(Lc 16,19-31)
Les hommes ne cessent de se disputer au sujet de propriétés terrestres, et ces querelles lassantes et infructueuses ne connaissent pas de fin.
Les troupeaux se disputent les pâturages, mais le maître des uns et des autres se demande avec étonnement pourquoi ses troupeaux se disputent tellement ses pâturages, puisque lui-même prend soin des uns et des autres ?
L’homme se souvient de beaucoup de choses, mais il en est une qu’il ne parvient pas à mémoriser, aussi souvent lui fut-elle répétée, qui est que l’on entre dans ce monde sans aucun bien et que l’on en sort aussi sans aucun bien.
Les hommes ne cessent de se partager les terres. Ils paient de leur vie les frontières de leur domaine, mais les frontières restent mouvantes. On paie de plus en plus cher des choses ayant de moins en moins de valeur ; les hommes ne protestent pas beaucoup contre cela, au nom du droit, du patriotisme ou d’un autre principe réconfortant. Mais nul ne dit jamais que c’est une folie qu’une brebis ait donné sa vie pour une poignée d’herbe. Le problème de la propriété se résume finalement à un problème d’herbe, car tout ce que les hommes mangent et tout ce qui les vêt, c’est de l’herbe ou quelque chose d’encore plus inanimé que l’herbe. Au tout début de l’Écriture Sainte, il est dit que Dieu a donné aux hommes et aux bêtes sauvages, toutes les herbes portant semence et toute la verdure des plantes pour nourriture (Gn 1,29-30).
Quand on interroge les hommes pour savoir ce qui est plus important entre l’herbe et l’homme, la réponse unanime est : l’homme. Mais dans les faits, les hommes reconnaissent que l’herbe est plus importante que l’homme, quand ils sacrifient leur vie et celle des autres pour de l’herbe.
Mais même si la question de la propriété est une question d’herbe, elle représente néanmoins la principale pierre d’achoppement dans la vie humaine. Seuls ceux qui sont spirituellement très proches de Dieu ne butent pas contre cette pierre, passent à côté et la laissent délibérément derrière eux. Pour les autres, cette pierre scabreuse est un objet de controverses, un objet de discussions, un objet d’efforts et de labeur infinis, un thème qui envahit toute leur vie et finit par être leur monument funéraire.
Où se trouve aujourd’hui ‘l’Etat de César? Où est la puissance de Napoléon ? On peut encore en trouver des traces, sous telle ou telle forme, mais le plus important est de savoir où se trouve aujourd’hui le César amoureux du pouvoir, et l’imposant Napoléon? Le plus important est de savoir où sont les hommes, non où se trouve leur propriété. Mais on ne peut pas l’apprendre avant de savoir à qui appartiennent les hommes ?
A qui donc appartiennent les hommes? Celui qui aura résolu le problème de la propriété des hommes, résoudra facilement la question de la propriété humaine, tout comme il est facile aux cantonniers qui ont écarté la plus grosse pierre de la route de se débarrasser ensuite du gravier et des feuilles.
Quand les hommes essaient de résoudre seuls cette question, indépendamment du Christ Seigneur, comme ils le faisaient seuls pendant des milliers d’années, ils le résolvent de deux façons. La première solution consiste à penser que l’homme est la propriété de forces spirituelles maléfiques qui se cachent derrière la nature et sous le masque de la nature ; la seconde solution considère que l’homme est la propriété de la nature elle -même qui l’a créé, qui le conserve quelque temps, comme un meuble parmi d’autres meubles lui appartenant également, avant de le casser et de le tuer. Toutes les cogitations des hommes depuis la création du monde, qui n’ont emprunté aucune once de raisonnement au Christ, ne fournissent que ces deux réponses à la question de savoir à qui appartient l’homme.
La réponse du Christ à cette question est que l’homme est la propriété du Dieu Très-doux. A l’inverse des choses inanimées appartenant à quelqu’un, il s’agit d’un être libre et doué de raison, en tant que fils de Dieu. Cette solution n’est pas celle d’un philosophe, car s’il en avait été ainsi, nous n’y aurions pas cru — mais c’est la solution de Celui qui s’est incarné aux yeux de tous au milieu des hommes, issu de l’unique centre trinitaire de l’existence et de la vie, d’où la vie se propage dans l’ensemble des mondes. C’est pourquoi, nous aussi, nous croyons en cette solution et la considérons comme étant la seule véritable et la seule porteuse de salut. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une solution, mais du témoignage de Celui qui s’est manifesté aux yeux de tous.
