PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

Nous commençons, dans le présent volume, la période historique que nous avons appelée des conciles œcuméniques et qui s’étend de l’année 325 à l’année 787.
Pendant cette période, les Eglises d’Orient et d’Occident étaient en communion les unes avec les autres ; par conséquent, les sept conciles œcuméniques auxquels elles prirent part, ou auxquels elles donnèrent leur adhésion, représentèrent véritablement l’Eglise catholique ou universelle.
Pendant la période apostolique, nous avons mentionné un grand nombre de conciles locaux.
Dès l’origine, la constitution de l’Eglise fut épiscopale ; les évêques se réunissaient pour délibérer en commun sur les besoins de leurs Eglises.
Des relations existaient entre les diverses Eglises ; les évêques correspondaient entre eux, s’adressaient mutuellement des lettres de communion, se communiquaient leurs pensées touchant les divisions qui agit aient certaines chrétientés, et les doctrines que des particuliers essayaient de mettre à la place des enseignements traditionnels.

Mais les Eglises jouissaient rarement d’une paix parfaite ; les persécutions étaient fréquentes, et les évêques n’auraient pu, sans de graves inconvénients, abandonner pour quelque temps leur troupeau exposé sans cesse aux violences des tyrans.
Les hérétiques n’étaient pas rares à cette époque. Des philosophes qui n’entraient pas dans l’église avec des vues assez pures, cherchaient à plier le christianisme aux systèmes philosophiques qu’ils avaient étudiés, et séduisaient quelques fidèles trop peu attentifs à l’enseignement apostolique.
Cependant cet enseignement était trop clair et trop rapproché pour que l’influence des hérétiques fût très grande. Les Eglises où les systèmes philosophico-chrétiens prenaient naissance, connaissaient l’enseignement primitif qui leur avait été donné, et les hérétiques y obtenaient peu de succès.
Lorsque le témoignage d’une Eglise particulière n’était pas suffisant contre l’hérésie, et que l’hérétique en contestait la véracité, on s’adressait aux autres Eglises apostoliques ; leur témoignage uniforme était le critérium incontestable de l’enseignement donné sur la question controversée.
Nous avons vu ce témoignage des Eglises apostoliques invoqué par les défenseurs de la doctrine révélée, dès l’origine de l’Eglise ; nous avons cité les textes d’Irénée, de Justin, de Clément d’Alexandrie, de Tertullien et d’autres Pères.
Si les circonstances l’eussent permis, et si les hérésies eussent pris assez d’importance, les Eglises, au lieu d’envoyer leur témoignage écrit, se seraient assemblées, dans la personne de leurs évêques, pour le donner en commun.
Mais, que les Eglises attestent leur foi par écrit, ou que leurs évêques s’assemblent pour donner en com-

mun leur témoignage, le principe est le même ; le concile œcuménique n’est que l’application de la règle de foi basée sur le témoignage universel des Eglises.
Il fut possible à tous les évêques de se réunir lorsque les empereurs embrassèrent le christianisme.
L’Eglise devint plus nombreuse ; elle était éloignée de trois siècles de son origine ; les hérétiques ne prétendaient plus dogmatiser en leur propre nom ; ils affirmaient que leurs systèmes avaient pour base la doctrine antique et apostolique.
Il fallut constater cette doctrine. Pour cela, le moyen le plus simple était la réunion de tous les évêques. Ils pouvaient donc, dans les conciles œcuméniques, non- seulement attester la foi constante de leurs Eglises respectives, mais édicter les lois qu’ils jugeraient les plus utiles pour le gouvernement général de l’Eglise et la pratique exacte des lois divines.

Pour la constatation de la foi universelle, le concile œcuménique parla au nom de l’Eglise à laquelle seule Jésus-Christ a promis assistance pour la conservation de la vérité, et qui seule, par conséquent, est infaillible dans le témoignage constant et universel qu’elle rend à cette vérité.
C’est ainsi que le concile œcuménique, représentant l’Eglise, participe à son infaillibilité, c’est-à-dire, qu’il rend un témoignage absolument certain à la doctrine toujours professée, c’est-à-dire, crue explicitement.
Quant aux discussions qui eurent lieu dans les conciles, soit œcuméniques, soit autres, pour réfuter les hérétiques, et mettre leurs erreurs en évidence, les évêques n’ont joui, même en commun, d’aucune infailli-

bilité. Les discussions pouvaient être plus ou moins justes ; cela n’importe point.
Le concile n’était œcuménique, et par conséquent infaillible, que dans le témoignage rendu à la doctrine constamment professée depuis les apôtres. Ce témoignage se réduit à une question de fait, dans laquelle la science, l’éloquence et la philosophie n’ont rien à voir.
Ce que l’on remarquera d’abord, dans les conciles œcuméniques, c’est que la question de fait, c’est-à-dire, la doctrine constamment crue et professée, ne souffrit jamais de difficulté. Toutes les Eglises étaient d’accord.
Nous avons déjà attiré l’attention sur ce fait : que les Eglises apostoliques, dès leurs premières relations, se trouvèrent en possession d’une doctrine identique. Dans toutes les provinces de l’empire romain, et en dehors de cet empire, les apôtres avaient enseigné la même doctrine.
Dans ces derniers temps, on a voulu se donner des airs scientifiques, en inventant diverses écoles apostoliques : celle de Pierre, celle de Jean, celle de Paul1.
Ces beaux systèmes s’évaporent devant ce fait : que, dès leurs premières communications, les Eglises se rencontrèrent avec les mêmes doctrines et la même constitution.
Lorsque ces Eglises se réunirent, par leurs délégués, dans les conciles œcuméniques, la foi, qui était la même dès le commencement, ne put être discutée ; chaque évêque, en rendant témoignage à la foi constante de son Eglise, se trouva d’accord avec les autres évêques.
On distinguera facilement ce témoignage, seul revêtu d’œcuménicité, des discussions théologiques et des lois


