yeux. Ils me dirent alors : «Abbé Zozime, va-t-en au Sinaï; car Dieu veut te confier l’église de Babylone.» Nous partîmes donc sur-le-champ; et quand nous arrivâmes au Sinaï, quelques jours après, l’abbé du Sinaï m’envoya avec deux autres à Alexandrie. Et le pape d’Alexandrie, le bienheureux Apollinaire, nous prit et fit de nous trois évêques : l’un pour Héliopolis, l’autre pour Léontopolis, et moi pour Babylone.

LE LION ET L’EULOGIE

Quelques-uns des pères du Sinaï nous racontèrent touchant l’abbé Serge, l’anachorète, que lorsqu’il demeurait au Sinaï, l’économe l’avait chargé des mulets. Un jour donc qu’il était en route, voici qu’un lion se trouvait couché sur le chemin. Les mulets et les muletiers voyant le lion furent pris de peur et s’éloignèrent. Alors l’abbé Serge, tirant de son sac une eulogie, s’approcha du lion et lui dit : «Prends cette eulogie des pères et va-t-en du chemin, pour que nous passions.» Et le lion ayant pris l’eulogie s’éloigna.

LE TABLIER A L’ENVERS

Les pères de ce même saint lieu nous dirent à propos de l’abba Orentus qu’un dimanche il entra dans l’église avec son tablier à l’envers et portant les poils à l’extérieur. Comme il se tenait ainsi au chœur, les habitants du lieu lui dirent : «Bon moine, pourquoi es-tu entré ainsi et nous tournes-tu en dérision devant les étrangers ?» Le moine leur répondit : «Vous avez mis à l’envers le Sinaï et personne ne vous a rien dit; et moi, parce que je mets mon tablier à l’envers, vous me faites des reproches ? Allez; et je corrigerai ce que j’ai mis à l’envers.»

BILOCATION. LA VIEILLE QUI FAIT L’AUMÔNE DANS L’ÉGLISE

Amma Damienne, solitaire, mère de l’abba Athénogène, évêque de Pétra, nous a raconté qu’il y avait sur la sainte montagne du Sinaï un higoumène nommé Georges, homme de grande réputation et ascète. Le samedi saint, alors qu’il était assis dans sa cellule, il vint à cet abba Georges un désir : il voulut célébrer la sainte Résurrection dans la ville sainte et participer aux saints mystères à la sainte Résurrection du Christ notre Dieu. Durant toute la journée le moine resta à retourner ses pensées et à prier. Quand arriva le soir, son disciple vint et lui dit : «Ordonne, Père, que nous allions à l’office.» Le moine lui répondit : «Va; et au moment de la sainte communion viens ici, et j’irai.» Et le moine resta dans sa cellule. Lorsque vint le moment de la sainte communion à la sainte Résurrection, le moine se trouva près du bienheureux évêque Pierre, qui lui donna la sainte communion avec les prêtres. Le patriarche l’ayant vu dit à Ménas, son syncelle : «Quand est arrivé; l’abba du Sinaï ?» Le syncelle répondit : «Avec tout mon respect, seigneur, je ne l’ai vu, seigneur, que maintenant.» Alors le patriarche dit au syncelle : «Dis-lui de ne pas s’en aller; car je veux qu’il prenne son repas avec moi.» Le syncelle alla dire cela au moine. Celui-ci répondit : «Que la volonté de Dieu soit faite.» Lorsque le moine eut quitté l’assemblée et vénéré le saint sépulcre, il se retrouva dans sa cellule. Et voici que son disciple frappe et dit : «Père, viens communier.» Le moine vint à l’église avec son disciple et communia aux saints mystères. L’archevêque Pierre, mécontent de ce qu’il lui avait désobéi, adressa après la fête une lettre au moine, à l’abba Photius, évêque de Pharan, et aux pères du Sinaï, pour qu’ils lui envoient l’abba. Lorsque celui qui portait la lettre fut arrivé et l’eut remise, le moine envoya au patriarche trois prêtres : l’abba Etienne, de Cappadoce, homme célèbre, l’abba Zozime, dont nous avons déjà fait mention, et l’abba Dulcitius, Romain; et il se justifia en écrivant ceci : «A Dieu ne plaise, très vénéré seigneur, que j’aie méprisé votre saint message.» Il ajouta : «Que votre Béatitude sache que dans six mois nous devrons comparaître ensemble devant le Christ notre Seigneur et Dieu, et là je vous vénérerai.» Les prêtres partirent et donnèrent la lettre au patriarche. Ils dirent que le moine était très âgé et n’était pas venu en Palestine. Ils montrèrent aussi la lettre de l’évêque de Pharan témoignant que le moine avait autour de soixante-dix ans et ne sortait pas de la sainte montagne du Sinaï. Le saint et doux Pierre eut cependant le témoignage des évêques qui se trouvaient là et des clercs qui disaient : «Nous avons vu le moine et nous l’avons tous salué par le saint baiser.» Donc après avoir encore vécu six mois, le moine et le patriarche moururent comme l’avait prédit le moine. La même abbesse Damienne nous raconta encore ceci. Le vendredi saint, avant de me faire recluse, j’allai aux Saints-Côme et Damien et j’y passai toute la nuit. Le soir une vieille femme de la Galatie phrygienne vint et donna à tous ceux qui étaient dans le temple deux menues pièces de monnaie. Je la connaissais parce que souvent elle m’avait donné. Un jour une cousine à moi et au très fidèle empereur Maurice, venue pour prier dans la ville sainte, y passa un an. Je la pris avec moi et j’allai aux Saints-Côme et Damien. Comme nous étions dans l’oratoire, je dis à ma parente : «Regarde, madame, cette vieille femme vient et va donner à chacun deux petites pièces; prends-les et ne fais pas la dédaigneuse.» Mais elle se fâcha et dit : «Suis-je obligée de les prendre ?» Alors je lui dis : «Oui, prends-les, parce que c’est une femme grande devant Dieu; elle les distribue chaque semaine à ceux qu’elle trouve dans le temple; elle est veuve et a dans les quatre-vingt ans. Prends-les donc et tu les donneras à un autre; seulement ne repousse pas l’offrande de la vieille.» Pendant que nous parlions ainsi, voici que la vieille arrive et fait sa distribution; elle vient et donne tout tranquillement et sans mot dire. Elle donna aussi à ma cousine en disant : «Prends cela et mange.» Quand elle fut partie, nous reconnûmes que Dieu lui avait révélé ce que j’avais dit : «Prends-le et donne-le à un pauvre.» Elle envoya donc un de ses enfants acheter avec cet argent des graines de lupin et les mangea. Elle affirma devant Dieu qu’elles étaient douces comme le miel; en sorte qu’elle fut dans l’admiration et loua Dieu qui donne la grâce à ses serviteurs.

LA GLOIRE DE JEAN CHRYSOSTOME

Nous allâmes trouver l’abba Athanase à la laure de notre saint père Sabas, et il nous raconta qu’il avait entendu rapporter le fait suivant il l’abba Athénogène, évêque de Pétra, fils de l’abbesse Damienne. Ma grand-mère Jeanne avait un frère nommé Adelphios, évêque d’Arabessi. Elle avait aussi une sœur higoumène du monastère des femmes. Un jour l’évêque alla au monastère pour faire visite à sa sœur. En entrant dans la cour du monastère, il voit une des sœurs agitée par le démon et projetée sur le sol. L’évêque appelant sa sœur lui dit : «Est-ce qu’il te plaît que cette sœur soit tourmentée par le démon et déshonorée ? Ignores-tu que, comme higoumène, tu portes la responsabilité de toutes les sœurs ? Elle lui répond : «Que puis-je faire, moi, contre le démon ?» L’évêque lui dit à son tour : «Et que fais-tu ici depuis tant d’années ?» Et l’évêque ayant fait une prière délivra la sœur. Le même Athanase nous raconta encore, à propos du même évêque Adelphios, qu’il avait entendu dire ceci par sa sœur l’abbesse Jeanne : «Lorsque l’évêque de Constantinople, Jean Chrysostome, fut exilé à Cucuse, il demeura dans notre maison. Cela nous donna une grande confiance en Dieu et un grand amour». Mon frère Adclphios disait : «Quand le bienheureux Jean finit ses jours en exil, ce fut pour moi une peine insupportable que cet homme, un maître sur terre, qui a fait le bonheur de l’Eglise par ses discours, soit mort exilé de son siège. Je priais Dieu avec beaucoup de larmes, pour qu’il daignât me montrer quel sort était le sien et s’il était au rang des patriarches.» Ayant longtemps prié dans ce but, un jour je suis pris d’extase et je vois un homme très beau, qui me prenait de la main droite; il m’emmenait en un lieu brillant et glorieux et me montrait les hérauts de la piété et les docteurs de l’Eglise. Pour moi, dit-il, je regardais de tous côtés pour trouver celui que j’avais un tel désir de voir, le grand Jean que j’aimais tant. Comme il me les avait tous montrés en me disant le nom d’un chacun, il me reprit la main et me fit sortir. Je le suivais tout triste, n’avant pas vu saint Jean parmi les pères. Comme donc je sortais, celui qui gardait la porte me dit : Personne qui entre ici n’en sort triste.» Alors je lui dis : «Voici quel est mon chagrin: je n’ai pas vu au milieu des autres docteurs mon très aimé Jean, évêque de Constantinople.» Il me répond : «Tu veux parler du Jean de la pénitence ? L’homme encore vivant ne peut pas voir celui-là; car il se tient là où est le trône du Seigneur.»

LE STYLITE ET SES SERVITEURS

Le même abba Athanase nous raconta encore qu’il avait entendu dire à l’abba Athénogène, évêque de Pétra, qu’il y avait dans son pays un stylite, et tous ceux qui venaient le voir lui parlaient en se tenant au bas de la colonne, parce qu’il n’avait pas d’échelle. Si parfois un frère lui disait : «Je voudrais te dire ce que je pense», il lui répondait d’une voix douce : «Viens jusqu’au socle», et lui-même allait de l’autre côté de la colonne. Ils parlaient ainsi l’un à l’autre, le stylite étant en haut et le frère en bas; et personne de ceux qui étaient là n’entendait ce qu’ils disaient. L’abba Athanase disait encore ceci à propos de ce même stylite. Deux brouteurs ayant beaucoup d’affection l’un pour l’autre étaient venus à lui pendant bien des années tous deux ensemble, et jamais l’un sans l’autre. Un jour l’un d’eux, à l’insu de son compagnon, vint le trouver; il frappa plusieurs heures à la porte, mais le moine ne voulut pas lui ouvrir; en sorte que, ennuyé, il s’en retourna. En s’en retournant il rencontra son ami qui venait lui aussi voir le stylite. Ce dernier le ramena avec lui, pour qu’ils entrassent tous deux ensemble chez le moine. Lorsqu’il frappa à la porte, le moine fit connaître que ce dernier entrerait seul. Celui-ci étant donc entré se mit à demander au moine de laisser entrer son compagnon. Mais le moine répondit qu’il ne pouvait le recevoir. L’autre persévérant dans sa demande pendant longtemps, le moine lui dit : «Dieu sec détourne de lui, mon fils; je ne puis donc le recevoir.» Et comme ils étaient retournés chez eux, celui-là mourut deux jours plus tard.

LA LUTTE POUR LE CIEL

Le même abba Athanase disait : «Nos pères ont gardé l’abstinence et la pauvreté jusqu’à la mort. Mais nous, nous avons dilaté nos ventres et nos bourses.» Le moine disait encore; : «Du temps de nos pères on avait soin d’éviter les distractions. Mais maintenant ce qui nous occupe, c’est la marmite et le travail manuel.» L’abba Athanase nous raconta également ceci. Un jour il me vint cette pensée : Qu’en est-il de ceux qui luttent et de ceux qui ne luttent pas ? Et comme je me trouvais en extase, quelqu’un vint et me dit : «Suis-moi.» Et il me conduisit en un lieu éclatant de lumière, et il me plaça près d’une porte dont il est impossible de dire la beauté; et nous entendions comme une foule innombrable à l’intérieur louant Dieu. Et comme nous frappions, quelqu’un entendit à l’intérieur et dit : «Que voulez-vous ?» Mon guide répondit : «Nous voulons entrer.» L’autre reprit : «Personne n’entre ici s’il vit dans la négligence; mais si vous voulez entrer, allez lutter, sans rien estimer en ce vain monde.»

PRÉDICATION DE L’ABBÉ ZACHÉE

Procope le lettré, de Porphyre, nous raconta ceci à propos de l’abba Zachée. Mes deux fils faisaient leurs études à Césarée. Il survint à Césarée une grave épidémie, et je craignais que mes enfants ne mourussent, et je ne savais que faire. Car je me disais en moi-même : «Si j’envoie là-bas quelqu’un pour les ramener, je n’éviterai pas la colère de Dieu; mais je les laisse là-bas, ne vont-ils pas mourir ? Et je ne les reverrai pas.» Ne sachant donc pas ce que je devais faire, je dis : «Je vais aller trouver l’abba Zachée et je ferai ce qu’il me dira.» Je m’en vais donc à la sainte Sion (car c’est là qu’il demeurait toujours) et je ne le trouve pas. Je vais alors à l’atrium (de Sainte-Marie Mère de Dieu, et je le trouve debout dans un coin de l’atrium), et je lui parle de mes fils. M’ayant écouté, il se tourna du côté de l’orient et tendit son esprit vers le ciel environ deux heures sans rien dire. Alors se tournant vers moi, il me dit : «Confiance, ne te chagrine pas; tes enfants ne mourront pas de l’épidémie, et même dans deux jours l’épidémie cessera à Césarée.» (Et cela arriva comme le moine l’avait dit. Voilà ce que Procope le lettré, comme j’ai dit, nous a raconté.)

LA PESTE ET LES PRIÈRES DE L’ABBÉ ZACHÉE

L’abba Cyprien, surnommé Cuculas, dont le monastère est au delà de la porte de César, nous raconta ceci, quand nous vînmes le trouver. Comme une peste terrible ravageait cette ville, je me renfermai dans ma cellule, priant le Dieu clément d’avoir pitié de nous et de détourner sa colère menaçante. Et une voix me vint qui disait : L’abba Zachée a obtenu cette grâce.)

LE SARRAZIN IMMOBILISÉ PAR LE MOINE

Un Sarrazin païen raconta ceci à ceux qui vivaient à Clisma et à nous. J’étais allé à la montagne de l’abba Antoine pour chasser. Comme je m’avançais, je vois un moine assis sur la montagne, tenant un livre et lisant. Je monte vers lui pour le dépouiller et peut-être même le tuer. Et comme j’arrive près de lui, il étend la main droite vers moi en disant : «Arrête.» Et j’ai passé deux jours et deux nuits sans pouvoir aucunement bouger de place. Alors je lui dis : «Par le Dieu que tu honores, délivre-moi.» Il me répond : «Va en paix.» Et ainsi j’ai pu m’en aller du lieu où j’étais. L’HONNÊTE ANACHORÈTE Il y avait un anachorète nommé Théodore dans la région du saint Jourdain. Il vint dans ma cellule et me dit : «Je t’en prie, abba Jean, cherche-moi un livre qui contienne tout le Nouveau Testament.» Ayant donc cherché, j’apprends que l’abba Pierre, qui fut plus tard évêque de Chalcédoine, en avait un. J’y allai, je lui parlai, et il me montra un exemplaire en très beau parchemin. Je lui dis : «Combien vaut-il ?» Il me répond : «Trois deniers». Il ajoute : «C’est toi qui veut l’acheter, ou un autre ?» Je lui réponds : «Crois-moi, Père, c’est un anachorète qui le veut.» Alors l’abba Pierre me dit : «Si c’est un anachorète qui le veux, prends-le pour rien. Voici encore trois deniers. Si le livre lui plait, qu’il le garde; s’il ne lui plaît pas, tu as là trois deniers, achète-lui ce qu’il veut.» Prenant donc le livre, je le portai à l’anachorète. Il le prit et se retira au désert. Deux mois se passèrent, et l’anachorète revint à ma cellule et me dit : «Tu sais, abba Jean, une pensée me trouble, c’est que j’ai eu ce livre pour rien.» Je lui dis : «Ne te trouble pas, l’abba Pierre est riche et bon, et il est heureux de ce qu’il a fait.» L’anachorète reprit : «Je ne serai pas tranquille tant que je n’aurai pas donné le prix.» Je lui dis : «Et tu as de quoi payer ?» Il me répond : «Nullement; mais donne-moi un vêtement, que je le mette.» Car il était sans vêtement. Je lui donnai donc un vêtement ainsi qu’un vieux manteau, et il s’en alla, et il travailla au réservoir que construisait au Sinaï le patriarche de Jérusalem, Jean. Et comme il recevait journellement cinq petites pièces, il venait près de moi au monastère des Ailiotes; chaque jour il mangeait seulement dix graines de lupin, et il travaillait toute la journée. Ayant récolté avec sa paye trois deniers en petites pièces, il me dit : «Prends cet argent et donne-le lui; s’il n’en veut pas, rends-lui le livre.» J’allai donc dire cela à l’abba Pierre. Celui-ci ne voulait recevoir ni la monnaie ni le livre; toutefois je lui fis accepter l’argent et ne pas répudier le travail de l’anachorète. Il le prit. M’en retournant, je donnai le livre à l’anachorète, et tout joyeux il s’en alla au désert.

LES CINQ VIERGES POSSÉDÉES

Nous allâmes, moi et mon frère Sophrone, au monastère des Eunuques[37] au saint Jourdain, et l’abba Nicolas, prêtre de ce monastère, nous raconta ceci. Dans mon pays (il était de Lycie) il y a un monastère de vierges pour quarante environ. Dans ce monastère cinq vierges se décidèrent à partir la nuit et à se marier. Une nuit donc, quand toutes les moniales dormaient et qu’elles-mêmes voulaient s’habiller et s’enfuir, sur-le-champ toutes les cinq furent possédées par le démon. Dans ces conditions elles ne sortirent plus du monastère, mais elles bénissaient Dieu et confessaient leurs fautes, disant : «Béni soit le Dieu très bon, qui nous a donné cette leçon, afin que nos âmes ne périssent pas.»

LA PROSTITUÉE NOURRIE PAR L’ABBA SISINIUS

L’abba Jean, prêtre du monastère des Eunuques, nous raconta qu’il avait entendu l’abba Sisinius l’anachorète rapporter ceci. Un jour j’étais dans ma grotte, proche du saint Jourdain; et comme je psalmodiais Tierce, voici qu’une femme sarrasine vint et entra dans ma grotte. Elle se mit devant moi et se dévêtit. Je ne me troublai pas, je finis ma prière dans le plus grand calme et la crainte de Dieu, et l’ayant terminée, je lui dis en syriaque : «Assieds-toi, que je te parle; et alors je ferai ce que tu voudras.» Elle s’assit. Alors je lui dis : «Tu es chrétienne ou païenne ?» Elle répondit : «Chrétienne.» Je repris : «Tu ne sais pas à quoi sont condamnés ceux qui commettent l’impureté ?» Elle me dit : «Si, je le sais.» Alors je lui dis : «Et pourquoi veux-tu faire le mal ?» Elle me répondit : «Parce que j’ai faim.» Alors je lui dis à mon tour: «Ne fais pas le mal; mais viens chaque jour.» Et de ce que Dieu m’envoyait, je lui donnais à manger, jusqu’au jour où je quittai ces lieux.

VISITE DE L’ABBÉ JEAN À L’ABBA CALLINIQUE

Le même abba Jean racontait encore ceci. Quand j’étais jeune, je désirais aller trouver les moines célèbres et renommés pour être bénit et édifié par eux. J’avais donc entendu parler du grand abba Callinique, celui du monastère de saint Sabas le reclus; et je demandai à quelqu’un de ses familiers de me conduire à lui. J’allai donc à lui. Le frère qui me conduisait s’assit près de sa fenêtre et parla longtemps avec lui. Je me disais en moi-même que le moine ne m’avait jamais vu et qu’il n’était pas disposé à me recevoir. Le frère s’étant retiré me dit d’entrer, de saluer le moine et de me faire bénir par lui; et il lui dit : «Père, prie pour ton serviteur que voici, parce qu’il est venu ici dans les premiers.» Le moine répondit : «En effet, mon fils, je te connais. Car il y a vingt jours, je suis descendu au saint Jourdain, et quelqu’un est venu à moi sur le chemin en me disant : «Prie pour moi.» Je lui ai demandé : «Quel est ton nom ?» Il m’a répondu: «Jean.» Depuis lors je te connais.» Ayant entendu cela, je reconnus que lorsque j’avais songé à venir à lui, Dieu lui avait révélé comment je m’appelais et qui j’étais.

LE MOINE NON BAPTISÉ

Le moine nous raconta encore ceci. Lorsque l’abba Serge, anachorète, était à Rouban après être parti du Sinaï, il envoya là au monastère un jeune moine pour qu’il fût baptisé. Et comme nous demandions la raison pour laquelle on le baptisait, l’abba Serge, ministre de l’abba Serge, nous dit : «Lorsque celui-ci est venu, voulant rester avec nous dans le désert, je l’ai reçu en ma qualité de ministre, mais je l’ai bien averti de ne pas embrasser inconsidérément un tel genre de vie. Mais voyant son insistance, je l’ai pris le lendemain et suis allé chez le moine. Celui-ci, aussitôt qu’il le vît, avant même que j’aie parlé, me dit à part : «Que veut ce frère ?» Je répondis : «Il demande de rester avec nous.» Alors le moine me dit : «Crois-moi, mon frère, il n’est pas baptisé; mais conduis-le au monastère des Eunuques et fais-le baptiser dans le saint Jourdain.» Pour moi, étonné de ce mot, je demandai au frère qui il était et d’où il venait. Il me répondit qu’il était de l’occident, que ses parents étaient païens et qu’il ignorait s’il était baptisé ou non. Alors donc, après l’avoir catéchisé, nous le fîmes baptiser dans le saint Jourdain; et il resta dans le monastère en rendant grâces à Dieu. PRÉDICTION DE L’ABBÉ SERGE A propos de cet abba Serge, anachorète, l’abba Serge d’Arménie, son disciple, nous raconta ceci. L’abba Grégoire, qui était higoumène de la laure de Pharan, avait beaucoup insisté pour que je l’emmène chez le moine. Un jour donc je le fis descendre chez le moine; celui-ci était alors du côté de la mer Morte. Lorsque le moine le vit, il le salua avec grande joie, et ayant apporté de l’eau, il lui lava les pieds, et durant toute la journée lui parla de l’édification de l’âme; et le jour suivant il le congédia. Lorsque donc l’abba Grégoire fut parti, je dis au moine : «Sais-tu, Père, que j’ai été étonné de ce que je t’avais amené bien des évêques, des prêtres et d’autres, et jamais tu n’as lavé les pieds à aucun d’eux, sinon au seul abba Grégoire.» Alors le moine me dit : «Mon enfant, je ne sais qui est l’abba Grégoire; tout ce que je sais, c’est que j’ai reçu le patriarche dans ma grotte. Car je l’ai vu revêtu de l’omophorion et portant le saint Evangile.» Et c’est ce qui arriva; car six ans plus tard, Dieu jugea l’abba Grégoire digne de devenir patriarche de Théopolis[38], ainsi que le moine l’avait prévu.