Avec ce témoignage sont résolues toutes les questions relatives à la propriété humaine, toutes les questions d’économie et de politique sur terre. Si les hommes sont la propriété de Dieu, la nature est a fortiori la propriété de Dieu. Cela signifie que tout ce que l’homme appelle sa propriété est en fait la propriété de Dieu, empruntée à Dieu par les hommes. Cet emprunt aux hommes, Dieu l’a réparti de façon inégalitaire parmi les hommes. Pourquoi cette inégalité? Parce que les hommes sont des êtres libres et rationnels. Aux choses inanimées, Dieu a tout donné de façon égale. De même aux créatures semi-vivantes, c’est-à-dire dépourvues de liberté et de raison, Dieu a tout attribué égalitairement. Mais à Ses créatures libres et rationnelles, Dieu a tout donné de façon inégale, afin que soient démontrées leur raison et leur liberté ; afin que les hommes se rendent compte de leur dépendance mutuelle et fraternelle ; afin que la sage administration de ce qui leur a été prêté par Dieu leur permette d’obtenir leur salut et celui de leurs frères. C’est ainsi que ce prêt fait par Dieu – ce que les hommes nomment à tort leur propriété – ne représente qu’un moyen d’assurer le salut des hommes.
L’évangile de ce jour évoque le cas d’un homme riche qui n’avait pas du tout compris le sens de la propriété et qui a ensuite enduré de telles souffrances que le cœur se serre et les cheveux se dressent à la simple lecture de la description de ces souffrances.
Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin fin etfaisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche… Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères (Lc 16, 19-21). Voilà une scène terrible de l’inégalité terrestre. Mais attendez, plus tard nous verrons une scène encore plus effrayante de l’inégalité céleste. Quelle différence de situations : d’un côté un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, et de l’autre un mendiant couvert de blessures et de pus! D’un côté, un homme qui ne fréquente que des gens comme lui : riches, rassasiés, bien vêtus et gais ; de l’autre, un homme dont les chiens sont la seule compagnie ! D’un côté, la richesse, la bonne santé et la profusion jusqu’à satiété ; de l’autre, la misère noire, la maladie et la faim ! D’un côté, un tintamarre de chants, de jeux et de rires ; de l’autre, la quête silencieuse de miettes de pain, l’observation muette de l’écoulement du pus de son corps et l’attente silencieuse de la mort! Silencieusement et patiemment, car on ne dit pas que Lazare implorait de l’aide ou criait comme d’autres mendiants. Il attendait affamé, que des miettes tombent de la table du riche et restait silencieux. Par le cœur, il parlait avec quelqu’un, mais par la bouche il ne parlait avec personne. Que pouvait-il dire par la bouche de sa propre misère, quand tout son corps, entouré de chiens, en parlait avec plus d’éloquence que toutes les langues terrestres ?
Vous remarquerez un fait très important : le Seigneur ne mentionne pas le nom de l’homme riche, mais donne le nom du pauvre. Tout au long du récit, le nom de l’homme riche reste inconnu, alors que le nom de Lazare est mentionné sur terre comme au ciel. Qu’est-ce que cela signifie? N est-ce pas tout à fait contraire à l’habitude des hommes qui est celle de se souvenir du nom des gens riches et d’en faire mention, et de ne pas se rappeler le nom d’un pauvre et, s’ils s’en souviennent, de ne pas le mentionner? Telles des ombres anonymes, les mendiants se déplacent ou rampent sur cette terre au milieu des hommes, tous portant un nom générique – le mendiant -, tandis que le nom des gens riches se répand dans les salles, se retrouve dans les chansons, s’écrit dans les livres d’histoire et les journaux, est gravé sur les monuments.
