— Évangélisation des provinces centrales et septentrionales des Gaules.
— Esquisse générale de ces Églises pendant la seconde moitié du III siècle.
— Principaux martyrs des diverses Églises.
— Fuite et retour de saint Denys d’Alexandrie.
— Ses lettres contre l’hérésie de Sabellius.
— Sa doctrine est mal comprise et condamnée à Rome.
— Il s’explique et confond ses adversaires.
— Profession de foi de saint Grégoire le Thaumaturge contre l’hérésie de Sabellius.
— Autres ouvrages de ce grand évêque : sa lettre canonique.
— Lettre canonique de saint Denys d’Alexandrie.
— Sa réfutation du Millénarisme.
— Ses autres ouvrages.
— Dernières années de son épiscopat.
— Persécution de Valerianus.
— Hérésie de Paul de Samosate, évêque d’Antioche.
— Sa condamnation.
— Mort de saint Denys d’Alexandrie, de saint Grégoire le Thaumaturge et de saint Firmilien.
— Persécution d’Aurelianus.

Au moment où la persécution de Decius couvrait l’empire du sang des chrétiens, de nombreux apôtres quittaient Rome et se rendaient dans les Gaules pour y répandre la bonne semence de l’Evangile. Dès les temps apostoliques, comme nous l’avons rapporté, l’Evangile avait été annoncé dans ce pays qui fut appelé depuis la France. Ses premiers apôtres lui étaient venus d’Orient. L’Eglise de Lyon surtout était devenue florissante. Les provinces méridionales, dont les relations avec l’Italie et l’Orient étaient plus fréquentes, possédaient de plus nombreuses églises. Quant aux provinces du centre et du nord, elles étaient encore presque païennes ; aussi est-ce vers elles que se dirigèrent les apôtres du troisième siècle. Ils étaient nombreux et formaient sept groupes ; à la tête de chacun d’eux était un évêque. Les sept évêques étaient : Gatianus, qui fonda l’Eglise de Tours ; Tro-phimus, qui ressuscita celle d’Arles évangélisée par un autre Trophimus, disciple de saint Paul ; Paulus, premier évêque de Narbonne ; Saturninus, de Toulouse ; Dyonisius, de Paris ; Strémonius, d’Auvergne ; Martialis, de Limoges.

D’après les plus anciennes, traditions, ces apôtres auraient été envoyés dans les Gaules par l’évêque de Rome, saint Fabianus. Son successeur, Etienne, en envoya d’autres, et bientôt le pays entier fut couvert d’Eglises florissantes. Le paganisme se réfugia dans les campagnes qui eurent leur grand apôtre, environ un siècle après, dans la personne de saint Martin de Tours.

La persécution ravagea ces Eglises naissantes ; mais, comme partout ailleurs, le sang des martyrs fut une semence de nouveaux chrétiens, et l’Eglise de France était dans un état florissant, lorsque le père du grand Constantin, Constantius Chlorus la délivra de ses persécuteurs.

Saturninus, de Toulouse, et Denys, de Paris, souffrirent le martyre à la même époque que saint Cyprien à Carthage, saint Nicéphore à Antioche, saint Marinus à Cæsarée en Palestine. Dans ce même temps, le grand évêque d’Alexandrie, Denys, était obligé de se cacher ; de retour dans sa ville épiscopale, il y continua de s’occuper du bien général de l’Eglise. Nous avons mentionné ses premières lettres aux évêques de Rome Etienne et Xistus touchant le baptême des hérétiques. Après la mort de ce dernier, il écrivit sur le même sujet à deux prêtres de Rome Philémon et Denys. Ce dernier fut élu évêque à la place de Xistus. Dans ces lettres, Denys d’Alexandrie ne paraît pas avoir pris de décision dans la question agitée. Il n’approuvait pas Etienne qui voulait se séparer de la communion de ceux qui ne pensaient pas comme lui ; il reconnaissait que le baptême des hérétiques avait été de tout temps rejeté par plusieurs Eglises ; et il mentionne les conciles d’Icone et de Synnade qui l’avaient condamné.

Dans ces mêmes lettres, il s’élève contre plusieurs hérésies et particulièrement contre celle de Sabellius.

Depuis près d’un demi-siècle, cette hérésie s’insinuait perfidement dans l’Eglise. Nous avons vu que l’auteur des philosophumena accuse l’évêque de Rome, Calixte, de l’avoir favorisée. Denys d’Alexandrie avait averti Xistus des progrès qu’elle faisait. On l’avait enseignée publiquement à Ptolémaïs, ville de la Pentapole en Lybie supérieure, et Denys avait aussitôt écrit plusieurs lettres pour la réfuter. Quelques évêques, selon saint Athanase, avaient pris à Ptolémaïs, le parti de Sabellius, et Denys devait d’autant plus s’en préoccuper qu’il avait une haute inspection sur les Eglises de cette contrée.