VERTUS DU MÊME GRÉGOIRE

Quelques moines, parlant de l’abba Grégoire, patriarche de Théopolis, disaient qu’il avait excellé dans les vertus suivantes : aumône, oubli des injures et larmes. Il avait également une grande compassion à l’égard des pécheurs. De tout cela nous avons eu bien souvent l’expérience.

LA PENSÉE DE L’ÉTERNITÉ

Un frère vint trouver l’abba Olympe à la laure de l’abba Gérasime, près du saint Jourdain, et lui dit : «Comment restes-tu ici avec une telle chaleur et au milieu de tant de vers ?» Le moine lui répondit : «Je supporte les vers pour échapper au ver qui ne ne meurt pas; et de même j’endure cette chaleur, parce que je crains le feu éternel. Ceci n’a qu’un temps; cela n’a pas de fin.»

L’ENNUI

Un autre frère vint à la laure de l’abba Gérasime trouver l’abba Alexandre, higoumène, et lui dit : «Abbé, je veux quitter l’endroit où je vis, parce que je m’ennuie beaucoup.» L’abba Alexandre lui répondit : «Mon fils, évidemment ceci est le signe que tu ne penses ni au châtiment éternel, ni au royaume des cieux; car alors tu ne sentirais pas l’ennui.»

LE CHEF DE BRIGANDS DEVENU MOINE

Nous nous sommes rendus dans la Thébaïde, et nous avons rencontré, pour notre édification, le sophiste Phibamon, dans la ville d’Antinoé[39]. Voici ce qu’il nous a raconté. Il y avait du côté de la ville du désert[40] un brigand, appelé David, qui avait dépouillé bien des gens, en avait tué beaucoup, commis toutes sortes de forfaits, pour ainsi dire, comme personne autre. Un jour donc qu’il était encore en train de voler dans la montagne, ayant avec lui plus de trente compagnons, il rentra en lui-même, pénétré de douleur pour le mal qu’il avait fait; et abandonnant tous ceux qui étaient avec lui, il s’en alla dans un monastère. Il frappa à la porte du monastère; le portier vint et lui dit : «Que veux-tu ?» Le chef de brigands répondit : «Je veux devenir moine.» Le portier rentra et annonça la chose à l’abba. L’abba vint donc, et ayant vu qu’il était vieux, il lui dit : «Tu ne peux pas rester ici, parce que les frères ont une vie très fatigante, leur ascèse est grande; tu as d’ailleurs un autre tempérament, et tu ne pourrais supporter la discipline du monastère.» L’autre insistait : «Si, je ferai tout cela; reçois-moi seulement.» L’abba restait ferme, disant : «Tu ne peux pas.» Alors le chef des brigands lui dit : «Sache que je suis David, chef de brigands. Je suis venu ici pour pleurer mes péchés. Si tu ne veux pas me recevoir, je te jure, et j’en atteste celui qui habite aux cieux, que je retourne à mon premier métier, j’amène ceux qui étaient avec moi, et je vous tue tous, et je détruis votre monastère.» En entendant cela, l’abba le reçut dans le monastère, et lui ayant coupé les cheveux, lui donna le saint habit. Il commença donc à lutter, et pour l’ascèse, l’obéissance et l’humilité, il surpassait tous ceux qui étaient dans le monastère. Or, il y avait dans le monastère environ soixante-dix moines. Il devint donc l’édification et le modèle de tous. Un jour qu’il était assis dans sa cellule, l’ange du Seigneur survint et lui dit : «David, David, le Seigneur Dieu t’a pardonné tes fautes, et désormais tu feras des miracles.» Il répondit à l’ange : «Je ne peux pas croire qu’en si peu de temps Dieu m’ait pardonné toutes mes fautes, plus lourdes que le sable de la mer.» L’ange reprit : «Si je n’ai pas épargné le prêtre Zacharie, quand il doutait de moi au sujet de son fils, et si j’ai enchaîné sa langue pour lui apprendre à ne pas douter de ce que je disais, est-ce que je vais t’épargner ? C’est pourquoi désormais tu ne parleras plus du tout.» L’abba David se prosterna et dit : «Quand j’étais dans le monde, commettant des crimes et versant le sang, je parlais; et lorsque je veux servir Dieu et proférer ses louanges, tu m’enchaînes la langue pour que je ne parle plus ?» Alors l’ange lui répondit : «Tu parleras seulement pour l’office, mais en dehors de l’office tu ne parleras pas du tout.» C’est ce qui advint. Dieu fit par lui beaucoup de miracles. Il récitait les psaumes, mais il ne pouvait prononcer d’autre parole, ni grande ni petite. Celui qui nous a raconté cela ajoutait : «Souvent je l’ai vu et j’ai glorifié Dieu.

AVIS D’UN DES MOINES DES CELLULES

L’un des moines disait aux frères qui étaient aux Cellules : «Ne cherchons pas à être esclaves des plaisirs de l’Egypte, qui livrent au funeste tyran Pharaon.» Il disait encore : «Plaise à Dieu que les hommes déploient autant d’ardeur pour le bien qu’ils en ont pour le mal; qu’ils transforment en désir de piété l’empressement qu’ils ont pour les théâtres, les inutiles fêtes, l’amour des richesses, la vaine gloire et l’injustice. Nous ne méconnaîtrions pas combien Dieu nous estime et quelle force nous avons contre le démon.» Le moine dit encore : «Rien n’est plus grand que Dieu, ni égal à lui, ni même légèrement inférieur. Qu’y a-t-il de plus fort et de plus heureux que celui qui a Dieu pour auxiliaire ?» Il dit encore : «Dieu est partout : il est proche de ceux qui sont pieux et qui luttent, de ceux qui ne se contentent pas de faire profession de sainteté, mais qui s’illustrent par leurs œuvres. Or, là où est Dieu, qui prétendra tendre des embûches, qui aura la force de nuire ?» Il dit encore : «La force des hommes n’est pas dans leur nature, car elle est changeante, mais dans leur intention jointe à l’aide de Dieu. Prenons donc soin de notre âme, mes enfants, autant que de notre corps.» Le moine dit encore : «Rassemblons les remèdes de l’âme, c’est-à-dire la piété, la justice, l’humilité, la soumission. Car le plus grand médecin des âmes, le Christ notre Dieu, est proche, et il veut nous guérir. Ne le dédaignons pas.» Il dit encore : «Le Seigneur nous enseigne à être tempérants; mais, malheureux que nous sommes, par la mollesse nous nous laissons plutôt aller au plaisir.» Le moine dit encore : «Offrons-nous nous-mêmes à Dieu, ainsi que le dit saint Paul (Rom 6,13) comme étant vivants, de morts que nous étions; et sans regarder en arrière, oublions le passé, mais courons droit au but pour remporter le prix auquel nous sommes appelés d’en-haut» (Phil 3,13). Un frère demanda au moine : «Pourquoi est-ce que je juge constamment mes frères ?» Le moine répondit : «Par ce que tu ne te connais pas encore toi-même. Car celui qui se connaît lui-même ne voit pas ce que font ses frères.»

LE CHATIMENT DU CLERC MAUVAIS

Nous allâmes à l’Ennaton d’Alexandrie, au monastère de Salama, et nous trouvâmes là deux moines. Ils nous dirent qu’ils étaient de l’Eglise de Constantinople. Ils nous racontèrent à propos du bienheureux Gennade, patriarche de Constantinople, qu’il était, tourmenté de toutes sortes d’inquiétudes au sujet d’un certain clerc, nommé Charisius, qui se conduisait fort mal. Le patriarche ayant fait venir tenta de le corriger. Comme ses admonestations ne servaient de rien, il lui fit appliquer paternellement les châtiments ecclésiastiques. Le patriarche voyant que rien n’agissait sur le clerc (il se livrait à des meurtres et à la magie), envoie un de ses apocrisiaires (Charisius était en effet leur lecteur), et lui dit : «Fais savoir ceci à saint Eleuthère : Ton soldat, saint Eleuthère, commet de grands péchés; ou bien corrige-le, ou bien débarrasse-nous-en.» L’apocrisiaire alla donc à l’oratoire du saint martyr Eleuthère, et se tenant face à l’autel et tourné vers l’abside, il étendit la main et dit au martyr : «Saint martyr du Christ, le patriarche Gennade te fait dire par moi, qui suis pécheur : «Ton soldat commet de grands péchés; ou bien corrige-le, ou bien débarrasse-nous en.» Le lendemain le malfaiteur fut trouvé mort; et tous, frappés de stupeur, glorifièrent Dieu.

JULIEN L’ARCHIDIACRE ET JULIEN LE MARTYR

Comme nous étions à l’Ennaton, au monastère de Tougara, l’abba Ménas, supérieur, nous raconta ceci à propos du saint pape Euloge[41]. Une nuit, comme il célébrait l’office en particulier dans l’oratoire de l’évêque, il voit debout près de lui l’archidiacre Julien. A cette vue il se troubla, se demandant pourquoi il était entré sans prévenir; mais il se tut. Ayant terminé le psaume, il se prosterna. Celui lui s’était montré à lui sous la figure de l’archidiacre fit de même. Le pape s’étant ensuite relevé et l’ayant salué, l’autre restait sur le sol. Le pape donc, se tournant vers lui, lui dit : «Pourquoi ne te lèves-tu pas ?» Il lui répondit : «Si tu n’étends pas toi-même la main pour me relever, je ne le pourrai pas.» Alors l’abba étendant la main le prit et le releva. Il se mit de nouveau à psalmodier; et s’étant retourné, il ne vit plus personne. Après qu’il eut terminé l’office du matin, il appela son camérier et lui dit : «Pourquoi ne m’as-tu pas annoncé la venue de l’archidiacre, qui est entré ainsi chez moi sans prévenir, et cela la nuit ?» L’autre répondit qu’il n’avait vu personne et que personne n’était entré. Le pape ne Te crut pas et il lui dit : «Appelle-moi ici le portier.» Celui-ci vint, et il lui dit : «L’archidiacre Julien n’est-il pas monté ici ?» Le portier affirma avec serment qu’il n’était ni monté ni descendu. Alors le pape se tint silencieux. Mais le matin venu, l’archidiacre Julien monta pour la salutation. Le pape lui dit : «Archidiacre Julien, pourquoi n’as-tu pas observé l’usage, et cette nuit es-tu venu à moi sans prévenir ?» L’autre répondit : «Avec le respect que je dois à mon seigneur, je ne suis ni monté ici, ni descendu de ma demeure, si ce n’est à cette heure-ci.» Alors le grand Euloge comprit qu’il avait vu le martyr Julien, qui l’incitait à lui rebâtir son temple. Car depuis longtemps il était en mauvais état, délabré et menaçant ruine. Avec beaucoup d’ardeur le divin Euloge, qui aimait ce martyr, mit la main à l’œuvre et releva ce temple, le restaurant depuis les fondements, le parant d’ornements de toutes sortes, comme en était digne le saint martyr.

LA LETTRE DE SAINT LÉON CORRIGÉE PAR L’APÔTRE PIERRE

L’abba Ménas, supérieur du même monastère, nous raconta également qu’il avait entendu dire ceci par le même abba Euloge, pape d’Alexandrie. Etant allé à Constantinople, j’habitai chez le seigneur Grégoire, archidiacre de Rome, homme de grande vertu, et il me raconta, à propos du très saint et bienheureux Léon, pape de Rome, qu’il est porté par écrit dans l’Eglise de Rome qu’ayant écrit à saint Flavien, patriarche de Constantinople, la lettre contre les impies Eutychès et Nestorius, il la déposa sur le tombeau de Pierre, le prince des apôtres, et s’adonnant à la prière, au jeûne, et couchant à terre, il invoquait le chef des disciples en disant : «Si, étant homme, j’ai fait quelque erreur, toi à qui le Seigneur Dieu et notre Sauveur Jésus Christ a confié l’Eglise et ce siège, corrige-le.» Et après quarante jours l’apôtre lui apparut pendant qu’il priait et lui dit : «J’ai lu et j’ai corrigé.» Il reprit la lettre sur le tombeau de saint Pierre, l’ouvrit et la trouva corrigée de la main de l’apôtre.

LE PAPE LÉON VA REMERCIER LE PATRIARCHE EULOGE

Théodore, le très saint évêque de la ville de Damé en Libye, nous raconta ceci. Lorsque j’étais syncelle du saint pape Euloge, je vis durant mon sommeil un homme grand et vénérable, qui me disait : «Annonce-moi chez le pape Euloge.» Je lui dis : «Qui es-tu, maître ? Pourquoi veux-tu que je t’annonce ?» Il me répondit : «Je suis Léon, le pape de Rome.» J’entrai et l’annonçai ainsi : «Le très saint et bienheureux pape Léon, chef de l’Eglise de Rome, veut vous présenter ses hommages.» Le pape Euloge entendant cela se leva en hâte et alla à sa rencontre. Ils se saluèrent mutuellement, firent une prière et s’assirent. Alors le divin et théophore Léon dit au pape Euloge : «Sais-tu pourquoi je suis venu il vous ?» Euloge répondit : «Non.» Léon reprit : «Je suis venu pour vous remercier, parce que vous avez bien et magnifiquement défendu la lettre que j’ai écrite à notre frère Flavien, patriarche de Constantinople, fait connaître ma pensée et fermé la bouche aux hérétiques. Sachez, mon frère, que ce n’est pas seulement à moi que vous avez été agréable par votre travail, mais aussi au chef des apôtres, à Pierre, et avant tout à la Vérité même dont nous sommes les hérauts, c’est-à-dire au Christ notre Dieu.» Ayant vu cela non seulement une, mais trois fois, et persuadé par cette triple vision, je la racontai au saint pape Euloge. En m’entendant il pleura, et levant les mains vers le ciel, il rendit grâces à Dieu, disant : «Je te rends grâces, Seigneur Christ, notre Dieu, de ce que, malgré mon indignité, tu as fait de moi le héraut de ta vérité; et grâce aux prières de tes serviteurs Pierre et Léon, tu as agréé dans ta bonté, tout comme les deux liards de la veuve, le peu de bonne volonté que nous avons.»

LES FAUTES DU PATRIARCHE

Lorsque l’abba Ammos descendit à Jérusalem et fut consacré patriarche, tous les higoumènes des monastères montèrent lui présenter leurs hommages; j’y montai aussi avec mon higoumène. Et le patriarche se mit à parler ainsi aux pères : «Priez pour moi, mes pères, car on m’a mis en main un fardeau lourd et difficile à porter, et je ne suis pas peu effrayé de la charge du patriarcat. C’est à Pierre, à Paul, à Moïse et à leurs semblables qu’il appartient de gouverner les âmes raisonnables, mais moi je suis un misérable; plus que tout, le poids de l’imposition des mains m’effraye. J’ai trouvé écrit que le bienheureux Leon, qui fut lc chef de l’Eglise de Rome, resta quarante jours près du tombeau de l’apôtre Pierre d’intercéder pour lui auprès de Dieu, afin que lui soient pardonnées ses fautes. Et à la fin des quarante jours, l’apôtre Pierre lui apparut et lui dit : J’ai prié pour toi, et toutes tes fautes te sont remises, sauf celles relatives aux ordinations. Il te sera seulement demandé si tu as bien ordonné ou non ceux que tu as ordonnés.

UN ÉVÊQUE CALOMNIÉ

L’abba Théodore nous raconta qu’à trente milles de Rome il y a une petite ville appelée Romilla. Dans cette ville était un grand évêque très vertueux. Un jour quelques gens de Romilla allèrent trouver le bienheureux pape de Rome, Agapet, et accusèrent leur évêque en disant au pape qu’il mangeait dans le disque consacré. Le pape, stupéfait d’entendre cela, envoya deux clercs qui amenèrent l’évêque à pied et enchaîné à Rome; et quand il fut là, il le fit mettre en prison. L’évêque ayant passé trois jours en prison, le saint jour du Seigneur arriva. Et comme le pape reposait, le jour du Seigneur commençant à poindre, il vit en son sommeil quelqu’un qui lui disait : «En ce jour du Seigneur n’offre pas le saint sacrifice, ni toi ni aucun autre des clercs ou des évêques qui sont dans la ville; mais l’évêque que tu tiens enfermé en prison, je veux que celui-là aujourd’hui offre le sacrifice.» Le pape s’étant éveillé se dit à propos de la vision qu’il avait eue : «J’ai reçu contre lui une telle accusation, et c’est lui qui doit offrir le sacrifice ?» Il lui vint donc pour la seconde fois une vision et une voix qui lui disait : «Je te l’ai dit, l’évêque qui est en prison, c’est lui qui doit offrir le sacrifice.» Comme il était encore dans l’embarras, la vision se produisit semblablement une troisième fois et lui redit la même chose. Le pape s’étant éveillé envoya à la prison, et faisant venir l’évêque, il l’interrogea et lui dit : «Quelle est ton occupation ?» L’évêque ne répondit rien sinon : «Je suis un pécheur.» Ne pouvant donc décider l’évêque à dire autre chose, le pape lui dit alors : «Aujourd’hui tu vas offrir le sacrifice.» Il se mit au saint autel, le pape se tint près de lui, et les diacres entourant l’autel, l’évêque commença la sainte anaphore. Quand il eut terminé la prière de la sainte proscomidie, avant d’ajouter la conclusion à la prière, il recommença une seconde fois, puis une troisième et une quatrième, la sainte anaphore. Tous s’étonnant de sa lenteur, le pape lui dit : «Que signifie ceci, que tu as dis quatre fois déjà la sainte prière, et tu ne la termines pas ?» Alors l’évêque répondit : «Excuse-moi, saint Père, c’est que je n’ai pas vu comme d’habitude la venue du saint Esprit, voilà pourquoi je n’ai pas terminé. Mais éloigne du saint autel le diacre qui porte le ripidion, parce que je n’ose pas le lui dire.» Alors le divin Agape donna ordre, le diacre s’éloigna, et aussitôt l’évêque et le pape virent la venue du saint Esprit. Et encore le voile qui se trouvait au-dessus du saint autel se transporta de lui-même et couvrit le pape, l’évêque et tous les diacres qui l’assistaient, ainsi que le saint autel, et cela pendant trois heures. Alors le divin Agapet reconnut que l’évêque était de grande vertu, qu’il avait été calomnié, et que lui-même lui avait fait tort. Il en eut du chagrin et résolut de ne jamais rien décider avec hâte, mais d’y apporter grande réflexion et grande longanimité.

L’HUMILITÉ DU PAPE GRÉGOIRE LE GRAND

Nous allâmes trouver aux Monidia l’abba Jean, de Perse, et voici ce qu’il nous raconta sur Grégoire le Grand, le bienheureux évêque de Rome. J’allai à Rome vénérer les tombes des saints apôtres Pierre et Paul; et un jour que je me trouvais au milieu de la ville, je vois que le pape Grégoire va passer près de moi. Je pensais donc à me prosterner devant lui. En me voyant, ceux qui l’escortaient se mirent à me dire l’un après l’autre : «Abbé, ne te prosterne pas.» Je ne savais pourquoi ils me parlaient ainsi; mais je pensais qu’il serait malséant que je ne me prosterne pas. Lorsque le pape fut près de moi, voyant que je me baissais pour me prosterner (je le dis devant le Seigneur, mes frères), le premier il se jeta à terre et ne se releva pas avant que moi-même je me fusse levé. Et me saluant avec beaucoup d’humilité, il me donna de sa main trois deniers et prescrivit de me fournir un vêtement et tout ce qui me serait nécessaire. Je glorifiai donc Dieu, qui l’avait doué d’une telle humilité, miséricorde et charité à l’égard de tous.

HISTOIRES ET SENTENCES DE MARCEL DE SCÉTÉ

Nous allâmes à la laure des Monidia visiter l’abba Marcel de Scété; le moine, désireux de nous édifier, nous raconta ceci. Lorsque j’étais dans mon pays (il était d’Apamée), il y avait là un cocher nommé Phileremus. Un jour donc qu’il n’avait pas eu la palme de la victoire, ses partisans se levèrent en lui criant : «Phileremus ne remporte pas la palme dans la ville.» Je vins ensuite à Scété; et lorsqu’il y avait lutte en mon esprit pour décider si j’irais en ville ou à la campagne, je me disais aussitôt : «Marcel, Phileremus ne remporte pas la palme dans la ville.» Et par la grâce de Dieu, cette pensée fit que je ne quittai pas Scété durant trente-cinq ans, jusqu’au moment où les barbares vinrent, me vendirent à Pentapolis et dévastèrent Scété. Le même abba Marcel nous raconta, comme s’il s’était agi d’un autre moine établi à Scété (mais c’était lui), qu’une nuit il se leva pour faire l’office. Comme il commençait l’office, il entendit la voix comme d’une trompette guerrière; le moine en fut troublé et il se dit en lui-même : D’où vient cette voix ? Il n’y a pas ici de soldats, et pas non plus de guerre. Et comme il réfléchissait ainsi, voilà que le démon s’approche de lui et lui dit : «Si, il y a la guerre. Si tu ne veux pas faire la guerre et qu’un te la fasse, va-t-en dormir, et tu ne seras pas du moine au attaqué.» Le moine dit encore : «Croyez-moi, mes enfants, il n’y a rien pour troubler, exciter, irriter, blesser, perdre, chagriner et monter contre nous les démons et Satan, l’auteur de tout mal, comme la continuelle médiation des psaumes. En effet, toute la sainte Ecriture est utile et ne tourmente pas peu les démons; mais rien ne les tourmente autant que le psautier. Car de même que dans le peuple, quand une partie des gens fait l’éloge du roi, les autres ne s’en fâchent pas et ne se soulèvent pas contre les premiers; mais si ceux-ci en viennent aux injures, alors les autres se dressent contre eux; de même les démons ne sont pas ennuyés et troublés par les autres Ecritures comme ils le sont par les psaumes. Car lorsque nous méditons les psaumes, d’une part nous prions pour nous-mêmes, de l’autre nous maudissons les démons. Ainsi lorsque nous disons : Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande bonté; selon ta grande miséricorde efface mes iniquités (Ps 50,1); et encore : Ne me rejetez pas aux jours de ma vieillesse; au déclin de mes forces ne m’abandonnez pas (Ps 70,9) [nous prions pour nous-mêmes]. Mais nous maudissons les démons lorsque nous disons : Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés, et que ceux qui le haïssent fuient devant sa face (Ps 67,1); et encore : Dispersez les peuples qui veulent la guerre (Ps 67,31); et encore : J’ai vu l’impie au comble de la puissance et s’élevant comme les cèdres du Liban. J’ai passé, et voici qu’il n’était plus; je l’ai cherché, et l’on ne trouvait plus sa place (Ps. 36,35 etc.); et aussi : Leur glaive entrera dans leur propre cœur (ibid., 15); et : Il a ouvert une fosse, il l’a creusée, et il tombera dans l’abîme qu’il préparait. Son iniquité retombera sur sa tête, et sa violence redescendra sur son front (Ps 7,16, etc.). Le moine dit encore : «Croyez ce que je vous dis, mes enfants; de même qu’il est grandement louable et glorieux et que c’est régner que de renoncer au siècle et de se faire moine, parce que les choses de l’esprit valent mieux que celles des sens, de même c’est une grande honte et un déshonneur pour un moine d’abandonner la vie monastique, même pour devenir roi.» Il dit encore : «L’homme était au début l’image de Dieu; mais il est devenu l’image des bêtes quand il s’est détaché de Dieu.» Il dit encore ; «La nature excite les concupiscences, mes frères; mais l’intensité de l’ascèse les éteint.» Le moine dit encore : «Connais par expérience la vie vertueuse, et n’en aie pas peur comme d’une chose impossible.» Il dit encore : «Ne l’étonne pas de ce que, étant homme, tu puisses devenir un ange. Car une gloire semblable à celle des anges t’est proposée, et celui qui préside au combat la promet à ceux qui luttent.» Le moine dit encore : «Rien ne rapproche autant les moines de Dieu que la belle et noble pureté, qui est chère à Dieu et qui donne une dignité et une inébranlable fidélité au Seigneur, comme en a témoigné le très saint Esprit par le divin Paul.» Il dit encore : «Mes enfants, laissons le mariage et la charge d’avoir des enfants à ceux qui ont les regards tournés vers la terre, qui désirent les choses présentes et ne se soucient pas des futures, qui ne s’appliquent pas à acquérir les biens éternels et ne peuvent se dégager de ce qui passe.» Le moine dit encore : «Hâtons-nous de sortir de la vie charnelle, comme Israël de la servitude de l’Egypte.» Il dit encore : «Nous avons, mes frères. des récompenses splendides et délicieuses qui nous sont offertes par Dieu à la place des âcres plaisirs du monde.» Le moine dit encore : «Fuyons la mère de tous les maux, la soif de l’argent.»