C’est précisément pour cela que le Seigneur ne mentionne pas le nom de l’homme riche, afin de ne pas faire trop d’honneur à un homme tellement célébré par les hommes, et aussi de montrer que la justice de Dieu est différente de celle des hommes, et souvent absolument opposée à elle. Il n’est pas venu sur terre pour se comporter en tous points comme se comportent les hommes avec les autres hommes, mais pour montrer comment le ciel va se comporter avec les hommes. Et par le simple fait de ne pas mentionner le nom de l’homme riche, Il révèle un mystère céleste. Le nom de ce type de riches sera inconnu au ciel; il ne sera mentionné ni parmi les anges ni parmi les saints. Il sera effacé du livre des vivants. Le Seigneur devait savoir le nom de cet homme riche, comme II connaissait celui du pauvre, mais II ne voulait pas que Sa bouche vivifiante le prononçât, afin qu’il ne fût pas ainsi régénéré et ramené à la vie, car ce nom était déjà effacé du livre des vivants. Vous remarquerez que le Seigneur prenait particulièrement soin de ce que Ses lèvres ne mentionnassent jamais les noms d’Hérode, Pilate, Caïphe. Allez dire à ce renard! (Lc 13,32) dit-il en parlant d’Hérode, sans vouloir prononcer son nom. Déjà auparavant, Dieu avait déclaré à propos des païens : Faire monter leurs noms sur mes lèvres ? Jamais! (Ps 16, 4). En ce qui concerne les justes, le Seigneur Jésus avait dit: Réjouissez-vous de ce que vos noms se trouvent inscrits dans les deux (Lc 10, 20). Le Seigneur leur recommande une réjouissance toute particulière, au-dessus de toute autre, même au-dessus de la joie qu’ils ont eue en voyant des esprits maléfiques se soumettre à eux.
Mais quel crime cet homme riche a-t-il commis, au point que le Seigneur ne mentionne même pas son nom? Le Seigneur ne l’accuse pas de vol, ni de mensonge, ni de débauche, ni de meurtre, ni de ne pas croire en Dieu, ni même d’avoir acquis sa fortune de façon frauduleuse. Il semble d’ailleurs que cet homme n’a pas acquis cette fortune, honnêtement ou non, mais qu’il en a hérité, car il est dit : Il y avait un homme riche, et non : il est devenu riche ou il s’est enrichi. Mais pourquoi le Seigneur l’accuserait-Il, quand son accusation vivante se trouve à la porte du palais, écrite non à l’encre sur le papier, mais par des blessures et du pus s’écoulant sur la peau de cet homme ? Il est indubitable que cet homme riche possédait tous les vices que la richesse apporte inévitablement à tout esprit frivole. Car celui qui tous les jours s’habille de façon fastueuse, se nourrit et boit en abondance et s’amuse joyeusement, ne pouvait avoir en lui la crainte de Dieu, ni s’abstenir de bavardages incessants, ni se retenir d’être glouton, ni empêcher son âme d’être orgueilleuse et vaniteuse, ni se priver de mépriser les autres, ni de se moquer des lieux saints de Dieu. Tout cela mène inévitablement et irrésistiblement l’homme à la débauche, à la tromperie, à la vengeance, au meurtre et au renoncement à Dieu. Or tous ces péchés et vices de l’homme riche, le Seigneur ne les mentionne pas. Dans Son récit, une seule transgression de cet homme riche est claire, qui est le mépris extrême affiché à l’égard de cet homme nommé Lazare, pour aucun autre motif que sa misère et sa maladie. Si Lazare avait été en bonne santé et vêtu de lin fin, et qu’il se fût présenté à la porte de l’homme riche, ce dernier l’aurait certainement accueilli et invité à sa table, il se serait adressé à lui en homme, il l’aurait traité en homme. Cependant, dans le Lazare misérable et couvert de pus, il ne voyait pas d’homme, ni ne le reconnaissait comme tel. Il méprisait cette créature divine, comme si elle n’existait pas. Il détournait son regard, afin de ne pas se salir. Il considérait être lui-même sa propre propriété, et estimait que sa richesse n’était pas un prêt fait par Dieu, mais un bien lui appartenant personnellement. Le talent que Dieu lui avait donné, il l’avait enfoui dans son propre corps et ne permettait pas que pussent s’en servir ceux qui en avaient besoin. Son cœur s’était alourdi dans la débauche et l’ivrognerie (Lc 21, 34), devenant complètement aveugle au monde de l’esprit et aux valeurs spirituelles. Il ne regardait qu’avec ses yeux de chair, n’écoutait qu’avec ses oreilles charnelles, ne vivait que sa vie charnelle. Son âme était aussi couverte de pus que le corps de Lazare. Son âme était l’image véritable du corps de Lazare et le corps de Lazare était l’image véritable de son âme. Ainsi Dieu avait-Il disposé deux hommes sur terre, afin d’être un miroir l’un pour l’autre, l’un dans son palais, l’autre à la porte du palais. L’éclat extérieur de l’homme riche était le miroir de l’intérieur de Lazare, tandis que le pus visible extérieurement sur Lazare était le miroir de l’intérieur de l’homme riche. Était-il nécessaire que le Seigneur énumérât tous les péchés de l’homme riche? Ils ont tous été annoncés d’une traite, jusqu’au dernier. L’insensibilité de l’homme riche envers Lazare a fait tomber le rideau qui dissimulait les immondices de son âme, et tout le dégoût qui en émane, pour les yeux, les oreilles, le nez et la bouche, a été dévoilé.