 

 

 

Cette hérésie s’attaquait à la Trinité entière et blasphémait, selon les expressions du saint évêque d’Alexandrie, « le Dieu tout-puissant Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; son Fils unique premier-né de toute créature, le Verbe qui a habité parmi les hommes ; et le Saint-Esprit. »

Sabellius prétendait que Dieu ayant une seule essence, ses personnalités n’étaient pas réelles ; qu’elles n’exprimaient qu’une manifestation différente de la seule et unique personne qui était en Dieu.

Denys d’Alexandrie s’appliquait dans ses lettres contre la nouvelle hérésie à distinguer les personnalités en Dieu. Plusieurs trouvèrent qu’il errait en sens contraire de Sabellius, et qu’il distinguait tellement les personnalités qu’il s’attaquait à l’unité d’essence. On incriminait surtout quelques passages de ses lettres à Euphranorus et à Ammon ; comme le fait remarquer saint Athanase, l’évêque d’Alexandrie n’avait en vue que de réfuter Sabellius, et l’on ne devait apprécier ses expressions qu’à ce point de vue pour en connaître le sens et la valeur. On n’agit pas à Rome avec cette sagesse, et une vive discussion y eut lieu à propos des lettres de l’évêque d’Alexandrie.

L’évêque de Rome lui écrivit pour lui faire connaître les accusations élevées contre ses sentiments. L’évêque d’Alexandrie n’eut pas de peine à justifier sa foi et à établir que son argumentation contre Sabellius se réduisait à établir que l’humanité, dans le Fils, était absolument distincte de l’essence divine, afin de réfuter Sabellius qui attribuait au Père les actes humains du Verbe incarné. La réponse de l’évêque d’Alexandrie était intitulée : Réfutation et apologie. Il y confondit ses adversaires et prouva qu’ils n’avaient pas compris sa doctrine. La réponse de Denys, lue dans un concile romain, fut trouvée parfaitement orthodoxe.

 

 

 

L’hérésie de Sabellius avait sans doute des partisans en Asie, et c’est probablement pour prémunir les fidèles contre ces sectaires que saint Grégoire le Thaumaturge donna à son Eglise une formule de foi sur la Trinité. Cet antique et vénérable monument doit être enregistré par l’histoire. Le voici :

« Il y a un Dieu, Père du Verbe vivant, qui est sa Sagesse substantielle, sa Puissance, Image de son être. Le Père du Fils unique est parfait et a engendré le Parfait.

« Il y a un Seigneur, seul d’un seul, Dieu de Dieu ; figure et image de la Divinité ; Verbe agissant ; Sagesse embrassant tout ce qui subsiste ; Puissance créatrice de toute créature ; Fils vrai d’un vrai Père ; invisible né de l’invisible ; incorruptible de l’incorruptible ; immortel de l’immortel ; éternel de l’éternel.

« Il y a un Esprit-Saint, ayant de Dieu sa substance et, manifesté par le Fils, apparu parmi les hommes ; image parfaite du Fils parfait ; vie, cause des êtres vivants ; source sainte ; sainteté qui sanctifie ; en lui Dieu le père, s’est manifesté sur toutes choses et en toutes choses ; et Dieu le fils par toutes choses.

« Il y a donc une Trinité parfaite, indivisible et inséparable dans la gloire, dans l’éternité, et le règne. »

On ajouta, dans les manuscrits, à cette profession de foi, les paroles suivantes qui ne sont qu’une déduction qu’en a tirée saint Grégoire de Nysse :

« Donc, il n’y a dans la Trinité, rien de créé, rien de contingent ; rien d’ajouté qui aurait d’abord non existé et qui lui aurait été uni. Le Père n’a jamais été sans le Fils ; le Fils n’a jamais été sans le Saint-Esprit ; la même Trinité a toujours été immuable et sans modification. »

On ne pouvait exposer avec plus de netteté et de profondeur ce qui constitue l’essence et les relations réciproques des trois personnes divines : le Père, source de l’être ; le Fils engendré de toute éternité du Père ; le Saint-Esprit procédant du Père, et manifestant dans le monde le Père et le Fils, le premier comme source de tout être, le second comme principe de toute action.