1 Quelques Allemands oui attaché beaucoup d’importance à ces systèmes. D’autres ont cru se montrer érudits en les acceptant, par exemple M. le prince A. de Broglie, dans son pauvre ouvrage intitulé : l’Eglise et l’Empire romain au IVe siècle. Discours préliminaire de la 1ère partie.

disciplinaires. Autrement, on s’exposerait à mettre l’œcuménicité où elle n’est pas, et à tomber ainsi dans une foule d’erreurs et de fausses appréciations.

On a répandu beaucoup d’erreurs dans les Eglises latines, touchant le caractère et les conditions des conciles œcuméniques.
On a prétendu qu’un concile, pour être œcuménique, devait être : 1° convoqué, sinon directement par le pape, du moins avec son consentement ; 2°présidé par le pape ou, en son nom, par des légats ; 3° confirmé par le pape, et imposé par lui à toute l’Eglise.
Nous n’indiquons que l’ancien système latin. Depuis le dernier concile du Vatican qui a décrété l’infaillibilité papale, le concile n’est rien que par le pape ; il devient par conséquent absolument inutile.
On nous permettra de passer par-dessus cette fantaisie, et de n’attacher quelque importance qu’à l’ancien système latin auquel on a essayé de donner une certitude historique.
Ceux qui ont lu nos deux premiers volumes et liront ce troisième que nous publions, seront convaincus que la papauté, c’est-à-dire, la monarchie ecclésiastique, n’a pas existé pendant les quatre premiers siècles de l’Eglise1.
Dans les volumes suivants, nous prouverons qu’elle n’a pas existé davantage jusqu’au ixe siècle, et qu’à cette époque, elle ne s’est établie qu’en Occident.
Cette simple observation répond à l’assertion : que


1 M. A. de Broglie ne s’est pas gêné pour dire que le siège de lα monarchie chrétienne a suivi saint Pierre de Jérusalem à Antioche et d’Antioche à Rome ; de l’Orient à l’Occident (L’Eglise et L’Empire romain, 1ère part. t. I, p. 97). Nos lecteurs se demanderont où M. de Broglie a pu apercevoir cette monarchie et cette émigration de son siège.

les conciles œcuméniques doivent être convoqués, présidés et confirmés par le pape.
Laissons de côté le titre de pape et ne conservons que celui d’évêque de Rome, jusqu’au cinquième siècle, comme le veulent les documents historiques ; nous demanderons alors si l’évêque de Rome a joui du droit de convoquer, de présider, de confirmer les conciles œcuméniques.
En historien, nous laissons les théories de côté : nous ne tenons compte que des faits. C’est pourquoi, nous ne demandons pas si l’évêque de Rome a le droit qu’on lui concède en Occident, mais s’il en a joui, si, en réalité, il a convoqué, présidé et confirmé les conciles œcuméniques.
A cette question, les faits répondent négativement.
Pour ne parler que des deux premiers conciles œcuméniques dont on trouvera l’histoire dans le présent volume, voici les faits que nous avons établis, d’après des monuments authentiques et incontestables.
L’empereur Constantin convoqua le premier concile œcuménique à Nicée ; ce concile eut plusieurs présidents ; c’est-à-dire, qu’il eut à sa tête les évêques des sièges les plus importants ; l’évêque de Rome envoya deux prêtres pour représenter son Eglise, mais ces deux prêtres n’assistèrent au concile qu’à’ titre de simples représentants d’une Eglise particulière, comme les autres membres. Les décrets du concile, confirmés par Constantin, furent portés dans les différentes Eglises par les évêques qui avaient assisté au concile ; et c’est de l’acceptation universelle que le concile reçut son caractère d’œcuménicité.
Quant au second concile œcuménique, il fut convoqué par l’empereur Théodose, sans que l’évêque de Rome y ait été pour rien ; le concile fut d’abord présidé par saint Meletios d’Antioche, que l’évêque de Rome regardait à tort comme arien, et qui n’était pas en communion avec lui ; après la mort de saint Meletios, le

