— Julien l’Apostat ; ses études, son penchant pour l’idolâtrie, son caractère.
— Il est proclamé Auguste dans la Gaule ; il marche contre Constantius.
— A la mort de cet empereur, il est reconnu pour Auguste partout l’empire.
— Son séjour à Constantinople.
— L’idolâtrie y est officiellement établie.
— Fausse tolérance de Julien.
— Sa lettre au peuple d’Alexandrie.
— Rappel des évêques orthodoxes et motifs de cette mesure.
— Eusêbe de Verceil et Lucifer de Cagliari travaillent pour l’orthodoxie avant de quitter l’Orient.
— Lucifer à Antioche.
— Meletios et Paulinus.
— Eusèbe à Alexandrie ; ses relations avec Athanase.
— Proclamation de la divinité du Saint-Esprit au concile d’Alexandrie.
— Eunomius et Macedonius ariens conséquents.
— Etat de l’Eglise au point de vue de l’orthodoxie.
— Julien renonce à sa fausse tolérance et exige de l’argent des chrétiens.
— Athanase attaque le paganisme.
— Réaction païenne dans tout l’empire.
— Julien défend aux chrétiens d’étudier la littérature grecque.
— Les Apollinaire et la littérature chrétienne.
— Départ de Julien pour Antioche.
— Violences pendant son voyage.
— Séjour à Antioche.
— Persécutions.
— Retour et nouvel exil d’Athanase.
— Troubles à Antioche et massacres en Palaestine.
— Julien entreprend de rebâtir le temple de Daphné à Antioche et celui de Jérusalem pour les Juifs.
— Un miracle empêche la reconstruction du dernier temple.
— Les chrétiens d’Antioche se moquent de Julien ; il leur répond par le Misopogon ; ses autres ouvrages.
— Il quitte Antioche et marche contre les Perses.
— Il est tué dans un combat.

(361-363)

Les discussions ariennes, envenimées par l’intervention violente de Constantius, devaient avoir de tristes conséquences pour le christianisme. Le paganisme avait conservé de nombreux partisans ; il triomphait en voyant des évêques consacrer pour ainsi dire son principe fondamental, en soutenant que le Christ était Dieu, sans avoir la même substance que le Dieu-Principe, et possédait une divinité de délégation. Si le dogme arien était vrai, pourquoi ne pas l’étendre à d’autres êtres qu’au Christ, et ne pas multiplier les dieux secondaires ? En effet, disaient les païens, nous ne reconnaissons qu’un Dieu supérieur et éternel ; les autres ne sont que des hommes élevés à la dignité divine par suite de leurs vertus et de leurs mérites exceptionnels. Lorsque Julianus, si connu sous le titre de Julien l’Apostat, eut succédé à Constantius sur le trône impérial, le paga-

nisme n’était pas vaincu. Il était même resté, pour ainsi dire, la religion officielle. Constantin et ses fils étaient encore souverains pontifes de l’idolâtrie, tout en professant le christianisme. Les idolâtres considéraient toujours leur religion comme une branche de l’administration publique ; ils donnaient à Constantin et à ses fils les mêmes titres qu’aux empereurs païens ; et l’on peut croire que ce fut par politique que Constantin et ses enfants ne se firent baptiser que peu de temps avant leur mort.
Quelques chrétiens supportaient avec peine cette tolérance. Parmi eux, un rhéteur de noble origine, Firmicus Maternus, ne craignit pas de solliciter des mesures de rigueur contre le culte idolâtrique1. Il les demandait à Constans et à Constantius, ce qui indique l’époque où parut son ouvrage. L’auteur, pour arriver à cette conclusion, avait d’abord exposé les erreurs de l’idolâtrie dans les diverses contrées du monde. Son ouvrage contient des observations et des faits qu’il est intéressant d’y lire, même après les ouvrages des autres écrivains chrétiens, comme Minutius Félix, Eusèbe et Arnobe, sur le même sujet. Il termine en sollicitant les empereurs de mettre à exécution l’ordre donné par Dieu aux Juifs de détruire les idoles. « Très-sacrés empereurs, dit-il, faites ce que Dieu ordonne, accomplissez ce qu’il commande. La main de Dieu vous a-t-elle abandonnés ? Vous a-t-elle refusé son aide dans les circonstances difficiles ? Les armées de vos ennemis sont tombées devant vous ; les armes sont tombées des mains des rebelles. Dieu a récompensé ainsi votre foi, mais vous lui devez un retour, c’est que, dans le monde, on n’offre plus que des victimes spirituelles. »
On trouve bien dans le code théodosien des décrets des deux empereurs contre le paganisme ; mais on sent qu’ils n’osent s’attaquer qu’aux mystères secrets, aux superstitions populaires, comme l’avait fait Constantin leur père, et non au culte officiel et public. Des chré-


1 Firmic. Matern. De errore profan. Religion. Edit. Rigalt. 1645.

tiens trop zélés dépassaient parfois les bornes et s’attaquaient aux temples et aux statues des païens, sans y être autorisés par les lois. Les empereurs, quoique chrétiens, ordonnaient de réparer les dégradations aux dépens du fisc. Par politique, ils ménageaient ce qu’ils condamnaient au fond, et, tout en protégeant les chrétiens, ils ne voulaient pas persécuter les idolâtres. La tolérance, ou, si l’on veut, l’indifférence, était la principale qualité qu’ils demandaient aux plus hauts dignitaires de l’Empire, qu’ils fussent chrétiens ou païens.
On comprend ainsi comment le paganisme avait conservé une grande influence jusqu’au règne de Julien. Les superstitions populaires, les habitudes séculaires des nations, ne s’effacent pas vite, même en présence des décrets qui les condamnent, et des doctrines qui en démontrent la fausseté. De plus, les hommes littéraires, les philosophes, ne se sentaient pas généralement portés à abandonner des maîtres célèbres, pour entrer dans une société religieuse qui n’avait à leur offrir pour modèles ni des Homère, ni des Platon. Ils laissaient au vulgaire et aux ambitieux la religion nouvelle où l’on n’avait pour maître qu’un crucifié. Pour eux ils préféraient à la secte barbare et judaïque, la civilisation des anciens Grecs et se drapaient dans leur titre d’Hellènes, qui devenait l’opposé du titre de chrétien. Les apologistes chrétiens leur abandonnèrent ce titre ; dans la littérature religieuse du quatrième siècle, Hellènes est synonyme de gentils ou idolâtres.
Dans leurs attaques contre le christianisme, les sophistes hellènes s’appliquèrent surtout à établir que le christianisme n’était point une religion littéraire et philosophique ; qu’il ne pouvait avoir pour adeptes que des gens sans éducation et sans goût. Ils dépréciaient les écrivains chrétiens, et ne consentaient qu’avec peine à accorder quelque mérite aux plus célèbres d’entre eux. Aujourd’hui que les écrites des uns et des autres peuvent être comparés, on peut voir si les Harangues de Chrysostôme ne valent pas celles de Libanius ; si les ouvrages philosophiques des Athanase, des Basile, des Grégoire

de Nazianze, ne sont pas supérieurs à ceux des Maximus et des autres sophistes. Les reproches des sophistes et les efforts de Julien pour réduire les chrétiens à l’ignorance, ne furent pas sans influence pour le développement de la littérature chrétienne, qui prit, au quatrième et au cinquième siècle de l’ère chrétienne, un tel développement qu’elle laisse loin derrière elle celle des sophistes païens de la même époque. L’Occident imita l’Orient, et dès le quatrième siècle, put placer son Damas de Rome, son Ambroise de Milan et tant d’autres, auprès des Athanase, des Basile, des Grégoire de Nazianze et des Cyrille d’Alexandrie.
Les sophistes du quatrième siècle développaient le système de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie, et cherchaient principalement à donner au paganisme des allures philosophiques. A Porphyre avait succédé Jamblicus dans la direction de l’école ; ce philosophe peut être considéré comme le véritable auteur de la fusion entre la mythologie et la philosophie1.
Pendant sa jeunesse, Julien remplissait, en apparence, avec beaucoup de régularité ses fonctions de lecteur dans l’Eglise ; mais, en réalité, il avait plus de penchant pour la philosophie que pour l’Eglise, et s’il n’avait pas craint Constantius et son frère aîné Gallus, il eût manifesté plus tôt ses préférences. Il essaya d’entrer en relations, à Pergame, avec Œdesius, disciple de Jamblicus et héritier de sa philosophie. Mais le vieux philosophe n’osait livrer ses secrets à Julien dans la crainte d’une persécution qu’il voulait épargner à sa vieillesse. Il renvoya Julien à ses disciples Eusèbe et Chrysante, ne pouvant le confier à ses deux principaux disciples, Maximus, qui habitait Ephèse, et Priscus, qui enseignait en Grèce. Mais Chrysante et Eusèbe n’osaient sortir, non plus qu’Œdesiüs, des formules générales de la philosophie néoplatonicienne. Ils connaissaient les lois lancées contre les magiciens et les propagateurs des su-


1 Jamblic. Chalcid. De mysteriis. Edit. oxon. 1678.
V· it. Eunap. Vit. philosoph.·, Ammian. Marcellin. Lib. xv.

perstitions païennes, et craignaient de s’attirer des poursuites. Pressés par Julien, qui soupçonnait qu’ils en savaient plus qu’ils n’en voulaient dire, ils le renvoyèrent à Maximus, qui gardait moins de ménagements.
Julien courut à Ephèse et trouva, dans cette ville, l’homme qu’il cherchait. Maximus était un sophiste philosophe et mystique ; sa voix était forte et harmonieuse ; son langage était poétique ; ses yeux vifs et sa longue barbe blanche lui donnaient un extérieur imposant. C’était le dernier grand prêtre digne de représenter le culte qui s’écroulait. Il se donnait comme interprète des dieux, et en effet, il était en relations avec les esprites mauvais qui, depuis si longtemps, se faisaient adorer comme des dieux.
Maximus initia Julien aux mystères, le domina à tel point qu’il en fit un vrai païen. Cependant, par convenance, Julien conserva encore les apparences chrétiennes. « Brisant comme un lion, dit Libanius1, les liens qui l’enchaînaient, il préféra la vérité à l’erreur, le culte vrai au culte adultère, les vieux maîtres aux novateurs téméraires qui les méprisaient. Seulement il fit le contraire de ce qui est dit dans la vieille fable : ce ne fut pas l’âne qui se revêtit de la peau du lion ; ce fut le lion qui garda la peau de l’âne1. »
Parmi les sophistes de l’époque, il était convenu que les chrétiens étaient des ânes.
Après la mort de son frère Gallus, Julien fut mandé à la cour et y vécut en suspect. Grâce à l’entremise de l’impératrice Eusebia, il obtint de se retirer à Athènes pour y perfectionner son éducation.
Athènes était alors renommée par ses écoles ; les étudiants s’y rendaient de toutes les provinces de l’empire. Le polythéisme y avait conservé beaucoup d’adeptes et la philosophie néoplatonicienne y comptait de nombreux adhérents.
Quand Julien arriva à Athènes, deux jeunes étudiants s’y trouvaient qui devinrent plus tard deux brillantes