L’ASCÈSE DU MOINE ET CELLE DU LAÏC

Deux frères qui se trouvaient à Constantinople, dans le monde, étaient très pieux et jeûnaient beaucoup. L’un d’eux vint à Raïthou, renonça au siècle et se fit moine. Quelque temps après, l’autre resté laïc vint à Raïthou voir son frère le moine. Comme il demeurait près de lui, le laïc vil son frère le moine manger à la neuvième heure; il en fut scandalisé et lui dit : «Mon frère, quand tu étais laïc dans le monde, tu ne prenais pas de nourriture avant le coucher du soleil.» Alors le moine lui dit : «En effet, mon frère, quand j’étais dans le monde, c’étaient mes oreilles qui me nourrissaient; car la vanité humaine et la louange ne me rassasiaient pas médiocrement, et elles allégeaient la fatigue de l’ascèse.»

LE LAÏC QUI EDIFIE LES MOINES

L’abba Jourdain, brouteur, disait : «Nous sommes allés trois anachorètes trouver l’abba Nicolas au torrent de Batasimus (car il habitait une caverne entre Saint Elpide et le monastère appelé des Etrangers); et nous trouvâmes près de lui un laïc. Comme nous parlions du salut de l’âme, l’abba Nicolas dit au laïc : «Dis-nous, toi aussi, quelque chose.» Le laïc répondit : «En quoi un laïc peut-il vous êtres utile ? Plaise à Dieu que je sois utile à moi-même !» Le moine lui dit : «Tu veux certainement dire quelque chose.» Alors le laïc dit : «Il y a vingt-deux ans que, le samedi et le dimanche exceptés, le soleil ne m’a pas vu manger. Je suis un mercenaire dans le domaine d’un homme riche, injuste et avare; je suis près de lui depuis quinze ans, travaillant nuit et jour, et il ne veut l pas me donner mon salaire, mais à longueur d’année il me tourmente sans mesure. Mais je me suis dit : Théodore, si tu supportes cet homme, à la place du salaire qu’il devait te donner, il va te procurer le royaume des cieux. J’ai également gardé jusqu’à ce jour mon corps pur de toute femme.» Ayant entendu cela, nous fûmes grandement édifiés.

LES TROIS SARRAZINS QUI SE TUENT L’UN L’AUTRE

L’abba Jourdain nous disait encore, à propos de l’abba Nicolas, que le moine racontait ceci. Au début du règne de notre très pieux empereur Maurice, lorsque Naaman, phylarque des Sarrazins, exerçait ses déprédations, je circulais près d’Annun et d’Aïdon, et je vois trois Sarrazins qui avaient avec eux comme captif un jeune homme de très bonne apparence, âgé d’une vingtaine d’années. Quand le jeune homme me vit, il se mit à crier vers moi, pour que je le délivre d’eux. e commençai à demander aux Sarrazins qu’ils le libèrent. L’un des Sarrazins me répondit en grec et me dit : «Nous ne voulons pas le libérer.» J’insistai et leur dis : «Prenez-moi et délivrez-le, parce qu’il est incapable de supporter cette fatigue.» Le Sarrazin me répondit : «Nous ne voulons pas le libérer.» [Je leur dis pour la troisième fois] : «Est-ce que moyennant rançon vous ne voulez pas le libérer ? Remettez-le-moi, qu’il me suive, et je vous apporte ce que vous voudrez.» Le Sarrazin me dit : «Nous ne pouvons te le remettre, car nous avons fait cette promesse à notre prêtre : «Si nous faisons quelque bonne prise, nous te l’apporterons pour que tu l’offres en sacrifice.» Maintenant va-t-en; autrement c’est ta tête que nous ferons rouler à terre.» Me prosternant alors devant Dieu, je dis : «Ô notre Sauveur, Seigneur Dieu, sauve ton serviteur.» Et aussitôt les trois Sarrazins, possédés par le démon, tirèrent leurs épées et se tuèrent l’un l’autre. Je pris le jeune homme dans ma grotte, et il ne voulut plus se séparer de moi. Il renonça au monde, et ayant vécu sept ans de la vie monastique, il mourut. Il était originaire de Tyr.

LA VRAIE PHILOSOPHIE

Deux philosophes s’approchèrent d’un moine et le prièrent de leur dire un mot d’édification. Mais le moine se taisait. Les philosophes reprirent : «Tu ne nous réponds rien, Père ?» Alors le moine leur dit : «Je sais que vous êtes des amateurs de discours, mais je suis témoin que vous n’êtes pas de vrais amis de la sagesse. Jusqu’à quand continuerez-vous de parler, vous qui ignorez toujours ce que c’est que parler ? Que le travail de votre philosophie soit donc de méditer toujours la mort; et maintenez-vous dans le silence et le calme.»

LE CHIEN QUI GUIDE LE LION

Nous allâmes, moi et le sophiste Sophrone, à la laure de Calamon, près du saint Jourdain, visiter l’abba Alexandre; et nous trouvâmes près de lui deux moines du monastère des Soubibes Syriens. Ils nous racontèrent que dix jours auparavant était venu un moine étranger, et qu’en arrivant aux Soubibes des Bèses, il avait donné l’eulogie. Il demanda à l’abba du monastère : «Rends-moi le service d’envoyer quelqu’un au monastère voisin des Syriens, afin qu’ils viennent et reçoivent eux aussi l’eulogie; et qu’eux-mêmes le fassent savoir au monastère de Chorembé, pour qu’ils viennent également.» L’abba envoya alors un frère chez l’higoumène des Soubibes Syriens. Le frère en arrivant lui dit : «Viens jusqu’au monastère des Bèses; et fais-le savoir aussi au monastère de Chorembé, pour qu’ils viennent de même.» Le moine répondit : «Vraiment, mon frère, je n’ai personne à envoyer, mais rends-moi le grand service d’y aller et de le leur dire.» Le frère lui dit : «Je n’y suis jamais allé et je ne connais pas la route.» Alors le moine dit à son petit chien : «Va avec le frère au monastère de Chorembé, pour qu’il dise ce qu’il a à dire.» Le chien s’en alla donc avec lui jusqu’à ce qu’il l’ait mis près de la porte du monastère. Ceux qui nous firent ce récit nous montrèrent aussi le chien; ils l’avaient en effet avec eux.

L’ÂNE QUI SERT DE DOMESTIQUE

Il y a aux environs de la mer Morte une montagne appelée Mades. Dans cette montagne habitent des anachorètes. Ils ont un jardin à une distance de six milles, près du rivage de la mer, presque au bord. Ils ont également là l’un d’eux à leur service. A quelque moment que les anachorètes veulent envoyer chercher des légumes au jardin, ils harnachent l’âne et lui disent : «Va au jardin trouver celui qui nous sert, et rapporte-nous des légumes.» Et l’âne s’en va tout seul trouver le jardinier. Quand il arrive à la porte, il la heurte de la tête; et aussitôt le jardinier l’ayant chargé de légumes le renvoie. Et l’on peut voir l’âne remonter chaque fois seul et servir seulement les moines, sans s’employer pour aucun autre.

RÉCIT ET DIRES DE L’ABBÉ MÉNAS

L’abba Ménas, higoumène du monastère de l’abba Sévérien, disait, à propos de l’abba Sophrone, brouteur, qu’il vécut près de la mer Morte tout nu durant soixante-dix ans, mangeant seulement des herbes sans prendre quoi que ce soit d’autre. Il racontait encore à propos de lui, qu’il l’avait entendu dire : «J’ai prié le Seigneur pour que les démons n’approchent pas de ma grotte. Et je les voyais venir jusqu’à trois stades de la grotte et ne pouvant approcher davantage.» Le même Ménas disait aux frères qui étaient dans le monastère : «Mes enfants, fuyons les relations avec les gens du monde; car ils savent nuire particulièrement aux jeunes.» Le moine disait encore : «Tout âge il besoin de faire pénitence, les jeunes comme les vieux, si l’on veut jouir de la vie éternelle dans la louange et la gloire; les jeunes en courbant la tête sous le joug lorsque s’élève la passion, les vieux en ce qu’ils peuvent changer les mauvais penchants auxquels ils s’étaient habitués depuis longtemps.»

LE DÉMON SOUS LA FORME D’UN NÉGRILLON

L’abba Paul, higoumène du monastère de l’abba Théognios nous raconta qu’un moine ascète disait : Un jour que j’étais assis dans ma cellule et que je travaillais de mes mains (je tressais des corbeilles et je psalmodiais), voici qu’entra par la fenêtre comme un enfant sarrazin, qui portait un mazariun; et s’étant mis devant moi, il commença à danser, et pendant que je psalmodiais, il me dit : «Moine, est-ce que je danse bien ?» Je ne répondis rien. Il reprit : «Ma danse ne te plaît pas, moine ?» Comme je ne lui répondais encore absolument rien, il me dit : «Méchant moine, tu penses faire quelque chose d’important ? Moi, je te dis que tu t’es trompé dans le 65e, le 66e et le 67e psaume.» Alors m’étant levé, je me prosternai devant Dieu; et aussitôt l’autre disparut.

LE DÉMON SOUS LES TRAITS D’UX JEUNE HOMME

Il y a dans la Thébaïde une ville appelée Lycos, (Lycopolis) et à six milles de là une montagne. Sur cette montagne habitent des moines, les uns dans des grottes, les autres en cellules. Etant donc partis là-bas, nous allâmes trouver l’abba Isaac, originaire de Thèbes. Et le moine nous raconta ceci. Il y a cinquante-deux ans, comme j’étais occupé à mon travail manuel (je faisais une grande moustiquaire), je me trompai, et j’en étais affligé, parce que je ne trouvais pas mon erreur. Je passai toute la journée à me lamenter, et je ne savais que faire. Comme je me lamentais ainsi, voici que par la fenêtre entre un jeune homme qui me dit : «Tu t’es trompé; mais donne-moi l’ouvrage pour que je le corrige.» Je lui dis : «Va-t-en d’ici, et à Dieu ne plaise que je fasse jamais cela.» Il me répondit : «Mais tu te fais tort à toi-même, si ton travail est mal fait.» Je lui dis : «Ne t’occupe pas de cela.» Il reprit : «Mais j’ai pitié de loi, car tu perds la peine.» Alors je lui dis : «Tu as mal fait de venir ici, tout comme ceux qui t’ont amené.» Il répondit : «En vérité c’est toi qui m’as obligé à venir ici, et tu es à moi.» Je demandai : «Comment cela ?» Il répondit : «Parce que voici trois dimanches que tu communies en ayant de la haine pour ton voisin.» Je lui dis : «Tu mens.» Et lui : «Ne lui en as-tu pas voulu pour un plat de lentilles ? et je suis celui qui préside à la rancune. Désormais tu es à moi.» En entendant cela, je quittai ma cellule, m’en allai chez mon frère, lui demandai pardon et fis la paix avec lui. En revenant, je trouvai que le jeune homme avait brûlé la moustiquaire et la natte sur laquelle je m’étais prosterné, parce qu’il était jaloux de notre réconciliation.

NE PAS SE RELACHER DANS L’ASCÈSE

A vingt milles d’Alexandrie se trouve la laure appelée de Calamon, entre le dix-huitième mille et Maphora. Nous y allâmes voir l’abba Théodore (nous avions pris avec nous le sophiste Sophrone) et nous lui demandâmes : «Est-il bien, Père, quand nous allons chez quelqu’un ou que quelqu’un vient nous voir, de rompre l’abstinence du vin ?» Le moine nous répondit : «Non.» Nous lui demandâmes donc : «Alors comment se fait-il que les anciens pères la rompaient ?» Le moine répondit : «Les anciens pères, qui étaient grands et valeureux, pouvaient la rompre et la reprendre. Mais notre génération, mon enfant, n’est plus capable de la rompre et de la reprendre; si nous la rompons, nous ne serons plus maîtres de notre ascèse.»

LE LION NOURRI PAR LE MOINE

L’abba Alexandre, du monastère de Calamon qui est au saint Jourdain, disait : Un jour que j’étais chez l’abba Paul d’Hellade dans sa grotte, voici que quelqu’un vint et frappa à la porte. Le moine alla lui ouvrir, et apportant du pain et des pois chiches, il le mit devant lui, et l’autre mangea. Je pensais que c’était un pèlerin, et regardant par la fenêtre, je vois que c’était un lion. Je dis au moine : «Pourquoi, bon moine, lui as-tu donné à manger ? Donne-m’en la raison.» Il me répond : «Je lui ai enjoint de ne faire de mal ni aux hommes ni aux bêtes, et je lui ai dit : Viens chaque jour, et je te donnerai ta nourriture. Et voici déjà sept mois qu’il vient deux fois par jour, et je lui donne sa nourriture.» Je revins à lui quelques jours après, voulant lui acheter des bouteilles. Je lui dis : «Qu’en est-il, bon moine ? Comment va le lion ?» Il me répondit : «Mal.» Je demandai : «Pourquoi ?» Il me dit : «Hier il est venu ici, pour que je lui donne à manger, et je vois tout son menton taché de sang; et je lui dis : «Tu m’as désobéi, et tu as mangé de la chair. Par le Dieu béni, je ne te donnerai plus la nourriture des pères, mangeur de chair. Va-t-en d’ici.» Mais lui ne voulait pas s’en aller. Alors prenant une corde et la mettant en triple, je lui en donnai trois coups, et il s’en alla.

LA TIMIDITÉ D’ÂME

Un frère vint trouver l’abba Victor, moine, à la laure Eléousa, et lui dit : «Père, que dois-je faire ? Car je suis dominé par un état de pusillanimité.» Le moine répondit : «C’est une maladie de l’âme. De même que ceux qui ont les yeux malades croient apercevoir plus de lumière quand ils souffrent davantage, tandis que ceux qui vont bien ont l’impression d’en voir peu, ainsi les pusillanimes sont facilement troublés par une faiblesse et pensent que c’en est une grande, alors que ceux qui ont l’âme bien portante se réjouissent davantage au milieu des tentations.»

LE BRIGAND ET LES PETITS BAPTISÉS

Un fidèle nous raconta qu’un brigand nommé Cyriaque avait commis des crimes dans la région d’Emmaüs, c’est-à-dire Nicopolis; et il était devenu tellement cruel et inhumain qu’on l’appelait le loup. Il avait avec lui d’autres brigands, non seulement des chrétiens, mais aussi des juifs et des samaritains. Un jour donc certaines gens étaient partis d’un domaine des environs de Nicopolis pour la ville sainte afin de faire baptiser leurs petits enfants pendant la semaine sainte. Quand, après le baptême, ils retournaient vers leur domaine pour fêter le saint jour de la résurrection, ils rencontrèrent les brigands, dont le chef était absent. Les hommes prirent la fuite; quant aux femmes, les juifs et les samaritains les ayant prises et ayant abandonné les nouveaux baptisés, les retinrent. Comme les hommes s’enfuyaient, le chef des brigands parut devant eux et leur demanda : «Pourquoi fuyez-vous ?» Ils lui dirent ce qui leur était arrivé. Les prenant avec lui, il vint trouver ses compagnons et découvrit les enfants jetés à terre. Et ayant appris qui avait fait cela, il décapita les auteurs du crime. Il fit reprendre les enfants par les hommes, les femmes ne voulant pas les prendre parce que leurs vêtements étaient souillés; et le chef des brigands les sauva du danger en les conduisant jusqu’à leur domaine. Quelque temps après, le chef des brigands fut pris, et il passa dix ans en prison; mais aucune autorité ne le fit mourir. Dans la suite il fut délivré. Il disait toujours : «C’est à cause de ces enfants que j’ai échappé à une mort cruelle. Car je les voyais en songe qui me disaient : «Ne crains pas, nous prenons ta défense.» Nous avons conversé avec lui, moi et l’abba Jean, prêtre du monastère des Eunuques; et il nous a raconté ces mêmes choses, et nous avons glorifié Dieu.

SCRUPULE DU BRIGAND DEVENU MOINE

L’abba Sabbatios dit : Quand je demeurais dans la laure de l’abba Firmin, un brigand vint trouver l’abba Zozime, de Cilicie, et fit au moine cette prière : «Sois bon, pour l’amour de Dieu, parce que je suis coupable de beaucoup meurtres. Reçois-moi comme moine, pour que désormais je vive tranquille et loin du mal.» Le moine l’ayant admonesté le reçut comme moine et lui donna le saint habit. Quelques jours après, le moine lui dit : «Crois-moi, mon fils, tu ne peux pas rester ici : si les autorités l’apprennent, elles te prendront; et de même tes ennemis viendront et te tueront. Mais écoute-moi : je vais te conduire à un monastère loin d’ici.» Et il le conduisit au monastère de l’abba Dorothée, près de Gaza et de Maiouma. Y ayant vécu neuf ans, ayant appris le psautier et toute l’observance monastique, il remonta trouver le moine au monastère de Firmin et lui dit : «Mon Père, aie pitié de moi, donne-moi mes vêtements laïcs et reprends mes habits de moine.» Le moine attristé lui dit : «Pourquoi, mon fils ?» Il répondit : «Tu le sais, Père, voilà neuf ans que je passe au monastère; j’ai jeûné autant que je pouvais, j’ai gardé la continence, et parfaitement tranquille et craignant Dieu j’ai vécu dans l’obéissance, et je sais que sa bonté m’a pardonné mes nombreuses fautes; mais je vois constamment un enfant qui me dit : «pourquoi m’as-tu tué ?» Je le vois dans mon sommeil, à l’église, au réfectoire, me disant cela, sans me laisser tranquille une heure. C’est pourquoi, Père, je veux m’en aller et mourir pour cet enfant; car j’ai tué cet enfant sans raison.» Il prit donc ses vêtements, les mit, sortit de la laure et s’en alla à Diospolis. Et le jour suivant, il fut pris et décapité.

VIE ET MORT DE L’ABBA PŒMEN

L’abba Agathonique, higoumène du monastère de Castellium de notre saint Père Sabas, disait : Un jour je descendis à Rouban pour aller voir l’abba Pœmen, brouteur. L’ayant trouvé, je lui dis mes pensées; et comme il était tard, il m’envoya dans une grotte. C’était l’hiver, et cette nuit-là il fit grand froid, et je frissonnai beaucoup. En venant à moi le matin, le moine me dit : «Qu’as-tu, mon fils ?» Je répondis : «Pardonne-moi, Père, j’ai passé une nuit pénible à cause du froid.» Il me dit : «Vraiment, mon fils ? Moi, je n’ai pas eu froid.» Je fus étonné d’entendre cela; car il n’était pas couvert. Et je lui dis : «Fais-moi le plaisir de me dire, comment n’as-tu pas eu froid ?» Il répondit : «Un lion est venu; il ·a dormi à côté de moi et il m’a réchauffé. Cependant je te le dis, mon frère, je serai dévoré par les bêtes.» Je lui demandai : «Pourquoi ?» Il me dit : «Parce que quand j’étais dans notre pays (ils étaient tous les deux Galates), je gardais les moutons; j’ai méprisé un étranger qui passait, et mes chiens l’ont dévoré. Je pouvais le sauver et je ne l’ai pas fait, mais je l’ai laissé et les chiens l’ont tué. Je sais que moi aussi je dois mourir de cette manière.» Et trois ans après, le moine fut dévoré par les bêtes, comme il l’avait dit.

DIRES DE L’ABBA ALEXANDRE

L’abba Alexandre, le moine, maître de l’abba Vincent, disait aux frères : «Nos Pères recherchaient les déserts et les tribulations; mais nous, nous recherchons les villes et le repos.» Le moine dit encore : «Du temps de nos pères brillaient les vertus de pauvreté et d’humilité; aujourd’hui règnent l’avarice et l’orgueil.» Il dit encore : «Nos Pères ne se lavaient jamais le visage; et nous, nous fréquentons même les bains publics.» Le moine dit encore : «Hélas, mes enfants, nous avons supprimé la manière de vivre angélique.» Son disciple, l’abba Vincent, lui dit : «En vérité, Père, nous n’avons plus la force.» Le moine répondit : «Que dis-tu, Vincent, que nous n’avons plus la force ? Crois-moi, mon fils : pour le corps nous valons des athlètes olympiques, mais notre âme est sans force.» Il dit encore : «Manger et boire beaucoup et nous bien habiller, nous le pouvons; mais vivre dans l’abstinence et l’humilité, nous ne le pouvons pas.» Le moine disait encore : «Malheur à toi, Alexandre, malheur à toi : comme tu rougiras de honte, quand les autres seront couronnés !»

LE PUISE UR D’EAU

Il y avait à Scété, dans la laure de l’abba Sisoï, un moine aveugle. Sa cellule était éloignée du puits d’environ un demi mille; et il ne souffrit jamais qu’un autre lui apportât de l’eau; mais ayant fait une corde, il avait attaché une extrémité au puits, et l’autre à sa cellule, et elle traînait à terre. Lorsque donc il allait puiser de l’eau, il marchait sur la corde. Ainsi faisait le moine pour trouver le puits. Lorsque, par suite du vent, le sable recouvrait la corde, il prenait la corde à la main, la secouait et la remettait à terre; et puis il marchait dessus. Un frère demanda au moine la permission de lui apporter l’eau. Et le moine répondit : «Vraiment, mon frère, j’ai déjà ainsi puisé l’eau depuis vingt-deux ans, et tu veux m’enlever mon travail ?»