On possède encore plusieurs autres ouvrages de saint Grégoire le Thaumaturge, en particulier le panégyrique d’Origène son maître et une lettre canonique. L’Asie ayant été envahie par les Borades et les Goths, des chrétiens avaient eu la lâcheté de favoriser les envahisseurs et de les seconder dans leurs violences et leurs déprédations. Grégoire, interrogé par un évêque sur les règles à suivre par rapport aux coupables, écrivit sa lettre canonique qui est un des plus anciens monuments disciplinaires de l’Eglise.

L’histoire y doit surtout remarquer ce fait : que, dans les pénitences à infliger aux coupables, il y avait trois degrés distincts : les moins coupables étaient admis aux prières publiques, mais prosternés ; d’autres n’étaient admis qu’aux instructions, comme les Catéchumènes ; les plus coupables étaient exclus absolument des instructions et des prières.

Dès l’origine, l’Eglise voulait que ses fidèles fussent irréprochables, du moins en ce qui touche aux péchés extérieurs et publics ; elle excommuniait les coupables qui refusaient de faire pénitence, c’est-à-dire qu’elle les retranchait du nombre de ses fidèles ; quant aux coupables qui consentaient à faire pénitence, elle ne les admettait aux réunions religieuses qu’à certaines conditions, et ne les réintégrait dans la communion complète qu’après l’accomplissement de rigoureuses pénitences. Grâce à cette discipline sévère, l’Eglise se conservait dans une pureté qui la faisait distinguer de toutes les sectes. A la même époque, Denys d’Alexandrie publiait aussi une lettre canonique, adressée à l’évêque Basilidis qui l’avait consulté, sur plusieurs points de discipline. Cette lettre a toujours été regardée par l’Eglise orientale comme faisant partie du Droit canonique. Plusieurs des détails qu’elle contient nous initient à quelques usages de l’Eglise primitive.

Basilidis avait demandé à quelle heure on pouvait rompre le jeûne le jour de Pâques. Cette question est un nouveau témoignage rendu à la pratique du jeûne usitée dans l’Eglise primitive. A Rome on était dans l’usage de passer sans manger toute la journée du samedi, et de ne rompre le jeûne que le dimanche matin, après le chant du coq. En Egypte, on rompait le jeûne un peu plus tôt ; dans d’autres Eglises, on mangeait dès le samedi soir.

Denys répond que la fête de Pâques ne doit commencer qu’au moment où Jésus-Christ est ressuscité. On ne peut fixer d’une manière précise l’heure de la résurrection, cependant il est certain qu’elle eut lieu le dimanche matin avant le lever du soleil. Il ne faut donc pas se hâter de rompre le jeûne, et le mieux est d’attendre la quatrième veille, c’est-à-dire de trois à six heures du matin.

Le jeûne absolu était observé pendant plusieurs jours avant la résurrection ; les uns passaient six jours sans manger ; d’autres deux, trois ou quatre. D’autres enfin n’observaient pas ce jeûne absolu un seul jour ; il n’y avait pas de règle universellement admise ; on ne pouvait donc blâmer personne ; seulement on devait excuser ceux qui avaient jeûné plus longtemps de rompre ce jeûne un peu plus tôt.

Denys se contentait de donner sur cette question les conseils qu’il regardait comme plus sages, mais n’imposait à personne sa manière de voir.

 

Il était aussi réservé dans les questions disciplinaires qu’il était orthodoxe dans les questions de doctrine. Il le prouva, non-seulement par sa réfutation de Sabellius, mais par le zèle éclairé et vraiment chrétien qu’il montra contre les millénaires.

L’opinion des millénaires remontait à l’origine même de l’Eglise, et elle avait eu, jusqu’au troisième siècle des partisans assez nombreux. On avait abandonné de bonne heure le millénarisme impur qui promettait aux élus, pendant le règne terrestre de Jésus-Christ, des jouissances matérielles, mais de pieux fidèles croyaient à un avènement glorieux du Christ qui régnerait mille ans sur la terre avec les élus. Un évêque égyptien, nommé Nepos, avait fait à cette opinion de nombreux partisans. C’était un homme pieux, instruit, qui enseignait de bonne foi ce qu’il croyait être la vérité révélée dans les Ecritures. Il était évêque dans la préfecture d’Arsinoé et il avait publié, pour soutenir son opinion un livre intitulé : Réfutation des Allégoristes. Après sa mort, ses partisans ayant acquis une certaine importance, Denys se transporta à Arsinoé pour les éclairer b Il eut avec eux des conférences ; écouta leurs objections ; admit ce qui était vrai dans leurs opinions ; réfuta ce qui était inexact et fut assez heureux pour leur persuader d’abandonner leurs fausses croyances. Leur chef était un nommé Korakios qui se rendit de bonne foi aux éclaircissements donnés par le docte évêque d’Alexandrie.