1 Liban. Julian. Panegyr. ; Eunap. op. cit.

lumières de l’Eglise orientale ; Grégoire, surnommé depuis le Théologien, qui devint évêque de Nazianze, et Basile, qui devint évêque de Cæsarée. Grégoire a écrit l’impression qu’avait produite sur lui son nouveau condisciple1, et qui lui fit présager à l’avance ce qu’il ferait un jour. « Rien en lui, dit-il, ne me faisait augurer quelque chose de bon ; il remuait toujours la tête ; il haussait ou baissait sans cesse les épaules ; son regard, indécis, égaré, avait quelque chose de celui d’un maniaque ; fine pouvait tenir ses pieds en repos et il remuait toujours ; son nez respirait l’insolence et le dédain ; les contractions continuelles de sa figure avaient le même caractère ; parfois il s’abandonnait à un rire immodéré et désordonné ; il affirmait ou niait sans raison ; il parlait à tort et à travers, adressant des demandes et faisant des réponses dénuées de bon sens, contradictoires, et sans caractère scientifique. Je dis alors à ceux qui étaient avec moi à Athènes : Quel méchant homme nourrit l’empire romain ! J’aurais voulu être mauvais prophète, j’aurais mieux aimé m’être trompé que de voir les maux dont ce monstre a rempli le monde entier. »
Julien était déjà converti à l’idolâtrie lorsqu’il fut nommé César. C’est lui-même qui fait connaître ce fait dans sa lettre aux Athéniens. « Vous savez, leur dit-il, combien je pleurai lorsque je quittai votre ville. Tendant les mains vers votre Acropole, je priai votre déesse Minerve de sauver son serviteur. Vous avez encore parmi vous des témoins qui pourraient l’attester, et la déesse elle-même le sait2. » D’autres témoignages établissent également que dès lors il était apostat ; mais par politique, et par crainte de Constantius, il restait en apparence chrétien fort pieux.
Lorsqu’il vit son influence et son autorité solidement établies dans les Gaules dont il eut le gouvernement, il se montra peu à peu moins chrétien, plus philosophe, et enfin idolâtre. Cependant il ménagait toujours Constantius et trouvait moyen, au milieu des détails d’une


1 Gregor. Narianz. orat. v. §. §. 23-24.
2 Julien. Epist. ad atheniens.

guerre continuelle et d’une vaste administration, de composer des panégyriques en son honneur et à l’honneur de l’impératrice Eusebia1. Pendant son séjour dans les Gaules, Julien se montra homme de génie. En partant d’Athènes, il n’était qu’un sophiste : peu de temps après, il était général brave et intelligent, profond administrateur. Une chose qui pourrait étonner au premier abord, c’est qu’en cessant d’être chrétien, il se montra idolâtre superstitieux, croyant à la magie et à ce surnaturel de mauvais aloi qui formait le fonds de l’idolâtrie populaire. Les philosophes modernes l’ont beaucoup exalté comme s’il était un des leurs pour avoir abandonné le christianisme. Mais bien loin de s’abandonner à une philosophie sceptique, Julien devint un dévot superstitieux et fanatique de l’idolâtrie. Dans son palais de Lutèce, bâti par le père du grand Constantin2, il vivait en superstitieux et en philosophe ; il invoquait surtout à genoux Mercure, le Dieu représentant l’activité dans le monde, et se préparait à montrer â l’univers un souverain philosophe, taillé sur le modèle des héros antiques dont les grandes actions avaient frappé son imagination. Le héros religieux et brave d’Homère était le type qu’il voulait reproduire, mais il s’arrêtait à ses spéculations philosophiques et remettait sans doute à un autre temps, qui lui manqua, l’application de ses théories. En effet, il ne prit en Gaule aucune mesure administrative de haute importance ; il ne laissa ni une loi ni un monument dignes d’immortaliser son nom. Mais ce qu’on né peut contester, c’est l’honnêteté de son administration. Il se fit beaucoup d’ennemis parmi les fonctionnaires, trop habitués, dans tous les temps, aux rapines. Ses ennemis se moquaient de ses prétentions à la philosophie et à la littérature. « Son petit corps et sa barbe mal peignée, disaient-ils,3 le font ressembler à une chèvre plutôt qu’à un homme ; il ressemble à un singe revêtu de la pourpre ; c’est une taupe bavarde ; sa vue est courte, mais sa langue est


1 Julian. Oration 2 et 3.
2 Il reste quelques débris de ce palais appelé aujourd’hui les Thermes de Julien, sur le versant septentrional de la montagne Sainte-Geneviève.
3 Amm. Marcell.

bien pendue. C’est un écrivailleur grec, qui préfère son cabinet à un champ de bataille. Si on lui retirait Salluste, un Gaulois, son ami, et savant guerrier, on verrait bientôt que ses succès ne lui appartiennent pas et qu’il n’est capable de rien. »
Les œuvres de Julien accusent certainement en lui beaucoup de pédantisme, mais on était injuste à son égard lorsqu’on le rabaissait si fort.
En 360, il prépara secrètement dans l’armée une conjuration contre Constantius, lequel, disait-on, abandonnait la Gaule et ne s’occupait que de l’Orient. Julien feignit de résister à ceux qui le proclamaient Auguste, mais sa résistance n’était qu’apparente, et il céda vite, lorsque le Génie de l’Empire lui eut apparu pour lui dire d’accepter le titre qui lui était offert. Quoique idolâtre depuis longtemps et adonné à toutes les superstitions magiques, il n’osa tout à coup abjurer la foi, Pt, dans la grande fête du 6 janvier 361, il fit à haute voix une prière dans l’église devant tout le peuple chrétien assemblé1. Mais ses succès, lorsqu’il quitta la Gaule pour marcher contre Constantius, le rendirent plus hardi. On connut ses sentiments favorables à l’idolâtrie ; les temples païens se rouvrirent ; le culte des idoles reprit quelque splendeur ; Julien donnait l’exemple, et, pour effacer le sceau du baptême qu’il avait reçu, il se fit arroser du sang d’une victime immolée à l’honneur des dieux2. Il sacrifia une hécatombe3 pour marquer son entrée solennelle et publique dans l’idolâtrie, et ne cacha plus son dessein de détruire le christianisme.
Constantius étant mort sur ces entrefaites (361), Julien fut reconnu pour empereur dans tout l’empire.
Tout en professant l’idolâtrie, il affecta de se montrer tolérant envers les chrétiens et envers les idolâtres. Il rappela d’exil les évêques orthodoxes et leur fit restituer les biens qui avaient été confisqués. Mais, en même temps, il cherchait à plaire aux païens et chargeait ses


1 Amm. Marcell., XXI, I, 2.
2 Gregor. Nazianz., Oral. IV, §§ 52-54.
3 Liban., Orat. XI.

amis de faire ouvrir les temples1. Il chassa en même temps de la cour tous les employés dont n’avait pas besoin un empereur philosophe et célibataire. La femme qu’il avait épousée pour complaire à l’impératrice étant morte peu de temps après la triste union qu’elle avait consentie, Julien n’avait pas jugé à propos de contracter un second mariage. Pour certaines natures, le mariage n’est qu’un joug insupportable.
Au fond, ce n’était point par esprit de tolérance que Julien avait rappelé les évêques exilés. Il espérait que le retour des évêques orthodoxes dans leurs églises, où le siège épiscopal était occupé par des hérétiques, causerait des troubles fort nuisibles à la religion2.
Cependant, il ne voulait pas paraître partisan des révoltes et des divisions, et il écrivit en ce sens au peuple d’Alexandrie. Georges, évêque intrus de cette ville3, avait obtenu de Constantius la propriété d’une voirie où les adeptes du culte de Mithra célébraient leur culte secret. Georges conçut l’idée de purifier ce lieu en y élevant une église. Lorsqu’on en fit les fondations, on découvrit une quantité considérable de cadavres humains, et l’on acquit la certitude que ces cadavres étaient ceux des victimes immolées dans les sacrifices sanglants du paganisme, et particulièrement du culte de Mithra. Les chrétiens promenèrent par la ville ces tristes débris d’un culte sanguinaire ; mais les païens en conçurent une telle rage qu’ils se ruèrent sur les chrétiens à coups de sabres, de bâtons et de pierres. Il y eut beaucoup de morts et de blessés ; plusieurs furent cloués à des croix, par mépris de ce signe du christianisme. Les membres des mêmes familles profitèrent de l’occasion pour satisfaire leurs rancunes et leurs haines ; des parents se frappaient entre eux ; et des amis, des frères, se jetaient les uns sur les autres comme des furieux. Les chrétiens furent obligés de renoncer à leur projet de purifier le lieu où avait existé le temple de Mithra ; et Georges, attaché à la queue d’un chameau, fut pro-


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 1.
2 Sozomen., Hist. Eccl., lib. V. c. 5.
3 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 2 et 3.

mené par la ville et déchiré par morceaux. On le brûla enfin avec le chameau auquel il avait été attaché.
Cette mort fournit à Julien l’occasion d’écrire aux habitants d’Alexandrie une lettre singulière. Il leur dit qu’ils n’auraient pas dû, par respect pour le grand dieu Sérapis et les autres dieux immortels, se faire justice eux-mêmes de celui qui leur paraissait coupable, mais suivre à son égard la légalité. Sous ses prédécesseurs, le meurtre qu’ils avaient commis ne serait pas resté impuni. Quant à lui, il se contente de les avertir qu’il ne faudra pas recommencer.
Cette lettre de Julien sert du moins de réponse à ceux qui accusaient les partisans d’Athanase d’avoir concouru au meurtre de l’évêque intrus. Julien n’en accuse que les païens d’Alexandrie.
Athanase1 ne revint dans cette ville qu’après la mort de Georges, quoiqu’il eût pu profiter plus tôt du décret de Julien qui rappelait de l’exil les évêques orthodoxes. Le peuple d’Alexandrie le reçut bien ; chassa les ariens des églises et les restitua aux orthodoxes. Les ariens se réfugièrent en de mauvais réduits pour célébrer leur culte, et choisirent un certain Lucius pour succéder à leur évêque Georges.
Il y avait alors deux évêques occidentaux relégués au fond de la Thébaïde, où vint les trouver le décret d’amnistie de Julien.2 Ces deux évêques étaient Lucifer, de Cagliari, et Eusèbe, de Verceil. Nous en avons déjà parlé. Ils convinrent entre eux qu’avant de quitter l’Orient, ils devaient travailler, au rétablissement de la discipline ecclésiastique fortement ébranlée par les divisions ariennes. Lucifer dut se rendre pour cela à Antioche, tandis qu’Eusèbe irait à Alexandrie. Il devait s’entendre avec Athanase pour la réunion d’un concile où les dogmes catholiques seraient confirmés. Lucifer envoya à Alexandrie un diacre pour le représenter et déclarer qu’il adhérait à ce qui serait décidé.
En arrivant à Antioche, Lucifer trouva cette église


1 Socrat., Hist. Eccl, lib. III, c. 4.
2 Ibid.., c. 5 et 6.

bien divisée. Non-seulement, il y avait des ariens et des orthodoxes, mais ces derniers formaient deux partis.
A la tête d’un de ces partis était Meletios1 qui avait été d’abord évêque des Arméniens, après la déposition d’Eusthate de Sébaste, auquel on reprochait, à tort ou à raison, plusieurs actes contraires à la discipline ecclésiastique. Meletios ne put rester en Arménie, et passa en Syrie, où il fut élu évêque de Bérée. Il assista au concile de Séleucie et se prononça pour la formule de foi proposée par Acacius de Cœsarée. Eudoxios, évêque arien d’Antioche, s’étant fait nommer évêque de Constantinople, Meletios fut élu à sa place évêque d’Antioche. Il commença par laisser de côté les questions qui agitaient si violemment l’Eglise, et se préoccupa surtout des mœurs et du rétablissement de la discipline. Avec le temps, il enseigna la foi de Nicée, et se déclara en faveur du Consubstantiel. Constantius vivait encore ; il ordonna d’envoyer Meletios en exil et de placer sur le siège d’Antioche cet Euzoius qui avait été le second d’Àrius à Alexandrie et avait persisté dans l’hérésie de son ami. Meletios conserva des partisans qui eurent des assemblées particulières et se trouvaient orthodoxes, malgré leurs anciennes relations avec les évêques ariens. A côté d’eux étaient les anciens orthodoxes, qui n’avaient jamais communiqué avec les ariens depuis l’injuste déposition de saint Eusthate.
Lucifer, défenseur ardent de l’orthodoxie, aurait dû entrer en communion avec ces vieux orthodoxes. Au lieu d’agir ainsi et de chercher à les réconcilier avec les mélétiens devenus orthodoxes, il se rallia à ces derniers et conféra l’ordination à l’un d’entre eux nommé Paulinus. Les néo-orthodoxes avaient ainsi deux évêques, tandis que les anciens n’en avaient pas ; car Meletios exilé n’était pas mort. Il revint à Antioche. Ses partisans le reconnurent pour évêque légitime.2 Plusieurs cependant s’attachèrent à Paulinus. L’un et l’autre, étant orthodoxes, les anciens orthodoxes se rallièrent soit à