Telle est l’image de ces deux hommes aux situations inégales, sur terre ; l’un dont le nom était très bien connu des autres hommes et l’autre dont les hommes ne voulaient pas connaître le nom. Mais voici maintenant la situation inégale de ces deux hommes au ciel.
Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein dAbraham. Le riche aussi mourut, et on l’ensevelit. Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein (Lc 16, 22-23). Les hommes riches meurent comme meurent les pauvres. Personne ne naît en ce monde pour y vivre éternellement, car ce monde lui-même est mortel et attend sa fin. Les riches meurent en soupirant après ce monde, tandis que les pauvres soupirent après l’autre. En quittant ce monde, le riche a quitté l’éclat, le faste et le plaisir ; Lazare, lui, en quittant ce monde a quitté la faim, le pus et les chiens. Mais regardez maintenant la moisson divine ! Quand le pauvre mourut, les anges prirent son âme et l’emportèrent au paradis ; mais quand le riche mourut, les anges quittèrent son catafalque mortuaire les mains vides. Sur un arbre en apparence pourri, les anges découvrirent et prirent un fruit merveilleux et mûr; mais sur un autre arbre couvert de feuillage vert, ils ne trouvèrent aucun fruit. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu (Lc 3, 9). Ces paroles prophétiques se sont littéralement vérifiées dans le cas du riche impitoyable. Il fut coupé à la fois physiquement et spirituellement: son corps fut jeté dans une tombe pour se consumer dans la terre, tandis que ‘son âme allait brûler en enfer. Les anges ne s’approchèrent même pas de sa dépouille mortelle, car ils savaient qu’il n’y avait rien pour eux; mais des démons et des hommes s’en approchèrent afin que les uns et les autres l’ensevelissent; les démons enfouirent l’âme en enfer, et les hommes enfouirent le corps dans la terre. Bien entendu, les gens se sont comportés de façon différente à l’égard des dépouilles mortelles de l’homme riche et de Lazare, comme ils l’avaient fait de leur vivant. La mort du riche fut annoncée de tous côtés, toute la ville fut émue et se pressa devant son corps aux funérailles. Le corps glacé, qui dans la mort avait peut-être pour la première fois un air de gravité depuis sa naissance, était de nouveau vêtu de pourpre et de lin fin, placé dans un cercueil en bois rare et en métal précieux et transporté à travers la ville dans un véhicule doré, conduit par des chevaux aux œillères rabattues noires, presque contraints d’exprimer eux aussi leur tristesse d’avoir perdu celui qui avait passé sa vie à jouer avec la compassion du ciel. Le corbillard était suivi par une foule d’amis, de parents et de serviteurs, tous plongés dans le deuil. De qui ? De celui qui avait refusé de donner même des miettes de sa table au pauvre mendiant affamé. Toute la ville s’était pressée sur sa tombe, pour entendre des discours vantant ses vertus et mérites pour la ville, la population et l’humanité, aussi admirables que la pourpre et le lin fin sur sa dépouille, qui n’avait plus besoin même des miettes tombées de la table de cette vie ; c’étaient des discours aussi mensongers que la vie de cet homme ; des paroles aussi vides que l’avait été son âme, en l’absence de bonnes œuvres. Enfin, le corps revêtu de pourpre et de lin fin fut mis en terre, non pour que les chiens le lèchent mais pour que les vers le mangent. Sur la tombe furent déposées des couronnes de fleurs et de verdure, en mémoire de celui qui avait perdu la couronne de la gloire céleste. On lui éleva un monument mentionnant en lettres dorées son nom, qui ne se trouvait pas dans le livre des vivants. Mais dans le millier de participants à cette parade inutile, il n’y en eut pas un seul à songer que l’âme de cet homme riche se trouvait à ce moment-là en enfer.