Afin que cette discussion ne fût pas seulement utile à ceux qui y avaient pris part, Denys la rédigea par écrit en deux livres qu’il intitula : Des promesses, et dans lequel il eut pour principal but de répondre au livre de Nepos.

La manière dont il parle de fauteur est à l’avantage de l’un et de l’autre ; au lieu de traiter la personne de Nepos avec injustice, il rend, en ces termes, hommage à ses vertus :

« Je loue Nepos et je l’aime, tant à cause de sa foi que de son zèle pour l’étude des Ecritures. Je le loue encore à cause des nombreux cantiques qu’il a composés pour être chantés dans l’Eglise, et qui procurent aux frères tant de bonheur. Je le tiens de plus en grand honneur et vénération, parce qu’il a quitté ce monde ; mais j’aime encore plus la vérité, que l’on doit, je pense, préférer à tout. Nous devons louer sans jalousie et approuver ce qu’il a dit de vrai ; mais s’il a écrit quelque chose d’inexact, nous devons l’examiner et le réfuter. S’il était présent, et s’il émettait ses opinions de vive voix, il suffirait entre nous d’une simple conférence verbale, pour ramener tout le monde à la concorde ; mais comme son livre a été publié, et qu’il est très-propre à amener-les lecteurs à ses opinions, nous devons le réfuter, afin que l’on n’en abuse pas pour séduire des personnes simples et leur enseigner des doctrines contraires aux saintes Ecritures. »

A cette manière de traiter un adversaire honorable qui avait pu se tromper de bonne foi, on reconnaît un évêque vraiment digne de ce titre.

Dans son livre, Nepos s’appuyait principalement sur l’Apocalypse de saint Jean. Ce livre n’était pas alors universellement reconnu comme authentique, et le canon des Ecritures du Nouveau Testament n’avait pas encore été dressé officiellement. Denys eut occasion, en réfutant Nepos, de parler de l’Apocalypse. « Parmi les anciens, dit-il, plusieurs ont réfuté le livre, chapitre par chapitre, et ont prétendu que Jean n’en était pas l’auteur ; ils dénièrent à ce livre son titre de Révélation, l’en croyant indigne, à cause de son obscurité profonde. Non-seulement, ils n’ont pas voulu qu’il eût un des apôtres pour auteur, mais ils ont prétendu qu’aucun des premiers disciples n’avait pu le composer ; qu’il était plutôt l’œuvre de Cérinthe qui avait mis à ce livre le nom de Jean pour le recommander. C’était en effet l’opinion de Cérinthe que le Christ régnerait sur la terre, et que l’on jouirait alors des plaisirs sensuels. Pour moi, ajoute Denys, je n’ose rejeter absolument ce livre, parce qu’un grand nombre de nos frères l’ont en grande estime. Je le regarde comme surpassant la portée de mon intelligence, mais tout en ne le comprenant pas, je soupçonne qu’un sens profond est caché sous les expressions. Je ne le mesure pas d’après les proportions de mon propre esprit, mais je pense qu’il contient des choses trop élevées pour que je les puisse comprendre. Je ne condamne pas les choses que je ne puis comprendre, mais je puis admirer des choses incompréhensibles pour moi. »

Denys reconnaît que l’auteur de l’Apocalypse s’appelait Jean ; mais, ajoute-t-il, je n’accorderais pas volontiers que ce Jean soit l’apôtre, fils de Zébédée et frère de Jacques, l’auteur de l’Evangile et de l’Epître catholique. Il développe les raisons qui l’empêchent d’accepter l’apôtre comme auteur de l’Apocalypse et, sans se prononcer, il donne à penser que l’auteur est un autre Jean qui aurait habité Ephèse. C’est lui qui est connu sous le nom de] prêtre Jean, et dont Papias a fait mention.

L’Eglise ne s’était pas encore prononcée sur l’authenticité de quelques-uns des livres du Nouveau Testament ; chacun était donc libre d’admettre, touchant ces livres, les opinions qui lui semblaient plus raisonnables ou mieux fondées.

Denys composa plusieurs autres ouvrages dont fi ne nous reste que des fragments peu considérables ; Eusèbementionne deux livres De la nature, un livre Des tentations, et plusieurs lettres dogmatiques, outre celles que nous avons déjà fait connaître.

Les livres De la nature étaient philosophiques ; le savaut disciple d’Origène y réfutait les opinions des philosophes et surtout de Porphyre sur l’origine du monde.

Il ne reste rien du livre Des tentations. Il est probable que Denys y traitait des épreuves que les chrétiens avaient à supporter de la part des persécuteurs.