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. II, c. 44.
2 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 9.

l’un soit à l’autre, de sorte que les orthodoxes avaient à Antioche deux évêques. Les ariens restaient attachés à Euzoius.
Eusèbe de Verceil avait rempli sa mission à Alexandrie avec plus de sagesse que Lucifer n’avait rempli la sienne à Antioche. A son arrivée, il s’était entendu avec Athanase pour la réunion d’un concile.1 Les évêques du pays s’assemblèrent et délibérèrent entre eux sur les questions qui paraissaient les plus importantes dans les circonstances. Celle qui appela d’abord leur attention fut la divinité du Saint-Esprit.
Nous avons fait observer précédemment qu’Aetius et Eunomius, ariens conséquents, avaient nié la consubstantialité du Saint-Esprit avec le Père. Il est évident que cette erreur découlait de la doctrine arienne. Si le Fils n’avait pas la même substance que le Père ; si le Père avait seul, par nécessité de nature, la substance divine, le Fils et le Saint-Esprit n’avaient qu’une divinité déléguée, reçue ; il n’y avait qu’un Dieu par essence, le Père, et deux Dieux par délégation, ne possédant qu’une divinité reçue. Arius s’était contenté d’attaquer la consubstantialité du Fils. Ses disciples devaient aller plus loin. Aussi, peu de temps après le concile de Nicée, souleva-t-on la question de la divinité du Saint-Esprit. Cette question devait prendre des proportions considérables et provoquer la réunion du deuxième concile œcuménique.
Aetius et Eunomius n’en furent pas précisément les auteurs ; mais ils lui donnèrent beaucoup d’importance par la philosophie qu’ils déployèrent pour soutenir l’hérésie. L’évêque arien de Constantinople, Macedonius, lui donna plus d’importance encore, à cause de la haute position qu’il occupait dans l’Eglise.
Athanase jugea qu’il fallait se prononcer contre la nouvelle erreur aussi énergiquement que contre la première. Il est probable que les sophistes alexandrins s’étaient emparés des arguments d’Aetius et d’Eunomius


1 Socrat. III. 8 ; Sozom. V, 12. 13. ; Ruf. I. 28, 29. 30.

et les discutaient dans leurs écoles. Les évêques devaient prévenir les fidèles contre la nouvelle hérésie. Ils firent plusieurs décrets dogmatiques, c’est-à-dire qu’ils promulguèrent la foi que l’Eglise avait toujours enseignée : « Le Saint-Esprit est consubstantiel au Père et au Fils dans la Trinité ; le Fils en se faisant homme prit, non- seulement un corps humain, mais une âme humaine. » En décidant ces deux points, dit Socrate, les évêques n’enseignèrent pas une nouvelle doctrine ; ils sanctionnèrent seulement la doctrine que la tradition ecclésiastique avait maintenue depuis le commencement, et que les philosophes chrétiens avaient prouvée par leurs arguments. Tous les anciens qui ont discuté sur Ces questions nous ont exposé cette doctrine dans leurs écrites ; tels sont Irænée, Clément, Apollinaire d’Hiérapolis, le concile de Bosra tenu contre Béryllos, et l’antagoniste de cet évêque, Origène, le prêtré Pamphilôs et Eusèbe de Cæsarée.
Les évêques réunis à Alexandrie ne se contentèrent pas de promulguer la foi ; ils voulurent, à l’exemple des philosophes chrétiens, la mettre en lumière philosophiquement. Ils traitèrent donc les questions de substance et d’hypostase. Ce dernier mot était amphibologique, et les évêques voulaient en fixer le sens. Les uns attribuaient au mot hypostase le même sens qu’au mot substance, et affirmaient qu’il n’y avait en Dieu qu’une hypostase. Les autres donnaient à ce dernier mot le sens de personne ou personnalité, et soutenaient qu’en Dieu il y avait trois hypostases ; les uns et les autres avaient raison, d’après le sens qu’ils attribuaient au mot en litige. Pour éviter toute discussion entre les orthodoxes, il fallait déterminer en quel sens on devait entendre les mots substance et hypostase. Lorsque Osius avait été envoyé en Egypte par Constantin pour arrêter les divisions ariennes dès le commencement, une discussion philosophique s’était élevée au sujet de ces mots, ainsi qu’à propos de l’hérésie de Sabellius qu’Arius prétendait

renverser par son système. Le concile de Nicée ne jugea pas à propos d’entrer dans cette discussion. Mais, peu de temps après ce concile, on employa beaucoup, dans les discussions théologiques, les mots de substance et d’hypostase qui n’avaient pas, en grec, de sens clairement déterminé1. Le concile d’Alexandrie ne se crut pas compétent pour en déterminer le sens et décida que l’on ne devait pas s’en servir en parlant de Dieu, le mot substance ne se trouvant point dans la sainte Ecriture, et saint Paul ne s’étant servi du mot hypostase que dans un sens indéterminé, et par nécessité, faute d’un mot plus clair pour exposer la doctrine. On pouvait cependant s’en servir, d’après le concile, pour réfuter plus clairement l’hérésie de Sabellius, dans la crainte que, faute d’expressions, on pût avoir une fausse idée de la Trinité.
Après le concile d’Alexandrie2, Eusèbe de Verceil se rendit à Antioche. Il y acquit la preuve que Paulinus n’avait pas été choisi du consentement de tous les orthodoxes, et que, par son ordination, Lucifer avait été cause d’un schisme entre eux. Il désapprouva donc cette ordination, mais sans laisser voir ce qu’il en pensait, afin de ne point se déclarer contre Lucifer, et en promettant que toutes les affaires seraient arrangées dans un prochain concile. Il chercha préalablement à réconcilier les orthodoxes entre eux ; mais ses efforts furent inutiles. Meletios, revenu de son exil, retrouva ses adhérents qui lui étaient restés fidèles, et présida leurs assemblées. Paulinus resta aussi à la tête de ses adhérents, qu’il réunissait dans une petite église d’un faubourg. Euzoius, l’évêque arien, avait conçu la pensée de l’enchâsser, mais il revint sur sa détermination, à cause du respect que lui inspirait ce vénérable personnage.
Antioche avait ainsi trois évêques en même temps, l’un hérétique et les deux autres orthodoxes. Tel était l’état des choses lorsque Eusèbe quitta Antioche. Lucifer apprit qu’il désapprouvait ce qu’il avait fait. Il en conçut un si grand dépit qu’il se sépara de la communion du


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 8.
2 Ibid. c. 9.

saint évêque de Verceil, et éleva des récriminations contre le concile auquel il avait présidé avec Athanase d’Alexandrie. Il se fit des partisans, qui prirent le nom de lucifériens, et il occasionna ainsi une nouvelle division dans l’Eglise. Cependant, il professa toujours la foi orthodoxe ; il s’isola seulement dans son église de Sardaigne. Quelques-uns de ses partisans persistèrent, après sa mort, dans les opinions qu’il leur avait enseignées ; mais ce schisme n’eut pas beaucoup d’importance et fut bientôt éteint.
Eusèbe, en revenant à son église, évangélisa toutes les églises orientales qu’il avait à traverser, et y enseigna la véritable doctrine orthodoxe. Il passa d’Orient en Illyrie, et de là en Italie, continuant partout ses prédications.
Il fut, avec Hilaire de Poitiers, le défenseur le plus savant de la doctrine orthodoxe en Occident1. L’Occident tout entier se déclara avec eux pour cette doctrine. Quant à l’Orient, il contenait de nombreux orthodoxes, mais ses évêques y étaient divisés en trois groupes : les orthodoxes dont Athanase était le chef ; les acariens qui suivaient la doctrine franchement arienne d’Acacius de Cæsarée en Palœstine ; et les macédoniens qui prenaient leur nom de l’ancien évêque de Constantinople. Ils prétendaient tenir un juste milieu entre ceux qui admettaient le consubstantiel et ceux qui prétendaient que le Fils était d’une nature différente de celle du Père. Ils se prononçaient donc pour le mot semblable en substance. C’est de ce groupe que sortit le macédonianisme, hérésie dans laquelle on appliquait au Saint-Esprit la même doctrine que l’on enseignait sur le Fils. On refusait à l’un et à l’autre la divinité vraie, mais on leur attribuait une divinité par délégation. C’était une réminiscence du paganisme.
Malgré ces divers partis, les désirs secrets de Julien furent trompés, et le retour des évêques orthodoxes, au lieu d’être l’occasion de nouveaux troubles, ramena la paix dans un grand nombre d’églises. Mais les païens,


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 10.

encouragés par l’empereur, se livrèrent au fanatisme le plus brutal contre les chrétiens. Au début de son règne1, Julien rendait volontiers justice aux chrétiens, lorsqu’en agissant ainsi il jetait un blâme sur la mémoire de son prédécesseur ; mais bientôt il abandonna ses fausses apparences de tolérance philosophique. Il affectait d’appeler Jésus le galiléen, et les chrétiens, les Galiléens. Orthodoxes et ariens étaient, à ses yeux, dignes du même mépris. Il faut reconnaître que, parmi ces derniers, plusieurs montrèrent une foi véritable, qui donne â penser qu’ils erraient plutôt par suite d’une fausse dialectique, que dans le dessein de professer des opinions contraires à la véritable doctrine. De ce nombre était Maris de Chalcédoine ; il était vieux et aveugle. Conduit à l’empereur, il lui reprocha avec courage son apostasie. Julien se moqua de lui : « Tu n’es qu’un aveugle, dit-il, et ce n’est pas ton Dieu galiléen qui te guérira. — Je remercie Dieu, répondit Maris, de m’avoir ôté la vue ; je n’ai pas ainsi le malheur de voir la figure d’un apostat. » Julien dissimula sa colère pour le moment ; mais il se vengea bientôt après. Il ne voulut pas imiter Dioclétien, car il savait que la persécution violente n’avait eu pour résultat que de rendre le christianisme populaire. Il conçut un autre plan, et lui, philosophe soi-disant ami de la raison et de l’intelligence, il fit une loi pour interdire l’instruction aux chrétiens.
Cette loi suffit pour faire apprécier à sa valeur le génie du philosophe couronné. Il en fit encore une autre pour interdire aux chrétiens le service militaire du palais. Il déclara, par une autre loi, la fonction de gouverneur de province incompatible avec le titre de chrétien, silice motif que, la loi chrétienne étant contraire à la peine de mort, les gouverneurs chrétiens ne pourraient prononcer de peine capitale, à cause de la religion qu’ils professaient.
Julien croyait faire ainsi de l’esprit contre les chrétiens, et, en réalité, il rendait hommage à l’esprit du christianisme.