concile fut présidé par saint Grégoire le Théologien dont l’évêque de Rome blâmait l’élévation sur le siège de Constantinople ; enfin, après la démission de Grégoire, par Nectarius son successeur, avec lequel l’évêque de Rome n’était pas en communion, et dont il combattit l’ordination.
Les décrets du concile furent publiés sans que l’évêque de Rome y eût participé, et malgré sa protestation contre le canon qui donnait le second rang dans l’Eglise à l’évêque de Constantinople, de sorte qu’à l’époque du quatrième concile œcuménique, le deuxième était regardé comme œcuménique et était vénéré comme tel.
Tels sont les faits. Les théories papales ne peuvent les ébranler, et ils réduisent ces théories à leur valeur, c’est-à-dire à rien.
Ce qui en résulte :
C’est que les conciles peuvent être convoqués par ceux qui en ont la possibilité, soit souverains, soit évêques. Cette convocation n’est qu’une invitation adressée à tous les évêques ; elle n’est pas un acte d’autorité. Il n’est pas étonnant que les empereurs chrétiens, comme Constantin et Théodose, aient convoqué les évêques, c’est-à- dire, les aient invités à se rendre dans telle ville qui leur était indiquée, afin de prendre les décisions qu’ils jugeraient utiles à l’Eglise.
Les évêques une fois réunis, c’est à eux qu’il appartient de choisir celui ou ceux qu’ils jugent dignes de les présider. Ordinairement, ils ont choisi les évêques des plus grands sièges, selon l’ordre qui s’établit de bonne heure dans l’Eglise ; mais ils n’y étaient pas obligés.
Quant à la promulgation des décrets, elle appartient à tous les chrétiens, et spécialement aux évêques ; elle n’est pas plus un acte d’autorité que la convocation ; ce n’est que par l’acceptation universelle de ces décrets qu’ils sont revêtus du caractère d’œcuménicité.

Tels sont les faits qui résultent de l’étude consciencieuse de tous les vrais documents historiques.
L’intervention des évêques de Rome, comme chefs de l’Eglise, dans les conciles œcuméniques, est une assertion absolument gratuite, dénuée de preuves, et qu’un historien sérieux ne peut accepter. Elle ne repose que sur des textes falsifiés du Pseudo-Isidore, et postérieurs, par conséquent, à la période des conciles œcuméniques, et auxquels on a eu recours, en Occident, pour servir de base à une institution qui n’avait pas de véritables racines historiques.

On remarquera, en lisant les actes des conciles œcuméniques, que les évêques seuls en étaient membres, quoiqu’ils y fussent accompagnés par des prêtres ou des diacres de leurs Eglises. Les prêtres et les diacres prenaient part aux discussions aussi bien que les évêques ; •mais dès qu’il s’agissait de rendre témoignage à la doctrine, ou de faire une loi, l’évêque seul avait autorité. En effet, l’évêque est, de droit divin, le premier pasteur de l’Eglise ; son devoir est de veiller à la conservation du dépôt de la saine doctrine ; d’avertir ceux qui s’en écarteraient ; de les condamner s’ils persistent dans leurs systèmes particuliers opposés à la doctrine commune et traditionnelle ; d’en appeler aux autres Eglises, si son autorité était contestée.
Il est donc, par suite de sa dignité épiscopale, le représentant autorisé de la doctrine de son Eglise ; mais cette Eglise avait le droit de protester si son évêque lui attribuait une autre foi que celle qu’elle professait ; de poursuivre cet évêque et de le faire déposer selon les canons. L’évêque n’était pas seul au concile pour représenter son Eglise. Il emmenait ordinairement avec lui quelques

membres du clergé ; les fidèles avaient le droit d’assister aux séances de l’assemblée.
Il ne pouvait ainsi exister aucune surprise, et la foi était constatée avec exactitude et bonne foi.
S’ils avaient tenu compte des données historiques positives sur les conciles œcuméniques, les ultramontains et les gallicans n’auraient pas soutenu tant de luttes entre eux, luttes dans lesquelles les uns et les autres ont eu également tort, parce qu’ils s’y plaçaient sur un terrain qui n’était pas celui de la vérité.
Les gallicans avaient conservé plusieurs principes orthodoxes, et leur système n’était, au fond, qu’un reste de la lutte de l’Occident contre les envahissements de la papauté. Mais comme le despotisme papal et les fausses doctrines qu’il propageait dans son intérêt, s’étaient peu à peu imposés, même à ceux qui le combattaient, le gallicanisme était devenu un système contradictoire, qui ne pouvait satisfaire ni les vrais papistes ni les orthodoxes. Le génie de Bossuet lui-même s’usa à ces luttes stériles dans lesquelles on rencontre quelques vérités fortement établies à côté de doctrines insoutenables et absolument fausses.
Le gallican dénatura l’histoire en faveur du système qu’il voulait faire prévaloir a priori, comme le papiste la dénatura en faveur du sien. Une chose singulière, c’est que les uns et les autres ont recours aux mêmes faits, aux mêmes textes, qu’ils interprètent d’une manière différente et également fausse.
Nous n’avons pas eu besoin des subtilités des deux écoles théologiques de l’Eglise latine, pour rendre aux faits et aux textes leur vraie signification. Nous les avons cités dans toute leur simplicité, et ils ont donné

raison aux doctrines orthodoxes sur les questions qui ont tant agité l’Eglise occidentale.