De l’année 258 à l’année 275, l’Eglise eut à supporter ‘ deux persécutions générales sous les empereurs Valerianus et Aurelianus. Toutes les provinces de l’empire furent arrosées du sang chrétien. L’Egypte ne fut pas épargnée et Denys lui-même eut beaucoup à souffrir, sous le règne de Valerianus et pendant qu’Æmilianus était préfet d’Egypte.

Ce préfet fit comparaître Denys devant lui. Le saint évêque était accompagné de son collègue en sacerdoce, le prêtre Maximus, des diacres Faustus, Eusebius et Chæremon, et d’un chrétien de Rome qui se trouvait alors à Alexandrie. Æmilianus l’ayant engagé à renoncer à Jésus-Christ pour obéir aux empereurs, Denys répondit : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » Puis il prouva que le seul vrai Dieu devait être adoré et protesta qu’on ne l’empêcherait pas d’être et de se dire chrétien. Æmilianus exila Denys et ses compagnons dans un village rapproché du désert et appelé Cephro. « Il ne vous sera plus permis, ajouta Æmilianus dans sa sentence, de vous assembler et d’aller dans les lieux que vous appelez cimetières. »

Les chrétiens appelaient ainsi les lieux où ils enterraient leurs frères ; ils se réunissaient au milieu de leurs tombeaux pour attester que la mort ne pouvait rompre les liens de communion qui unissent les fidèles.

Denys, quoique malade, ne put retarder d’un jour son départ pour l’exil. Ni lui ni les fidèles n’obéirent à l’ordre qui leur avait été donné de cesser leurs assemblées. Ceux qui restèrent à Alexandrie, se réunirent dans l’Eglise comme si l’évêque eût été au milieu d’eux. Un grand nombre de fidèles d’Alexandrie suivirent Denys à Cephro ; d’autres l’y allèrent trouver des diverses parties de l’Egypte. Le saint évêque entreprit d’éclairer les gentils qui habitaient cette localité ; ils l’accueillirent d’abord à coups de pierre et avec d’autres violences ; mais bientôt après ils embrassèrent le christianisme qui ne leur avait pas encore été annoncé jusqu’alors.

Ce fut donc avec beaucoup de peine que Denys quitta Cephro pour se rendre au pays de Collouthion, nouvel exil qui lui était assigné. Ce pays n’était habité que par des voleurs, et aucune des routes n’en était sûre. Cependant, comme ce lieu était plus rapproché d’Alexandrie que Cephro, Denys se consolait en pensant que les fidèles de la ville pourraient entretenir avec lui des relations plus suivies.

Pendant la persécution de Decius comme pendant celle de Valerianus, Denys eut à supporter toute espèce de violences ; il comparut souvent devant les tribunaux et y fut condamné ; ses biens furent confisqués ; il eut à souffrir le mépris et les insultes non-seulement du préfet, mais de la plus vile populace ; obligé souvent de fuir et de se cacher, il dut supporter toutes les privations.

Les fidèles suivaient ses exemples. « Hommes et femmes, jeunes et vieux, jeunes filles et vieilles femmes, soldats et paysans, tous, quels que fussent leur condition ou leur âge supportaient les coups, le fer et le feu, et livraient des combats dont ils sortaient victorieux. » C’est Denys lui-même qui l’atteste. Le grand évêque rendait hommage à ses collaborateurs et surtout au prêtre Eusèbe qui devint évêque de Laodicée en Syrie ; au prêtre Maximus qui fut son successeur sur.le siège d’Alexandrie, au diacre Faustus qui souffrit plus tard le martyre dans un âge très-avancé.

Valerianus ayant été fait prisonnier par les Perses, son fils Galbanus arrêta la persécution et écrivit aux évêques pour les remettre en possession des Eglises et des cimetières. Eusèbe a conservé la lettre qu’il écrivit aux évêques d’Egypte, Denys, Pinnas et Demetrius ; mais ce qui contribua, plus que les rescrits de Gallianus, à rendre quelque tranquillité aux chrétiens, c’est que trente tyrans se disputèrent alors la pourpre impériale en différentes provinces de l’empire.

Le préfet d’Egypte, Æmilianus, prit, comme tant d’autres, le titre d’empereur.

Les violences des persécuteurs ne pouvaient distraire l’évêque d’Alexandrie de ses travaux intellectuels en faveur de la religion. II publia alors plusieurs discours sur la fête de Pâques, et un cycle de huit ans pour calculer le jour où l’on devait célébrer cette fête, lequel jour, d’après Denys, devait toujours être postérieur à l’équinoxe du printemps. Il écrivit aussi, pendant la persécution, [plusieurs lettres à ses collègues, les prêtres de l’Eglise d’Alexandrie, et à d’autres personnes.