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 11, 12, 13. Sozom. lib. V. 17

Λ cette persécution hypocrite, Julien ajoutait les flatteries et les présents pour amener les personnages de la cour à offrir des victimes aux idoles. L’épreuve fut décisive : les vrais et les faux chrétiens se découvrirent. Ceux qui l’étaient sincèrement se dépouillèrent de leurs insignes plutôt que de renoncer à leur foi. De ce nombre furent Jovianus, Valentinianus et Valens, qui furent empereurs après Julien. Ceux qui préféraient à leur foi des avantages temporels et n’étaient chrétiens qu’en apparence sacrifièrent aux idoles sans hésitation. De ce nombre fut Ekibolios, sophiste célèbre de Constantinople. Du temps de Constantius, il avait affecté une grande ferveur chrétienne. Il fut idolâtre non moins zélé sous Julien ; et il redevint chrétien sous ses successeurs. Alors il poussa la ferveur jusqu’à se coucher sur le seuil de la porte de l’église, en disant aux fidèles : « Foulez-moi aux pieds comme un sel sans saveur. » Mais personne ne fit croyait à sa sincérité.
Julien trouva un autre moyen de nuire aux chrétiens. En montant sur le trône, il conçut le projet de faire la guerre aux Perses qui, pendant le règne de Constantius, avaient fait dans l’empire de nombreuses excursions. Il lui fallait pour cela de l’argent. Il résolut de le prendre aux chrétiens. Il frappa d’abord d’un impôt ceux qui refusaient de sacrifier aux idoles, et il le fit percevoir avec une rigueur extrême. Ses coffres furent bientôt pleins, ce qui prouve combien les chrétiens étaient nombreux et fermes dans leur foi.
Cet impôt, exigé avec tant de violence, ralluma le fanatisme des païens et particulièrement de ceux qui s’intitulaient philosophes. Les uns et les autres assouvissaient leur haine même sur de pauvres enfants ; et comme les philosophes s’adonnaient à la magie, ils tuaient des enfants, dégustaient leur chair, et cherchaient dans leurs entrailles des signes magiques. Ce n’était pas seulement dans quelque bourgade encore barbare que ces atrocités avaient lieu, mais dans les villes civilisées comme Athènes et Alexandrie.
Dans cette dernière ville, ils avaient un antagoniste

puissant dans la personne d’Athanase. Une nouvelle arène était ouverte pour le grand évêque ; il n’hésita pas à s’y élancer, et il composa alors contre le paganisme son ouvrage intitulé : Discours contre les Hellènes1.
L’auteur adresse son discours à un ami qui s’était fait chrétien, et il le félicite d’en avoir agi ainsi. Il constate d’abord que les adversaires du christianisme l’attaquent au moyen du ridicule : « Les gentils, dit-il, nous outragent et se moquent de nous, parce que nous avons un Sauveur crucifié. Leurs rires font pitié ; car il leur est impossible de ne pas apercevoir dans tout l’univers les effets de cette croix, objet de leur risée. »
Au lieu d’avoir recours aux railleries contre le paganisme, Athanase l’attaque en lui-même.
L’origine du paganisme, d’après lui, n’est qu’une déviation de l’esprit humain des saines notions que Dieu avait données dès le commencement. Le bien et la vérité étaient dans les desseins de Dieu ; mais l’homme, abusant de ses facultés, se détourna de Dieu, se matérialisa, devint mauvais. Le mal régna dans le monde ; des païens ont voulu lui donner une origine éternelle, et des hérétiques sont tombés dans la même aberration. Le mal n’est que la négation du bien, et le bien seul est éternel. C’est l’oubli du bien qui causa l’idolâtrie.
L’auteur démontre sa thèse par des développements sur les divers cultes qui constituaient l’idolâtrie dans les différentes contrées du monde. Ces cultes ne sont que la divinisation du mal et des crimes les plus honteux ; il donnait ainsi la preuve intrinsèque de la fausseté du paganisme. C’est en vain que des philosophes ont voulu dégager l’idée de Dieu des formes variées du culte ; les formes ne donnaient pas une idée juste de Dieu, et, dans l’opinion générale, les idoles étaient réellement les représentations des dieux vicieux dont les poètes et les historiens ont fait connaître les actions honteuses.
En présence des objections du christianisme, les


1 S. Athan., Loγος κατα Ελλήνων. Les philosophes païens se donnaient le titre d’Hellènes, et considéraient les chrétiens comme des barbares, des Galiléens, comme disait Julien.

païens voulaient assimiler leurs dieux aux anges chrétiens ; ils n’auraient été que des êtres supérieurs subordonnés au Dieu unique et suprême. Athanase réfute ce subterfuge par les faits et les témoignages les plus clairs. L’idée d’un Dieu unique ne dominait pas ; chaque nation, chaque ville, avait des dieux particuliers qu’elle préférait à ceux des autres ; l’idée de dieux différents et nombreux était partout répandue.
On trouve dans cet ouvrage d’Athanase des notions fort curieuses sur les diverses idolâtries, et sur la nature de la lutte qui existait, au quatrième siècle, entre le paganisme et le christianisme. L’idolâtre avait, pour ainsi dire, honte de son culte, et, pour répondre aux objections des chrétiens, cherchait à lui donner une signification allégorique et quelque peu spirituelle. Mais il ne pouvait réussir qu’en niant toute l’histoire et tous les rites de son culte.
Le tableau des erreurs humaines conduit Athanase à cette déduction : que Dieu, dans sa bonté, envoya son Verbe pour ramener le monde à la vérité et au bien. Il expose ensuite la nature de ce Verbe, qui n’était point un Dieu différent du Père, mais son image éternelle et substantielle. IL réfutait ainsi l’arianisme qui, sans admettre l’idolâtrie, en consacrait le principe, puisqu’il admettait un Dieu vrai, qui aurait reçu la divinité, et ne l’aurait pas possédée par nécessité de nature.
Le discours de saint Athanase sur l’Incarnation du Verbe, est la suite du précédent Il devait expliquer aux païens que le Verbe de Dieu s’est fait homme, pour établir d’abord que Dieu est unique en essence, et que le christianisme a une origine divine, qu’il n’est qu’une révélation de Dieu. Il met en opposition l’origine du paganisme et celle du christianisme ; il démontre que, philosophiquement, l’idolâtrie ne pouvait être soutenue ; et il répond aux objections qu’elle adressait au christianisme.
Le saint évêque d’Alexandrie était un de ces hommes

qui ne savent pas transiger, avec les circonstances. Il avait préféré l’exil, et il s’était exposé à la mort, plutôt que de trahir la doctrine chrétienne sous l’empire de Constantius. Il aima mieux, sous Julien, s’exposer aux mêmes périls que de trahir le christianisme. Il savait à quoi il s’exposait en attaquant de front le paganisme. Depuis que Constantin s’était déclaré en faveur des chrétiens, les idolâtres avaient eu à dévorer trop d’affronts pour ne pas profiter largement de la protection de Julien. A Alexandrie les païens étaient encore nombreux. A côté du peuple idolâtre, il y avait un grand nombre de philosophes, peu tolérants de leur nature, et très-fiers de voir sur le trône un homme qui s’honorait d’appartenir à leur secte. Au lieu de répondre â Athanase et de réfuter ses ouvrages, ils voulurent s’emparer de lui et le tuer. Les amis d’Athanase le supplièrent de fuir ; « Pourquoi ? leur répondit-il. Ce n’est qu’un petit nuage qui passe sur l’église ; bientôt il se dissipera1. » Cependant il sortit de la ville. Ceux qui le poursuivaient l’atteignirent et demandèrent à ses compagnons, qu’ils ne connaissaient pas, s’ils n’avaient pas vu Athanase. « Nous l’avons vu, répondirent-ils ; hâtez-vous un peu, et vous l’atteindrez. » Pendant qu’ils poursuivaient leur chemin, Athanase rentra à Alexandrie, où il se cacha jusqu’à la fin de la persécution.
Julien affectait de se montrer tolérant en paroles, mais ses délégués connaissaient ses sentiments et vexaient les chrétiens par tous les moyens en leur pouvoir. Lorsque des chrétiens se plaignaient à lui de ces vexations, il faisait l’homme d’esprit et répondait : « C’est un devoir pour vous de supporter patiemment les injures ; c’est là un précepte de votre Dieu. »
Une telle réponse caractérise mieux l’apostat que toutes les dissertations faites à son sujet. Dans plusieurs provinces de l’empire, on peut signaler des faits qui rappellent les persécutions les plus atroces des empereurs païens. A Myre, en Phrygie, le gouverneur de la pro-


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 14.

vince, nommé Amachius, fit ouvrir le temple païen, le débarrassa des ordures qui s’y étaient amoncelées ; fit laver les statues, et prépara tout pour l’inauguration du culte païen, Trois chrétiens fervents, Macedonius, Theodulus et Tatianus, résolurent d’empêcher cette impiété autant qu’il était en eux ; ils pénétrèrent pendant la nuit dans le temple et mirent toutes les statues en morceaux. Le gouverneur, furieux, allait mettre en cause tous les chrétiens, lorsque les trois coupables se présentèrent et avouèrent un délit dont ils s’honoraient. Ils eurent à choisir entre le sacrifice païen et la mort. Ils préférèrent mourir. Amachi as les fit placer sur un brasier ardent. Les trois généreux chrétiens, soutenus de la grâce divine, disaient à Amachius, pendant qu’ils grillaient : « Si tu voulais goûter un peu à notre chair pour voir si nous sommes assez cuits ! Il faudrait peut-être nous tourner sur l’autre côté, sans cela nous ne serions peut-être pas cuits à point. »
C’est en se moquant ainsi de leur bourreau qu’ils terminèrent leur vie1.
Julien crut porter un rude coup au christianisme en interdisant aux chrétiens l’étude des classiques de l’hellénisme.
Son décret, sur ce point, démontre suffisamment la petitesse de son esprit. Les résultats furent tout autres que ceux qu’il espérait.
L’Eglise possédait alors deux écrivains, le père et le fils, du nom d’Apollinaire2. Le premier avait fait une étude approfondie de la grammaire, et le second, de la rhétorique. Ils mirent leurs connaissances au service de leurs frères. Apollinaire le père composa un cours de grammaire à l’usage des chrétiens, et mit en vers héroïques le livre de la Genèse ; il composa surdes sujets bibliques, des poèmes didactiques et des tragédies, et s’appliqua à mettre à la disposition de ses frères toutes les ressources de la littérature grecque. Apollinaire le fils mit en dialogues imités de Platon, les Evangiles et


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 15.
2 Ibid., c. 16. Sozom. lib. V. 18.

les écrites des apôtres. Les ouvrages des Apollinaire ne furent pas très-utiles, car à peine étaient-ils composés que Julien mourut ; mais ils attestent du moins que les chrétiens n’étaient pas disposés à se laisser imposer l’ignorance par un sophiste despote.
Les ouvrages des Apollinaire ne pouvaient évidemment remplacer les chefs-d’œuvre de l’antiquité païenne, surtout quant à la valeur littéraire. Aussi les chrétiens, après la mort de Julien, se mirent-ils comme auparavant à étudier ces chefs-d’œuvre. Des sophistes le leur reprochèrent, et des fidèles, plus zélés que prudents, n’auraient pas été éloignés de leur adresser le même reproche ; mais on comprenait que l’étude des anciens auteurs, nécessaire au point de vue littéraire, n’était pas inutile sous tout autre rapport. On y trouve incontestablement beaucoup d’erreurs, mais on y rencontre aussi des preuves que la vérité n’était pas ignorée d’eux, et que s’ils ne l’adorèrent pas, ils furent inexcusables. Le chrétien trouve donc dans leurs ouvrages beaucoup de vérités parfaitement exprimées, et s’il y rencontre des erreurs, le christianisme lui fournit un antidote qui ne permet pas d’être séduit par elles1.
Lorsque Julien promulgua sa loi d’ignorance contre les chrétiens, il était trop tard, car l’Eglise possédait alors des génies auprès desquels ceux de l’empereur sophiste et de ses amis sont bien pâles.
Déjà nous avons fait connaître quelques ouvrages d’Athanase, et l’on a pu se faire une idée de son éloquence gravement élégante, et de sa philosophie profonde. Les sophistes d’Alexandrie trouvèrent plus facile de le persécuter que de lui répondre. A la même époque vivaient en Orient deux condisciples de Julien aux écoles d’Athènes, Basile et Grégoire de Nazianze ; et ce n’était pas à de tels hommes qu’il pouvait se comparer pour l’élégance littéraire et la profondeur de l’esprit philosophique.


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 16. La discussion, touchant les classiques païens, soulevée de nos jours, n’est pas neuve, comme on le voit par le chapitre de Socrate que nous analysons ici.