Et quel fut le cortège funèbre du pauvre Lazare ? Comme celui d’un chien trouvé mort dans la rue. Quelqu’un avait dû informer les autorités municipales que le corps d’un mendiant avait été trouvé mort dans la rue et que les autorités devaient se préoccuper de l’enterrer pour diverses raisons, dont deux en particulier: d’abord, le danger existe que les chiens ne le dévorent et n’en dispersent les restes à travers la ville ; ensuite, le danger existe que sa puanteur ne se propage dans la ville, au risque de l’étouffer. En outre, il est nécessaire de le faire sortir au plus vite de la ville et de l’enterrer, parce que son cadavre, recroquevillé, puant et en guenilles, blesse le regard des passants. Il n’y avait donc aucune raison liée à Lazare lui-même ; elles concernaient uniquement les habitants. Lui, le pauvre, était gênant pour les hommes de son vivant, et il en était de même après sa mort. Les autorités devaient renâcler devant cette nouvelle désagréable, trouver des hommes prêts à s’occuper de cette tâche désagréable et veiller à ce que ces hommes fussent rémunérés pour ce travail ! On se transmit alors la nouvelle : un mendiant est mort ! Qui va enterrer un mendiant ? Où et avec l’argent de qui? Qui est ce mendiant? se demandaient peut- être des enfants curieux. Drôle de question ! Qui avait connu et gardé en mémoire le nom d’un mendiant?
Voilà quelle était l’énorme différence entre ces deux hommes du point de vue de leur valeur aux yeux des hommes ! Mais le ciel attache peu d’importance à l’opinion des hommes, à leurs louanges comme à leurs crachats, à leurs décorations comme à leurs condamnations. Les jugements des hommes ne s’appliquent que jusqu’à la tombe des défunts ; au-delà, le ciel se saisit de leurs âmes et donne son jugement. Conformément à ce jugement du ciel, l’homme riche vêtu de lin a été jeté en enfer, tandis que Lazare couvert de pus a été élevé au ciel.
En enfer, en proie à de grandes tortures, le riche lève ses yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Peut-être pour la première fois de son existence, le riche porte son regard vers le haut. Sur terre, il ne regardait que lui-même et autour de lui ; n’ayant pas de souffrance, il ne levait jamais son regard vers le haut. Que soient donc bénies mille fois les souffrances qui nous assaillent en ce monde et nous forcent à lever nos yeux et notre cœur vers le Seigneur! Si ce malheureux homme riche n’avait pas maudit les souffrances sur terre et ne les avait pas fuies, ne cherchant que les rires et les jouissances, il aurait sur terre levé les yeux vers le ciel et se serait probablement sauvé de l’enfer, où il est illusoire de lever les yeux vers le haut. Le roi très sage avait déjà dit: Mieux vaut le chagrin que le rire, car avec un triste visage on peut avoir le cœur joyeux (Qo 7, 3). Cet homme riche avait passé sa vie à rire et à se réjouir et à travers le rire et les réjouissances, son cœur s’était complètement vidé de la crainte de Dieu. En enfer, quand il leva les yeux, Il vit de loin Abraham et Lazare en son sein. L’expression de loin signifie que l’enfer se trouve loin des demeures célestes des justes. Abraham est l’ancêtre du peuple juif par la chair, mais par sa piété, il est l’ancêtre de tous les justes qui se sont rendus agréables à Dieu en accomplissant Sa volonté dans la foi, l’obéissance et l’humilité. Lazare se trouvait dans le sein d’Abraham. Que signifie cette expression ? Elle marque le port où ont accosté tous les justes qui se sont endormis en Dieu à l’issue des tempêtes terrestres. Jusqu’à la venue du Christ, Abraham était considéré par les Juifs comme le premier des justes. Bien entendu, avec l’arrivée du Christ dans le monde, de nombreux autres sont devenus encore plus importants dans le Royaume de Dieu. Ce n’est pas à Abraham mais à Ses apôtres que le Seigneur a promis qu’ils seraient assis sur douze trônes et jugeraient les douze tribus d’Israël. Mais dans la tribu de Sem, Abraham fut le premier à être jugé digne du Royaume de Dieu (Lc 13,28), où à ses côtés se trouvent tous les autres justes, les prophètes martyrisés et tués, les pieux rois et tous ceux qui furent agréables à Dieu. C’est au milieu de ces très grands justes, aux côtés d’Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, des prophètes Elie et Elisée, du juste Job et du glorieux David, qu’est venu Lazare, ce pauvre mendiant qui avait supporté tout au long de sa vie la faim, le dénuement, le mépris, la maladie et le pus. Aucun d’eux n’est arrivé dans ce lieu de lumière, paix et joie indicible, à cause de ses richesses et réjouissances terrestres, à cause de son érudition et de son pouvoir, à cause de sa couronne royale et de ses honneurs, mais à cause de sa foi ferme et de son espérance en Dieu, à cause de sa soumission à la volonté divine ou à cause de son endurance et de son repentir à temps. Car Dieu ne regarde pas ce que sont les gens sur cette terre, mais II regarde comment est leur cœur. Dans Son Royaume entreront ceux qui avaient non une couronne de roi mais une âme de roi ; y entreront ceux qui sont riches par la compassion et la foi, non par l’argent et la terre ; y entreront aussi les initiés, non dans les connaissances terrestres et physiques, mais dans la sagesse de Dieu; y entreront aussi ceux qui ont le cœur joyeux, non ceux dont le cœur n’a été diverti que par des musiciens et des danseurs, mais ceux dont le cœur a été rempli par la joie et la réjouissance de Dieu, comme le dit le Psalmiste : mon cœur et ma chair crient de joie vers le Dieu vivant (Ps 84, 3) !