La persécution ayant cessé, il rentra à Alexandrie, mais pour y être témoin de la plus horrible des guerres civiles, excitée par l’ambition d’Æmilianus. Les choses en vinrent à un tel état que Denys ne put adresser aux évêques d’Egypte, ses lettres pour la célébration de Pâques. Il était plus facile, écrivait Denys à son confrère Hiérax, d’adresser une lettre d’Orient aux pays les plus reculés d’Occident, que d’en envoyer une d’un quartier d’Alexandrie à un autre quartier. Les rues étaient moins sûres que les déserts parcourus par des peuplades barbares ; la ville entière était couverte de cadavres et l’eau était teinte de sang. La peste succéda à la guerre civile. La fête de Pâques étant proche, Denys écrivit aux fidèles pour les encourager et louer la charité de ceux qui se dévouaient pour soigner leurs frères. Tandis que les païens jetaient comme des ordures les cadavres de ceux qui mouraient, et les laissaient sans sépulture, les chrétiens se dévouaient au soin de leurs frères, avec un courage admirable, et ensevelissaient avec honneur ceux qui mouraient. Un grand nombre moururent victimes de leur charité, et on les honora comme s’ils fussent morts pour la foi.

 

Denys eut à défendre la foi, dans les dernières années de sa vie, contre un hérétique d’autant plus dangereux qu’il occupait le siège épiscopal d’Antioche, un des premiers et des plus considérables de l’Eglise. Demetrianus étant mort, Paul de Samosate lui succéda. À peine cet hérétique fut-il monté sur son siège que, tirant les conséquences de l’hérésie de Sabellius sur l’unité personnelle de Dieu, il enseigna que le Christ n’était qu’un homme semblable aux autres hommes et ayant la même nature qu’eux h

Un concile fut convoqué à Antioche même pour examiner la doctrine de Paul. Denys y fut convoqué, mais il s’excusa sur sa vieillesse et ses infirmités, et se contenta d’écrire plusieurs lettres pour exposer sa foi touchant la question qui était soulevée. Les autres évêques des Eglises se réunirent de toutes parts pour condamner l’ennemi qui ravageait le troupeau du Seigneur. Parmi eux on distinguait surtout Firmilien, évêque de Cæsarée en Cappadoce, Grégoire le Thaumaturge et Athénodore, son frère, évêques des Eglises du Pont ; Helenus, évêque de Tarse, Nicomas d’icône, Hymenæus de Jérusalem, Theotecnos de Cæsarée en Palestine, Maximus de Bosra. Soixante autres évêques se trouvèrent à Antioche avec des prêtres et des diacres. Paul de Samosate essayant de cacher ses véritables sentiments, les Pères du concile furent obligés de soutenir avec lui de nombreuses discussions, afin d’établir quelle était sa vraie doctrine.

Denys mourut pendant que ce premier concile avait lieu à Antioche (264).

Cinq ans après, un second concile eut lieu dans la même ville. Les évêques s’y trouvèrent en nombre considérable. Paul essaya de dissimuler ses véritables sentiments, mais il eut affaire à un adversaire redoutable, le professeur Malchion, chef d’une école de philosophie à Antioche. Sa foi l’avait fait élever à la dignité de prêtre. En présence de tout le concile, il entreprit avec Paul une discussion dont il sortit victorieux, et dans laquelle il découvrit tous les subterfuges de l’hérétique.

Paul fut déposé. Les Pères adressèrent ensuite à tous les évêques de l’Église catholique une lettre dont nous donnerons quelques extraits :

« A Denys et Maximus, et à tous nos collègues de l’univers, évêques, prêtres et diacres ; et à toute l’Église catholique qui est sous le ciel, Helenus, Hymenæus, Theophilus, Theotecnos, Maximus, Proculus, Nicomas, Ælianus, Paulus, Bolanus, Protogenis, Hierax, Eutychius, Théodore et Malchion, et Lucius, et tous autres des villes et des provinces voisines qui sont avec nous, évêques, prêtres et diacres,

« A l’Église de Dieu et aux frères bien-aimés, dans le Seigneur, salut. »

On doit remarquer cette inscription de la lettre synodale d’Antioche. On y mentionne, non-seulement les évêques, mais les prêtres et les diacres et même les simples fidèles. L’Église y apparaît dans son unité. Les ordres hiérarchiques n’y forment pas une Église investie d’autorité ; les fidèles ne forment avec les ministres qu’une même Église, à laquelle le dépôt de la foi est confié. Les évêques, prêtres et diacres délibéraient dans les conciles, mais en présence du peuple, et les conciles adressaient leurs décisions au peuple fidèle aussi bien qu’aux évêques.