A côté du grand fait des conciles œcuméniques, il en est un autre qui domine l’histoire du quatrième siècle et des suivants, et sur lequel on a émis des appréciations contradictoires. Nous voulons parler des relations qui s’établirent entre l’Eglise et l’Etat, lorsque les empereurs devinrent chrétiens.
L’Eglise peut être envisagée sous cinq aspects différents à l’égard de l’Etat :
Elle peut être simplement protégée à titre d’institution sociale utile au bien des peuplés ;
Elle peut être, entre les mains de l’Etat, un instrument de règne et de domination ;
Elle peut dominer l’Etat et le diriger ;
Elle peut être persécutée ;
Enfin elle peut vivre en liberté sans aucune relation avec l’Etat, qui ne se préoccupe pas plus d’elle qu’elle ne se préoccupe de lui.
Il s’agit de déterminer quelles furent les relations de l’Eglise avec Constantin et ses successeurs.
Une certaine école historique s’est prononcée a priori pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Donnant à sa théorie une valeur rétroactive, et ne tenant aucun compte des circonstances, elle blâme d’une manière absolue les relations qui s’établirent entre Constantin et les évêques, et prétend qu’alors l’Eglise fut unie à l’Etat1. Elle entend par là qu’elle fit comme partie intégrante de


1 M. A. de Broglie s’est servi de cette expression, qui a été pour lui une source des plus fausses appréciations (l’Eglise et l’Empire romain lre part, t. I, ch. 2). On en rencontre, du reste, d’aussi fausses à toutes les pages de son livre.

l’empire romain, quelle fut comme une branche de l’administration générale.
Cette appréciation est fausse.
L’Eglise, sous Constantin, fut considérée simplement comme une institution sociale qu’il était bon de protéger pour le bien général.
On ne peut attribuer un autre caractère aux lois que Constantin promulgua en sa faveur.
La première fut un simple édit de tolérance. Mais après cet édit, il y avait à opérer un grand acte de justice et de réparation.
Depuis trois siècles, les chrétiens étaient persécutés par des empereurs despotes et cruels, par des proconsuls fanatiques, par des populations haineuses ; leurs biens étaient confisqués, leurs Eglises étaient pillées.
On devait réparer ces injustices.
C’est cette pensée de réparation qui guida Constantin dans les avantages temporels qu’il accorda aux Eglises et au clergé. Il ne fit pas au clergé une place spéciale dans l’Etat. Il rendit justice à l’Eglise, dans la personne de ses pasteurs, autant qu’il pouvait la rendre.
Qui pourrait l’en blâmer ?
Les injustices commises sont-elles sacrées ? N’est-ce pas un de voir, pour les Etats, comme pour les particuliers, de les réparer autant que possible ?
Il aurait pu être rigoureux envers le culte officiel qui avait bénéficié des injustices et des violences dont les chrétiens avaient été victimes. Il ne s’attaqua qu’à des institutions évidemment cruelles et immorales ; aux mystères où, sous prétexte de culte, on s’abandonnait aux excès les plus criminels. Quant au culte public de l’idolâtrie, il n’y toucha point ; il lui laissa même son titre de culte officiel de l’Etat.
Mais cette tolérance, que les circonstances rendaient nécessaire, ne pouvait empêcher Constantin défavoriser

l’Eglise qu’il considérait comme un élément puissant de civilisation.
Afin que l’Eglise pût atteindre son but, il la fallait forte et unie ; voilà pourquoi le pieux empereur travailla avec tant de zèle à lui procurer l’union et la paix.
Nous le verrons s’entendre pour cela avec les évêques, convoquer plusieurs conciles et en particulier le premier de ceux qui ont mérité le titre d’œcuménique. Mais on doit remarquer que son action fut purement extérieure, et qu’il laissa aux pasteurs de l’Eglise l’œuvre spirituelle qui n’était pas de sa compétence. Pour les divisions intestines, comme pour les questions doctrinales, il s’en rapportait exclusivement aux évêques. Il les encourageait, les soutenait, mais il n’empiétait pas sur le domaine spirituel.
On remarquera cette règle de conduite dans ses efforts pour apaiser la lutte entre les orthodoxes et les schismatiques de Carthage.
Ces derniers soumettent leur cause à son jugement. Il la renvoie aux évêques réunis à Rome1. Le concile de Rome est suspect aux dissidents ? Il convoque celui d’Arles pour les juger.
1 A propos de ce concile de Rome dont le jugement fut considéré comme non avenu, M. A. de Broglie prétend qu’il fut le premier concile d’évêques réunis avec les insignes d’un pouvoir officiel (l’Eglise et l’Empire, etc., lre part. 1.1, p. 263). Où a-t-il vu ces insignes ? Sans doute où il a vu la pompe inaccoutumée d’un concile passant sur les sommets de la ville (ibid., p. 266). M. A. de Broglie se croyait en pleine papauté du moyen âge. 11 veut voir dans le pauvre petit concile de 313, la prise de possession de Rome par l’Eglise (ibid., p. 264). Il suffit d’indiquer de telles fantaisies dans un ouvrage pour prouver qu’il est impossible de le prendre au sérieux.
Constantin avait décrété des punitions sévères contre les Donatistes d’Afrique qui troublaient la paix publique et n’avaient pas voulu se soumettre aux conciles assemblés pour juger leur cause. M. de Broglie prétend que c’était faire reparaître le principe de l’intolérance dans les lois romaines d’où l’avait banni l’édit de Milan. (L’Eglise et l’Empire, etc., t. Ier, 1re partie, p. 294, 293). Si M. A. de Broglie eût mieux connu la question des Donatistes, il n’en eût pas fait une question purement religieuse et n’eût pas, à ce propos, fait appel au mot de tolérance qui sonne mal dans la bouche d’un papiste, même s’intitulant : catholique libéral malgré le pape.