Nous étudierons les ouvrages de ces grands philosophes chrétiens et de tant d’autres écrivains illustres qui vécurent à celte époque, et il sera démontré que l’Eglise, au quatrième siècle, était le foyer du mouvement littéraire et de la haute philosophie ; que la littérature païenne était à la même époque dans une décadence dont elle ne put jamais se relever.
Julien, en réunissant autour de lui à Constantinople des philosophes de toutes les écoles, ne put que donner au monde le spectacle, de leurs discussions passionnées et de leurs vices. Le mépris dont ils étaient dignes depuis longtemps s’accrut encore lorsqu’on les vit autour de l’empereur et que leurs vices se montrèrent avec plus d’évidence.
Si Julien eût été un vrai philosophe, et non pas un fanatique d’opposition au christianisme, il eut compris qu’en cherchant à former un paganisme philosophique il essayait l’impossible. Mais son orgueil lui avait imposé un rôle : il voulait détruire l’œuvre de Constantin, et passer dans l’histoire pour le restaurateur de l’hellénisme et de la philosophie. Le but qu’il se proposait démontre que, malgré une capacité que personne ne lui conteste, Julien, aveuglé par l’orgueil, ne put s’élever à des idées vraiment philosophiques. S’il eût vécu plus longtemps, l’histoire aurait à le compter parmi les plus atroces persécuteurs, malgré la tolérance dont il voulut se targuer au commencement de son règne.
Les incursions des Perses sur le territoire de l’empire vinrent distraire Julien de ses projets de restauration païenne et philosophique. Après avoir arraché aux chrétiens l’argent nécessaire pour faire la guerre1, il se dirigea vers Antioche, qu’il avait indiqué comme le rendez- vous général de toute l’armée.
Il quitta Constantinople dans les premiers jours de juin 3622, et arriva à Antioche à la fin du même mois. Pendant son voyage, il s’arrêta à tous les sanctuaires


1 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 17 ; Sozom. lib. V. c. 5.
2 V. Sozom., III, 15 ; Amm. Marcell., XXII, 9.

païens ; il affecta de se montrer idolâtre très-dévot1, et de prendre même le parti des dieux contre ceux qui se permettaient de plaisanter à propos des singulières histoires que la mythologie mettait sur leur compte. Julien voulait tout expliquer philosophiquement ; mais ses considérations mystiques n’étaient pas sans doute du goût d’un grand nombre.
Dans toutes les localités qu’il traversait, les prêtres païens et les philosophes se précipitaient sur son passage et lui faisaient des ovations. Il écoutait avec bonheur les harangues qui lui étaient adressées, et il faisait assaut d’éloquence avec ses panégyristes. De Chalcé- doine il se rendit à Nicomédie, et de là à Ancyre.
Il y avait là un chrétien aussi zélé qu’orthodoxe, du nom de Basile2. Il avait, sous Constantius, lutté énergiquement pour la saine doctrine contre les ariens. Depuis que Julien voulait restaurer le paganisme, il attaquait vigoureusement tous ceux qui secondaient l’entreprise impie de l’empereur. Le gouverneur de la ville l’avait fait mettre en prison. Lorsque Julien passa à Ancyre, on l’engagea à le faire comparaître devant lui. On espérait qu’en présence de l’empereur, Basile n’oserait pas tenir le langage hardi et fier qu’il avait adressé à des officiers apostats. On se trompait, Basile n’était pas homme à trahir la vérité. Il entra dans le prétoire avec fierté et d’un air impassible. « Qui es-tu, lui dit Julien ; comment t’appelles-tu ? — Je vais te le dire : d’abord je m’appelle chrétien, c’est là un grand et glorieux nom, car le nom du Christ est éternel et ne périra point. Puis on me nomme aussi Basile, et c’est sous ce nom que le monde me connaît. Si je conserve le premier, j’aurai l’immortalité heureuse pour récompense. — Tu te trompes, Basile, dit Julien ; vous savez que je connais vos mystères ; crois-moi, celui en qui tu espères n’est pas tel que tu le penses. Il est mort et bien mort du temps que Pilate était gouverneur de la Judée. — Je ne me trompe point, répondit Basile ; c’est toi, empereur, qui te trompes ; toi


1 Julian., Orat. v.
2 Ad. S. Basil. Ancyr., ap.D. Ruinart, Acta sincera martyr.

qui as renoncé au Christ au moment où il te donnait l’empire. Mais je t’avertis, en son nom, qu’il t’ôtera bientôt et l’empire et la vie. Tu connaîtras, mais trop tard, celui que tu as abandonné. Tu as perdu la mémoire de ses bienfaits ; lui ne se souviendra plus de sa bonté quand il faudra te punir ; tu as renversé ses autels ; il te renversera de ton trône ; tu as foulé aux pieds sa loi que tu avais toi-même si souvent annoncée aux peuples ; ton corps sera de même foulé aux pieds et restera sans sépulture, lorsque la vie en sera arrachée par d’atroces douleurs. » Julien comprima la colère qui bouillonnait au fond de son âme. — « Je voulais te sauver, dit-il à Basile ; mais, puisque tu ne tiens pas compte de mes conseils et que tu me manques de respect, il faut que je venge la majesté du pouvoir que tu as outragée. » Il se leva alors en ordonnant de frapper l’accusé à coups de fouet.
Ses ordres furent exécutés avec rigueur, et la chair du martyr fut bientôt en lambeaux. Le lendemain, Basile demanda à être admis en présence de l’empereur. On crut qu’il allait s’humilier devant lui, et on l’amena dans le temple d’Esculape, où Julien, entouré de prêtres, offrait un sacrifice. « Eh bien, dit Basile, tes devins t’ont-ils appris d’avance ce que je viens te dire ? — Je pense, répondit Julien, que tu as eu assez de sagesse pour reconnaître ton erreur, et que tu vas offrir le sacrifice avec nous. — N’y compte pas, dit Basile ; tes dieux ne sont que des statues de bois qui ne voient ni n’entendent. » Puis, ouvrant sa robe, il arracha un lambeau de sa chair, et le jetant à Julien, il ajouta : « Nourris-toi de mon sang, puisque tu en as soif ; pour moi, ma nourriture c’est le Christ. »
Julien jeta un regard courroucé sur le comte Fromentinus, qui lui avait fait espérer la soumission du martyr. Ce regard fut compris, et le lendemain Basile expirait dans d’affreux tourments. Ce ne fut pas le seul martyr que le tolérant Julien fit à Ancyre1.
Dans les provinces limitrophes, comme en Cappa-


1 Sozom., Hist. Eccl., lib. V, c. 11.

doce, on s’attendait à la persécution. La ville de Cæsarée s’était attirée la haine de Julien, et l’on pensait qu’il voudrait en tirer vengeance. Cette ville avait alors parmi ses prêtres, l’illustre Basile, que Julien avait connu à Athènes avec son ami Grégoire. Basile et Grégoire, après avoir parcouru les principales écoles d’Orient, et avoir acquis, par leur enseignement, une haute réputation d’éloquence et de science, s’étaient retirés dans une, solitude du Pont, où ils s’appliquaient, avec des disciples, à la pratique des vertus chrétiennes.
Julien n’avait point oublié ses anciens condisciples, et il écrivit à Basile pour l’inviter à se rendre à sa cour. Basile ne daigna pas répondre lui-même à l’apostat, et lui fit écrire par un de ses disciples une lettre qui froissa l’empereur philosophe. Celui-ci ne voulut pas paraître affecté, et il écrivit de nouveau à Basile, d’un air moqueur, qu’il eût à lui envoyer mille livres d’or pour la guerre de Perse, sans quoi il se vengerait du mépris que la ville de Cæsarée professait pour ses dieux. Il cherchait, dans cette lettre, à expliquer son apostasie, en disant à la fin : « J’ai compris ce que j’ai lu, c’est pourquoi je l’ai condamné. » Basile1 lui répondit sur un ton à demi sérieux que Sa Majesté avait vraiment tort de demander tant d’or à un homme qui ne mangeait qu’un peu de légumes, et qui, sans être rassasié, pouvait manger en un jour plus qu’il ne possédait. Il termine sa lettre par ces paroles : « Tu n’as pas compris ce que tu as lu ; car si tu l’eusses compris, tu ne l’aurais pas condamné.2 »
Julien ajourna après la guerre de Perse sa vengeance contre Cæsarée et contre Basile, et continua sa route vers Antioche.
Pendant son séjour dans cette ville, il eut à juger des discussions nombreuses. Dès qu’il s’agissait de chrétiens, son unique but était de les railler, de les dépouiller, de mettre la division parmi eux3. Il les priva


1 Basil., Epist. XLI, class. 1, ad Julian.
2 Nous donnerons bientôt des détails sur la vie et les œuvres de saint Basile de Cœsarée.
3 Julian., Epist. 43, 52 ; Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 14 ; Sozom., Hist. Eccl., lib. V, c. 10 et seq. S. Gregor. Naz., orat. IV.

de tous droits aux fonctions publiques, les traita en ilotes, et imagina les moyens les plus perfides de les faire renoncer à leur foi.
Il avait entrepris de faire la contre-partie de Constantin, mais il était loin de la grandeur et de la noblesse dont ce pieux empereur faisait preuve en toute occasion. Constantin respectait la liberté de conscience et conservait à leurs postes les fonctionnaires honnêtes qui restaient fidèles à leur ancienne religion ; il les obligeait à respecter les chrétiens et le christianisme, mais ne les forçait pas à le pratiquer hypocritement. Il abolissait les mystères du culte idolâtrique, et détruisait les repaires de l’immoralité ; mais il laissait la liberté à ce culte pour ses pratiques extérieures et publiques, qui pouvaient être considérées comme erronées, mais non comme immorales.
Julien, au contraire, voulait atteindre tous les chrétiens dans leur foi et les forcer à apostasier ou à renoncer à toute position sociale.
Plusieurs soldats intrépides blâmèrent hautement les procédés de Julien contre les chrétiens, et refusèrent de se soumettre à ses exigences1. Parmi eux étaient Juventinus et Maximinus, encore jeunes, mais pleins de foi. Julien les fit comparaître devant lui, et n’ayant pu les gagner, les fit frapper de verges et massacrer. Quelques jours après, deux vieux soldats, Bonosius et Maximilia- nus, comparurent devant l’empereur. Ils avaient refusé d’arracher la croix qui ornait l’étendard qu’ils étaient chargés de porter. « Nous sommes chrétiens, disaient-ils ; nous n’oublierons point ce que nous avons promis à Constantin le jour où nous avons été baptisés avec lui, à Aschiron, près de Nicomédie.2 »
Les deux vieux soldats furent mis à mort, et beaucoup d’autres eurent le même sort.


1 Ammian. Marcell., XXII, 12 ; Theodoret., Hist. Ecct., lib. III, c. 15. S Joann. Chrysost., In Juvent, et Maximin. Martyr orat. ; Act. S. Bonos., ap. D. Ruinart, Act. sinc, martyr.
2 C’est là un nouveau témoignage à l’appui de ce que nous avons dit du baptême de Constantin.