Que dit le riche pécheur en voyant au-dessus de lui cette scène sublime où Lazare était à côté d’Abraham, ce même Lazare dont il n’avait jamais prononcé sur terre le nom, pour ne pas se salir les lèvres? Il s’écria: «Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme» (Lcl6, 24). En vérité, il n’existe pas de mots capables de mieux exprimer l’horreur des souffrances du pécheur en enfer! Quelqu’un qui a un peu faim, cherche de la viande et du poisson pour apaiser son ventre; si quelqu’un a très faim, il cherche même du pain sec pour apaiser sa faim ; et si quelqu’un meurt de faim, il est heureux d’avoir quelques glands pour survivre. L’horreur indescriptible des flammes de l’enfer, où le riche se consumait, se voit clairement dans le fait qu’il ne réclame ni un morceau de glace, ni un seau d’eau, ni même un verre d’eau, mais seulement le bout humide d’un doigt ! Une seule goutte d’eau au bout d’un doigt pour lui rafraîchir sa langue brûlante ! Ah, mes frères, si les hommes avaient foi dans le fait que le Christ n’est pas venu sur terre pour augmenter le royaume du mensonge par un mensonge supplémentaire, qu’il ne pouvait pas dire un mensonge, ni simplement exagérer une chose, en vérité ce seul récit évangélique serait suffisant pour sauver tous les hommes sur la terre. Regardez comme cet homme, qui ignorait la pitié dans sa vie terrestre, implore qu’on ait pitié de lui au milieu des flammes de l’enfer ! Puis réfléchissez et faites le compte entre vous de tous ceux qui ne donnent pas l’aumône et même se montrent impitoyables envers ceux qui sont plus misérables et pauvres qu’eux ! Dans peu de temps, vous aurez peut-être aussi à implorer qu’on ait pitié de vous, comme cet ancien riche, d’un endroit où les rayons de la grâce éternelle ne descendent jamais.
Mais Abraham dit: «Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux; maintenant ici, il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout: entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous» (Lc 16,25-26). Abraham s’adresse au pécheur en enfer avec tendresse : Mon enfant, ce qui montre l’absence absolue de méchanceté chez le juste qui se trouve au royaume des béatitudes. En outre, en s’adressant ainsi à lui, l’ancêtre Abraham veut rappeler à son descendant que celui-ci appartient à sa lignée, qu’il avait devant lui des exemples de vertus – Abraham lui-même et les autres justes – et qu’il aurait pu se sauver à temps et échapper aux tourments de l’enfer. Mais il ne peut satisfaire la demande du pécheur pour deux raisons : d’abord parce que cette disposition des choses donne satisfaction à la justice céleste, ensuite parce qu’entre les demeures des justes et les lieux des tourments des pécheurs dans l’autre monde, il n’y a pas de pont ni de passage pour les hommes. Y aura-t-il néanmoins un pécheur pour être, à la suite des prières de l’Eglise sur terre, transféré par Dieu de l’enfer au paradis devant le Jugement Dernier ? C’est un mystère de Dieu dans lequel Abraham ne se hasarde pas. Il rappelle seulement à l’ancien riche – maintenant plus pauvre que tous les mendiants sur terre – qu’il avait reçu sur terre tout ce qu’il avait désiré; mais comme il n’avait jamais sur terre aspiré aux trésors célestes, ni n’avait accordé aux mendiants une miette de pain, ni versé une seule larme, il a reçu tout son salaire au cours de sa vie terrestre. Lazare, lui, n’avait reçu au cours de sa vie terrestre, que souffrances, douleurs, mépris ; mais il avait recherché les trésors célestes et voilà qu’il les a reçus. Le Seigneur a dit: Heureux les affligés, car ils seront consolés (Mt 5, 4) ; Il a dit aussi : Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie (Jn 16,20), et: Malheureux, vous qui riez maintenant! car vous connaîtrez le deuil et les larmes (Lc 6,25) !