Cependant, dans cette question, il y avait un côté temporel dont l’empereur pouvait connaître.
Dans les discussions doctrinales, il se montre encore plus respectueux pour l’autorité ecclésiastique ; il lui laisse la plus entière liberté, et se soumet tout le premier à ses décisions.
Dévoué jusqu’à la fin aux décisions du concile de Nicée, quelques évêques ariens, hypocrites et influents, ne purent obtenir de lui l’exil d’Athanase qu’en dissimulant leurs sentiments hérétiques. S’il exila Athanase, cette mesure ne lui fut inspirée que par de fausses insinuations qui présentaient le grand évêque comme ennemi de la paix de l’Eglise, et il ne permit jamais à ses accusateurs de le déposer et de lui donner un successeur.
Dans tous les actes de Constantin relatifs à la religion, on ne peut apercevoir que la préoccupation de donner à l’Eglise orthodoxe une paix intérieure qui la mît à même de poursuivre avec plus de succès son œuvre civilisatrice.
Nous n’avons à nous occuper, ni de la politique du grand empereur chrétien, ni des drames terribles dont sa famille fut le théâtre. L’historien impartial doit avouer que la lumière n’est pas faite sur ce dernier point et que des écrivains systématiquement hostiles à Constantin n’ont pas élevé contre lui d’accusations à ce sujet. En considérant d’un côté ce silence significatif, et de l’autre la passion qui a guidé la plume d’autres écrivains, l’histoire n’a pas le droit de prononcer de sentence ; elle doit réserver son jugement.
Nous ne prétendons pas que Constantin n’ait eu aucune faute à se reprocher depuis qu’il se fut déclaré favorable au christianisme ; peut-être même que la politique lui fit différer trop longtemps son baptême. Il se reprocha lui-même, au moment de le recevoir, d’avoir

voulu trop faire de concessions à la religion officielle, dont il était resté, en qualité d’empereur, le souverain pontife.
Mais quand on considère ses vertus privées, la vie studieuse et religieuse qu’il menait, au milieu des innombrables préoccupations de son gouvernement, on ne peut que l’admirer et le respecter1.

On a été jusqu’à reprocher à Constantin la fondation de Constantinople comme un contre-sens politique2, tant la passion a aveuglé ses accusateurs. Il aurait scindé ainsi l’empire romain et détruit son unité.
On ne comprend guère ce que ces accusateurs entendent par unité lorsqu’il s’agit d’une immense agglomération de peuples qui avaient conservé leurs lois, leurs coutumes, leur autonomie ; qui n’étaient attachés à l’empire que par le payement de l’impôt et la domination d’un gouverneur.
Constantin comprit que tous ces groupes si divers devaient être réunis autour d’un centre qui ferait partout sentir son influence. L’empire avait pris de vastes proportions en Orient ; Rome, par sa position géographique, ne pouvait plus être le point central de l’empire. Constantin le comprit et jeta les yeux sur Byzance, assise sur deux mers, au centre même de l’empire, et pouvant être un point de communication entre l’Orient


1 M. A. de Broglie, qui se donne comme écrivain religieux et veut être pris au sérieux, ne reconnaît pas à Constantin de vertus personnelles (l’Eglise et l’Empire, etc., lre part. Disc, prélim., p. 2). Constantin lui paraît ridicule lorsqu’il réunissait ses courtisans pour leur adresser des discours de morale et de religion. En parlant de Constantin, M. de Broglie a été un Voltaire sans esprit, sans érudition et sans style.
2 Ce sont les expressions de M. A. de Broglie, un fameux politique, lui ; il en a donné des preuves (l’Eglise et l’Empire, etc., Impart. Disc, prélim., p. 3).

et l’Occident. Il transforma la ville, lui donna de vastes proportions, et l’appela Nouvelle Rome. Le nom de ville de Constantin lui resta ; et si Constantinople n’eut pas la haute influence que son fondateur rêvait pour elle, la pensée qui l’avait inspiré n’en était pas moins grande et profonde.
Mais Constantinople, sans arriver à la grandeur que Constantin espérait, obtint cependant une gloire qui brillait de tout son éclat au moment où Rome, abandonnée même des empereurs d’Occident, qui n’aimaient ni son peuple turbulent, ni son sénat tracassier, fut, à plusieurs reprises, pillée et soumise à des rois barbares.
C’est ainsi que commença la lutte entre Rome et Constantinople, lutte qui dégénéra en un schisme, et sépara l’Eglise d’Occident des Eglises d’Orient avec lesquelles elle était restée unie pendant huit siècles.
L’évêque de Rome manifesta de bonne heure son antipathie contre Constantinople, en cachant cette antipathie sous un respect apparent pour les vieilles coutumes de l’Eglise.
En même temps, il respectait peu ces vieilles coutumes, dès qu’il s’agissait pour lui d’un accroissement de pouvoir.
Nous assisterons, au quatrième siècle, aux modestes origines du pouvoir de l’évêque de Rome, pouvoir qui s’est depuis transformé en monarchie absolue et infaillible.