Le fameux empereur philosophe n’était plus qu’un vulgaire persécuteur.
Son orgueil eut cruellement à souffrir d’un fait qui se passa alors à Daphné. C’était un faubourg d’Antioche, qui avait pris son nom de la nymphe métamorphosée en laurier (δάφνη) pour échapper aux poursuites amoureuses d’Apollon. Ce. lieu était devenu pour les païens un rendez-vous où l’on imitait trop souvent le dieu qu’on y adorait. Le Cæsar Gallus, frère aîné de Julien, avait entrepris de sanctifier ce lieu, et y avait fait transporter le corps d’un ancien évêque d’Antioche, saint Babylas, pour lequel les fidèles avaient conservé une grande vénération. Le temple d’Apollon avait été abandonné, et il ne restait pour le desservir qu’un vieux prêtre très-pauvre1. Julien ignorait qu’il en fût ainsi, et s’imaginait trouver dans un temple jadis si célèbre, une hiérarchie nombreuse et des rites pompeux. Il s’y rendit sans en donner avis, et trouva le temple délabré, abandonné. Après l’avoir parcouru en tous sens, il rencontra le vieux prêtre, qui n’eut à offrir pour victime qu’un oison de sa basse-cour, et ne put trouver d’autre aide que son propre fils. Cet enfant se prêta même de fort mauvaise grâce aux cérémonies païennes, et il disparut avant la fin du sacrifice. Depuis plusieurs jours, il était chrétien, sans que son père le sût.
Julien rentra à Antioche fort irrité, réunit le sénat de la ville, et lui reprocha son indifférence pour le culte des dieux. Enfin il décréta que le temple de Daphné serait restauré et rendu à sa première splendeur. A peine le décret était-il promulgué que le temple brûla. Les zélés accusèrent aussitôt les chrétiens, et l’incendie fut l’occasion de violences dignes des anciens persécuteurs. On eut beau mettre à la question des chrétiens, même des prêtres païens, on ne put découvrir de coupables. L’historien païen Ammien Marcellin attribue l’incendie à un accident fortuit ; mais Julien, irrité contre les


1 Theodoret., Hist. Eccl., lib. III, c. 10, 11 ; Socrat., Hist. Eccl., lib. III ; c. 18,19 ; Sozom., Hist. Eccl., lib. V, c. 19 ; Ruf., Hist. Eccl., lib. I, c. 35, 38, Ammian. Marcell. XXII, 12, 13 ; Liban., De Daphn. Apolt. fan.

chrétiens, n’avait besoin que d’un soupçon pour devenir persécuteur. Pour venger l’incendie du temple de Daphné, il décréta que la grande église d’Antioche serait démolie et que ses richesses seraient confisquées. On s’empara d’une partie du mobilier ; mais ce qu’il y avait de plus précieux avait été caché par le prêtre Théodoret qui en avait la garde. Le comte Julien, oncle de l’empereur, le fit comparaître. Théodoret fut inflexible, et refusa de livrer le trésor et d’abjurer sa foi. Au milieu des plus atroces souffrances, il reprochait au comte et à son neveu leur apostasie, et leur prédisait, à l’un et à. l’autre, une mort prochaine et violente1. Le comte Julien, irrité, lui fit trancher la tête. Quelques jours après, la prophétie du martyr s’accomplissait à l’égard du comte Julien, qui mourait au milieu de souffrances physiques et morales d’un caractère extraordinaire.
La prophétie du martyr était connue ; on en voyait la première partie se réaliser ; on ne doutait pas que la seconde ne s’accomplît également. Julien affectait un grand calme ; mais déjà un martyr lui avait fait la même prédiction que saint Théodoret, et il n’était sans doute pas aussi tranquille qu’il voulait le paraître.
Les chrétiens étaient persuadés qu’ils seraient bientôt débarrassés de Julien, et ses violences ne les effrayaient pas plus que ses hypocrisies. Ils affectaient de chanter, même dans les rues, les Psaumes où les dieux des nations étaient attaqués, ou des poésies chrétiennes d’Apollinaire ou de Grégoire de Nazianze2 . Julien ne pouvait passer dans aucun quartier de la ville sans entendre les louanges de Jésus-Christ et la condamnation du paganisme. Son irritation en devenait plus vive de jour en jour. Il voulait réformer le paganisme de manière qu’il parût, sous tous les rapports, supérieur au christianisme. Mais il sentait qu’il avait entrepris une œuvre au-dessus de ses forces. Sa lettre à Arsacius, pontife de Galatie,


1 Ad. S. Theodoret., ap. D. Ruinart, Ad. sincer. Martyr.
2 Socrat., Hist. Eccl., lib. III, c. 16 ; Sozomen., Hist. Eccl., lib. V, c. 18. Nous ferons connaître bientôt les poésies rpic saint Grégoire de Nazianze composait alors pour remplacer celles des païens qu’un décret de Julien défendait aux chrétiens de lire.

témoigne de ses projets et de ses sentiments. « Si notre religion, dit-il1, ne fait pas de progrès, la faute en est à ceux qui la professent. Les dieux nous ont certainement accordé des succès que nous n’aurions osé ni espérer ni leur demander ; mais ils auraient été plus grands encore si nous avions pris soin d’imiter les chrétiens dans les choses qui ont fait croître si rapidement leur impiété, c’est-à-dire, leur humanité ; envers les étrangers, leur soin des tombeaux et la sainteté extérieure de leur vie. Ayez soin que tous les prêtres et leurs familles donnent l’exemple de ces vertus et évitent toutes relations avec les femmes, les enfants et les serviteurs des Galiléens. »
Julien affectait de donner ce nom aux chrétiens, par opposition à celui d’Hellènes ou civilisés qu’il réservait aux idolâtres.
Il recommandait au pontife de Galatie de veiller à ce que tous les prêtres des idoles missent en pratique les règles que suivaient les prêtres chrétiens. Il l’exhorte surtout à établir partout des maisons hospitalières pour les pauvres et les voyageurs, comme les chrétiens en avaient établi. « Il est honteux pour nous, disait-il, de voir que, parmi les Juifs, il n’y ait aucun mendiant, et que les impies Galiléens nourrissent, non-seulement leurs pauvres, mais les nôtres. Nous semblons ainsi abandonner absolument ceux qui nous appartiennent… Ne souffrons pas que d’autres s’emparent de ces vertus et nous laissent la honte de notre indifférence. »
Julien rêvait l’impossible lorsqu’il voulait christianiser le paganisme. La charité est une vertu chrétienne, et c’est sous son inspiration que l’on a, dans les sociétés modernes, développé les institutions humanitaires, qui n’ont existé que depuis l’établissement du christianisme. Le monde a obéi à l’influence du christianisme, même à son insu, et quelquefois en faisant opposition à des Eglises qui avaient perdu le sens chrétien.
Julien comprenait parfaitement que c’était surtout par la charité que l’Eglise s’était développée et avait pris


1 Jul., Epist. 49 ; Sozom. Hist. Eccl., lib. V. c. 16.

racine dans la société. Il eût voulu fonder un paganisme charitable, mais cette œuvre était au-dessus de ses forces, et ses efforts en faveur de l’idolâtrie le rendaient ridicule, même aux yeux de la haute société païenne, dont toute la religion se résumait dans l’indifférence et le mépris de toute religion.
Pendant son séjour à Antioche, il était l’objet des quolibets les plus cruels et d’incessantes moqueries. On riait de sa barbe inculte, de sa petite taille, de sa laideur, de sa dévotion païenne. « Voilà l’ours, » disait-on en le voyant passer… « C’est l’homme-singe, car il a de larges épaules et de petites jambes… Comme il fait de grands pas ! Il croit avoir neuf coudées de long, la taille des Titans dont parle Homère… Le voilà qui va préparer le sacrifice ; non, c’est un boucher qui va tuer un animal. Il en tue tellement qu’il n’est pas étonnant que la viande soit à un si haut prix. C’est dommage qu’il ne coupe pas sa barbe ; il y aurait de quoi faire des cordages pour les navires. »
Julien voulut se venger des sarcasmes dont il était l’objet ; comme sa barbe sale et mal peignée fournissait surtout matière aux quolibets, il dirigea contre les habitants d’Antioche une satire, qu’il intitula : Misopogon, c’est-à-dire, l’ennemi de la barbe. Voici quelques extraits, dans lesquels il s’est peint lui-même :
« Je vais dire de moi autant de mal que l’on voudra. Je commence par mon visage. Je crois que la nature ne lui a donné ni beauté ni grâce ; mais je suis tellement maussade et original que, pour le punir de n’être pas plus beau, j’y ai ajouté la barbe que vous connaissez. La vermine s’y promène à l’aise, comme les bêtes fauves dans une forêt ; elle m’empêche de manger ou de boire comme je voudrais, car je courrais risque d’en avaler les poils avec le pain. Vraiment, il faut que je me soucie peu de donner ou de recevoir des baisers, car une telle barbe ne permet pas d’approcher ses lèvres d’autres lèvres dans un doux embrassement. Vous dites qu’avec ma barbe on pourrait faire des ficelles ; je vous permets volontiers d’en faire ; seulement quand vous voudrez

couper ces poils rudes, prenez garde de blesser vos mains délicates.
«Je ne suis pas seulement barbu, j’ai aussi des cheveux mal peignés. Je les fais couper rarement. Mes ongles sont longs et mes doigts sont tachés d’encre. Je vous découvrirai même des choses que vous n’avez pas vues. J’ai la poitrine velue comme le roi des animaux, et je ne me suis jamais mis en peine de la polir. Si j’avais une verrue, comme Cimon, je vous le dirais ; mais je n’en ai pas.
« Au moral, je suis aussi rude qu’au physique. J’ai la sottise de ne jamais aller au théâtre ; j’ai toujours détesté les jeux du cirque ; je ne m’y rends que rarement, aux fêtes des dieux, et je n’y passe pas la journée entière, comme le faisaient mon frère et mon oncle. A peine ai-je vu la sixième course que je me retire.
« Voulez-vous connaître ma vie intime ? Je couche sur un matelas, sans couvertures. Je ne mange jamais jusqu’à satiété. Cela ne peut convenir à une ville de de délices comme la vôtre. Tant que j’ai été en Gaule, la rusticité des Celtes a supporté de telles mœurs ; mais c’est à bon droit qu’on s’en indigne dans une ville riche, fleurie, populeuse, où les histrions et les musiciens sont plus nombreux que les citoyens, où l’on affecte de mépriser les magistrats. Il convient à de grands courages comme les vôtres de passer le jour en festins, la nuit en débauches, et de prouver, par des faits plus que par des paroles, que vous êtes au-dessus des lois. Tu es fou, Julien, de croire que ta grossièreté, ton impolitesse, ta rudesse, pourraient convenir à des gens comme nous. Tu es le plus sot et le plus insipide des mortels, lorsque tu penses orner ta petite âme au moyen de la tempérance. La tempérance ! nous ne savons ce que c’est ; nous en avons bien entendu parler, mais nous ne l’avons jamais vue. »
Julien part de là pour critiquer les mœurs des habitants d’Antioche. Ces mœurs pouvaient être trop efféminées, mais Julien n’en était pas moins ridicule d’affecter celles des Cyniques, secte à laquelle il avait fini par se rallier.

Ce fut pendant son séjour à Antioche qu’il composa son grand ouvrage contre le christianisme. On ne le connaît plus que par la réfutation qu’en fit, au siècle suivant, saint Cyrille d’Alexandrie. Nous ferons connaître plus tard l’ouvrage du grand évêque.
Julien y avait pour but de résumer et de fortifier les objections déjà faites contre le christianisme par Celse, Hiéroclès et Porphyre, dont il se nourrissait sans doute depuis longtemps. Il s’imaginait que l’œuvre du Galiléen ne pourrait se soutenir contre sa philosophie ; mais il n’avait pas cependant une telle confiance dans son génie, qu’il n’appelât à son aide d’autres arguments, lesquels, par leur caractère extérieur, pouvaient avoir plus d’influence sur le peuple. C’est ainsi qu’il fut amené à donner l’ordre de rebâtir le temple de Jérusalem, afin de donner un démenti à Jésus-Christ, qui a prédit qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre1.
Il demanda aux Juifs les plans du futur édifice, leur promit l’argent nécessaire, et rassembla les ouvriers et les matériaux. Son confident intime, Alypius d’Antioche, fut spécialement chargé d’activer les travaux, qui commencèrent au moment où Julien partait pour son expédition contre les Perses.
Les Juifs, accoururent de toutes parts à Jérusalem. Ils contribuaient avec ardeur aux dépenses ; les femmes elles-mêmes donnaient leurs bijoux ; les familles faisaient fondre leur vaisselle d’argent pour fabriquer les outils qui devaient servir à la reconstruction du temple du Seigneur. En les voyant accourir, la bouche remplie de menaces contre les chrétiens, l’évêque Cyrille se contentait de sourire : « Ils ne mettront pas pierre sur pierre, » disait-il, confiant dans la parole du Seigneur.
On se mit à l’œuvre ; on commença par arracher les fondations de l’ancien temple et démolir les pans de murailles, qui restaient encore debout. Lorsqu’on voulut tracer les fondations, les travaux devinrent difficiles ;


1 Theodoret., Hist Eccl., lib, III. c. 15 ; Sozomen., Hist. Eccl., lib V, c. 22. Ruffin Hist. Eccl., lib. I., c. 37, 58, 39 ; Socrat., Hist Eccl., lib. III. c. 20. ; S. Joann. Chrysost., Cont. Jud. et Gentil.. § 16 ; adv Jud., orat. 5. ; De Sanct. Babyl. : Amm. Marcell.. XXIII. 1. Julian. Epist. XXIX, XXX.