LA SAINTE FEMME MORTE AU DÉSERT

Il y a un monastère distant de Jérusalem d’environ vingt mille pas appelé le monastère de Samson. De ce monastère deux pères partirent pour le mont Sinaï pour aller prier; et étant revenus au monastère, ils nous firent le récit suivant. Après que nous eûmes fait nos dévotions sur la sainte montagne, et lorsque nous revenions, il nous arriva de nous égarer quelques jours dans le désert comme sur mer. Un jour donc nous voyons de loin une petite grotte et nous nous dirigeons vers elle. Nous en étant rapprochés, nous voyons près d’elle une toute petite source, et près de la source quelques herbes et des traces d’homme; et nous nous disons : Certainement il y a ici un serviteur de Dieu. Nous entrons et ne voyons personne, mais seulement nous entendons quelqu’un qui râlait. Ayant donc cherché beaucoup, nous voyons une sorte de crèche, et quelqu’un qui y était couché. Nous nous approchons du serviteur de Dieu et nous lui demandons de nous parler. Comme il ne répondait pas, alors nous l’avons touché. Son corps était encore chaud, mais son âme était partie vers le Seigneur. Nous avons alors reconnu qu’il était mort au moment où nous entrions dans la grotte. Nous avons donc enlevé son corps de l’endroit où il était, nous avons creusé la tombe dans la grotte même, et l’un de nous ôtant le manteau dont il était revêtu, nous y avons enveloppé le corps du moine et nous l’avons enseveli ainsi. Or, nous avons trouvé que c’était une femme. Nous avons glorifié Dieu. Et ayant fait l’office sur elle, nous l’avons en terrée.

DEUX SORTES DE VERTUS

Il y avait en Alexandrie deux hommes admirables et de grande vertu : l’abba Théodore, philosophe, et Zoïle, lecteur. Nous étions en bon rapports avec l’un et l’autre : pour l’un en raison de ses connaissances, pour l’autre parce que nous avions même patrie et même éducation. L’abba Théodore, le philosophe, ne possédait rien qu’un manteau et quelques livres; il dormait sur un banc, dans quelque église qu’il entrât; plus tard il renonça au monde dans le monastère de Salama , et il y finit sa vie. Le lecteur Zoïle observait lui aussi une égale pauvreté. Il ne possédait rien sinon un manteau, et encore était-il bien vieux, et quelques livres. Il consacrait son temps à la calligraphie. Quand il mourut dans le Seigneur, il fut enterré à Litazomène, dans le monastère de l’abba Palladius. A propos de cet abba Théodore le philosophe et du lecteur Zoïle, quelques-uns des pères vinrent trouver maître Cosmas le lettré et lui demandèrent : «Lequel des deux a fait le plus dans l’exercice de l’ascèse ?» Il leur dit : «L’un et l’autre ont en même nourriture, même couche, même vêtement, suppression de tout le superflu, humilité, pauvreté et maîtrise de soi. Mais l’abba Théodore le philosophe, marchant nu-pieds, souffrant beaucoup des yeux, a appris l’ancien et le nouveau Testament; il avait d’ailleurs comme consolation le commerce familier des frères, l’entretien avec ses amis, et il trouvait grand plaisir à agir et à enseigner. Quant au lecteur Zoïle, non seulement son hospitalité est digne de louange, mais encore sa solitude, son énorme travail, la garde de sa bouche, et aussi qu’il était sans amis, dénué de tout, sans personne à qui parler, sans aucun rapport avec le monde, ne se donnant aucune consolation et refusait tout service de qui que ce soit; lui-même faisait sa cuisine, lavait son linge, ne cherchait aucun plaisir dans la lecture; il était prêt à aider les autres, n’avait aucun souci du froid, de la chaleur ou de l’infirmité corporelle; il se gardait toujours du rire, de la tristesse, de l’abattement et de la dissipation, et, outre la rudesse de son vêtement, il était sans cesse dévoré par la vermine. Il avait cependant, plus que le premier, du fait qu’il sortait, une assez grande satisfaction, étant entièrement libre de sortir le jour et la nuit; mais cette liberté même, l’assiduité à son travail la rendait vaine; et ainsi apparaissait ce qu’il supprimait d’un commerce assidu avec les séculiers. Chacun d’eux recevra donc une récompense appropriée, selon sa propre peine et selon le degré de son élévation, de sa pureté d’esprit et d’âme, de sa crainte de Dieu, de sa charité, de son observance, de sa componction, de son assiduité à la psalmodie et à la prière, de l’intensité de sa foi et du bon plaisir divin, mystérieux et inconnu des hommes.

LE LETTRÉ COSMAS

A propos de ce maître Cosmas le lettré, bien des gens nous ont dit bien des choses, les uns une chose, les autres une autre, la plupart beaucoup. Ce que de nos yeux nous avons vu et ce que nous avons attentivement examiné, nous l’écrivons pour l’utilité de ceux qui le liront. C’était un homme humble, miséricordieux, continent, pur, tranquille, doux, de bonne compagnie, ami des étrangers et des pauvres. Cet homme admirable nous a fait grand bien, non seulement par sa vue et sa doctrine, mais aussi parce qu’il possédait plus de livres que tout autre à Alexandrie et qu’il les prêtait volontiers à qui voulait. Avec cela il était pauvre : dans toute sa maison on ne voyait autre chose que des livres, un lit et une table. Tout le monde pouvait entrer, demander ce qui lui était utile, et lire. Chaque jour j’allais chez lui et, je le dis en toute vérité, je ne suis jamais entré sans le trouver en train de lire ou d’écrire contre les juifs; car il avait un grand zèle pour convertir les juifs à la vérité. C’est pourquoi souvent il m’envoya chez certains juifs pour discourir avec eux sur l’Ecriture, parce qu’il ne sortait pas volontiers de chez lui. Un jour je suis allé chez ce maître Cosmas le lettré; j’avais grande confiance en lui, et je lui dis : «Fais-moi le plaisir de me dire, depuis combien de temps vis-tu ainsi dans la solitude ?» Comme il se taisait et ne répondait rien, je lui redis : «Au nom du Seigneur, parle-moi.» Il attendit un peu et me dit : «Depuis trente-trois ans.» En entendant cela, je rendis gloire à Dieu. Une autre fois encore j’allai chez lui et l’interrogeai ainsi : «Fais-moi un extrême plaisir : tu sais que je t’interroge pour le bien de mon âme. Dis-moi : en un temps si long de solitude et de continence, qu’as-tu gagné ?» Lui, ayant gémi du fond du cœur, me dit : «Qu’est-ce qu’un homme dans le monde peut gagner de bien, surtout s’il reste chez lui ?» Je le priai de nouveau, disant : «Au nom du Seigneur parle-moi et sois-moi utile.» Alors contraint par moi, il me dit : «Pardonne-moi; voici trois choses que j’ai gagnées : ne pas rire, ne pas jurer, ne pas mentir.»

L’EAU DE MER CHANGÉE EN EAU DOUCE

Il y avait dans la région du saint Jourdain un anachorète nommé Théodore, eunuque. Il fut obligé, pour quelque affaire, d’aller à Constantinople, et il s’embarqua. Le bateau ayant été retardé en mer, l’eau manqua, et les marins comme les passagers étaient en grand embarras et inquiétude. L’anachorète se leva, tendit les mains vers le ciel, vers Dieu qui sauve nos vies de la mort; et ayant fait une prière et tracé sur la mer le signe de la croix, il dit aux marins : «Le Seigneur soit béni, puisez de l’eau tant que vous voudrez.» Ils remplirent tous les récipients d’eau douce tirée de la mer, et ils rendirent tous gloire à Dieu.

LA PLUIE MIRACULEUSE

L’abba Grégoire, anachorète, nous raconta ceci. Quand je m’embarquais, revenant de Byzance, un scribe monta aussi sur le bateau avec sa femme : il devait aller prier dans la ville sainte. L’armateur était pieux et pratiquait le jeûne. Comme nous naviguions, les serviteurs du scribe dépensait l’eau sans compter. Arrivés au milieu de la mer, nous n’avions plus d’eau et nous étions en grand besoin. C’était un spectacle lamentable de voir les femmes, les enfants et les tout petits périssant de soif et gisant comme des morts. Comme nous avions passé dans une telle nécessité à peu près trois jours et que nous n’avions plus d’espoir de vivre, le scribe ne supportant pas cette souffrance tira son épée, voulant tuer l’armateur et les marins. Car il disait : «Ce sont eux les auteurs de notre perte, parce qu’ils n’ont pas pris assez d’eau pour nos besoins». Moi, je priai le scribe en ces termes : «Ne fais pas cela, mais plutôt prions notre Seigneur Jésus Christ notre vrai Dieu, qui fait de grandes choses et des miracles sans nombre. Voici également l’armateur, comme tu le vois, qui depuis trois jours s’adonne au jeûne et à la prière.» Le scribe se calma, et le quatrième jour vers la sixième heure, l’armateur se leva et s’écria d’une voix forte : «Gloire à toi, Christ notre Dieu !» En sorte que nous étions fort étonnés de sa voix. Et il dit aux marins : «Déployez les peaux.» Et quand il les eut fait étendre, voici qu’un nuage vint au-dessus du bateau et se répandit en pluie autant qu’il le fallait pour nos besoins. Ce fut un grand et admirable miracle que, le bateau étant poussé par le vent, le nuage nous accompagnait et qu’il ne pleuvait pas en dehors du bateau.

LA CHARITÉ DE L’EMPEREUR ZÉNON

L’un des pères nous racontait à propos de l’empereur Zénon qu’il avait fait du tort à une femme au sujet de sa fille. Cette femme fréquentait le temple de notre Souveraine la très sainte Mère de Dieu, Marie, et la priait en lui disant avec larmes : «Venge-moi de l’empereur Zénon.» Comme elle faisait cela depuis plusieurs jours, la sainte Mère de Dieu lui apparut et lui dit : «Crois-moi, femme, souvent j’ai voulu te venger, mais sa main m’en empêche.» C’est qu’il était très charitable.

LE BAPTÊME DE SABLE

L’abba Palladius nous raconta ceci. J’ai entendu rapporter par l’un des pères, nommé André, que nous avions rencontré, le fait suivant. Quand j’étais jeune, j’étais très indiscipliné. La guerre et le désordre étant survenus, je pris la fuite avec neuf autres en Palestine; l’un d’eux était laborieux, un autre était juif. Quand nous arrivâmes au désert, le juif se trouva sans forces jusqu’à en mourir, et nous étions dans un grand découragement, ne sachant que faire de lui. Pourtant nous ne l’abandonnâmes pas, mais chacun de nous suivant ses forces le portait. Nous voulions le mener à la ville ou à l’entrepôt, pour qu’il ne mourût pas dans le désert. Mais comme le jeune homme, en raison du manque de nourriture et d’une fièvre intense, ainsi que de l’extrême fatigue et de la soif causée par la chaleur, était absolument à bout et sur le point d’expirer (il était près de la fin et ne pouvait même plus tolérer qu’on le portât), nous résolûmes en pleurant de le laisser dans le désert et de nous en aller, craignant nous-mêmes de mourir de soif. Quand nous l’eûmes déposé sur le sable en pleurant et qu’il nous vit nous préparer à partir, il se mit à nous adjurer disant : «Par le Dieu qui doit juger les. vivants et les morts, ne me laissez pas mourir juif, mais chrétien. Ayez donc pitié de moi et baptisez-moi, afin que je quitte cette vie étant chrétien et que j’aille vers le Seigneur.» Nous lui dîmes : «Vraiment, mon frère, il ne nous est pas permis d’agir ainsi; car nous sommes laïcs, et c’est la charge des évêques et des prêtres; d’ailleurs il n’y a pas d’eau ici.» Mais lui continuait de nous adresser les mêmes adjurations accompagnées de larmes et de dire : «Chrétiens, ne me privez pas d’un tel bienfait.» Tandis que nous étions dans le plus grand embarras, l’homme laborieux, inspiré du ciel, nous dit : «Mettez-le debout et déshabillez-le.» Avec beaucoup de peine nous le mîmes debout et le déshabillâmes. L’homme laborieux remplit ses mains de sable et le répandit trois fois sur sa tête en disant : «Théodore est baptisé au nom du Père et du Fils et du saint Esprit.» Et nous répondîmes Amen après chaque nom de la sainte et consubstantielle et adorable Trinité et (le Seigneur en est témoin, mes frères) le Christ, Fils du Dieu vivant, le guérit et lui rendit tant de force qu’il n’y avait plus en lui trace de maladie; mais sain et vigoureux, avec une ardeur entière, il courut devant nous tout le reste du chemin dans le désert. Etant arrivés à Ascalon, nous en référâmes au bienheureux et saint Denys, évêque du lieu, et nous lui dîmes ce qui était arrivé au frère en chemin. Le saint évêque Denys, entendant cela, fut stupéfait de cet extraordinaire miracle, et convoquant tout le clergé, il lui exposa le fait et lui demanda s’il fallait considérer ou non, comme baptême l’effusion de sable. Les uns disaient qu’il fallait l’admettre à cause de l’étrangeté du miracle; les autres disaient que non. Et, en effet, Grégoire le Théologien énumère tous les baptêmes : il parle du baptême mosaïque, baptême dans l’eau et précédemment dans la nuée et dans la mer; du baptême de Jean, qui n’était plus le baptême judaïque, car il ne se faisait pas dans l’eau seulement, mais aussi dans la pénitence. Jésus aussi baptise, mais dans l’esprit, et cette fois c’est la perfection. Je connais encore un quatrième baptême, celui du martyre et du sang. J’en connais aussi un cinquième, celui des larmes. Selon lequel de ces baptêmes a-t-il donc été baptisé, afin que nous le sanctionnions ? D’autant que le Seigneur a dit à Nicodème : «Si quelqu’un ne naît de l’eau et de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux» (Jn 3,5). Mais d’autres leurs objectaient : «Quoi donc ? Parce qu’il n’est pas écrit des apôtres qu’ils ont été baptisés, est-ce qu’ils n’entrent pas dans le royaume des cieux ?» Et les premiers leur répondaient : «Oui, certes, ils ont été vraiment baptisés, comme Clément, l’auteur des Stromates, en fait mention au 5e livre des Hypotyposes. Car, expliquant le mot de l’apôtre : «Je rends grâces à Dieu de ce que je n’ai baptisé aucun de vous» (1 Cor 1,14), il déclare : Le Christ est dit n’avoir baptisé que Pierre, et Pierre a baptisé André, et André, Jacques et Jean, et ceux-ci les autres.» Ces choses et bien d’autres ayant été dites, il parut bon au bienheureux évêque Denys d’envoyer le frère au saint Jourdain, pour qu’il y fût baptisé. Et il ordonna diacre l’homme laborieux.

LA CELLULE DE L’HÉRÉTIQUE

L’abba Jean, de Cilicie, disait : Lorsque nous habitions à l’Ennaton d’Alexandrie, un moine d’Egypte vint à nous et nous raconta qu’un moine arrivant de l’étranger était allé à la laure des Cellules, voulant y demeurer et se jetant aux pieds du prêtre, il lui demanda de se mettre dans la cellule d’Evagre. Le prêtre lui dit qu’il ne pouvait pas se mettre là. Le frère répondit : «Si je ne reste pas là, alors je m’en vais complètement.» Le prêtre lui dit : «C’est que mon enfant, un insupportable démon y habite. Celui qui a égaré Evagre et qui l’a fait sortir de la vraie foi et lui a inspiré des croyances abominables ne laisse personne habiter ici.» Le frère persistait à dire : «Si je reste ici, c’est là même que je dois habiter.» Alors le prêtre dit : «Fais comme tu voudras, et mets-toi là.» Le frère resta ainsi une semaine, et quand vint le saint jour du Seigneur, il alla à l’église. Le prêtre en le voyant fut consolé. Mais le dimanche suivant, il ne vint pas à l’église. Le prêtre pria deux frères d’aller s’informer pourquoi il ne s’était pas présenté â l’église. Les frères se rendirent à la cellule et trouvèrent le frère la corde au cou et étranglé.

L’ÉNIGIUE DE L’ANGE

L’abba Georges, prêtre du monastère des Scholaires, nous raconta qu’aux Monidia vivait un moine très actif; il était simple dans la foi, et partout où il se trouvait, il communiait indistinctement. Un jour donc un ange de Dieu lui apparut et lui dit : «Moine, dis-moi, si tu meurs, comment veux-tu être enseveli ? Comme les moines d’Egypte, ou comme ceux de Jérusalem ?» Le moine lui répondit : «Je ne sais pas.» Alors l’ange lui dit : «Réfléchis; je reviendrai dans trois semaines et tu me le diras.» Le moine s’en alla chez un autre et lui raconta ce que l’ange lui avait dit. L’autre entendant cela fut stupéfait de ce qu’il apprenait, et le regardant longuement et inspiré d’en haut, il lui dit : «Où participes-tu aux saints mystères ?» Ii répondit : «Là où je les trouve.» Alors le moine lui dit : «Ne t’avise plus jamais de communier en dehors de la sainte Eglise catholique et apostolique, où sont nommés les quatre saints conciles : celui des 318 Pères à Nicée, celui des 150 à Constantinople, celui des 200, le premier tenu à Ephèse, et celui des 630 à Chalcédoine. Et lorsque viendra l’ange, dis-lui : Je veux être enseveli comme à Jérusalem.» Donc trois semaines plus tard, l’ange vint et dit au moine : «Qu’en est-il, moine ? As-tu réfléchi ?» Le moine lui répondit : «Je veux être enseveli comme à Jérusalem.» L’ange lui dit : «Bien, bien.» Et aussitôt le moine rendit l’âme. Tout cela arriva pour que le moine n’ait pas perdu sa peine et ne soit pas condamné avec les hérétiques.

LA RÉFUGIÉE AU DÉSERT

Nous allâmes trouver l’abba Jean, l’anachorète, surnommé le Roux, et il nous raconta ceci. J’ai entendu l’abba Jean, le Moabite, dire ce qui suit. Il y avait dans la ville sainte une moniale très pieuse et faisant des progrès devant Dieu. Le diable, qui portait envie à la vierge, inspira à un jeune homme un amour satanique pour elle. Mais cette admirable vierge, voyant la machination du démon et la perte du jeune homme, prit dans une corbeille quelques fèves trempées et s’en alla au désert : par sa retraite elle procurait au jeune homme le repos de l’âme et le salut, et à elle-même la sécurité provenant de la solitude. Longtemps après, Dieu disposant tout pour que sa vertueuse vie ne restât pas inconnue, un anachorète la vit dans le désert du Jourdain et lui dit : «Mère, que fais-tu dans le désert ?» Mais elle, voulant rester ignorée de l’anachorète, lui dit : «Excuse-moi, je me suis trompée de chemin; mais au nom du Seigneur, fais-moi, Père, la grâce de me l’indiquer.» Lui, sachant de par Dieu ce qu’il en était d’elle, lui dit : «Crois-moi, mère, tu ne t’es pas trompée de chemin et tu ne le cherches pas; mais sachant que le mensonge vient du diable, dis-moi en vérité la raison pour laquelle tu es venue ici.» Alors la vierge lui dit : «Excuse-moi, père; un jeune homme a failli tomber à cause de moi, et c’est pourquoi je suis venue dans ce désert, préférant mourir ici, plutôt que d’être pour quelqu’un une pierre d’achoppement, selon le mot de l’apôtre.» Le moine lui dit encore : «Et depuis combien de temps es-tu ici ?» Elle lui répondit : «Depuis dix-sept ans, par la grâce du Christ.» L’anachorète lui demanda encore : «Et qu’est-ce que tu manges ?» Elle montra la corbeille et les fèves qui s’y trouvaient, et dit à l’anachorète : «Tiens, cette corbeille que tu vois, elle est venue de la ville avec moi, et elle contenait ces petites fèves; et Dieu a pour moi, humble femme, tout disposé de telle manière que, depuis si longtemps que j’en mange, elles n’ont pas diminué. Sache également ceci, père, que sa bonté m’a si bien protégée que, durant ces dix-sept ans, aucun homme ne m’a vue, sinon toi seul aujourd’hui; mais moi, je les voyais tous.» Ayant appris cela, l’anachorète glorifia Dieu.

LE CIERGE DU PÈLERIN

Le très saint Denys, prêtre et gardien des vases sacrés de la sainte église d’Ascalon, nous raconta ceci à propos de l’abba Jean, anachorète. C’était un homme vraiment grand selon Dieu dans la génération présente; et comme preuve de ses mérites devant Dieu, il racontait de lui ce miracle. Le moine, disait-il, demeurait dans une grotte du côté du domaine de Socho, à vingt milles environ de Jérusalem. Le moine avait dans sa grotte une icône de notre très sainte et immaculée Reine, Marie Mère de Dieu et toujours vierge, portant dans ses bras notre Dieu. Chaque fois qu’il voulait s’en aller en quelque lieu, soit dans les vastes déserts, soit à Jérusalem pour vénérer la sainte Croix et les lieux augustes, ou encore au mont Sinaï pour prier, ou aux tombeaux des martyrs, même très distants de Jérusalem (car le moine était dévot aux martyrs, et il s’en allait vénérer tantôt saint Jean à Ephèse, tantôt saint Théodore à Euchaïte, tantôt sainte Thècle à Séleucie d’Isaurie, tantôt saint Serge à Saphas, et il allait une fois à l’un, une fois à l’autre de ces saints), il préparait un cierge, il l’allumait comme il en avait l’habitude, et se mettant debout pour prier et suppliant Dieu de le diriger en chemin, il disait à notre Souveraine en se tournant vers son icône : «Sainte Reine, Mère de Dieu, puisque je vais faire un long voyage, qui va durer bien des jours, veille toi-même sur ton cierge, et comme je le désire, prends garde qu’il ne s’éteigne; car moi, je pars avec ton secours qui m’accompagne.» Et ayant dit cela devant l’icône, il s’en allait. Quand il avait fait le voyage projeté, il revenait, tantôt après un mois, tantôt après deux ou trois, parfois même après cinq ou six; et il trouvait le cierge allumé et dans l’état où il l’avait laissé en partant en voyage; et jamais il ne le vit s’éteignant de lui-même, ni quand il se levait après son sommeil, ni quand il revenait de voyage, ni quand il allait du désert dans sa grotte.

L’ETROIT SENTIER

Le même prêtre Denys nous disait encore ceci à propos du même anachorète. Un jour le moine se promenait à l’intérieur du domaine de Socho où était sa grotte; et tandis qu’il marchait, il vit un énorme lion qui venait en face et qui était tout près. Il marchait sur un chemin très étroit situé entre deux haies, comme les cultivateurs ont accoutumé d’en entourer leurs champs, en y mettant des buissons d’épines; et le chemin était si étroit, en raison des épines, qu’il permettait tout juste à une personne ne portant rien d’y passer à pied, et qu’il ne laissait pas aisément avancer celui qui y marchait. Lorsque tous deux, le moine et le lion, furent près l’un de l’autre, ni le moine ne revint sur ses pas pour donner passage au lion, ni le lion, en raison de l’étroitesse du chemin, ne pouvait revenir en arrière; et il était impossible à tous deux de passer ensemble. Le lion voyant donc le serviteur de Dieu qui entendait passer et ne voulait pas revenir sur ses pas, se leva sur ses pattes de derrière, et s’étant dressé, il se coucha sur la haie à la gauche du moine, et par son poids et sa force physique ayant fait une petite place libre, il permit au juste de passer sans difficulté; et ainsi le moine passa en frôlant le derrière du lion. Alors, quand il fut passé, le lion se releva de dessus la haie et put continuer son chemin. Un frère alla voir l’abba Jean et ne trouva rien dans sa cellule. Il lui dit : «Père, comment peux-tu habiter ici, sans avoir ce qui t’est nécessaire ?» Le moine répondit : «Mon fils, cette grotte est une vraie palestre : donne des coups, et reçois-en.»