Un des fils de Constantin, Constantius, n’avait pas hérité de la sagesse de son père dans ses rapports avec l’Eglise. Il se laissa guider, pendant tout son règne, par une coterie d’évêques ariens, qui se servirent du pouvoir impérial pour satisfaire leurs rancunes. Constantius,

par ces évêques, s’immisça dans les discussions religieuses. Cependant, il fut modéré en comparaison de Valens qui lui succéda en Orient et qui voulut, à l’exemple des empereurs idolâtres, imposer sa religion à tous ses sujets.
Sous ces deux empereurs, l’Eglise orthodoxe fut presque détruite en Orient.
Il n’en était pas de même en Occident.
Pendant le peu de temps que Constantius réunit l’empire entier sous sa domination, l’arianisme y obtint, en apparence, quelques succès. Les délégués de Rimini se laissèrent corrompre ; Liberius, évêque de Rome et Osius de Cordoue faiblirent et firent des concessions ; quelques évêques, comme Auxentius de Milan, furent ouvertement ariens ; d’autres donnèrent des signatures compromettantes.
Mais l’Occident se releva vite de cette chute, et lorsque Valentinianus gouverna cette partie de l’empire, l’orthodoxie reprit une vie nouvelle, et l’arianisme n’y fut qu’une exception.
Naturellement, les orthodoxes d’Orient devaient implorer l’appui de leurs frères d’Occident au milieu des persécutions qu’ils souffraient. L’évêque de Rome était, par sa position, l’intermédiaire entre les Eglises d’Orient et celles d’Occident ; car ces dernières, tout en conservant leur autonomie, selon la constitution qui existait alors universellement dans l’Eglise, reconnaissaient l’Eglise de Rome comme la seule Eglise d’Occident qui eût été fondée par les apôtres.
De plus, Rome était toujours la première capitale, et la ville la plus importante de l’empire.
Les adresses1 des Orientaux aux évêques d’Occident,
1 On a voulu transformer ces adresses en appels à une autorité supérieure.
Il suffira de les lire, dans le corps de l’histoire, pour comprendre la fausseté de cette prétention des écrivains latins.

et particulièrement à celui de Rome, donnèrent à ce dernier plus d’importance. Son influence ecclésiastique s’agrandit ; les relations dont il était le centre naturel et presque nécessaire, développèrent en Occident cette idée : que l’Eglise de Rome était comme un centre pour toute l’Eglise.
En Orient, on voulait que Constantinople fût ce centre. Mais l’Occident ne se prêtait pas à ces vues, et les empereurs d’Occident s’efforcèrent de seconder dans les Eglises de leur empire le mouvement qui les portait à se grouper autour de Rome.
Nous verrons, non-seulement les empereurs romains mais les rois barbares qui régnèrent à Rome, suivre cette pensée.
Gratianus, empereur très-orthodoxe d’Occident, fut le premier qui accorda à l’évêque de Rome des prérogatives exceptionnelles, qui fit des lois religieuses et soutint de son pouvoir impérial les lois de l’Eglise.
Ainsi, ce fut à Rome qu’exista la première Eglise où les deux pouvoirs étaient réellement unis.

Sans exclure les intentions religieuses de Gratianus, on peut dire qu’il avait un but politique dans les prérogatives qu’il accorda à l’évêque de Rome.
L’empire, surtout en Occident, était attaqué de toutes parts par des peuples barbares. Parmi ces peuples, plusieurs étaient idolâtres ; les autres étaient chrétiens. Des relations existaient entre leurs évêques et les évêques romains. Si tous les évêques recevaient une impulsion identique d’un centre commun, on pourrait exercer, non- seulement au sein de l’empire, mais sur les peuples qui menaçaient ses frontières, une influence qui serait toute à l’avantage de l’empire lui-même.

Rome se présentait naturellement pour être le centre d’où partirait l’impulsion commune. Pour que cette impulsion fût plus décisive, il fallait donner à l’évêque de Rome des prérogatives exceptionnelles, une autorité qui en fît le centre réel des Eglises d’Occident.
Telle fut la pensée qui dirigea les empereurs et les rois d’Italie, dans leurs lois qui avaient pour but l’extension de l’autorité de l’évêque de Rome.
Les circonstances extérieures et ces lois firent naître à Rome des idées, des vues, qui se développèrent peu à peu, et conduisirent au système papal.
Une institution comme la papauté n’est pas née tout à coup, ne s’est pas imposée subitement par la violence. Elle a dû naître, et est née en effet, de certaines circonstances, et s’est développée progressivement.
Nous aurons plus tard à étudier ces développements. Mais nous en avons aperçu les premiers éléments au quatrième siècle, et nous avons dû les indiquer.
Nous devons encore retracer, d’une manière générale, une autre grande question qui agita le quatrième siècle tout entier, c’est-à-dire, l’arianisme.
Déjà on s’était attaqué à la divinité de Jésus-Christ ; mais la question ne s’était pas présentée de la même manière. Certains gnostiques disaient simplement que le Christ n’était pas Dieu ; qu’il n’était qu’un homme. Des mystiques du gnosticisme avaient nié qu’il fût un homme réel ; ils ne lui accordaient qu’une apparence humaine, et ils le confondaient avec le Dieu unique.
Sabellius, acceptant d’un côté cette doctrine du Dieu unique, et, de l’autre, celle de la simple humanité du Christ, avait nié la Trinité, en s’appuyant même d’un dogme orthodoxe qu’il comprenait mal : de l’identité de