Voyant qu’Abraham a répondu justement à sa première requête, le pécheur fait alors une seconde demande: Il dit alors: Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils ne viennent eux aussi, dans ce lieu de la torture (Lc 16, 27-28). Comment s’explique une telle pitié soudaine de sa part pour les autres hommes, un tel souci pour leur salut ? Il ne s’agit pas de pitié, mais de son envie d’avoir accès d’une autre façon à un doigt humide qu’il puisse toucher pour alléger ses souffrances. Ici, il révèle un péché spécifique: entraîner les autres dans le scandale. Lui-même est parvenu en enfer, non seulement parce qu’il s’était montré impitoyable envers Lazare, mais aussi parce qu’avec son mode de vie écervelé, il a donné un exemple à ses frères, les amenant à la déchéance et sur la route de l’enfer. Entraîner les autres dans une telle voie est un péché terrible : chuter seul, puis entraîner d’autres à sa suite, mérite une condamnation beaucoup plus lourde que quand l’homme tombe seul. Écoutez les mots terribles que le Seigneur a dit à ce sujet: Mieux vaudrait pour lui se voir passer autour du cou une pierre à moudre et être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits (Lc 17, 2). Tout laisse penser que les frères de cet homme riche étaient plus jeunes que lui. C’est pourquoi il a d’abord voulu que Lazare s’approche de lui et lui pardonne ; puis il s’est efforcé de corriger les péchés qu’il avait pu commettre à l’égard de ses frères. Ainsi les flammes où il se trouvait se seraient atténuées et ses souffrances auraient diminué. La requête qu’il adresse à Abraham, ne concerne donc pas tellement ses frères, mais lui-même.
Et Abraham de dire: «Ils ont Moïse et les Prophètes; qu’ils les écoutent. – Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver,
ils se repentiront. Mais Abraham lui dit: Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus (Lc 16, 29-31). Cette seconde quête de l’homme riche, Abraham ne pouvait non plus la satisfaire. Il fournit des arguments importants et convaincants pour cela. Pourquoi envoyer Lazare sur terre pour rappeler aux hommes ce qui les attend après la mort, quand il leur a été clairement dit par Moïse et les prophètes ce qu’ils doivent faire pour être sauvés ? Des milliers et des milliers d’autres personnes ont été sauvées non grâce à des témoignages de morts mais grâce à des témoignages de vivants. Si des milliers de gens ont pu être sauvés en écoutant Moïse et les prophètes, les frères de cet homme riche pourront l’être eux aussi. C’est en vain que le riche pécheur persiste dans sa requête en soutenant que si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. Abraham, à juste titre, rejette cette requête. Pour les frères de l’homme riche, à quoi sert le témoignage de Lazare s’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes ? Moïse, Isaïe et Elie n’ont-ils pas vu Dieu, et n’est-ce pas au nom de Dieu qu’ils ont dit ce qu’ils ont dit ? Si les frères n’ont pas foi en eux, comment croiraient-ils en Lazare, si ce dernier s’adressait à eux de chez les morts ? Tout d’abord, qui est Lazare ? Un homme auquel ils n’ont pas fait attention de son vivant. En outre, il est douteux qu’ils aient même entendu parler de la mort du pauvre Lazare. S’ils n’ont jamais regardé son visage couvert de pus, comment le reconnaîtraient-ils maintenant s’il s’adresse à eux en pleine gloire, lumineux comme un ange ? Ont-ils jamais entendu le son de sa voix pour être capables de le reconnaître au son de sa voix ? Ont-ils jamais entendu la confession de son existence misérable pour le reconnaître d’après son histoire? Ne se diront-ils pas qu’il s’agit d’une hallucination? Ou de quelque fantôme? Ou d’une simple illusion? Quel bienfait apporta à Saül l’apparition de Samuel d’entre les morts (1 S 28) ?