LE DIABLE ACHARNÉ CONTRE L’ASCÈTE MOURANT

Près de la sainte Bethléem, à deux milles environ, se trouve le monastère de saint Serge, surnommé Xéropotamos. Il avait pour higoumène un homme très pieux, l’abba Eugène, qui fut plus tard évêque d’Hermopolis en Egypte, ville située aux confins de la première Thébaïde. Comme nous étions venus au monastère, il nous raconta ceci louchant l’abba Alexandre de Cilicie. Après qu’il eut vieilli dans les grottes du saint Jourdain, il le prit dans son monastère; et vers la fin de sa vie, il resta couché environ trois mois. Dix jours avant de s’en aller vers le Seigneur, il fut possédé d’une jalousie diabolique. Le moine se mit donc à dire au démon : «Tu es venu le soir, misérable : cela n’a rien de grand; car je suis cloué au lit et je ne peux bouger. Même sans le vouloir, misérable, tu as bien montré ta faiblesse. Car si tu étais fort et puissant, tu aurais dû t’approcher de moi cinquante ou soixante ans plus tôt. Par le Christ qui me rendait fort, je l’aurais montré ta faiblesse, j’aurais abattu ta fierté, écrasé ta tête altière. Maintenant la faiblesse, bien qu’elle ne vienne pas de moi, m’accable. Pourtant je rends grâces à Dieu vers qui je m’en vais; je lui dénoncerai l’injustice que je subis de ta part, alors qu’après tant d’années passées dans les souffrances de l’ascèse, tu m’as attaqué sans pitié au moment de ma fin.» Chaque jour il disait cela et bien d’autres choses; et le dixième jour, avec un calme parfait, il rendit son âme au Seigneur Christ dans la paix.

LE FEU DANS LE CHAMP DE BLÉ

L’abba Théodore, de Cilicie, disait : Quand je demeurais à Scété, il y avait là un moine nommé David. Un jour donc il partit moissonner avec d’autres moines. C’est la coutume chez les moines de Scété de s’en aller dans les domaines faire la moisson. Le moine s’en alla donc dans une propriété et se loua comme journalier. Un agriculteur l’engagea à son service. Comme le moine moissonnait, un jour vers la sixième heure la chaleur était intense, le moine se retira dans une cabane et s’assit. L’agriculteur arrivant et le voyant assis lui dit avec colère : «Moine, pourquoi ne travailles-tu pas ? Ne sais-tu pas que je te donnerai ton salaire ?» Le moine répondit : «Oui certes; mais comme la chaleur est intense et que les grains de blé tombent des épis, j’attends un peu pour que la chaleur passe, et que tu n’y perdes pas.» L’agriculteur lui dit : «Lève-toi et travaille, même si tout brûle.» Le moine répliqua : «Tu veux que cela brûle ?» Irrité, l’agriculteur répondit : «Oui, je te l’ai dit.» Alors le moine se leva, et voici que soudain le champ se mit à brûler. Alors l’agriculteur effrayé courut à l’autre extrémité, là où les autres moines moissonnaient; il les appela et les fit venir pour demander au moine de prier afin que le feu s’arrête. Ils vinrent et se prosternèrent devant le moine. Mais celui-ci leur dit : «C’est lui qui a demandé que cela brûle.» Pourtant, à leur prière le moine s’éloigna, et se mettant entre ce qui était brûlé et ce qui ne l’était pas, il fit une prière, et aussitôt le feu s’éteignit, et le reste du champ fut sauvé. Tous furent dans l’admiration et glorifièrent Dieu.

CHARITÉ ET ASCÈSE DES MOINES

Etant à Alexandrie, à l’Ennaton, nous allâmes au monastère de l’abba Jean, eunuque, pour nous édifier. Nous trouvâmes un homme vieux, ayant passé au monastère environ quatre-vingts ans, miséricordieux à un point tel que nous n’en avions pas vu d’autre, non seulement à l’égard des hommes, mais aussi envers les animaux sans raison. Ce que faisait le moine ? Pas autre chose que ceci : levé de bonne heure, il donnait à manger à tous les chiens qui étaient dans le monastère; de même il donnait de la farine aux petites fourmis et du blé aux grosses. Il humectait des biscuits et les jetait sur les toits pour que les oiseaux les mangent. Vivant de la sorte, il ne laissa dans son monastère ni une porte, ni une fenêtre, ni un carreau, ni un cierge, ni une table; et pour ne pas allonger ce récit en disant tout, il n’eut rien à abandonner sur terre. Il ne posséda jamais, fût-ce un instant, ni livre, ni argent, ni vêtement; mais il donnait tout aux pauvres, mettant toutes ses préoccupations dans l’avenir. Ceux qui voulaient recommander la miséricorde et la compassion racontaient encore ceci de lui. Un jour un cultivateur vint le trouver, lui demandant de lui donner une pièce d’or. Comme le moine n’en avait pas (il n’avait jamais eu d’or), il le renvoya, puis il emprunta une pièce au monastère et la donna à l’homme, qui lui dit : «Dans un mois je te la rendrai.» Deux ans s’étant écoulés et le cultivateur n’ayant pas rendu l’argent (il ne l’avait pas), le Père Jean le fit venir et lui dit : «Donne-moi la pièce, mon frère.» L’autre répondit : «Dieu sait que je ne l’ai pas.» Alors le moine lui dit : «J’ai trouvé pour toi le moyen qui te permettra de me la rendre.» L’autre répondit : «Tout ce que tu voudras, dis-le, et je le fais.» L’homme pensait que le moine voulait lui imposer quelque travail. Alors l’abba Jean dit : «Quand tu en auras le temps et que tu n’auras rien à faire, viens et fais trente prostrations, et je te donnerai une petite pièce d’argent.» Et il lui donna à boire et à manger. Les choses ainsi convenues, l’homme, chaque fois qu’il en avait le loisir, venait, faisait les prostrations, et le moine lui donnait sa récompense, c’est-à-dire une pièce d’argent. Il lui donnait aussi à manger et à boire; il lui fournissait même des biscuits pour les cinq personnes de sa maison. Quand l’homme eut récolté vingt-quatre pièces d’argent, l’équivalent d’une pièce d’or, le moine les lui prit et le congédia en lui donnant sa bénédiction. Le même abba Jean, eunuque, nous raconta ceci. J’étais monté dans la Thébaïde au monastère de l’abba Apollon, et j’y vis un jeune frère dont le père selon la chair était lui-même moine. Le jeune homme avait résolu de ne boire ni eau ni vin ni autre boisson durant toute sa vie; il mangeait de la chicorée, des herbes amères, et certains légumes qui pouvaient apaiser sa soif. Il avait la charge de mettre les pains au four. Après avoir ainsi passé trois années, il tomba malade, et il mourut dans le Seigneur. Lorsqu’il était brûlé par la fièvre et par une soif intense, tous l’exhortaient à prendre un peu de boisson, et le frère ne voulait absolument pas y consentir. Alors l’abba du monastère appela un médecin, pour qu’il soulageât le malade autant que possible. Le médecin vint, et ayant vu le frère dans un tel état, il l’exhorta longuement à prendre un peu de boisson. Mais comme le frère ne le faisait pas, il dit à l’abba : «Apportez-moi ici un grand bassin.» Et y ayant versé quatre cruches d’eau tiède, il l’y fit entrer jusqu’aux cuisses durant une heure; et le saint moine nous affirmait (car il était là, disait-il, quand on le fit sortir de l’eau) que le médecin ayant mesuré l’eau en trouva une cruche de moins. Voilà ce que les ascètes enduraient en obtenant par l’exercice la maîtrise d’eux-mêmes, en se domptant pour l’amour de Dieu, afin de jouir des biens éternels. Le même nous racontait encore ceci. Dans ce même monastère j’entrai dans la cellule d’un moine, et je vis que là où il se prosternait, il y avait une planche, et il s’agenouillait dessus; et là où il mettait les genoux et les mains, il avait creusé la planche à une profondeur de plus de quatre doigts, tellement il faisait de prostrations.

LA PIERRE PRÉCIEUSE

Dans l’île de Samos, la pieuse et charitable Marie, mère du seigneur Paul, le candidat[42], nous raconta ce qui suit. Il y avait dans la ville de Nisibe une femme chrétienne; son mari était païen. Ils possédaient cinquante pièces d’argent. Un jour le mari dit à sa femme : «Prêtons cet argent à intérêt, afin que nous en retirions quelque satisfaction; car en le dépensant peu à peu, nous allons tout perdre.» Sa femme lui répondit : «Si tu veux prêter cet argent à intérêt, viens et prête-le au Dieu des chrétiens.» Le mari lui dit : «Où est-il, le Dieu des chrétiens, pour que nous lui prêtions ?» Elle répondit : «Je te le montrerai. Non seulement tu ne perdras pas ton argent, mais il te donnera des intérêts, et il doublera le capital.» Il lui dit : «Allons, montre-le-moi et prêtons-lui.» Elle prit son mari avec elle et l’emmena à la sainte église. L’église de Nisibe a cinq grandes portes. Comme donc elle l’introduisait dans le portique de l’église, là où sont les grands porches, elle lui montra les pauvres en lui disant : «Si tu leur donnes, c’est le Dieu des chrétiens qu’il recevra. Car ils sont tous à lui.» Aussitôt il donna avec joie les cinquante pièces d’argent aux pauvres, et il revint chez lui. Trois mois plus tard, comme ils se trouvaient gênés pour leurs dépenses, l’homme dit à sa femme : «Ma sœur, le Dieu des chrétiens ne va rien nous rendre de cette dette, et nous voilà dans la gêne.» La femme lui répondit : «Si; va donc là où tu as donné l’argent, et il te le rendra avec empressement.» Il partit en courant pour la sainte église. Quand il fut à l’endroit où il avait donné les pièces d’argent aux pauvres, il alla par toute l’église, pensant voir quelqu’un qui lui rendrait ce qui lui était dû. Il ne vit que les pauvres assis là comme précédemment. Et comme il se demandait en lui-même à qui il parlerait et qui il interrogerait, il vit à ses pieds sur le marbre une pièce d’argent, de celles qu’il avait distribuées à ses frères. Il se pencha, la prit et revint chez lui. Et il dit à sa compagne : «Regarde, je suis allé à votre église; et crois-moi, femme, je n’ai pas vu comme tu me l’avais dit, le Dieu des chrétiens, et il ne m’a rien donné. Je n’ai trouvé par terre que cette pièce, là où moi j’en avais donné cinquante.» Alors l’admirable femme lui dit : «C’est lui qui, sans se montrer, t’a donné cela. Car il est invisible, et il mène le monde avec une puissance et d’une main invisibles. Mais va, mon maître, achète-nous quelque chose, afin que nous mangions aujourd’hui, et de nouveau Dieu pourvoira à tes besoins.» Il alla acheter pour eux deux du pain, du vin et du poisson; puis revenant il le donna à sa femme. Celle-ci prenant le poisson se mit à le vider, et en l’ouvrant elle trouva dans ses entrailles une pierre magnifique, au point qu’elle en était dans l’admiration. Elle ne savait cependant pas ce que c’était, mais elle la conserva. Quand son mari revint et qu’ils mangèrent, elle lui montra la pierre qu’elle avait trouvée et dit : «Regarde, j’ai trouvé cette pierre dans le poisson.» En la voyant, lui aussi en admira la beauté, mais il en ignorait la nature. Quand ils eurent mangé, il lui dit : «Donne-la-moi, et je vais aller la vendre, si toutefois je trouve à en retirer quelque chose.» Car lui-même, comme je l’ai dit, ne savait pas ce qu’il en était, n’y connaissant rien. Il prit donc la pierre et alla chez le changeur, qui s’occupait aussi de changer l’argent. C’était le moment où il allait partir (car on était au soir). Il dit au changeur : «Tu veux acheter cette petite pierre ?» Le changeur en la voyant lui dit : «Et combien en veux-tu ?» Le vendeur répondit : «Donne-moi ce que tu voudras.» L’autre lui dit : «Voilà cinq pièces d’argent.» Le vendeur, pensant qu’il voulait se moquer, dit : «Tu donnes tout cela pour cette pierre ?» De son côté le changeur, croyant que l’autre lui répondait ainsi ironiquement, lui dit : «Eh bien, voilà dix pièces d’argent.» Le vendeur pensant de nouveau que c’était raillerie, se taisait. Le changeur lui dit : «Alors je te donne vingt pièces.» L’autre se taisait sans rien répondre. Comme le changeur montait à trente et encore jusqu’à cinquante pièces d’argent, jurant qu’il allait en vérité les donner, alors le vendeur réfléchit en lui-même et eut l’idée que si cette pierre n’était pas de grand prix, l’autre n’en offrirait pas cinquante pièces d’argent. Peu à peu le changeur monta et lui offrit jusqu’à 300 pièces. L’homme les prit, donna la pierre et revint tout joyeux trouver sa femme. Celle-ci en le voyant lui dit : «Combien l’as-tu vendue ?» Elle pensait qu’il l’avait vendue cinq à dix petites pièces. Le mari exhibant les 300 pièces d’argent les lui donna en disant qu’il l’avait vendue ce prix-là. Elle, admirant la générosité du bon Dieu, lui dit : «Regarde, mon cher mari, comme le Dieu des chrétiens est bon et généreux et riche : tu vois comment non seulement il t’a rendu les cinquante pièces d’argent que tu lui avais prêtées, et avec leurs intérêts, mais en quelques jours il t’a donné six fois plus. Sache donc qu’il n’y a pas d’autre Dieu que lui seul sur cette terre ni dans le ciel.» Et convaincu par ce miracle et ayant ainsi appris par cette expérience la vérité, il devint aussitôt chrétien et glorifia notre Dieu et Sauveur le Christ, avec le Père et le saint Esprit, rendant sincèrement grâces à la sagesse de sa femme par laquelle il lui avait été donné de connaître Dieu dans la vérité.

LA PURETÉ RÉCOMPENSÉE

Nous allâmes au monastère de la grotte de l’abba Sabas trouver l’abba Eustache, higoumène, et il nous raconta ceci. Il y avait un marchand nommé Moschus. Il nous raconta ceci quand nous vînmes à Tyr. Lorsque je m’occupais de commerce, un soir tard j’allai me baigner et je trouvai en chemin une femme debout dans l’obscurité. Je m’approchai d’elle et elle consentit à me suivre. Sous le coup d’une joie diabolique je ne me baignai pas, mais j’allai vite dîner. Je lui offris bien des choses, mais elle ne voulut pas y goûter. A la fin nous nous levâmes pour aller dormir, et comme je m’approchais pour l’embrasser, elle poussa un grand cri et dit en pleurant : «Malheur à moi, pauvre que je suis !» Tout tremblant, je lui en demandai la cause. Elle pleura encore plus fort et dit : «Mon mari est négociant, il a fait naufrage, et il a perdu ses biens et ceux des autres. Il est en prison à cause de ces derniers; et ne sachant que faire pour lui procurer du pain, j’ai accepté de livrer mon corps, avec grand déshonneur, pour trouver seulement du pain. Car tout est perdu.» Je lui dis : «Qu’est-ce que lu dois encore ?» Elle répondit : «Cinq livres.» Je tirai cet or et le lui donnai en disant : «Voici qu’à cause du jugement de Dieu je ne t’ai pas touchée; donne cet or, rachète ton mari et priez pour moi.» Quelque temps après, certaines calomnies contre moi parvinrent à l’empereur, comme quoi j’avais gaspillé les biens de mon commerce. L’empereur envoya prendre mon bien, me fit conduire à Constantinople en chemise et mettre en prison, où je passai longtemps habillé d’une vieille chemise. Un jour j’appris que l’empereur voulait me faire mettre à mort. J’avais dit adieu à la vie, et pleurant et me lamentant je m’étais endormi. Et je crus voir cette femme en liberté, dont le mari avait jadis en prison; et elle me dit : «Qu’est-ce que tu as, maître Moschus ? Pourquoi es-tu enfermé ici ?» Je répondis : «J’ai été calomnié et l’empereur va, je crois, me faire mettre à mort.» Elle me dit : «Veux-tu que je parle de toi à l’empereur pour qu’il te relâche ?» Je demandai : «L’empereur te connaît ?» Elle répondit : «Oui.» Je m’éveillai et je me demandais ce que cela signifiait. Et de nouveau une deuxième et une troisième fois elle me dit la même chose : «Ne crains pas : demain il te relâchera.» Au petit jour, sur l’ordre de l’empereur on m’emmena au palais. Quand j’entrai et qu’il me vit avec mon vêtement sale, il me dit : «J’ai pitié de toi : corrige-toi désormais.» Et je vis cette femme qui se tenait à la droite de l’empereur et me disait : «Aie confiance et sois sans crainte.» L’empereur ordonna de me restituer ce qui était à moi, et m’ayant encore donné beaucoup de bien, il me remit avec honneur dans ma situation et fit même de moi son lieutenant. Cette nuit encore la même femme m’apparut et me dit : «Sais-tu qui je suis ? Celle dont tu as eu pitié, quand, pour l’amour de Dieu, tu n’as pas touché à mon corps. Voici qu’à mon tour je t’ai sauvé du danger. Tu vois la bonté de Dieu; je veux dire que tu as fait quelque chose pour moi, et moi j’ai eu grande pitié de toi.»

L’ACQUISITION DES VERTUS

Comme nous nous en allions de la sainte Gethsemani sur la sainte montagne des Oliviers, il y avait sur notre chemin le monastère dit de l’abba Abraham, qu’avait constitué le grand Abraham de la nouvelle église de la glorieuse Marie Mère de Dieu et toujours vierge; lui-même avait été higoumène après Eudoxe. L’higoumène de ce monastère était l’abba Jean de Cysique. Un jour donc nous lui posâmes cette question : «Comment acquiert-on les vertus ? Le moine répondit : «Celui qui veut acquérir une vertu ne peut y parvenir s’il ne commence pas par avoir en horreur le vice qui lui est opposé. Si donc tu veux l’affliction, déteste le rire. Tu veux l’humilité. Déteste l’orgueil. Tu veux être tempérant. Déteste la gloutonnerie. Tu veux être chaste. Déteste le libertinage. Tu veux être pauvre. Déteste les choses matérielles. Tu veux être miséricordieux. Déteste l’avarice. Qui veut habiter le désert déteste les villes; qui veut le calme de l’ascèse déteste la liberté de langage; qui veut vivre en inconnu déteste le besoin de se montrer; qui veut dominer la colère déteste le commerce des gens du monde; qui veut oublier les injures déteste les paroles blessantes; qui veut éviter les distractions vit tout seul; qui veut être maître de sa langue ferme ses oreilles pour les empêcher d’entendre bien des choses; qui veut avoir toujours la crainte de Dieu déteste le repos du corps, aime l’affliction et la gêne; et ainsi pourra-t-il pleinement servir Dieu.»

LA SOUILLURE DE L’HÉRÉSIE

L’abba Théodore, higoumène de la Vieille Laure nous raconta ceci. Il y avait à Constantinople deux banquiers syriens. Le frère aillé dit au cadet : «Viens, allons en Syrie et prenons possession de notre maison paternelle.» Le cadet lui dit : «Et pourquoi tous deux abandonner notre banque ? ou bien vas-y et je resterai ici, ou bien j’y vais, et toi, reste.» Ils convinrent donc que le cadet partirait. Quelque temps après le départ du frère cadet, l’autre qui était resté à Constantinople eut un songe : il vit un vieillard vénérable qui lui dit : «Sais-tu que ton frère a commis un adultère avec la femme du cabaretier ?» Réveillé, il en fut affligé et se dit : «C’est moi qui en suis la cause, car pourquoi l’ai-je laissé partir seul ?» Et de nouveau, après un certain temps il voit le même homme qui lui dit : «Sais-tu que ton frère s’est jeté sur la femme du cabaretier ?» Une troisième fois encore, après quelque temps, il le vit qui lui disait : «Ne sais-tu pas que ton frère a perdu une femme honnête et s’est galvaudé avec la femme du cabaretier ?» Alors, de Constantinople il écrit au cadet en Syrie : «Vite et sur-le-champ laisse tout et viens à Byzance.» L’autre ayant reçu cette lettre abandonna tout et se rendit auprès de son frère. Alors celui-ci en le voyant l’emmena dans la grande église, et avec tristesse se mit à lui faire des reproches, disant : «Est-ce bien d’avoir péché avec la femme du cabaretier ?» L’autre entendant cela commença à lui jurer par le Dieu tout puissant : «Je ne sais pas ce que tu dis : je n’ai pas fait le mal et n’ai eu aucun commerce qu’avec mon épouse légitime.» L’aîné entendant cela lui dit : «Tu as donc fait quelque chose de plus grave ?» Il rejeta l’accusation : «J’ai conscience de n’avoir rien commis d’inconvenant, sinon que j’ai trouvé dans notre village des moines attachés à la doctrine de Sévère, et ne sachant pas si c’était mal, j’ai communié avec eux; je n’ai rien fait d’autre, que je sache.» Alors le frère aîné comprit que la fornication commise par son frère consistait en ce qu’il avait abandonné la sainte Eglise catholique, qu’il était tombé dans l’hérésie de Sévère l’acéphale, un vrai cabaretier, qu’il s’était déshonoré et avait souillé là noblesse de la foi orthodoxe.

LA RÉCOMPENSE DE LA FIDÉLITÉ CONJUGALE

Nous arrivâmes à Ascalon, à l’hôtellerie des Pères, et l’abba Eusèbe, prêtre, nous fit le récit suivant. Un négociant de notre ville, qui naviguait, perdit tout, ses biens comme ceux des autres; il se sauva seulement lui-même. Etant arrivé ici, il fut arrêté par ses créanciers et mis en prison. On lui prit tout ce qu’il avait chez lui, sans rien lui laisser que ce qu’il portait, lui et aussi sa femme. Celle-ci, dans sa grande inquiétude et sa gêne, s’était fait comme une obligation de nourrir son mari, au moins avec du pain. Un jour donc qu’elle était assise et mangeait avec son mari dans la prison, un grand personnage vint donner des secours aux détenus, et ayant vu cette dame assise avec son mari, il se sentit blessé d’amour pour elle (elle était en effet très belle), et il la manda par l’intermédiaire du geôlier. Elle vint avec joie, s’attendant à recevoir la charité. L’homme la prenant à part lui dit : «Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi es-tu ici ?» El elle lui raconta tout. Il lui dit : «Si j’acquitte ta dette, tu coucheras avec moi cette nuit ?» Elle, qui était vraiment très belle et chaste, lui répondit : «Maître, j’ai appris que l’apôtre a dit que la femme n’a pas puissance sur son propre corps, mais bien son mari. Permets donc, maître, que j’interroge mon mari : et ce qu’il commandera, je le ferai.» Elle vint tout rapporter à son mari. Lui, plein de sagesse et de tendresse pour sa femme, ne se laissa pas entraîner par l’idée de sortir de prison; mais en gémissant et pleurant il dit à sa femme : «Va, ma sœur, et prends congé de cet homme; et mettons notre espoir en Dieu, qui ne nous abandonnera pas jusqu’au bout.» Elle se leva et congédia l’homme en disant : «J’ai parlé à mon mari et il n’a pas voulu.» En ce temps-là il y avait un brigand, lui aussi incarcéré; il observait tout ce que disaient l’homme et la femme, et il gémissait à part lui, disant : «Voici en quelle situation ils se trouvent, et pourtant ils n’ont pas renoncé à leur honneur pour avoir de l’argent et pour être délivrés, mais ils ont préféré la chasteté à la richesse et ils ont méprisé tous les biens de cette vie. Et moi, malheureux que je suis, que ferai-je, moi qui n’ai jamais pensé qu’il pourrait bien y avoir un Dieu, et qui à cause de cela ai commis tant de meurtres ?» Et les ayant appelés par la fenêtre de la cellule où il était enfermé, il leur dit : «J’ai été un voleur, j’ai fait beaucoup de mal, commis bien des meurtres, et je sais bien que quand le gouverneur viendra et que je paraîtrai devant lui, je serai mis il mort comme homicide. Mais en voyant votre chasteté, j’en ai été ému. Allez donc à tel endroit du rempart de la ville, creusez, et vous prendrez l’argent que vous trouverez là. Servez-vous-en pour acquitter vos dettes et faire d’autres aumônes. Et priez pour moi, afin que moi aussi j’obtienne miséricorde. Quelques jours plus tard, le gouverneur étant venu dans la ville ordonna d’emmener le brigand et de le décapiter. Le lendemain la femme dit à son mari : «Si tu le veux, mon maître, je vais à l’endroit qu’a indiqué le brigand, et je verrai s’il a dit vrai.» Il répondit : «Fais comme tu voudras.» Elle, prenant un petit sarcloir, alla le soir à l’endroit indiqué, et ayant creusé, elle trouva un pot couvert et contenant l’or. Elle s’en servit avec prudence et le donna peu à peu, en ayant l’air de l’emprunter à l’un ou à l’autre, jusqu’à ce qu’elle ait remboursé tous les créanciers; et après cela elle délivra aussi son mari. Celui qui nous fit ce récit disait : «Voyez : parce que ceux-ci ont observé le précepte divin, le Seigneur notre Dieu leur a fait grande miséricorde.»