les terrains s’éboulaient et remplissaient les excavations faites avec beaucoup de peine ; un vent violent dispersa les matériaux déjà amassés ; on ressentait en même temps de fortes secousses de tremblements de terre. Les Juifs cependant ne se décourageaient pas. Ils recommençaient chaque jour leur travail. Ils campaient au lieu même des travaux ; la tempête fit crouler leurs abris, et un grand nombre d’entre eux furent tués ou blessés. Au moment où, après avoir arraché jusqu’à la dernière pierre des anciennes fondations, ils entreprenaient de placer celles qui devaient servir de base au nouvel édifice, des flammes s’élancèrent des excavations et brûlèrent les travailleurs qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Il fut impossible de continuer les travaux, et l’entreprise de Julien et des Juifs ne servit qu’à accomplir à la lettre la prophétie de Jésus-Christ. Des croix mystérieuses s’attachèrent aux vêtements des Juifs, et les forcèrent à avouer que l’événement dont ils étaient témoins était bien dû à Celui qu’ils avaient mis en croix comme un criminel.
Des écrivains respectables, contemporains de ce miracle, l’ont attesté de la manière la plus formelle. Les historiens les plus rapprochés de l’événement l’ont enregistré. Ammien Marcellin lui-même, historien panégyriste de Julien, l’a attesté par ces paroles : « Comme Alypius activait les travaux, avec le concours du gouverneur de la province, de terribles globes de flammes s’échappèrent des fondations d’une manière si fréquente que le lieu devint inaccessible aux travailleurs. En présence de l’opposition permanente de cet élément, on fut obligé de renoncer à l’entreprise1
Comme fait historique, l’événement du temple de Jérusalem est incontestable, puisqu’il est appuyé sur les témoignages positifs des contemporains, non-seulement des chrétiens, mais d’un historien païen. On a voulu


1 Cum itaque rei idem fortiter instaret Alypius, juvarctquc Provinciae Rector, metuendi Globi flammarum prope fundamenta crebris assultibus erumpentes fecere locum exustis aliquoties operantibus inaccessum : hocque mode elemento destinatius repellente, cessavit incoeptum. (Amm. Marcell. XXIII.1.)

l’expliquer d’une manière naturelle. L’historien n’a point à entrer dans de pareilles discussions, et son devoir est de relater des faits certains. Or c’est un fait certain que les travaux pour la reconstruction du temple de Jérusalem ont été arrêtés par des apparitions fréquentes de globes de feu. Un autre fait, non moins certain, c’est que les écrivains chrétiens, en s’adressant aux Juifs témoins de l’événement en ont relevé les circonstances miraculeuses.
Ceux qui, a priori, nient la possibilité du miracle, cherchent à donner au fait des explications plus incompréhensibles que le miracle lui-même. Ceux qui croient que Dieu peut mettre les éléments naturels au service de sa volonté, ne voient aucune raison plausible de contester le miracle qui vint accomplir à la lettre la prophétie de Jésus-Christ.
Julien, en apprenant ce qui s’était passé à Jérusalem, répondit simplement : « Rien n’est éternel en ce monde, puisqu’on ne peut faire revivre le culte de Celui que les Ecritures ont appelé l’Eternel par excellence. » Il ne voulut pas croire au miracle, et, tout en marchant contre les Perses, il combinait de nouveaux moyens pour anéantir l’œuvre de Constantin et le christianisme.
Il passa rapidement l’Euphrate1 et ne s’arrêta pas à Edesse, qu’il détestait, parceque cette ville était connue pour son attachement à la religion de Jésus-Christ. Il ne s’arrêta donc qu’à Carras, où il trouva un temple de Jupiter. Il y offrit des sacrifices. De là il détacha vingt mille hommes de son armée et les envoya sur le Tigre. Il écrivit en même temps à Arsace, roi d’Arménie, de se porter avec son armée vers les frontières de Perse, le menaçant de sa vengeance s’il n’obéissait pas à son ordre. Il s’avança lui-même imprudemment à travers l’Assyrie et marcha sur Ctésiphon, qui était devenue la capitale de la Perse à la place de Babylone. Après avoir pris cette ville, il s’aperçut qu’il s’était trop aventuré et résolut de retourner sur ses pas ; mais comme il avait fait détruire les


1 Sozom., Hist. Eccl., lib. VI, c. 1 et 2. ; Socrat., Hist Eccl, lib. III, c. 21 ; Theodoret. Hist. Eccl., lib. III. c. 20.

équipages et les moyens de transport pour ne laisser à ses soldats que l’alternative de vaincre ou de mourir, l’armée, égarée dans les déserts et manquant de vivres, fut bientôt réduite à l’extrémité. Dans ces circonstances, elle fut attaquée par les Perses, qui la suivaient dans sa retraite. Au moment de l’attaque, Julien tomba, frappé mortellement d’un trait lancé par une main inconnue.
Libanius donne à penser que ce fut un soldat chrétien qui tua l’empereur. Mais on ne put jamais prouver si le trait avait été lancé par un Romain ou par un ennemi. On dit qu’en se voyant frappé à mort, Julien lança vers le ciel le sang qui coulait de sa blessure, en s’écriant : « Tu as vaincu, Galiléen. » Il nourrissait les plus noirs projets contre les chrétiens et n’attendait que la fin de la guerre pour les mettre à exécution. Ses amis l’ont fait mourir en philosophe, et lui mettent dans la bouche des discours trop pompeux et trop étudiés pour être vrais.
Julien a été très-diversement apprécié par l’histoire. Les ennemis du christianisme l’ont exalté jusqu’en ces derniers temps. Les chrétiens l’ont généralement jugé avec sévérité. Il ne fut, au fond, malgré ses dehors philosophiques, qu’un dévot fanatique de l’idolâtrie. Comme écrivain, il ne manque pas d’une certaine facilité ; mais on sent, en lisant ce qui est resté de ses œuvres, qu’il était plus rhéteur qu’éloquent, plus sophiste que philosophe. Il se croyait un autre Marc-Aurèle, et on ne peut lire sa Censure des Cæsars sans être convaincu que cet empereur était le modèle qu’il voulait suivre, et que Constantin était celui qu’il voulait éclipser. Il mourut à trente- deux ans, sans avoir fait les grandes choses auxquelles il se croyait appelé, et il n’a laissé dans le code romain qu’un petit nombre de lois empreintes de l’esprit injuste et intolérant du polythéisme.
Pour donner une idée de cet empereur et de son règne, nous emprunterons quelques extraits à un de ses contemporains les plus illustres, Grégoire de Nazianze, qui avait été son compagnon d’études à Athènes et qui ne l’avait point perdu de vue dans les phases diverses de son existence impériale. Il appartenait bien à cet éminent

écrivain de flageller ce Julien qui avait voulu imposer aux chrétiens l’ignorance. « Il craignait, dit-il1, que la vérité fût défendue. C’est pourquoi il nous interdit le style attique et élégant ; mais il ne nous a pas empêché de dire la vérité. Il ne mit en évidence, par son décret, que sa propre infirmité, et il ne put échapper aux réfutations qu’il redoutait ; il les provoqua au contraire et s’en trouva accablé. Il lui était bien impossible de nous infliger le silence, et son décret n’était digne ni de la cause qu’il voulait défendre, ni de la haute idée qu’il avait de sa capacité. Il imitait un athlète qui, pour triompher, empêcherait tous les lutteurs de combattre contre lui. Si tu redoutes le combat, lui dirait-on, tu te déclares vaincu. C’est pourtant ainsi qu’a agi notre sage empereur et législateur, qui, pour paraître complètement habile dans sa tyrannie, a rendu un édit insensé. Grâce à Dieu, la liberté nous est rendue et tous nos autres biens nous ont été conservés. » Grégoire convoque toutes les classes de la société chrétienne à célébrer la mort de Julien comme le triomphe de l’Eglise et à chanter le cantique de la délivrance, à l’exemple des Hébreux échappés de la terre d’Egypte2. Il voit l’intervention de la Providence dans le coup qui frappait les ennemis du christianisme. « Comment, dit-il3, célébrer dignement un tel miracle ? Quel est celui qui a brisé les armes et le glaive et la guerre, qui a brisé la tête du dragon, qui l’a donnée en pâture aux peuples auxquels il s’était livré ? Qui a apaisé la tempête et ramené le beau temps ? Qui a dit à la mer : Tais-toi, garde le silence, tes flots seront brisés dans ton propre sein ? Ils furent brisés au moment où ils commençaient à peine à se soulever. Qui nous a donné de pouvoir fouler aux pieds les serpents et les scorpions, lesquels n’essayaient pas de nous mordre timidement le talon, mais élevaient orgueilleusement la tête contre nous ? Quia rendu si vite son jugement et exercé la justice ? Qui a brisé la verge dont les pécheurs voulaient frapper les justes ?


1 Greg. Nazianz., Oral. IV §§ 5, 6.
2 Ibid., §§ 6 ad 12.
3 Ibid., § 13.

Dieu, selon Grégoire1, ne permit le règne de Julien que pour rendre les fidèles plus prudents et réveiller leur zèle. Il emprunte donc à l’Ecriture les expressions les plus propres à exprimer la reconnaissance qu’il ressent en songeant il la miséricorde de Dieu sur son Eglise. Il trace ensuite quelques traits de la vie de Julien, afin de graver comme sur le marbre son ignominie, pour l’enseignement de la postérité2. Il le montre infidèle et traître envers l’empereur Constantius et son propre frère Gallus3. Il rappelle sa jeunesse, pendant laquelle, avec son frère, il s’adonnait à la piété et lisait les saintes Ecritures aux fidèles. Gallus, malgré sa nature plus ardente et plus dure, était sincère dans sa piété ; mais Julien cachait ses mauvaises mœurs sous des dehors spécieux. Les deux frères semblaient rivaliser de zèle pour décorer les tombeaux des martyrs ; mais le Dieu des martyrs semblait répudier les ouvrages de Julien, comme autrefois le sacrifice de Caïn, tandis qu’il agréait les ouvrages de Gallus comme le sacrifice d’Abel.
Arrivé à l’âge viril, Julien s’adonna à la philosophie4. Il montra dès lors ses mauvaises dispositions. Il n’aurait pas été prudent pour lui de se déclarer païen, mais il soulevait mille discussions, et soutenait toujours contre son frère le parti de l’idolâtrie. Lorsque Gallus devint Cæsar, Julien fut plus libre de continuer ses études et se fit instruire des mystères qui faisaient comme le fond de l’idolâtrie, mais seulement pour les initiés. Ce fut dans ces études magiques que vint le trouver la nouvelle de la mort de son frère. Constantius le nomma Cæsar5. Dès


1 Ibid,., §§ 14 et seq.
2 Ibid., §20.
3 Ibid., §§ 21 et seq.
4 Ibid., §§ 30 et seq.
5 En rappelant ce fait, saint Grégoire (§§ 34 et suiv.) exalte Constantius, le présente comme supérieur à ses prédécesseurs par sa sagesse, sa puissance, sa piété. Il se demande comment un si prudent empereur a pu élever Julien sur le trône impérial. Les éloges de Grégoire étonnent aujourd’hui que Constantius est si sévèrement jugé par l’histoire. Mais on se les explique à l’époque où cet empereur venait de mourir, car s’il avait soutenu les évêques ariens, c’était par zèle chrétien ; il les considérait comme de grands et de savants évêques. Plusieurs l’étaient en effet malgré leurs erreurs, dont ils voulaient dissimuler

lors on put prévoir ce que ferait un jour ce faux philosophe couronné. D’après les mœurs qu’on lui connaissait, on ne peut s’étonner qu’il ait été ingrat envers Constantius1. Son audace et son orgueil le portèrent à se mettre sur la tête la couronne impériale, sans attendre, ni le consentement de l’empereur, ni le jugement du sénat, selon l’usage antique. Tout à coup son audace n’a plus de bornes, et il marche contre Constantius, son bienfaiteur.
Cet empereur mort, Julien songe à la guerre de Perse. Il a recours contre cette nation, plutôt à la perfidie qu’au courage ; ses magiciens lui annoncent un résultat prospère, mais Dieu voulut qu’il préparât lui- même l’expédition qui lui coûta la vie. Il croyait ses desseins contre les Perses fort cachés. Mais leur roi les comprit ; il laissa Julien s’avancer sur le territoire de son empire, et, tout à coup, il l’entourra et lui coupa la retraite. C’est dans ces circonstances qu’il perdit la vie.
A peine Julien était-il sur le trône qu’il montra une haine vraiment diabolique pour le Christ et pour le nom de chrétien2. Il alla jusqu’à se purifier par un sang impur et criminel de son baptême, en opposant, dit saint Grégoire, à notre initiation, une initiation exécrable ; et il profana ses mains, pour les purifier du sacrifice non-sanglant par lequel nous communions au Christ, à ses souffrances et à sa divinité3. En même temps, il cherchait à pénétrer tous les mystères du paganisme et à ourdir contre les chrétiens la persécution la plus perfide. Il voulait les détruire, mais sans leur laisser l’auréole du martyre. La séduction était le grand art qu’il
les conséquences. Grégoire ne voulait donc voir dans Constantius que le chrétien sincère, et ne voulait voir dans les actes répréhensibles de son gouvernement que des efforts pour empêcher les divisions dans l’Église (§ 37).