La réponse d’Abraham ne fut d’aucun secours pour le pécheur en enfer, mais elle peut aider nombre de personnes qui provoquent les esprits des défunts, afin de connaître les mystères célestes et de soi-disant fortifier leur foi. En fait, il n’existe pas de chemin plus facile pour perdre la raison et tomber dans la déchéance! Le spiritisme, c’est la fuite de la lumière vers les ténèbres et la quête de la lumière dans les ténèbres. Ceux qui provoquent les esprits afin de connaître la vérité prouvent ainsi qu’ils ne croient pas dans le Seigneur Jésus. Comment des êtres raisonnables peuvent-ils croire aux esprits de leurs tantes ou voisins décédés, sachant qu’on peut se demander s’il s’agit vraiment des esprits des gens sous le nom duquel ils se présentent et ne pas croire au tout-puissant détenteur de la vérité ? Comment les tantes et les voisins, des médiums et des devins, peuvent-ils attester la véracité de leurs dires? Le Christ a témoigné de l’authenticité de Sa parole avec Son sang et celui de milliers de Ses fidèles qui ont sacrifié leur vie pour cette Parole. En fait, les Juifs ont vu non seulement l’esprit de Lazare ressuscité, mais son corps et son esprit, mais ils ne voulurent pas y croire et essayèrent même de tuer Lazare (Jn 12, 10-11), afin qu’il ne porte pas témoignage de la vérité. Par ailleurs, les Juifs ont également vu la fille de Jaïre et le fils de la veuve de Nain, revenir de la mort, mais pourquoi n’ont-ils pas cru ?
Ils ont aussi vu de nombreux morts sortir des tombeaux lorsque le Christ expira, mais pourquoi n’ont-ils pas cru ? Ils ont fini par apprendre de manière fiable que le Seigneur Jésus était ressuscité, mais au lieu de croire, ils cherchèrent à soudoyer des gardes pour nier la réalité et annoncer un mensonge. Tout cela ne nous suffit-il pas ? Nous recherchons des témoignages de défunts, tels Abraham, Lazare et le riche pécheur! Mais voici un témoin du paradis et de l’enfer, un témoin éprouvé, qui n’est autre que le Seigneur Jésus Lui-même… Si nous avions vu cette scène nous-mêmes, nous serions dubitatifs, pensant qu’il s’agit peut-être d’une apparition, d’un rêve ou d’une hallucination. Mais Lui a vu et entendu, Lui ne peut pas être trompé, ni a fortiori tromper quelqu’un. Ah, frères, si nous avions plus foi en Lui qu’en nous-mêmes! C’est ce qu’il nous demande ; telle est l’exigence principale de Son Évangile : que nous ayons plus foi en Lui qu’en nous-mêmes; et davantage en Lui que dans tous les vivants et tous les morts. N’est-ce pas le cas pour tout véritable guide de voyage de la part du groupe de voyageurs qu’il conduit ? Ce guide ne demande-t-il pas aux voyageurs de le suivre et de ne pas chercher un autre chemin avec leurs propres yeux inexpérimentés, en suivant de faux guides qui, pour des raisons qui leur sont propres, affirment connaître le chemin et une voie plus facile ?
Notre Seigneur le Christ est notre guide pour accéder à Son Royaume, que nul ne peut connaître mieux que Lui. Nous devons croire davantage en Christ que dans nos oreilles et nos yeux trompeurs et notre raisonnement sans valeur, afin de ne pas être trompés par divers esprits douteux et des apparitions. Le Christ nous a ouvert le paradis et l’enfer, laissant les morts nous annoncer ce que nous devons savoir en vue de notre salut ; afin de connaître la vérité sur l’autre monde, pour autant que nous avons besoin de savoir, afin de ne pas avoir la dureté de cœur de l’homme riche, mais d’avoir la patience de Lazare, sa foi et son espérance, et pour que nous ne considérions rien en ce monde comme nous appartenant, sachant que tout ce que nous avons a été prêté par Dieu en vue de notre salut et de celui de nos proches. Gloire et louange donc au Seigneur Jésus, avec Son Père et avec le Saint-Esprit, Trinité unique et indissociable, maintenant et toujours, de tout temps et de toute éternité. Amen.