substance entre les trois personnes divines ; il en déduisait l’unitarisme.
Arius, prêtre d’Alexandrie, se déclara l’antagoniste du système de Sabellius1 ; comme cet hérétique avait abusé du mot identique en substance, ou consubstantiel2, il le rejeta, et prétendit qu’il fallait ainsi développer la doctrine de la Trinité ;
Le Père serait le seul Dieu éternel, existant par lui- même ; avant la Création du monde, il aurait donné naissance au Fils, auquel il aurait communiqué des attributs divins, de sorte que l’on pourrait dire en toute vérité qu’il fut Dieu.
Les disciples d’Arius énoncèrent une doctrine analogue à propos du Saint-Esprit.
Il y avait donc, selon Arius, une Trinité réelle en Dieu, et le Père ayant donné au Fils et au Saint-Esprit des attributs divins, une nature divine, ils avaient la divinité comme le Père, quoique leur substance ne fût pas identique.
Il est évident qu’Arius consacrait, par son système, la doctrine païenne sur la communication de la divinité à des êtres secondaires qui n’étaient pas des dieux essentiellement.
Sabellius, par son unitarisme, se prononçait contre le principe païen de la multiplicité des dieux ; seulement, il ne voulait pas comprendre que la Trinité chrétienne ne favorisait point le système païen. Arius, en partant d’une idée de la Trinité, qui n’était pas l’idée chrétienne, tomba dans une espèce de paganisme.
Les deux sectaires ne voulaient pas se soumettre à la foi traditionnelle ; ils avaient la prétention d’expli-


1 M. A. de Broglie (L’Egise et L’Empire, etc., 1re part. 1.1, p.129) affirme que Sabellius fut le père d’Arius. Ceci prouve que le docte écrivain ne connaissait ni le Sabellianisme ni l’Arianisme.
2 On verra, dans le corps de l’histoire, que ce mot est antérieur au concile de Nicée, quoiqu’on le lui attribué communément.

quer la nature divine, comme si cette nature n’était pas au-dessus de l’intelligence humaine.
L’Eglise, qui s’était prononcée contre Sabellius, condamna également Arius. Elle ne voulait ni de l’unitarisme du premier, ni du paganisme du second. Cependant, beaucoup d’évêques se laissèrent tromper par des formules captieuses et, sans être au fond réellement ariens, semblaient favoriser le système de l’hérétique, dans la crainte de tomber dans l’unitarisme de Sabellius.
De là les luttes vives, ardentes, passionnées qui agitèrent l’Eglise au quatrième siècle.
On y distingue deux phases successives.
D’abord on lutta au sujet de la divinité substantielle du Fils.
L’Eglise fut appelée à se prononcer, et le concile œcuménique de Nicée promulgua la doctrine apostolique, toujours professée par l’Eglise comme de foi ; il décida que le Fils est de même substance que le Père, et Dieu comme lui.
La seconde phase des luttes se rapporte à la divinité substantielle du Saint-Esprit. Aetius appliqua au Saint-Esprit le système d’Arius sur le Fils ; Eunomius développa le système, et l’évêque de Constantinople, Macedonius, lui donna l’autorité de son nom.
L’Eglise fut appelée à se prononcer sur cette seconde question, et le concile œcuménique de Constantinople promulgua, comme celui de Nicée, l’antique doctrine apostolique sur l’unité d’essence du Saint-Esprit, du Fils et du Père.

A côté des décisions officielles on remarquera la polémique élevée des hommes illustres de l’Eglise orthodoxe

contre les systèmes hérétiques. Les grands noms d’Atha- nase, de Basile, de Grégoire le Théologien, d’Hilaire de Poitiers, de Dydimos d’Alexandrie, d’Ambroise de Milan, dominent le bruit des discussions. Dans les grandes œuvres qu’ils nous ont laissées, on voit briller de tout son éclat la vérité chrétienne, entourée de raisonnements invincibles, revêtue d’une magnifique éloquence.
La lutte ne fit que développer le génie chrétien, et le quatrième siècle fut un des plus beaux de l’Eglise au point de vue du développement de l’intelligence.
Quoique la vérité révélée ne puisse en réalité progresser, puisqu’elle est l’expression même de l’Être infini, l’intelligence peut progresser dans sa connaissance. Seulement, la base fondamentale du progrès dans la connaissance du dogme, c’est qu’il reste dans sa nature, autrement, il y aurait changement et non progrès.
Voila pourquoi l’hérésie, qui changeait le dogme, ne put jamais imprimer à la société chrétienne une forte impulsion intellectuelle, tandis que les Pères de l’Eglise, par leurs immortels ouvrages où l’essence des dogmes était respectée, développèrent dans l’Eglise une intelligence supérieure des doctrines divines et élevèrent l’esprit humain à une hauteur qu’il n’a pas dépassée.
L’Eglise, sous ce rapport, fut supérieure de beaucoup à la société païenne au quatrième siècle ; ce qui est resté des œuvres de Julien, de Libanius et des autres célébrités de l’époque, ne peut, sous aucun rapport, supporter la comparaison avec les magnifiques ouvrages dus aux grands écrivains que nous avons nommés. Le génie philosophique, l’éloquence, la poésie et la science, avaient dans l’Eglise d’alors leurs plus nobles représentants.
Nous nous sommes attaché à l’étude consciencieuse des œuvres théologiques du quatrième siècle. Nous y avons puisé des éléments certains sur la doctrine, les