UN MAT POUR COUVRIR UNE CELLULE

Athanase d’Antioche, parlant de l’abba Brochas d’Egypte, nous raconta ceci. Etant à Séleucie, près d’Antioche, il trouva en dehors de la ville un lieu désert, et il chercha à s’y faire une petite cellule. L’ayant construite, il n’avait pas de bois pour la couvrir. Un jour il entre en ville et trouve Anatolios surnommé le Bossu, homme important de Séleucie, assis hors de sa maison. S’approchant il lui dit : «Fais-moi la charité, donne-moi un peu de bois pour couvrir mon habitation.» L’autre lui répondit en se fâchant : «Voilà du bois, prends-le et va-t-en.» Et il lui montra un grand mât qui était à terre devant sa demeure et qui était fait pour un navire de 50.000 [boisseaux]. L’abba Brochas lui dit : «Bénis-le, et je l’emporterai.» Anatolios, se fâchant de nouveau, lui dit : «Bon Dieu !» L’autre, prenant le mât et le soulevant tout seul de terre, le mit sur son épaule et s’en alla à sa cellule en l’emportant. Stupéfait par ce miracle extraordinaire, Anatolios lui donna tout le bois qu’il voulut pour ses besoins. Il en eut non seulement pour couvrir sa cellule, comme nous avons dit, mais encore il fit quantité d’autres choses pour son monastère.

VERTUS DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME

On disait à propos de saint Jean de Constantinople, qui fut justement surnommé Chrysostome à cause de la pureté et de la splendeur de sa doctrine, que depuis qu’il avait reçu le baptême salutaire, il n’avait ni juré, ni obligé personne à jurer, ni menti, ni proféré des paroles moqueuses, ni admis la plaisanterie.

LE MORT RELEVÉ DE L’EXCOMMUNICATION

Le prêtre nommé Pierre, venant de Rome, nous raconta ceci touchant le saint pape de cette même ville, Grégoire. Etant pape, il fonda un grand monastère d’hommes et donna l’ordre qu’aucun des moines ne posséderait rien en propre, fût-ce une obole. Or, un frère du monastère avait dans le monde un frère, et il lui fit la demande suivante : «Je n’ai pas de tunique; fais-moi la charité, achète-m’en une.» Le laïc lui dit : «Voici trois pièces d’argent, prends-les et achète-toi ce qui te conviendra.» Le moine prenant les trois pièces alla le dire à l’higoumène. L’higoumène entendant cela alla à son tour le dire au très saint pape. Le bienheureux Grégoire apprenant la chose exclut le frère de la communauté, comme ayant transgressé les règles du monastère. Quelque temps après, le frère excommunié mourut à l’insu du pape. Deux ou trois jours plus tard, l’higoumène vint et lui annonça que le frère était mort. Il ne fut pas peu attristé de ne l’avoir pas relevé de la peine de l’excommunication avant qu’il quittât cette vie; et ayant écrit une prière sur un billet, il la donna à l’un des archidiacres, en lui enjoignant d’aller la lire au-dessus du frère. Cette prière absolvait le mort de l’excommunication. L’archidiacre partit comme il en avait reçu l’ordre, et lut au-dessus du frère la lettre qui contenait la prière. Et la même nuit l’higoumène vit le frère qui était mort, et il lui dit : «Où étais-tu jusqu’à ce jour ?» Le frère lui répondit : «En vérité, seigneur, j’étais en prison; et jusqu’à hier je n’étais pas délivré.» Tous surent qu’a l’heure où l’archidiacre avait dit la prière au-dessus de la tombe, à cette heure-là même il avait été absous de l’excommunication, et que son âme avait été libérée de sa condamnation.

LA CHARITÉ QUI SE CACHE

On nous raconta sur le saint père Apollinaire, pape d’Alexandrie, qu’il était très miséricordieux et compatissant. Et pour le confirmer on disait qu’il y avait à Alexandrie un jeune homme, fils de gens notables de la ville. Ceux-ci étant morts en lui laissant beaucoup de leurs biens consistant en bateaux et en or, il ne réussit pas dans l’administration de ses biens et perdit tout. Il tomba dans une extrême indigence, non pas pour avoir tout mangé ou dépensé en débauche, mais parce que plusieurs naufrages étaient survenus : de grand il était ainsi devenu petit, selon le mot des psaumes : «Ils montent jusqu’aux cieux et descendent jusqu’aux abîmes» (Ps 106,26). De même le jeune homme, très élevé en fortune, était tombé d’autant plus bas. Le bienheureux Apollinaire ayant appris cela et voyant le jeune homme en si grande difficulté et pauvreté, ayant aussi connu ses parents et sachant qu’ils étaient riches, voulut lui témoigner sa pitié et lui faire une petite charité en guise de consolation; mais il n’osait pas. Et chaque fois qu’il le voyait, il se sentait mordu au fond de l’âme en apercevant son vêtement malpropre et son visage sombre, indices de son extrême pauvreté. Le pape, ainsi préoccupé, prit un jour, par une inspiration de Dieu, une admirable décision, qui convenait bien à sa sainteté. Il manda le conseiller juridique de la sainte Eglise, et le prenant à part, il lui dit : «Peux-tu garder un secret, Monsieur le conseiller ?» L’autre répondit : «J’espère, Monseigneur, par la grâce du Fils de Dieu que tout ce que vous m’ordonnerez, je ne le dirai à personne et que nul n’apprendra de moi rien de ce que vous confierez à votre serviteur.» Alors le pape Apollinaire lui dit : «Va libeller une reconnaissance de dette de cinquante livres d’or au nom de la sainte Eglise en faveur du défunt père de ce jeune homme; mets-y également des témoins et un ordre de paiement; et remonte-moi la mine de ce jeune homme.» Le conseiller fit sur-le-champ ce que.le pape lui avait ordonné, il apporta le titre de reconnaissance et le lui donna. Comme le père du jeune homme était mort depuis dix ans ou même davantage et que le papier était neuf, le pape dit au conseiller : «Va, cache le papier dans du blé ou de l’orge, et dans quelques jours apporte-le-moi.» L’autre s’en alla et revint après les jours convenus apporter l’écrit au pape. Alors celui-ci dit au conseiller : «Va maintenant et dis au jeune homme : «Qu’est-ce que tu me donnes si je te procure un document qui va te servir ?» Mais prends garde, monsieur le conseiller, ne lui prends pas plus de trois deniers, et remets-lui le document.» Le conseiller répondit : «Vraiment, Monseigneur, si tu le veux, je ne lui prendrai même pas cela.» Le pape lui dit : «Si, je veux en tout cas que tu lui prennes trois deniers.» Alors le conseiller va trouver le jeune homme : «Qu’est-ce que tu me donnes, si je te procure quelque chose qui te rendra le plus grand service ?» L’autre convint de lui donner ce qu’il voudrait. Le conseiller réfléchit et lui dit : «Il y a cinq ou six jours, en cherchant des papiers chez moi, j’ai trouvé ce document, et je me rappelle que feu ton père, ayant confiance en moi, me l’avait laissé pour quelques jours; après sa mort il est arrivé que le papier est resté chez moi jusqu’à maintenant; je l’avais oublié et il ne m’est pas venu il l’esprit de te le donner.» Le jeune homme lui dit : «Et que veux-tu que je te donne ?» L’autre répondit : «Trois deniers.» Le jeune homme dit alors : «Et tu sais que la personne qui doit la somme est riche ? – Oui certes, elle est riche et généreuse; tu peux réclamer l’argent sans difficulté.» Le jeune homme lui dit : «Dieu sait que je suis sans ressource; mais si la dette est payée, je te donnerai ce que tu voudras, en sus des trois deniers.» Alors le conseiller lui donna la reconnaissance des cinquante livres. Muni du document, il va chez le très saint pape, se prosterne devant lui et le lui remet. L’ayant pris et lu, le pape se mit à faire l’homme embarrassé, et il lui dit : «Où donc étais-tu jusqu’à présent ? Ton père est mort il y a plus de dix ans. Va-t-en, mon ami, je n’ai pas à te répondre.» L’autre dit au pape : «En vérité, Monseigneur, je n’avais pas moi-même le document; c’était le conseille qui l’avait sans le savoir, mais que Dieu lui pardonne, parce qu’il me l’a maintenant donné en disant : «Je l’ai retrouvé en cherchant des papiers.» Le pape le congédia pour le moment et dit : «Je réfléchirai»; et il garda le papier chez lui. Une semaine après, le jeune homme revint chez le pape, et celui-ci de nouveau lui adressa des reproches en disant : «Pourquoi as-tu tardé à produire le document ?» feignant de ne vouloir rien lui donner. Le jeune homme lui dit : «Monseigneur, Dieu sait que je n’ai pas de quoi nourrir les miens; aie donc pitié de moi selon que Dieu te l’inspirera.» Alors le saint Apollinaire, ayant l’air de céder à sa prière, lui dit : «Je te donnerai la somme intégrale, mais je te prie, monsieur mon frère, de ne pas réclamer d’intérêts à la sainte Eglise.» Alors l’adolescent se prosterna en disant : «Tout ce que veut et ordonne Monseigneur, je le ferai; et s’il veut diminuer le capital, qu’il le diminue.» Mais le pape dit : «Non, il me suffit que tu nous abandonnes les intérêts.» Alors il fit apporter et lui donna les cinquante livres d’or, puis le congédia après lui avoir présenté ses vœux en retour de ce que, disait-il, il avait abandonné les intérêts. Telle fut la manière d’agir discrète du divin Apollinaire, telle fut sa belle action, sa compassion. Et par sa bénédiction Dieu secourut si bien le jeune homme, qu’il se releva de sa grande pauvreté, regagna son ancien rang et l’emporta sur ses parents pour la fortune et l’abondance des biens, outre que son âme en tira grand profit.

LA VIE AU DÉSERT ET LA PURETÉ DE CŒUR

Un moine demeurant à Scété se rendit à Alexandrie pour vendre le produit de son travail, et il vit un jeune moine entrer dans une taverne. Le moine en fut affligé, et il attendit dehors pour rencontrer le jeune homme quand il sortirait : c’est ce qui arriva. Quand donc le jeune homme sortit, le moine lui saisit la main, le prit à part et lui dit : «Monsieur mon frère, ne sais-tu pas que tu portes le saint habit ? Ne sais-tu pas que tu es jeune ? Ne sais-tu pas que nombreux sont les pièges du démon ? Ne sais-tu pas que les moines qui séjournent dans les villes y sont portés au mal par les yeux, les oreilles, et par tout ce qui s’y montre ? En pénétrant sans crainte dans les tavernes, tu entends ce que tu ne voudrais pas, tu vois ce que lu ne voudrais pas, tu es en malhonnête compagnie, même avec des femmes. N’agis pas ainsi, je t’en prie, mais va-t-en vite au désert, où tu pourras, comme tu le veux, être sauvé.» Le jeune homme lui répondit : «Va donc, aimable moine, Dieu ne demande que la pureté du cœur.» Alors le moine levant les bras au ciel dit : «Gloire à Dieu ! Voilà cinquante ans que je vis à Scété, et je n’ai pas acquis la pureté de cœur; et celui-ci qui fréquente les tavernes l’a acquise.» Et se tournant vers le frère il dit : «Que Dieu te sauve et qu’il ne déçoive pas mon propre espoir.»

LA RÉCOMPENSE ÉTERNELLE DE L’AUMÔNE

Quand nous étions à Alexandrie, Léonce d’Apamée, homme pieux et fidèle, vint de Pentapolis; car il habitait à Cyrène depuis un assez bon nombre d’années. Au temps du saint pape d’Alexandrie Euloge, le futur évêque de la même ville de Cyrène vint, et comme nous étions ensemble, il nous raconta ceci. A l’époque du bienheureux Théophile, pape d’Alexandrie, Synesius le philosophe devint évêque de Cyrène. En venant à Cyrène il y trouva un philosophe nommé Evagre, qui ayant été son compagnon d’études, restait son ami sincère et était furieusement attaché au culte des idoles. L’évêque Synesius voulait le convertir, et non seulement il le voulait et s’y efforçait, mais encore il avait beaucoup lutté et se donnait du souci à cause de l’amitié qu’il avait pour lui depuis le début. Mais l’autre ne voulait rien admettre et n’acceptait en aucune manière son enseignement. Pourtant, en raison de sa grande amitié pour lui, l’évêque ne se rebutait pas et ne cessait pas jour après jour de l’instruire, de l’exhorter, de le réprimander, en sorte qu’il crût au Christ et reconnût la vérité. Un jour enfin le philosophe lui dit : «Vraiment, Monseigneur l’évêque, parmi tant de choses, en voici une que vous dites, vous les chrétiens, et qui me déplaît : c’est que ce monde aura une fin et qu’après cette fin tous les hommes qui auront existé au cours des siècles ressusciteront dans leurs corps, et avec cette chair incorruptible et immortelle vivront éternellement et recevront leur récompense; que celui qui a pitié du pauvre prête à Dieu; que celui qui distribue ses biens aux pauvres et aux indigents thésaurise pour le ciel et que le centuple, avec la vie éternelle, lui est réservé par le Christ en cette résurrection : tout cela me paraît être tromperie, fable et objet de dérision.» L’évêque Synesius assurait que toutes ces croyances des chrétiens étaient vraies et ne comportaient rien de mensonger ni de contraire à la vérité; et par beaucoup d’arguments il s’appliquait à montrer qu’il en était ainsi. Après bien du temps, ayant fait de lui un chrétien, il le baptisa lui, ses enfants et tous ceux de sa maison. Peu après son baptême, le philosophe donna à l’évêque trois deniers d’or en faveur des pauvres et dit : «Accepte ces trois cents livres et donne-les aux pauvres, et fais-moi un papier portant que le Christ me le rendra dans le siècle à venir.» L’évêque reçut l’or et volontiers lui fit le papier qu’il voulait. Ayant vécu plusieurs années après le saint baptême, le philosophe fut atteint d’une maladie mortelle; et comme il allait mourir, il dit à ses enfants : «Quand vous me rendrez les derniers devoirs, mettez ce papier en mes mains et ensevelissez-moi avec lui.» Lorsqu’il fut mort, ils firent ce qu’il leur avait prescrit, et l’ayant enseveli avec la pièce manuscrite, ils l’enterrèrent. Trois jours après la sépulture, il apparut la nuit à l’évêque Synesius, qui dormait et lui dit : «Viens au tombeau où je repose et reprends ton papier. Car j’ai reçu ce qui m’était dû; je suis satisfait et n’ai plus aucune réclamation à te faire. Et pour t’en donner l’assurance, j’ai mis ma signature sur le papier. L’évêque ignorait que le philosophe avait été enseveli avec son papier. Au matin, ayant fait venir les fils, il leur dit : «Qu’est-ce que vous avez bien pu mettre dans la tombe avec le philosophe ?» Ils pensaient qu’il voulait parler d’argent, et ils répondirent : «Rien, Monseigneur, à part le linceul. – Eh quoi, dit-il, vous n’avez pas mis un papier avec lui ?» Eux, s’étant souvenus (car ils ignoraient qu’il parlait d’un papier), lui répondirent : «Oui, Monseigneur, en mourant il nous a donné un papier et nous a dit : «Quand vous m’ensevelirez, mettez-moi dans les mains ce papier, sans que personne n’en sache rien.» Alors l’évêque leur dit le songe qu’il avait vu la nuit précédente; et les emmenant avec les clercs et les notables de la ville, il alla au tombeau du philosophe. On l’ouvrit et on trouva le philosophe gisant et tenant en ses mains autographe de l’évêque; on le prit de ses mains, on l’ouvnrit et on y trouva écrit récemment de la main du philosophe : «Moi, Evagre, philosophe, à toi, saint seigneur Synesius, évêque, salut ! J’ai reçu ce que tu as écrit dans ce billet, je suis satisfait et n’ai plus aucune réclamation à te faire à propos de l’or que je t’ai donné, et par toi au Christ Dieu notre Sauveur.» Les spectateurs furent stupéfaits et pendant bien des heures ils crièrent Kyrie eleison et glorifièrent Dieu qui avait fait ce miracle et donnait là à ses serviteurs une telle assurance. Le même seigneur Léonce assurait encore que cet autographe portant la signature du philosophe se conserve jusqu’à maintenant et qu’il est dans le trésor de l’église de Cyrène; et tout gardien du trésor qui entre en fonction le reçoit avec les vases sacrés, le garde avec soin et le transmet sain et sauf avec les autres objets.

LES ENFANTS QUI JOUENT À DIRE LA LITURGIE

Georges, qui fut préfet de la province d’Afrique, ami du Christ, des moines et des pauvres, et possédant tous les dons qu’aime Dieu, nous raconta ceci. Dans mon pays (il était de la région d’Apamée, de la 2e éparchie de Syrie) il y a un domaine situé à quarante milles de la ville, et qui est appelé Gonagus. Aux confins de cette propriété, à un mille environ, des enfants faisaient paître des animaux. Comme il arrive d’ordinaire aux enfants, ils voulurent jouer selon leur habitude. Tandis qu’ils jouaient, ils se dirent entre eux : «Voyons, faisons la synaxe et offrons la prosphore.» L’idée ayant souri à tous, ils choisirent l’un d’entre eux pour l’office de prêtre et deux autres pour celui de ministres. Ils se dirigèrent vers une roche plate, et le jeu commença. Sur la roche faisant office d’autel ils mirent les pains, et dans un vase de terre cuite le vin. Ils prirent place, l’un faisant le prêtre, les autres faisant les ministres à droite et à gauche. Le premier dit la proscomidie, les autres l’éventaient avec des branches. Celui qui s’appelait prêtre se trouvait savoir l’anaphore, parce qu’il était d’usage courant dans l’Eglise que les enfants se tinssent en face du sanctuaire dans les saintes synaxes, et qu’ils reçussent la sainte communion les premiers après les clercs. Et comme en certains lieux les prêtres ont accoutumé de dire les prières à haute voix, les enfants se trouvaient avoir appris l’oraison de la sainte anaphore pour l’avoir entendu dire souvent à voix haute. Comme donc ils avaient tout fait selon l’usage de l’Eglise, avant qu’ils aient rompu les pains, le feu tomba du ciel, consuma tout ce qui avait été préparé, et brûla tout le rocher, en sorte qu’il ne subsista rien ni du rocher ni de ce qui avait été mis dessus. Les enfants, voyant ce qui était arrivé d’un seul coup, tombèrent à terre sous le coup de l’effroi et restèrent à demi-morts, sans pouvoir dire un mot ni se relever de terre. Comme ils ne rentraient pas au logis à l’heure où ils avaient coutume de rentrer, mais restaient étendus sur le sol terrifiés, leurs parents sortirent de la propriété afin de voir pourquoi ils n’étaient pas là comme d’habitude. En les recherchant ils les trouvèrent étendus à terre, ne reconnaissant personne et n’ayant pas la force de parler à qui leur parlait. Les parents les ayant vus ainsi à demi-morts prirent chacun leur fils et le ramenèrent à la maison; et voyant les enfants ainsi en cet état d’égarement, ils en étaient fort étonnés, ne pouvant comprendre la raison de cet égarement. Bien des fois durant tout le jour ils les interrogèrent, sans en obtenir de réponse, et ils ne purent absolument rien savoir de ce qui était arrivé jusqu’à ce que le jour entier et la nuit fussent passés. Car alors les enfants revenant à eux peu à peu leur racontèrent tout ce qu’ils avaient fait et ce qui leur était arrivé. Les parents les ayant pris avec eux, ainsi que tous les habitants du domaine, ils sortirent et leur montrèrent le lieu où ce miracle extraordinaire s’était produit, et indiquèrent certaines traces du feu qui était tombé. Ceux qui entendirent ce qui était arrivé, convaincus de la réalité du fait, coururent à la ville et rapportèrent tout par le menu à l’évêque. Celui-ci, étonné de l’importance de ce qu’on lui disait, se rendit avec tout le clergé au lieu indiqué; il vit les enfants, les entendit raconter ce qui s’était passé, et ayant vu les traces du feu du ciel, il envoya les enfants dans un monastère et fit en ce lieu un saint monastère. Audessus de l’endroit où était tombé le feu, il bâtit l’église et plaça le saint autel. Le même seigneur Georges nous dit qu’il avait vu un de ces enfants dans le monastère même où avait eu lieu un tel miracle. Et le pieux Georges nous raconta ce prodige divin et digne des anges.