Parmi les noms des Pères du deuxième concile d’Antioche, oh ne rencontre pas ceux de Firmilien de Cæsarée et de Grégoire le Thaumaturge. Ces deux grands évêques étaient morts depuis quelque temps. Firmilien s’était mis en route pour le concile, mais il mourut à Tarse, comme on le voit dans cet extrait de la lettre synodale :

“ Nous avons écrit à plusieurs évêques très-éloignés et nous les avons engagés à venir guérir avec nous la maladie de la mortelle doctrine de Paul. Nous avions écrit à Denys d’Alexandrie et à Firmilien de Cappadoce, hommes de bienheureuse mémoire. Le premier a répondu à l’Église d’Antioche, mais n’a pas même daigné saluer dans cette lettre le chef de l’erreur ; il ne lui a point adressé ses lettres, mais à toute l’Eglise d’Antioche. Firmilien est venu deux fois à dans cette ville, et a condamné la nouvelle erreur ; nous l’attestons, nous qui l’avons entendu, et beaucoup d’autres en rendent témoignage. Comme l’hérétique avait promis de changer de sentiment, Firmilien, qui espérait apaiser la discussion sans que la religion en eût à souffrir, différa de porter son jugement ; mais celui qui reniait son Dieu et Seigneur, avait trompé Firmilien et il viola la foi dont il avait fait profession. Firmilien s’était mis en route pour confondre l’homme dont il avait éprouvé la perfidie ; il était déjà arrivé à Tarse, mais lorsque nous l’attendions, il quitta cette vie. »

Les Pères du concile s’étendent ensuite sur la vie de Paul de Samosate et sur son épiscopat ; ils entrent dans des détails très-curieux.

Paul était d’abord pauvre et mendiant et n’avait rien hérité de ses parents. Une fois évêque, il devint très-riche grâce à ses crimes, à ses sacrilèges et aux concussions dont il accablait les frères. Il trompait ceux qui avaient des plaintes à porter à son tribunal, en leur faisant espérer son secours ; il profitait de la disposition de ceux qui avaient des procès et qui désiraient s’en débarrasser ; il tirait de l’argent des uns et des autres, et ne considérait sa position, où il devait exercer la charité, que comme un moyen de gagner de l’argent.

L’évêque, dans les premiers siècles, était arbitre entre les fidèles, auxquels il était défendu de porter leurs procès aux tribunaux des païens.

Les Pères continuent ainsi :

Son faste et son arrogance sont tels qu’on le prendrait pour un homme investi de dignités séculières ; il aime mieux le titre de ducenier que celui d’évêque. Il traverse le forum en grand appareil ; il lit ses lettres en marchant et dicte publiquement les réponses ; il est toujours accompagné d’une foule de gens qui marchent, les uns devant lui, les autres derrière ; son faste et son arrogance font beaucoup d’ennemis à la religion.

Sa vanité dans les fonctions ecclésiastiques est extrême ; il n’y recherche qu’une vaine gloire et la pompe, afin d’en imposer aux simples. Il s’est fait élever un tribunal et un trône, non pas comme un disciple de Jésus-Christ, mais comme un magistrat séculier ; il a comme ces magistrats ce que comme eux il appelle un cabinet. En rendant ses jugements, il se frappe la cuisse avec la main, et il est dans l’habitude de frapper des pieds son tribunal. Lorsqu’il parle, il a parmi ses auditeurs des hommes et des femmelettes qui se lèvent et agitent leurs mouchoirs comme au théâtre ; qui le louent et s’agitent pour lui faire honneur ; il s’irrite contre ceux qui, dans la maison de Dieu, se tiennent avec décence et modestie, et il les accable d’injures. Il insulte, dans ses discours, les docteurs de la foi qui sont morts ; en revanche, il parle de lui avec emphase et ne s’exprime pas en évêque, mais en sophiste et en imposteur. Il a aboli les hymnes que l’on était dans l’usage de chanter en l’honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ, sous prétexte qu’ils étaient nouveaux et composés par des modernes ; mais, au grand jour de Pâques, il fait chanter par des femmes des hymnes en son honneur, au grand scandale des fidèles qui les entendent. Il a amené les évêques et les prêtres des bourgs et des cités voisines à parler de lui avec éloges dans leurs prédications.