mystères, les rites, la discipline de l’Eglise à cette époque. En rapprochant ces données de celles que nous ont fournies les écrivains de la période apostolique, on arrivera à cette conclusion : que l’Eglise du quatrième siècle conserva précieusement l’héritage des trois premiers et qu’on ne peut y rencontrer aucun changement.
Ce résultat contrarie de nombreux systèmes religieux inventés par des théologiens ou des historiens modernes. Mais qu’y faire ?
Nous sommes resté fidèle à notre principe : prendre les faits et les témoignages tels qu’ils sont, et n’admettre aucune généralisation qui ne soit basée sur ces faits et ces témoignages et qui n’en sorte comme de sa source.
Avec un tel principe, on écrit de l’histoire vraie.
En partant d’une idée préconçue, en pliant les faits à cette idée, on peut arriver à des systèmes historiques, mais non pas à l’histoire vraie. C’est ainsi que papistes et protestants ont prétendu rencontrer leurs théories dans les monuments des premiers siècles, lorsqu’aucun de ces monuments ne leur donne raison.
La vérité se trouve entre les excès des deux Eglises ennemies.
Nous terminerons ces considérations générales par un aperçu sur l’influence sociale de l’Eglise au quatrième siècle.
On a voulu considérer la conversion de Constantin comme le point de départ d’un abaissement dans les mœurs chrétiennes. Des écrivains religieux ont même adopté cette opinion que nous considérons comme une erreur historique incontestable.
Dans l’Eglise primitive, il y eut des abus. On ne peut

en faire retomber la responsabilité sur l’Eglise qui les a toujours condamnés. Mais ces abus existaient ; seulement, ils devinrent plus nombreux lorsque la foule envahit l’Eglise après la conversion des empereurs. Alors l’Eglise aussi était plus nombreuse, et elle continuait à blâmer les fautes que l’on commettait dans son sein.
Les fautes étaient-elles plus nombreuses et plus graves, eu égard à la multitude qui entra dans l’Eglise ?
C’est une question à laquelle il serait difficile de répondre, faute d’éléments suffisants.
L’opinion que nous avons admise après avoir étudié impartialement les documents historiques dans, leur ensemble, c’est que la moralité chrétienne ne s’affaiblit pas, lorsque l’Eglise devint plus nombreuse. Malgré les persécutions, un courant puissant entraînait les peuples vers le christianisme. L’Esprit de Dieu soufflait sur le monde et l’idolâtrie s’écroulait sous le mépris et le dégoût public.
La régénération de cette idolâtrie par le philosophisme fut le rêve éphémère de Julien, mais son entreprise n’eût pas réussi, alors même que la Providence lui eût laissé plus de temps pour en poursuivre l’exécution.
L’idolâtrie n’avait plus en sa faveur que les préjugés du peuple ignorant des campagnes ; et bientôt on ne lui donna plus que le titre de paganisme, ou religion des paysans (paganus, paysan). Parmi les nouveaux chrétiens, il en est certainement un grand nombre qui conservèrent les mœurs païennes ; d’autres n’entrèrent dans l’Eglise que par ambition et par intérêt ; mais on n’a pas assez considéré que le christianisme ne fut pas imposé ; que ceux qui l’embrassaient pour être agréables à l’empereur ne pouvaient être en grand nombre ; que la philosophie elle-même, cette idolâtrie des lettrés, était tombée dans le plus profond mépris.

On doit conclure de ces observations que l’adhésion de la foule au christianisme fut spontanée et libre, et qu’elle n’eut pas les inconvénients que certaines écoles historiques ont acceptés trop précipitamment.
Au point de vue politico-social, le christianisme ne s’attaqua à aucune des institutions existantes, même pas à l’esclavage. Le but de la religion du Christ n’est pas de transformer les Etats, mais d’insinuer dans les âmes les vertus qui s’attaquent au cœur même des mauvaises institutions, et les font disparaître peu à peu.
Pour ne parler que de l’esclavage, l’Eglise admit dans son sein à titre égal l’esclave et le maître ; elle leur inspira les mêmes sentiments de charité et de respect mutuel. Par suite de cet enseignement, le maître se trouvait naturellement amené à considérer son esclave comme son frère et à lui rendre sa liberté. Les évêques favorisaient les affranchissements et, sous les empereurs chrétiens, on donna à l’affranchissement par l’évêque force légale. C’est ainsi que l’esclavage disparut peu à peu sous l’influence des idées chrétiennes.
Si l’on compare, pendant les premiers siècles chrétiens, les sociétés chrétienne et païenne, on ne pourra s’empêcher de reconnaître la supériorité de la première ; si l’on continue cette comparaison pendant le quatrième siècle et les suivants, on se convaincra qu’à cette dernière époque, la société était beaucoup plus morale qu’avant la conversion de Constantin, et l’on sera obligé de conclure que l’Eglise exerça une grande influence sur le monde romain.
De nombreux abus subsistèrent certainement, nous les signalerons avec les plus saints personnages de l’Eglise ; mais il ne faudrait pas, comme on l’a fait souvent, en conclure que des abus sévèrement blâmés indiquaient le niveau moral de la société entière.