L’ENFANCE DE SAINT ATHANASE ET SA GLOIRE

Rufin, l’auteur de l’Histoire Ecclésiastique, a raconté quelque chose de semblable arrivé au temps passé à des enfants qui jouaient. A propos de saint Athanase, le grand héraut et défenseur de la vérité, l’évêque de la grande ville d’Alexandrie, le pasteur qui dirigea tous les fidèles avec sagesse et selon la volonté de Dieu, il dit, en racontant son enfance, que son élévation à l’épiscopat avait eu son origine dans une prévision venue de Dieu. Reprenons l’histoire du passé de cet homme, disons quelle fut son enfance, rappelons ce que fut son éducation, comme nous l’avons appris par les récits de ses disciples. Saint Alexandre, qui fut pape d’Alexandrie après Achillas, comme l’avait prédit l’archevêque martyr saint Pierre, qui condamna l’impie Arius, regardait un jour la mer; il voit sur le rivage des enfants qui jouaient selon leur habitude et qui imitaient un évêque et faisaient les cérémonies ordinaires de l’église. En y apportant plus d’attention, il vit qu’ils reproduisaient les saints mystères. Il s’en émut et appela aussitôt les clercs, leur montra ce qu’ils faisaient et leur dit d’aller chercher tous les enfants et de les lui amener. Quand ils furent là, il leur demanda en quoi consistait leur jeu et ce qu’ils faisaient. Eux, saisis d’effroi parce qu’ils étaient des enfants, lui racontèrent toute l’affaire en détail, disant qu’ils avaient fait baptiser quelques catéchumènes par Athanase, que ces enfants avaient mis comme évêque. Alors Alexandre s’informant avec soin auprès d’eux pour savoir lesquels ils avaient baptisés, et reconnaissant qu’ils avaient tout accompli selon l’usage de notre religion, en fit part à ses clercs et décida que ceux qui avaient reçu le saint baptême ne devaient pas être baptisés une seconde fois. Mais il remit aux parents Athanase et les autres qui avaient été pris comme clercs pour les élever dans la crainte et le service du Seigneur, particulièrement Athanase, qu’il consacra à Dieu peu de temps après. Riche des grâces divines, il fut élevé à de plus hautes charges par l’archevêque de ce temps et s’y fit remarquer. Quant à Athanase et aux autres que dans ce jeu d’enfants il avait eus pour les rôles de prêtres et de ministres, ayant convoqué leurs parents, il les fit confier à l’église en prenant Dieu à témoin, afin qu’ils y fussent élevés. Quelque temps s’écoula, pendant lequel Athanase fut instruit de manière parfaite par un maître d’école élémentaire et de manière suffisante par un professeur de grammaire; puis aussitôt, comme un dépôt que Dieu leur avait confié, ses parents le remirent au prêtre, et comme un autre Samuel il fut élevé dans le temple de Dieu. Et lorsque Alexandre déjà vieux allait visiter les évêques, il le choisissait comme compagnon et lui faisait porter le vêtement sacerdotal, qui en hébreu était appelé ephod. Les combats que dans l’Eglise Athanase soutint contre les hérétiques furent tels, qu’il semble que ce mot a été écrit à propos de lui : «Je lui montrerai combien il doit souffrir pour mon nom.» En effet, tout l’univers conspira à le persécuter, les rois de la terre se mirent en mouvement, les royaumes et les armées se rassemblèrent contre lui; mais lui, il observait la divine parole : «Qu’une armée vienne camper contre moi, mon cœur ne craindra point : que contre moi s’engage le combat, alors même j’aurai confiance» (Ps 26,3). Au reste on rapporte de lui tant et de telles actions, que leur importance ne me permettrait de rien omettre, et que leur nombre m’obligerait à en passer beaucoup sous silence. Dès lors mon esprit reste incertain, ne pouvant décider ce qu’il faut garder et ce qu’il faut laisser. C’est pourquoi nous rappelons un petit nombre des faits qui se rapportent à notre sujet; le reste, c’est la renommée qui le racontera. Et certainement la renommée en dira moins qu’il n’y en eut en réalité; car elle ne pourra rien trouver à ajouter à la vérité.

LE BAPTÊME SANS LA FOI

On demanda un jour à saint Athanase, pape d’Alexandrie, si l’on peut baptiser celui qui ne croit pas selon la foi et la prédication des chrétiens; et au cas où, feignant de croire, il a été baptisé pour quelque autre prétexte, qu’est-ce qu’il en est et comment Dieu l’admet. Il répondit : «Vous avez appris des anciens que le bienheureux Pierre, martyr, lorsque sévissait une épidémie mortelle et que beaucoup couraient recevoir le baptême simplement par crainte de la mort, eut la vision d’un ange qui lui dit : «Jusqu’à quand enverrez-vous ici ces bourses, sans doute marquées d’un sceau, mais bien vides et ne contenant rien à l’intérieur ?» Ainsi, autant qu’on eut le conjecturer d’après la morale de l’ange : ceux qui portent le sceau du baptême, ayant pensé bien faire en recevant le baptême, sont baptisés.

LES ANGES ET LA CORRECTION FRATERNELLE

Quelqu’un des pères raconta qu’un des moines, homme pur et saint, quand il faisait la proscomidie, voyait les anges se tenir à sa droite et à sa gauche. Il avait appris le rite de la proscomidie chez les hérétiques, et comme il était ignorant des divines croyances, il disait les paroles de l’offrande en toute simplicité et innocence, sans savoir qu’il se trompait. Providentiellement un frère qui connaissait les divines croyances vint à lui. Il arriva qu’en sa présence le moine fit l’offrande. Le frère lui dit (il était diacre) : «Les paroles que tu as dites, Père, pour la proscomidie, n’appartiennent pas à la foi orthodoxe, mais à la fausse croyance.» Le moine, par le fait qu’il voyait les anges pendant l’offrande, ne fit pas attention à ce qui lui était dit, mais le dédaigna. Le diacre continua de lui dire : «Tu fais erreur, bon Père; l’Eglise n’admet pas cela.» Le moine, se voyant ainsi accusé et blâmé par le diacre, et voyant comme d’habitude les anges, les interrogea : «Puisque le diacre me parle ainsi, qu’en est-il de ce qu’il dit ?» Les anges répondirent : «Ecoute-le : il te dit vrai.» Le moine leur dit : «Et pourquoi ne me l’avez-vous pas dit vous-mêmes ?» Ils lui répondirent : «Parce que Dieu en a ainsi disposé, que les hommes soient corrigés par les hommes.» Et depuis lors il se corrigea et remercia Dieu et le frère.

LE PIEUX APPRENTI ORFEVRE

Un des pères nous raconta qu’un jeune homme bien doué alla faire son apprentissage chez un orfèvre et y apprit complètement le métier. Un patricien chargea l’orfèvre de faire une croix garnie de pierres précieuses pour l’offrir à l’église; et comme le jeune homme était très bien doué, le patron lui confia ce travail. Le jeune homme se dit : «Celui-là offre tant de richesses au Christ : pourquoi moi n’ajouteraisje pas le montant de mon salaire à la croix, afin que le Christ m’en tienne compte comme des deux liards de la veuve ?» Il calcula donc quel salaire il devait recevoir; il emprunta cette somme et l’employa pour la croix. Quand le patricien vint, il pesa la croix avant qu’on y sertît les pierres, et il trouva que son poids dépassait ce qu’il avait donné. Il se mit à proférer des menaces parce que le jeune homme aurait commis une fraude en falsifiant l’or. Alors le jeune homme lui dit : «Celui qui seul connaît le fond des cœurs sait que je n’ai rien fait de tel. Mais, voyant combien de richesses tu as offert au Christ, j’ai eu l’idée d’y ajouter mon salaire, afin que moi aussi je partage ton sort et que le Christ me reçoive, comme il a fait pour les deux liards de la veuve.» L’autre, étonné de cela, dit : «Vraiment, mon enfant, tu as ainsi raisonné ?» Il répondit : «Oui.» Le patricien reprit : «Puisque tu as ainsi raisonné et que tu as donné au Christ toute ta bonne volonté en désirant partager mon sort, voici qu’à partir d’aujourd’hui je t’adopte comme fils et héritier.» Et il le prit avec lui et en fit son héritier.

LE JEUNE HOMME RUINÉE PAR LES AUMÔNES DE SON PÈRE

L’un des pères raconta ceci. Un jour j’allais à Constantinople pour affaires. Comme j’étais assis dans l’église, un laïc entre, brillant selon le monde et ami du Christ; et m’ayant regardé, il s’assit aussi et se mit à me questionner sur le salut de l’âme. Comme je lui disais que le bonheur du ciel est donné à ceux qui mènent sur terre une sainte vie, il me dit : «Tu dis bien, Père : heureux qui met son espoir en Dieu et se livre à lui.» Et il ajoutait : «Je suis le fils d’un homme très illustre selon le monde. Mon père était très généreux et a beaucoup donné aux pauvres. Un jour, il m’appelle et me montrant tous ses biens, il me dit : «Mon fils, qu’est-ce que tu préfères : que je te laisse ces biens, ou que je te donne le Christ comme curateur ?» Edifié de ce qu’il faisait là, je lui dis : «Je préfère le Christ; car toutes les choses présentes aujourd’hui passeront demain.» Dans la suite, après qu’il eut entendu cela de moi, il donna sans compter, en sorte qu’à sa mort il laissa peu de chose. J’étais donc pauvre, je menais une existence humble, mettant mon espoir en Dieu, à qui il m’avait confié. Or, il y avait un autre homme riche et puissant, dont la femme était fidèle au Christ et craignant Dieu; il avait une fille unique. Cette femme dit à son mari : «Nous avons cette unique fille, et le Seigneur nous a départi tant de biens : de quoi a-t-elle besoin ? Si nous cherchons à la donner à quelqu’un du même rang que nous, mais dont les mœurs ne soient pas bonnes, elle en souffrira toujours. Cherchons-lui plutôt un homme humble et craignant le Seigneur, afin qu’il l’aime selon Dieu et qu’il la couve.» Il lui répondit : «Bonne idée ! Va donc à l’église, prie ardemment, puis assieds-toi, et le premier qui entre, c’est lui l’envoyé du Seigneur.» Elle fit ainsi : après avoir prié, elle s’assit, et je me trouvai à entrer à ce moment. Elle envoya donc sur-le-champ son serviteur m’appeler, et elle commença à me questionner : «D’où estu ?» Je lui dis : «Je suis de telle ville, et fils de cet homme si généreux.» Elle ajouta : «Tu es marié ?» Je répondis : «Non.» Et je lui racontai ce que m’avait dit mon père et ce que je lui avais répondu. Alors glorifiant le Seigneur, elle dit : Voici que ton bon curateur que tu as choisi t’a envoyé une femme et une fortune, afin que tu te serves de l’une et de l’autre en craignant Dieu.» Et je prie pour suivre jusqu’au bout la route tracée par mon père.»

LA VOCATION CONTRARIÉE PAR UN PÈRE

L’un des pères raconta qu’un laïc avait un fils pieux, chaste et d’une parfaite tempérance, n’ayant pas même bu de vin depuis son enfance. Il avait l’intention de se retirer dans la solitude; mais son père voulait le mettre dans les affaires, et il n’y consentait pas. Il avait encore d’autres frères, mais c’était lui l’aîné. Comme son dessein ne concordait pas avec celui de son père, celui-ci faisait toujours des reproches, le blâmant même pour sa continence et disant : «Pourquoi ne fais-tu pas comme ton frère et ne te consacres-tu pas aux affaires ?» Mais il s’obstinait et gardait le silence. Tous l’aimaient pour sa piété et sa modestie. Lorsque son père fut sur le point de mourir, plusieurs de sa famille et d’autres amis, pensant que son père avait de l’aversion pour lui, puisqu’il l’invectivait, se réunirent et dirent : «Que son père n’aille pas déshériter le serviteur de Dieu : intercédons pour lui» (car le père était riche). Ils vont donc le trouver et lui disent : «Nous avons quelque chose à te demander.» Il leur dit : «Qu’est-ce que vous vouiez me demander ?» Ils répondirent : «C’est à propos du seigneur Abibas (c’était le nom du fils). Ne le laisse pas de côté.» Il leur dit : «C’est pour lui que vous me priez ?» Ils répondirent : «Oui.» Il reprit : «Appelez-le-moi ici.» Ils pensaient que selon son habitude il voulait le réprimander. Quand il entra, son père lui dit : «Approche.» Lorsqu’il fut tout près, il se mit à ses pieds et dit en pleurant : «Mon fils, pardonne moi et prie Dieu qu’il ne m’impute pas la peine que je t’ai faite; car tu cherchais le Christ, et moi je m’agitais pour le monde.» Il appela aussi ses autres fils et leur dit : «Celui-ci est votre maître et votre père : s’il vous dit : Prenez ceci, prenez-le; s’il vous dit : Ne le prenez pas, alors ne le prenez pas.» Tous furent dans l’étonnement. Sitôt que leur père fut mort, il donna à ses frères leur part, prit la sienne, la donna entièrement aux pauvres sans rien garder pour lui. Il bâtit une petite cellule pour s’y retirer dans la solitude, et quand il l’eut achevée, il tomba malade. Sa fin approchait donc. Son frère était près de lui. Il lui dit : «Va, et porte la consolation chez toi, parce que c’est aujourd’hui un saint jour.» C’était en effet la fête des saints apôtres. Son frère lui dit : «Comment puis-je te laisser et m’en aller ?» Il lui répondit : «Va; et quand l’heure sera venue, je t’appellerai.» Quand donc l’heure vint, il se mit à la fenêtre et frappa. Son frère se fit attentif. Le malade lui fit signe de venir. Et aussitôt que son frère fut arrivé, il rendit son esprit au Seigneur. Tous furent dans l’admiration et glorifièrent Dieu en disant : «Il a eu une fin digne de l’amour qu’il portait au Christ.»

LE LAPIDAIRE ET SES PIERRES PRECIEUSES

Un des pères raconta qu’un jour un lapidaire, de ceux qu’on appelle cheveurs, possédant des pierres précieuses et des perles, s’embarqua avec ses serviteurs, voulant aller faire du commerce. Il lui arriva providentiellement de prendre en affection un garçon du bateau qui était à son service et qui se reposait auprès de lui en mangeant ce qu’il mangeait. Un jour le garçon entendit les matelots chuchoter et décider entre eux de jeter à la mer le lapidaire en raison des pierres qu’il portait. Le garçon étant ensuite entré, l’air très sombre, chez le personnage pour faire son service comme d’ordinaire, celui-ci lui dit : «Pourquoi es-tu sombre aujourd’hui, mon garçon ?» Celui-ci se tint sur la réserve sans rien dire. L’autre l’interrogea de nouveau : «En vérité, dis-moi ce que que tu as.» Alors il éclata en sanglots et lui dit : «Les matelots ont formé tels et tels desseins à ton sujet.» Il lui demanda : «C’est exact ?» Il répondit : «Oui, ils en ont décidé ainsi entre eux à ton sujet.» Alors il appela ses serviteurs et leur dit : «Tout ce que je vous dirai, faites-le sans tarder et sans raisonner.» Alors il étendit un linge et leur dit : «Apportez les coffrets !» Ils les apportèrent. Les ayant ouverts, il se mit à étaler les pierres; et après les y avoir toutes mises, il leur parla ainsi : «Est-ce là la vie ? C’est pour cela que je cours des dangers, que je lutte contre la mer et que bientôt je mourrai sans rien emporter avec moi des biens de ce monde ?» Il dit alors à ses serviteurs : «Videz tout cela dans la mer.» Et aussitôt après ces mots, ils jetèrent tout à la mer. Les matelots furent stupéfaits et leur dessein fut réduit à néant.

LA CHASTE INFIRMIÈRE

Quelqu’un disait qu’un homme fut mordu par un serpent et se rendit en ville pour se faire soigner. Une femme pieuse et craignant le Seigneur le reçut chez elle et le soigna. Quand il éprouva un peu de soulagement à ses douleurs, le diable se mit à lui inspirer de mauvaises pensées à l’égard de cette femme, et il commença par vouloir lui prendre la main. Elle lui dit : «Ne fais pas ainsi, père, si tu crois au Christ. Songe au chagrin et au remords que tu auras quand tu seras assis dans ta cellule, songe aux gémissements et aux larmes que tu verseras.» Comme il écoutait cette femme lui dire cela et d’autres choses semblables, la lutte intérieure le quitta, et tout confus il voulut s’enfuir, n’osant pas regarder la femme. Mais elle, mue par la miséricorde du Christ, lui dit encore : «Ne sois pas confus, tu as encore besoin d’être soigné; ces pensées n’étaient pas le fait de ton âme pure, mais c’était une suggestion du diable jaloux.» Et l’ayant ainsi soigné sans offense, elle le congédia muni de provisions de voyage.

LE MOINE MIS À LA RAISON PAR UNE FEMME

Quelqu’un raconta qu’un frère demeurant dans un monastère était envoyé pour les commissions du monastère. Or, il y avait dans un village un pieux laïc qui le recevait fidèlement chaque fois qu’il y venait. Le laïc avait une fille récemment devenue veuve après avoir vécu avec son mari un ou deux ans. Quand donc il entrait chez eux ou qu’il en sortait, le frère était attaqué de tentations à son sujet. Elle, qui était avisée, s’en aperçut, et elle se gardait de venir en sa présence. Un jour son père alla dans la ville voisine pour affaire et la laissa seule à la maison. Le frère venant comme d’habitude la trouve seule à la maison et lui dit : «Où est ton père ?» Elle lui répond : «Il est allé en ville.» Il commença donc à être agité par la lutte intérieure et voulait se jeter sur elle. Elle lui dit avec sagesse : «Ne t’agite pas : mon père ne reviendra pas avant ce soir. Ici nous sommes tous les deux. Je sais que vous, moines, vous ne faites rien sans prier. Lève-toi donc, prie Dieu, et ce qu’il te mettra dans le cœur, nous le ferons.» Mais lui n’y consentait pas et était toujours agité par la lutte. Elle lui dit alors : «En vérité, est-ce que tu as jamais connu une femme ?» Il lui répondit : «Non; et c’est pour cela que je veux savoir ce que c’est.» Elle lui dit : «Voilà pourquoi tu es agité; tu ne connais pas la mauvaise odeur des malheureuses femmes.» Et voulant calmer sa passion, elle ajouta : «Je suis dans mes périodes, et personne ne peut m’approcher ni me sentir en raison de la mauvaise odeur.» Et elle se lamentait sur son corps. L’ayant entendue lui dire cela et d’autres choses semblables, il fut pris de regret, rentra en lui-même et pleura. Quand la jeune femme vit qu’il était rentré en lui-même, elle dit : «Vois-tu, si je t’avais écouté et m’étais laissée faire par toi, nous aurions déjà fini, étant allés jusqu’au bout du péché. Alors de quels yeux pourrais-tu regarder mon père, comment reviendrais-tu à ton monastère et entendrais-tu le chœur des saints moines chanter les psaumes ? Je t’en prie donc, sois vigilant, et ne t’avise pas de perdre pour un court plaisir tant de souffrances que tu as endurées, et de te priver des biens éternels.» Ayant entendu ce qu’elle lui disait là, le frère qui avait souffert cette tentation en fit le récit à celui qui l’a racontée, remerciant Dieu qui, grâce à la sagesse et à l’habileté de cette femme, ne l’avait pas laissé tomber complètement.

L’ÉCOLE DE LA DOUCEUR

Un des pères nous raconta qu’une dame de famille sénatoriale alla visiter les lieux saints; et étant descendue à Césarée, elle préféra rester là dans la solitude. Elle fit cette demande à l’évêque : «Donne-moi une vierge pour me former et m’enseigner la crainte de Dieu.» L’évêque en ayant choisi une humble la lui donna. Quelque temps après, l’évêque rencontrant la dame lui dit : «Comment se comporte la vierge que je t’ai donnée ?» Elle répondit : «Elle est bien, mais elle n’est pas de grande utilité à mon âme, parce qu’étant humble, elle me laisse faire mes volontés; j’aurais besoin qu’elle me châtie et ne me laisse pas faire mes volontés.» Alors l’évêque en prit une autre, sévère, et la lui donna. Elle la traitait de sotte riche et lui faisait d’autres reproches de ce genre. Après cela, l’évêque interrogea de nouveau la dame : «Comment se comporte la vierge ?» Elle répondit : «Vraiment celle-ci est utile à mon âme.» Et ainsi elle se distingua par une grande douceur.

LES ANGES, PARRAINS D’UN BAPTÊME

L’abbé Théonas et l’abbé Théodore racontèrent qu’à Alexandrie sous le patriarche Paul une jeune fille était restée après la mort de ses parents qui avaient une grande fortune. Elle n’était pas encore baptisée. Un jour, en entrant dans le verger que lui avaient laissé ses parents (car il y a des vergers en pleine ville chez les grands personnages), quand donc elle était dans le verger, elle voit un homme qui se disposait à se pendre. Elle court et lui dit : «Que fais-tu, mon bon ?» Il lui répond : «En vérité, laisse-moi, femme, parce que je suis dans une grande tribulation.» La jeune fille lui dit : «Dis-moi la vérité, et peut-être je pourrai te venir en aide.» Il lui répondit : «J’ai de grosses dettes et je suis fortement pressé par mes créanciers; j’ai préféré mourir et ne pas vivre une vie si misérable.» La jeune fille lui dit : «Je t’en prie, vois-tu, prends tout ce que j’ai, restitue ce que tu dois; mais maintenant ne te tue pas.» Il le prit et restitua ce qu’il devait. Dans la suite, la jeune fille se trouvant dans la gêne, n’ayant personne pour s’occuper d’elle, étant privée de ses parents, fut dans le besoin et tomba dans la débauche. Quelques-uns de ceux qui la connaissaient et qui savaient quelle était la situation de ses parents, disaient : «Qui connaît les jugements de Dieu ? Qui sait comment il permet qu’une âme tombe et pour quelle raison ?» Quelque temps après, la jeune fille tomba malade; elle rentra en elle-même et prise de remords elle dit aux voisins : «Au nom du Seigneur, ayez pitié de mon âme et parlez au pape pour qu’il fasse de moi une chrétienne.» Mais tous avaient du mépris pour elle et disaient : «Est-ce qu’il va recevoir une telle prostituée ?» Elle en était grandement affligée. Comme elle en était là et toute découragée, l’ange du Seigneur se présenta à elle sous la forme de l’homme dont elle avait eu pitié; et il lui dit : «Qu’est-ce que tu as ?» Elle répondit : «C’est que je désire être chrétienne, et personne ne veut parler pour moi.» Il lui dit : «Tu le désires vraiment ?» Elle répondit : «Oui, je t’en prie.» Il lui dit : «Ne te décourage nullement. Je vais en amener d’autres, et ils te porteront dans l’église.» Il en amène donc deux autres, des anges eux aussi, et ils la transportent dans l’église. Et de nouveau ils se transforment en personnages importants, du rang d’augustale; et ils appellent les clercs qui étaient chargés des baptêmes. Les clercs leur disent : «Votre charité répond d’elle ?» Ils répondent : «Oui.» Les clercs ayant donc fait toute la série des cérémonies pour ceux qui vont être baptisés, la baptisèrent au nom du Père et du Fils et du saint Esprit. Ils la revêtirent également des vêtements des nouveaux baptisés; et vêtue de blanc, elle revint chez elle, portée par eux; et l’ayant déposée, ils disparurent. Les voisins la voyant vêtue de blanc lui disaient : «Qui t’a baptisée ?» Elle leur raconta : «Certaines gens sont venus, m’ont emportée à l’église, ont parlé aux clercs et m’ont fait baptiser.» Ils lui demandèrent : «Quels étaient ces gens ?» Comme elle ne trouvait pas quoi répondre, ils allèrent rapporter la chose au pape[43]. Le pape appela donc ceux qui étaient préposés au baptistère. Il leur dit : «C’est vous qui l’avez baptisée ?» Ils le reconnurent, disant qu’ils y avaient été invités par un tel et un tel, augustales. L’évêque envoie donc chercher ceux qui avalent été désignés et s’informe auprès d’eux s’ils ont bien répondu d’elle. Ils disent : «Nous ne savons pas, nous n’avons pas conscience d’avoir fait cela.» Alors l’évêque reconnut que c’était là l’œuvre de Dieu. II convoqua la jeune fille et lui dit : «Dis-moi, ma fille, qu’est-ce que tu as fait de bien ?» Elle lui répondit : «J’étais une prostituée et une pauvresse; que pouvais-je faire de bien ?» Il lui demanda : «Tu as conscience de n’avoir absolument rien fait de bon ?» Elle lui répondit : «Non; excepté que j’ai vu quelqu’un qui voulait se tuer, parce qu’il était poussé à bout par ses créanciers; et je lui ai donné toute ma fortune pour le libérer.» En disant cela, elle expira dans le Seigneur, libérée elle-même de ses fautes volontaires et involontaires. Alors l’évêque glorifiant le Seigneur dit : «Tu es juste, Seigneur, et tes jugements sont droits» (Ps 118,137).