1 Ibid. §§ 44 ad 51. Il est à remarquer que saint Grégoire de Nazianze ne fait pas mention ici des circonstances de sa mort rapportées par quelques historiens et particulièrement par Théodoret. Il gémit chrétiennement de son malheur et de l’apostasie à laquelle il entraîna beaucoup de chrétiens, mais ne témoigne pas de haine contre eux.
2 Ibid. §§ 52 ad 64.
3 Les fidèles recevaient sur la main le pain consacré lorsqu’ils communiaient.

voulait développer lorsque le succès de la guerre qu’il avait entreprise l’aurait rendu plus illustre et plus puissant.
Il commença par sa cour et son armée, et il réussit auprès d’un très-grand nombre1. Quel motif pouvait avoir cet homme, qui se prétendait sage et philosophe, de préférer au christianisme l’ancienne philosophie et le paganisme ? Dans ce choix, il n’a montré que de la folie2. Qu’importait aux chrétiens qu’il empêchât de les appeler autrement que Galiléens ? Les disciples du Fils de Dieu, du Verbe qui se fit homme et mourut sur la croix pour les racheter, savent supporter les injures, à l’exemple du Maître qui se laissait appeler Samaritain, et qui, pendant son supplice, pleura sur ses bourreaux.
Mais plus Julien était coupable et insensé dans le choix qu’il avait fait, plus il tenait à réussir, et, pour cela, tousles moyens lui étaient bons. Ainsi, afin de faire participer les chrétiens au culte idolâtrique, il avait fait ajouter à ses statues des emblèmes païens ; de sorte qu’on ne pouvait rendre à ces statues les hommages qui étaient en usage, sans faire, en même temps, acte de paganisme3. Lorsqu’il voulait faire des largesses à ses soldats, il se montrait en grand appareil, et tous ceux qui venaient recevoir ses largesses, devaient en même temps jeter de l’encens sur un feu qui brûlait â côté de son trône. Cet acte idolâtrique était tellement dissimulé que plusieurs le faisaient sans y attacher d’importance. Mais il arriva un jour que des soldats, après avoir reçu la gratification impériale et jeté l’encens sur le feu, rentrèrent pour prendre leur repas. Lorsqu’ils prenaient la coupe pour boire, ils élevèrent les yeux vers le ciel, et invoquèrent le Christ en faisant le signe de la croix4. Quelques-uns de leurs camarades leur dirent : « Qu’est- ce que c’est que cela ? Vous invoquez le Christ après


1 Ibid., §§ 65 ad 78.
2 Saint Grégoire s’étend longuement sur ce sujet. Ses observations démontrent qu’il avait fait de l’antiquité païenne une étude très-approfondie.
3 Ibid., §§ 79 ad 83.
4 Ibid., § 84. Ce passage est une nouvelle preuve en faveur de l’usage antique du signe de la croix chez les chrétiens.

l’avoir abjuré ? — Comment avons-nous abjuré le Christ ? Que voulez-vous dire ? — En jetant de l’encens sur le feu, vous avez renié le Christ. » A ces mots, les soldats quittent la table et, remplis d’une sainte colère, courent sur la place publique : « Nous sommes chrétiens, disaient- ils à haute voix, et chrétiens de cœur. Que tout le monde l’entende, et surtout Dieu pour lequel nous voulons vivre et mourir. La foi que nous t’avons donnée, ô Christ sauveur, nous ne l’avons pas trahie ; notre bienheureuse confession, nous ne l’avons pas abjurée. Si notre main a péché, notre cœur était loin d’y consentir. Nous avons été trompés par l’empereur ; son or ne nous a pas séduits ; nous rejetons l’impiété ; que notre sang nous purifie ! » Ils coururent au palais et, jetant avec mépris aux pieds de Julien l’or qu’ils en avaient reçu, ils lui dirent : « Empereur, tu ne nous as pas fait de largesses ; tu nous as condamnés à mort ; tu ne nous as pas appelés pour nous honorer, mais pour nous couvrir d’ignominie. Donne cet argent à d’autres soldats, et immole-nous au Christ que nous reconnaissons comme notre unique souverain. Remplace ce feu par un autre ; cette cendre de l’encens sacrilège par la nôtre. Coupe-nous cette main que nous avons étendue d’une manière criminelle, et ces pieds qui nous ont servi à approcher de ton trône. Donne ton or à ceux qui ne se repentiront pas ensuite de l’avoir reçu. Le Christ nous suffit et remplace tout à nos yeux. »
Julien fut irrité ; mais, fidèle à son système hypocrite, il ne voulut pas donner aux généreux soldats la couronne du martyre, et il se contenta de les exiler.
Mais Julien ne fut pas toujours fidèle à ce système ; son règne si court ne fut pas exempt des violences les plus atroces. Saint Grégoire en fait la remarque et donne les preuves à l’appui1. D’après les récits de ce contemporain si digne de foi, les atrocités de Julien ne le cédèrent pas à celles de Dioclétien. Seulement elles durèrent peu, et l’empereur-philosophe était assez hypocrite pour donner à penser que ses lieutenants en étaient


l Ibid., §§ 85 ad 96.

seuls responsables. L’histoire ne peut se faire la complice trop complaisante de cette hypocrisie. En présence de faits incontestables et des accusations si positives de Grégoire de Nazianze, on doit mettre, avec ce vénérable orateur, l’apostat Julien au nombre des plus violents persécuteurs du christianisme. Il avait même, en sa qualité d’apostat, une haine plus profonde que les autres tyrans contre ses anciens frères.
Après avoir flagellé Julien sur ses violences, Grégoire de Nazianze le prend à partie sur ses prétentions à l’hellénisme qu’il voulait interdire aux chrétiens1. Certes, malgré ses prétentions à l’esprit, Julien n’aurait pu se soustraire aux sarcasmes, aux fines ironies dont l’accable l’orateur chrétien, dans ce style brillant et vraiment helléniste auquel le despote couronné n’a jamais pu atteindre. Grégoire avait étudié la philosophie et la littérature grecque. Il le prouve bien en critiquant le système religieux que Julien voulait rendre philosophique et imposer sous le nom d’hellénisme.
Après avoir exposé, dans un premier discours, ce que Julien a fait contre les chrétiens, et ce qu’il méditait contre eux, s’il eût vécu, Grégoire, dans un second discours2, expose le châtiment que la justice divine a infligé à cet homme, apostat comme Jéroboam, cruel comme Achab, entêté comme Pharaon, sacrilège comme Nabuchodonosor. Après avoir rêvé tous les genres de tyrannie contre les chrétiens, il lança contre eux les Juifs, dont la haine contre le Christ était attisée par les promesses de rétablir leur culte et de reconstruire leur temple. Après avoir raconté le miracle qui empêcha le rétablissement du temple de Jérusalem, Grégoire s’écrie : « Que diront à cela les sages de ce siècle, si fertiles en pompeuses paroles, qui se drapent dans leur manteau et portent de longues barbes ? » Suit une critique spirituelle des prétentions des philosophes. Mais le miracle ne fit aucune impression sur Julien, qui se jeta avec témérité, et sur le conseil deses devins, dans la guerre contre les Perses,


1 Ibid :, §§ 102 ad 124.
2 S. Grec. Nazianz.. Cont. Julian., orat. 2. §§ 1 ad 7.

où il perdit la vie1. Son cadavre ne fut pas entouré de ces honneurs religieux qui étaient dans les usages de l’Eglise dès cette époque. Les cierges allumés n’éclairèrent pas sa couche funèbre ; les cantiques pieux ne retentirent pas auprès de son lit de mort2. Des historiens et des comédiens l’accompagnèrent ; pendant le chemin, on l’accablait d’injures ; on lui reprochait son apostasie, sa défaite, sa mort. On l’amena jusqu’à Tarse, où il fut inhumé dans un misérable tombeau abrité par un misérable temple païen3.
Telle fut la fin de cette vie, que Grégoire avait entrevue alors qu’il n’était que le condisciple de Julien aux écoles d’Athènes4. En voyant ses prévisions se réaliser, il attendait avec confiance que Dieu y mît une fin, et c’est Ce qui arriva au moment où l’on s’y attendait le moins. Que devinrent alors toutes les prédictions des devins qui avaient promis à Julien de si éclatants triomphes5 ? Sa mort leur imposa silence, et les chrétiens purent célébrer leur délivrance par des fêtes qui eurent lieu dans tout l’empire. Grégoire se croyait obligé de modérer leur joie, de leur rappeler qu’ils ne devaient se réjouir qu’en chrétiens, et qu’il fallait laisser aux païens leurs plaisirs trop bruyants. Il les avertissait6 qu’il ne fallait pas se venger d’ennemis qui avaient profité des circonstances pour leur faire du mal. Le devoir du vrai chrétien était de les abandonner au châtiment que leur infligeait le remords de leur conscience ; de les vaincre par la bonté et la douceur. « Ne demandons pas la confiscation de leurs biens, disait Grégoire, ne les tramons pas devant les tribunaux, ne les chassons pas de la’maison paternelle, ne les tourmentons pas ; en un mot, ne leur faisons pas


1 Ibid., §§ 8 ad 15.
2 Ibid., § 16. Nous devons faire remarquer ce détail donné par saint Grégoire de Nazianze. Il prouve que, au quatrième siècle, l’Eglise suivait les mêmes usages qu’aujourd’hui pour les funérailles de ses fidèles, usages rejetés au seizième siècle par les protestants comme contraires à la doctrine de l’Eglise primitive.
3 Ibid., §§ 16 ad 19.
4 Ibid., §§ 20 ad 29.
5 Ibid., §§ 30 ad 35.
6 Ibid., §§ 36 et 37.

ce qu’ils nous ont fait. Rendons-les, par notre exemple, plus doux. »
Après avoir donné ses conseils aux chrétiens, Grégoire s’adresse aux philosophes1 ; il leur fait comprendre ce qu’avait, de ridicule la prétention de réduire les chrétiens à l’ignorance. C’était une œuvre qui dépassait les forces du disciple de Porphyre, de l’auteur du Misopogon.
L’analyse des deux discours de saint Grégoire de Nazianze contre Julien montre de quelle manière les chrétiens éclairés apprécièrent l’empereur philosophe et son œuvre anti-chrétienne. Leur jugement sévère n’était que juste. Pour l’historien sérieux, Julien ne fut qu’un fanatique d’idolâtrie, jaloux de détruire l’œuvre chrétienne du grand Constantin ; un sophiste ridicule, qui eût mieux employé son temps à réformer l’empire, qu’à composer ses pamphlets et à souffler le feu des sacrifices2.
Il fit beaucoup de mal pendant son règne si court, et ne fit rien de bon.


1 Ibid., §§ 38 ad 42.
2 Saint Grégoire de Nazianze le peint enflant ses joues en souillant le feu destiné au sacrifice.