L’évêque d’Antioche, par l’importance de son siège qui avait été un centre d’évangélisation pour les contrées environnantes, jouissait de certaines prérogatives sur les évêques des villes voisines qui reconnaissaient Antioche comme leur Église-mère. Les évêques de Rome et d’Alexandrie jouissaient de prérogatives analogues, comme nous l’avons vu précédemment. L’évêque de Carthage semble aussi avoir été supérieur aux autres évêques de la province africaine, et Cyprien était leur président dans les conciles, non-seulement parce qu’il était au-dessus d’eux par sa science, mais par l’importance de son siège. Lorsque l’Eglise légalisa les anciens usages et admit les grandes divisions patriarcales et provinciales, l’Eglise d’Afrique resta acéphale, c’est-à-dire ne dépendit d’aucun des patriarches. Il en fut de même de plusieurs autres Eglises qui avaient reçu la foi directement des apôtres.

Les détails donnés par le concile d’Antioche sur les actions de Paul de Samosate, prouvent que les évêques des grandes villes étaient, dès le troisième siècle, des personnages très-influents, possédant tous les moyens de s’enrichir et de jouer un rôle brillant dans la société.

Les flatteurs de Paul de Samosate allaient jusqu’à dire en sa présence, dans leurs prédications, qu’il était un ange descendu du ciel, et il entendait cette impiété sans sourciller, lui qui niait que Jésus-Christ fût descendu du ciel. Mais l’ange prétendu n’en avait pas moins chez lui plusieurs femmes, deux surtout, jeunes et belles, qu’il conduisait partout avec lui et avec lesquelles il faisait bonne chère. Plusieurs prêtres et diacres l’imitaient en ce point. L’évêque fermait les yeux sur ces désordres dont il donnait l’exemple ; il enrichissait même les prêtres et les diacres coupables qui, au lieu de le condamner comme c’était leur devoir, se déclaraient ses partisans, afin de pouvoir continuer impunément leurs désordres. Les bons gémissaient en secret des fautes de l’évêque, mais ils n’osaient l’accuser, tant ils craignaient ses violences et sa tyrannie.

Si Paul de Samosate, ajoutent les Pères du concile, appartenait encore à l’Eglise, on devrait lui demander compte de sa conduite ; mais dès qu’il a embrassé l’hérésie d’Artemas, nous n’avons plus à nous occuper de sa personne. Comme il a déclaré la guerre à Dieu et qu’il n’a pas voulu se rétracter, nous l’avons retranché de notre communion et nous avons ordonné un autre évêque à sa place. Le choix est tombé sur Domnus, fils, de l’évêque Démétrianus, de bienheureuse mémoire, et qui avait gouverné l’Eglise d’Antioche avec sagesse avant Paul de Samosate. Domnus est doué de toutes les qualités épiscopales. Nous vous avertissons de son ordination afin que vous lui écriviez et que vous receviez ses lettres de communion.

Malgré la sentence qui le condamnait comme hérétique et le déposait de l’épiscopat, Paul de Samosate refusa de quitter la maison de l’Église. On fut obligé de demander l’intervention de l’empereur Aurelianus qui se trouvait à Antioche et se montrait alors tolérant pour les chrétiens. Cet empereur jugea que la maison de l’Eglise devait être à la disposition de celui auquel les évêques d’Italie et l’évêque romain écriraient. Les lettres de ces évêques étant arrivées à Antioche, Paul de Samosate fut honteusement expulsé par la puissance séculière.         .

Dès le troisième siècle, il y avait donc des Eglises et des propriétés ecclésiastiques dont les évêques avaient la jouissance. Malgré les persécutions, les chrétiens formaient une société extérieure considérable ; ils avaient des biens en commun, leurs juges particuliers, leurs lieux de réunion, une existence publique. Le paganisme se trouvait miné sourdement par la nouvelle religion qui menaçait de l’engloutir. De là la fureur du monde païen, que nous verrons bientôt se ruer avec rage contre l’Eglise.

Aurelianus qui s’était montré d’abord tolérant pour les chrétiens, se déclara contre eux bientôt après et lança le cinquième édit de persécution générale. Mais cet édit n’était pas encore parvenu jusqu’aux confins de l’empire, lorsque le persécuteur fut tué en Thrace. Cependant il fournit l’occasion aux gouverneurs des provinces de satisfaire leur haine contre les chrétiens, et les martyrs furent nombreux, principalement dans les Gaules, où un grand nombre d’apôtres scellèrent de leur sang la foi qu’ils y avaient prêchée.

L’Eglise perdit à cette époque, comme nous l’avons vu, trois grands évêques : Denys d’Alexandrie, Grégoire le Thaumaturge et Firmilien. Ils ne souffrirent pas le martyre pour la foi, mais leur mémoire n’en fut pas moins honorée, et l’Eglise les compta toujours parmi les saints.