LE MOINE TENTÉ CONTRE SA VOCATION

Un frère, en proie à la tristesse, interrogea un moine en lui disant : «Que doisje faire, parce que les pensées que voici s’imposent à moi : «Tu as eu tort de renoncer au monde, tu ne seras pas sauvé ?» Le moine lui répondit : «Sais-tu, mon frère, que si nous ne pouvons pas entrer dans la terre promise, il vaut mieux pour nous tomber dans le désert que de retourner en Egypte ?»

CE QUE SIGNIFIE «TOMBER DANS LA TENTATION»

Un saint homme disait : Quand nous prions le Seigneur en disant : «Ne nous laissez pas tomber dans la tentation» (Mt 6,13), nous ne demandons pas de n’être pas tentés, car cela est impossible, mais de ne pas être dévorés par la tentation en faisant ce qui déplaît à Dieu; car c’est cela ne pas tomber dans la tentation. En effet, les saints martyrs, éprouvés par les tortures et non vaincus, ne sont pas tombés dans la tentation; pas plus que celui qui lutte contre un fauve, tant qu’il n’est pas dévoré par lui; mais quand il a été dévoré, c’est alors qu’il est tombé dans la tentation. Ainsi en va-t-il de toute passion, tant qu’on n’a pas été vaincu par elle.

UNE LEÇON D’HUMILITE

Un des pères raconta que deux évêques qui étaient voisins eurent un jour entre eux une altercation. L’un était riche, l’autre l’emportait en humilité, et le riche cherchait à nuire à l’autre. Celui-ci l’apprit et dit à son clergé, sachant ce qu’il allait faire : «Nous pouvons vaincre, par la grâce du Christ.» Ils lui dirent : «Qui donc, Monseigneur, peut quelque chose contre celui-là ?» Il leur dit : «Attendez, et vous aller voir.» Il guetta l’occasion; et le jour où son confrère dans l’épiscopat faisait la fête de saints martyrs, il prend ses clercs et leur dit : «Suivez-moi et nous vaincrons.» Ils se disaient entre eux : «Que va-t-il faire ?» Il se rend auprès de l’autre évêque. Entrant pendant la litanie, il s’approche et tombe à ses pieds avec ses clercs en disant : «Pardonne-nous, Monseigneur, nous sommes tes serviteurs.» L’autre, stupéfait de ce qui se passait et l’âme pénétrée de remords (Dieu ayant changé son cœur), se mit à ses pieds en disant : «C’est toi qui es mon seigneur et mon père.» Et depuis lors entre eux régna une grande charité. L’évêque dit à ses clercs : «Ne vous disais-je pas que nous vaincrions par la grâce de Dieu ? Et vous, quand vous serez dans le même cas, faites ainsi les uns pour les autres, et vous vaincrez.» Le moine dit encore : «L’humble l’emporte en gloire sur le roi lui-même; car le roi n’est loué qu’en face, mais l’humble est loué et envié à la fois en face et au dehors.»

LA CHARITÉ DU MOINE VOLÉ

Un higoumène raconta ceci. Près de notre monastère vivait un moine. C’était une bonne âme. Il avait comme voisin un frère. Le moine étant absent, le frère cédant à quelque mauvaise influence ouvrit sa cellule et y entrant prit ses livres et ses affaires. Quand le moine revint et ouvrit sa cellule, voyant que ses affaires avaient été dérobées, il alla chez le frère pour le lui dire, et il trouva le tout encore en plein milieu; car le frère ne l’avait pas encore mis de côté. Le moine ne voulant pas le confondre ni l’accuser fit semblant d’avoir mal au ventre; et étant sorti, il resta dehors, comme pour ses besoins, une bonne heure, jusqu’à ce que le frère eût enlevé et mis de côté les affaires. Puis étant revenu après cela, le moine se mit à questionner le frère sur autre chose et ne l’accusa pas. Mais quelques jours plus tard, on retrouva les affaires du moine, on prit le frère et on le mit en prison, sans que le moine en sût absolument rien. Apprenant que le frère était en prison et n’en connaissant pas la cause, il vint, raconte l’higoumène, chez moi (il venait fréquemment chez nous), et il me dit : «Fais-moi la charité, donne-moi quelques œufs et quelques aliments.» Je lui demandai : «Tu as sans doute quelqu’un avec toi aujourd’hui ?» Il me répondit : «Oui.» Le moine emporta cela à la prison pour offrir quelque consolation au frère. Quand il entra dans la prison, le frère se jeta à ses pieds et lui dit : «C’est à cause de toi que je suis ici, père; car c’est moi qui t’ai volé tes affaires; mais ton livre est chez un tel, et ton manteau chez un tel.» Le moine lui dit : «Que ton cœur, mon enfant, en soit assuré, je ne suis pas venu pour cela; je ne savais même nullement que tu étais ici à cause de moi. Mais apprenant que tu étais ici et dans le chagrin, je suis venu t’apporter quelque consolation : voici des aliments et des œufs. Outre cela, je ferai tout pour te libérer de prison.» Et étant parti, il s’adressa à certains hommes importants qui le connaissaient à cause de sa vertu; et ils envoyèrent libérer le frère de la prison.

LES MOINES ET LES VOLEURS

Un moine disait : Il vint à nous un moine de grande vertu. Nous lisions dans le verger les Apophtegmes des saints pères, car le moine aimait toujours cette lecture et son cœur en exhalait le parfum, en sorte qu’il en avait recueilli de grands fruits de vertus. Nous en arrivâmes à l’histoire de ce moine chez qui des voleurs entrèrent et dirent : «Nous sommes venus prendre tout ce qu’il y a dans ta cellule.» Il répondit : «Prenez tout ce que vous voudrez, mes enfants.» Ayant tout pris et s’en allant, ils oublièrent la bourse qui était pendue dans la cellule. Le moine, paraît-il, la prit et courut derrière eux en leur criant : «Mes enfants, prenez-moi cela que vous avez oublié dans notre cellule.» Mais eux, admirant la résignation du moine, lui rendirent tout ce qui était dans sa cellule et se repentirent en se disant les uns aux autres : «Vraiment c’est un homme de Dieu.» Comme donc nous lisions cela, le moine me dit : «Tu sais, père, cet Apophtegme m’a été très utile.» Je lui demande : «Et comment cela, père ?» Il me répond : «Un jour que j’étais dans la région du Jourdain, je lisais cela, j’admirais le moine et je disais : «Seigneur, rends-moi digne de marcher sur les traces de celui-ci, toi qui m’as jugé digne de prendre cet habit.» Alors que j’éprouvais ce désir, voilà que deux jours après des voleurs firent irruption. Comme ils frappaient à la porte et que je comprenais que c’étaient des voleurs, je me dis à moi-même : «Dieu soit loué ! Voici l’occasion de montrer le fruit de mon désir.» J’ouvris, je les reçus avec bonne humeur, j’allumai une lampe et je commençai à leur montrer les affaires en disant : «N’ayez pas peur, je crois devant le Seigneur que je ne vous cacherai rien du tout.» Ils demandèrent : «Tu as de l’or ?» Je répondis : «Oui, j’ai trois pièces.» Et j’ouvris la cassette devant eux. Ils la prirent et s’en allèrent tranquillement.» Quant à moi, je dis en riant au moine : «Sont-ils revenus comme les autres chez le moine ?» Il me répondit aussitôt : «Non; à Dieu ne plaise : je n’aurais pas voulu qu’ils revinssent.»

LA RAISON DES MIRACLES DANS L’ÉGLISE

Un moine disait, parlant des prodiges divins, qu’il s’en fait encore maintenant dans l’Eglise de Dieu à cause des hérésies impies qui ont poussé et continuent de pousser, et particulièrement à cause de celle de l’acéphale Sévère et des schismes d’autres misérables, également pour soutenir et affermir les âmes plus faibles, et pour convertir ceux qui le voudraient. C’est pourquoi les miracles ont été faits chaque jour dans l’Eglise catholique de Dieu par les saints pères et les saints martyrs, et encore aujourd’hui.

LE BAPTÊME MIRACULEUX

Soruda est un village aux environs de la ville de Céana. II s’y trouve un baptistère qui, le jour de l’Epiphanie, sue et qui se remplit de ces sueurs pendant trois heures; et après le baptême il se vide, non pas d’un seul coup, mais peu à peu, pendant trois autres heures.

AUTRE BAPTISTÈRE MIRACULEUX

Dans le village de Cédrébate, à proximité de la ville d’Oenoande, il y a aussi un baptistère qui, à la fête pascale de la résurrection, bien qu’il soit fait d’une seule pierre, se remplit soudain de lui-même et conserve l’eau jusqu’à la Pentecôte, et soudain se vide après la Pentecôte. Ces deux miracles se passent dans l’éparchie de Lycie. Si quelqu’un n’y croit pas, il n’y a pas grande distance jusqu’à Lycie qu’il aille s’assurer de leur vérité.

LES SERMENTS À NE PAS TENIR

Une autre fois, comme je me trouvais dans la ville sainte, un fidèle vient à moi et me dit : «Mon frère et moi, nous avons eu un différend entre nous, et il ne veut pas se réconcilier avec moi : exhorte-le donc et parle-lui.» J’acceptai avec joie, j’appelais son frère et je lui dis des choses tendant à la charité et à la paix. Il parut m’obéir; mais dans la suite il me dit : «Je ne puis me réconcilier avec lui, parce que j’ai juré sur la croix.» Je lui dis en souriant : «Ton serment a la même valeur que si tu disais : Par ta précieuse croix, ô Christ, je n’observerai pas tes commandements, mais je ferai la volonté de ton ennemi le diable. En effet, non seulement nous ne devons pas nous en tenir à ce que nous avons décidé de mal, mais bien plutôt faut-il nous repentir et nous affliger de ce que nous avons décidé de mauvais, contre nous-mêmes. Ainsi parle le divin Basile. Et de fait, si Hérode avait eu du remords et ne s’en était pas tenu à son serment, il n’aurait pas commis le grand crime de décapiter le précurseur du Christ.» Au surplus, je lui apportai la citation de saint Basile, laquelle provient de l’Evangile, lorsque le Seigneur voulut laver les pieds de saint Pierre et que celui-ci s’y opposa.

LE MOINE ET LA FEMME

Un moine disait : Mes enfants, le sel vient de l’eau, et s’il est en contact avec l’eau, il se dissout et disparaît. De même le moine vient de la femme, et s’il s’approche d’une femme, il se dissout et finit par n’être plus un moine.

UN TRAIT DE PATIENCE

L’abbé Serge, higoumène du monastère de l’abbé Constantin, nous fit ce récit. Un jour comme nous faisions route avec un saint moine, nous nous trompâmes de chemin, et sans le vouloir ni savoir où nous marchions, nous nous trouvâmes dans des champs ensemencés, et nous foulâmes aux pieds quelques semences. Le cultivateur s’en étant aperçu (il se trouvait qu’il travaillait là) se mit en colère et nous injuria, disant : «Vous êtes des moines ? Vous craignez Dieu ? Si vous aviez devant les yeux la crainte de Dieu, vous ne feriez pas cela.» Le saint moine nous dit aussitôt : «Par Dieu, que personne ne lui réponde.» Puis il lui dit : «Tu as bien raison, mon enfant : si nous avions la crainte de Dieu, nous n’aurions pas fait cela.» L’autre reprit ses injures avec colère. Alors le moine continua : «Tu dis vrai, mon enfant : si nous étions de vrais moines, nous n’aurions pas fait cela; mais par le Seigneur, pardonne-nous, parce que nous avons eu tort.» L’autre frappé d’admiration vint se jeter aux pieds du moine en disant : «C’est moi qui ai eu tort, pardonne-moi, et au nom du Seigneur prenez moi avec vous.» Et le bienheureux Serge disait : «En vérité il vint à notre suite et prit l’habit.»

UNE LEÇON D’HUMILITÉ

Un moine me raconta ce fait. Une fois je me trouvais pour quelque temps dans le monastère de l’abbé Gérasime et j’y avais un ami cher. Comme nous étions assis un jour, parlant de choses édifiantes, je rappelai l’entretien suivant de l’abbé Pœmen. Il me dit : Père, j’ai l’expérience de ces entretiens, de la tranquillité qu’ils donnent et de leur efficacité. Car j’ai eu jadis comme sincère ami un diacre de cette allure, et je ne sais d’où lui est venu à mon sujet un soupçon à propos d’une chose qui lui fit de la peine; et il commença à se montrer sombre à mon égard. Le voyant dans cet état, je lui en demandai la raison. Il me dit : «Parce que tu as fait telle chose.» Comme je n’avais nullement conscience d’avoir fait cela, je me mis à lui en donner l’assurance : «Je n’ai pas conscience d’avoir fait cela.» Puis m’étant retire dans ma cellule, je commençai à rechercher au fond de mon cœur si j’avais fait quelque chose de semblable, et je ne trouvais pas. Quand donc je le vis tenant le saint calice et distribuant la communion, je lui jurai par le calice que je n’avais nulle conscience d’avoir fait cela. Il ne se laissa pas persuader. Rentrant à nouveau en moi-même, me souvenant de ces entretiens des saints pères et m’y fiant, je retournai un peu ma manière de voir et je me dis : «Ce diacre m’aime sincèrement, et poussé par la charité il m’a confié ce qu’il avait dans le cœur à mon sujet, afin que je sois vigilant, que désormais je me tienne en garde et que je ne recommence pas. D’ailleurs, pauvre âme, quand tu dis : «Je n’ai pas fait cela», n’as-tu pas fait d’innombrables fautes que tu as oubliées ? Où sont celles que tu as faites hier ou avant-hier ou il y a dix jours ? Gardes-en le souvenir. N’as-tu pas fait cela comme le reste, et tu l’as oublié comme les autres choses ?» Ainsi j’arrivai à me disposer le cœur comme si en vérité j’avais fait ce mal, mais je l’avais oublié comme les autres. Je me mis donc à rendre grâces à Dieu et au diacre de ce que, grâce à lui, le Seigneur avait daigné me faire reconnaître ma faute, et je la regrettai. Me levant donc dans ces sentiments, j’allai présenter mes regrets au diacre et le remercier de ce que, grâce à lui, j’avais reconnu ma faute. Et comme je frappais à sa porte, il ouvrit et me demanda pardon le premier en disant : «Pardonne-moi, parce que les démons s’étaient joués de moi en m’inspirant des soupçons sur toi en cette affaire. En vérité Dieu m’a donné l’assurance que tu n’y es pour rien.» Et il ne permit pas que je lui fisse des excuses, disant : «Ce n’est pas nécessaire.» Grandement édifié, je glorifiai le Père, le Fils et le saint Esprit, à qui est puissance et magnificence dans les siècles des siècles. Amen.

 

Fin et Gloire à Dieu

 

 

 

[1] Ce monastère fut fondé vers le milieu du 5 e siècle près de Jérusalem. On n’en saurait préciser l’endroit.

[2] Le grec porte seulement «d’une borne», mais il s’ agit à coup sûr d’une borne milliaire.

[3] Un monastère fut fondé là sous le patriarche Elie entre 494 et 513

[4] Monastère situé non loin du Jourdain, à l’ouest.

[5] Monastère situé entre Bethléem et Saint-Sabas, et fondé vers 465 par saint Théodose. Il compta jusqu’à 400 moines du vivant de son fondateur. Deir-Dosi, dans le désert de Juda, entre Jérusalem et Mar-Saba, marquerait aujourd’hui remplacement du monastère.

[6]En 454, dans la vallée de Thécoa, l’abba Romain avait fondé un monastère qui fut détruit en 484. En 508, soixante moines, expulsés du monastère de Saint-Sabas, reconstruisirent des cellules et dans la suite firent leur soumission à saint Sabas. C’est ce qu’on appela la Nouvelle Laure.

[7] Ce monastère de Sainte-Marie, à Jérusalem, avait été construit par l’empereur Justinien. Il était près de l’église du même nom, appelée église de la Mère de Dieu, ou Sainte-Marie-a-Neuve. Cette église, commencée au début du 6 e siècle, puis laissée inachevée faute de ressources, fut terminée par Justinien. La dédicace en fut faite en 543.

[8] Cette hôtellerie était desservie par les moines de st. Sabas.

[9] Saint Gérasime, né en Lycie, se rendit à Jérusalem vers 451 et se fixa dans le désert pierreux proche de la mer Morte. Après être resté quelque temps anachorète, il fonda sa laure à un mille du Jourdain (voir chap.107). Elle comprenait 70 cellules. Vers la fin du 12 e siècle elle était détruite, et, elle s’était fondue avec le monastère de Calamon

[10]Laure fondée au 5 e siècle.

[11] Raïthou se rait l’actuel Tor sur le golfe de Suez.

[12] Ce monastère de Saint-Euthyme fut fondé au 5 e siècle et il existait encore au 12 e. Aujourd’hui même les 12 ruines en sont visibles au Khan et Amar, entre Jérusalem et la mer Morte.

[13] A l’origine, l’«eulogie» désigne une parcelle du pain offert par les fidèles pour être consacré et non utilisée 13 pour l’eucharistie. De là, ce mot en est venu à désigner simplement un pain bénit, puis tout autre objet bénit ou simplement mis en contact avec un autre objet et de caractère sacré. Le sens en est ainsi très étendu et varié. Les chrétiens s’envoyaient des eulogies en signe d’union et de charité

[14] Il s’agit ici de Jean l’Egyptien né à Thèbes vers 450, qui, dans sa jeunesse, se rendit en Palestine et fut le 14 vrai fondateur du monastère de Coziba. Il mourut évêque de Césarée vers l’an 536.

[15] Laure célèbre située près du Jourdain, fondée au 5 e siècle entre les années 450 et 170. Elle servit de refuge aux moines de Coziba et d’autres monastères lors de la persécution persane de 614. L’empereur Manuel 1 er Comnène reconstruisit cette laure. Elle existe encore sous le vocable de saint Gérasime et des moines continuent de l’habiter.

[16] La ville de Dieu ici désignée est Antioche et non Jérusalem; de même au chap. suivant. Car les listes patriarcales d’Antioche, et non de Jérusalem, portent un Théodote, mort vers 428, et un Alexandre, mort vers 420.

[17] Les notarii, dans l’antiquité profane et ecclésiastique, étaient, à proprement parler, des sténographes, écrivant sous la dictée et par signes abréviatifs (notae). Les évêques avaient à leur service des «secrétaires» de ce genre.

[18] A l’exil de ces deux patriarches est mentionné comme ayant eu lieu en 512-513. Ils moururent l’un et l’autre 18 en 528.

[19] Les documents nous apprennent qu’il y eut à Antioche un tremblement de terre où le patriarche Euphrasius trouva la mort le 29 juin 526.

[20] Le monastère des Byzantins était à Jérusalem, sur le mont des Oliviers. Il fut sans doute fondé au début du 6e siècle.

[21] Ici Théopolis désigne Antioche. Grégoire en fut patriarche de 569 jusqu’à sa mort en 584.

[22] La laure de Pharan, fondée par saint Chariton à son retour d’Egypte sous le règne de Constantin, vers 330, fut la première maison religieuse de la Palestine. Un siècle plus tard, ses grottes abritèrent saint Euthyme et saint Théoctiste, qui devaient répandre la vie monastique dans le désert de Juda. Son souvenir n’a pas dépassé le 7e siècle; elle fut sans doute ravagée par les Perses. On peut la reconnaître dans les grottes du Ouady Farah, au nord-est de Jérusalem, au delà d’Anathoth.

[23] Anazarbe est dans le patriarcat d’Antioche. Elle devint métropole civile et religieuse de la 2e Cilicie dans la première moitié du 5e siècle. Elle avait 8 êvêchés suffragants : Epiphanie, Alexandrie, Irénopolis, Flavies, Rosses, Mopsueste, Castabala, Egée.

[24] Il s’agit manifestement ici de Jérusalem.

[25] Le syncelle était un clerc familier du palais épiscopal; il partageait, comme le nom l’indique, la cellule ou l’habitation du prélat. Assez vite son rôle se réduisit à celui de secrétaire.

[26] Ce Thateleus fut évêque de Thessalonique vers 570.

[27] Il s’agit là de l’église de la Résurrection, c’-est-à-dite du Saint-Sépulcre de Jérusalem, et des biens appartenant à cette église Sainte-Anastasie, comme on dit Sainte-Sophie de Constantinople.

[28] frapper la simandre.

[29] Dans un ouady, à 5 kilomètres de Mar-Saba, est une grotte où saint Sabas aimait à se retirer. Il construisit près de là un monastère qui fut appelé Spelunca, monastère de la grotte. La position répondrait à l’actuel Khatter.

[30] Kothila était dans le désert de Juda, région qui s’étend entre le Cédron et le Ouady-ed-Dabor, au sud de la route allant de Jéricho à Jérusalem.

[31] Térénuthe ou Térénouti était situé sur la branche occidentale du delta du Nil.

[32] Les Augustales étaient des magistrats municipaux dont l’origine remontait à Auguste. Ils formaient dans l’empire romain un ordre analogue à l’ordre équestre.

[33] L’apocrisiaire était à proprement parler le représentant d’un prélat auprès d’une haute personnalité, telle que le patriarche, l’empereur. Ici le sens est évidemment restreint : l’abbé Thomas, est un représentant, un commissionnaire, nous dirons actuellement un procureur de monastère.

[34] Théopolis indique ici Antioche. On sait que le mont Admirable, où le stylite Siméon le jeune avait établi sa colonne, était près d’Antioche. Le patriarche Macaire mourut en 574.

[35] Cet Abraham fut archevêque d’Ephèse dans la seconde moitié du 6 e siècle.

[36] Dans le désert de Maréotis, à mi-chemin entre Alexandrie et le Ouady-Natroun, se trouvaient la ville et le sanctuaire fameux de Saint-Ménas, lieu de pèlerinage très fréquenté. Il y avait aussi à Alexandrie une église dédiée à Saint-Ménas.

[37] Ce monastère situé à Jéricho avait été construit en 473 et fut cédé en 528 aux eunuques de Julienne, mère de Valentinien. Il prit alors le nom de ses nouveaux habitants.

[38] Théopolis désigne Antioche, dont Grégoire fut patriarche de 569 jusqu’à sa mort en 581. D’après le récit, on peut même dater l’histoire, de l’année 563.

[39] Antinoé, ville très connue dans l’antiquité, était située à la frontière méridionale de la Moyenne Egypte.

[40] Hermopolis

[41] patriarche d’Alexandrie.

[42] 1. A l’époque byzantine on appelait candidat un dignitaire subalterne attaché à la personne du roi.

[43] Il s’agit ici du patriarche d’Alexandrie.

 


Laisser un commentaire