”Six jours après avoir déclaré à ses disciples : « Il en est ici qui ne goûteront pas la mort avant d’ avoir vu le Royaume de Dieu venu en puissance » (Mat. 16, 28; Marc 9, 1), Jésus prit avec lui ses Disciples préférés : Pierre, Jacques et Jean; et les emmenant à l’écart, il monta sur une montagne élevée : le mont Thabor en Galilée, pour y prier. [Le récit de S. Luc mentionne un délai de huit jours, en incluant les deux jours extrêmes. Les deux versions suggèrent le dépassement de ce monde, créé en six jours, pour atteindre le Royaume éternel, symbolisé par le nombre huit. Selon certains la Transfiguration eut lieu quarante jours avant la Passion; c’est pourquoi cette fête a été fixée quarante jours avant celle de l’Exaltation de la Croix.] Il convenait en effet que ceux qui allaient assister à son agonie à Gethsémani et qui seraient les témoins privilégiés de sa Passion, fussent préparés à cette épreuve par le spectacle de sa gloire. Pierre, car il venait de confesser sa foi en sa divinité ; Jacques, car il fut le premier à mourir pour le Christ ; et Jean qui témoigna de son expérience de la gloire divine en faisant retentir comme « fils de tonnerre », la théologie du Verbe venu dans la chair. Il les fit monter sur la montagne, en signe de l’ascension spirituelle qui, de vertu en vertu, conduit à la charité, vertu suprême qui ouvre l’accès à la contemplation de Dieu. Cette ascension était en fait le résumé de toute la vie du Seigneur qui, revêtu de notre faiblesse, nous a frayé le chemin vers le Père, en nous enseignant que l’hésychia est la mère de la prière et que c’est la prière qui nous manifeste la gloire de Dieu. « Et comme il priait, soudain, l’aspect de son visage devint autre, il se transfigura et brilla comme le soleil, tandis que ses vêtements devinrent resplendissants, d’un blanc fulgurant, tel qu’aucun foulon sur la terre ne peut blanchir » (Marc 9, 3).
Le Verbe de Dieu incarné manifesta ainsi la splendeur naturelle de la gloire divine, qu’il possédait en lui-même et qu’il avait gardée après son Incarnation, mais qui restait cachée sous le voile de la chair. Dès le moment de sa conception dans le sein de la Vierge, en effet, la divinité s’est unie sans confusion avec la nature de la chair, et la gloire divine est devenue, hypostatiquement, gloire du corps assumé. Ce que le Christ manifestait ainsi à ses disciples au sommet de la montagne n’était donc pas un spectacle nouveau, mais la manifestation éclatante de la divinisation en Lui de la nature humaine — y compris le corps — et de son union avec la splendeur divine. Alors que le visage de Moïse avait resplendi d’une gloire qui venait de l’extérieur après la révélation du mont Sinaï (cf. Ex. 34, 29), le visage du Christ apparut au Thabor comme une source de lumière, source de la vie divine rendue accessible à l’homme, et qui se répandait aussi sur ses « vêtements », c’est-à-dire sur le monde extérieur et sur les produits de l’activité et de la civilisation humaines. « Il est transfiguré, assure saint Jean Damascène, non pas en assumant ce qu’il n’était pas, mais en montrant à ses disciples ce qu’il était, leur ouvrant les yeux et, d’aveugles qu’ils étaient, les faisant voyants » [S. Jean Damascène, Homélie sur la Transfiguration, 12 (PG 96, 564)]. Le Christ ouvrit les yeux de ses disciples, et c’est d’un regard transfiguré par la puissance de l’Esprit-Saint que ces derniers virent la lumière divine indissociablement unie à son corps.
Ils furent donc eux-mêmes transfigurés, et c’est dans la prière qu’ils purent voir et connaître le changement advenu à notre nature du fait de son union avec le Verbe (S. Grégoire Palamas). « Tel est le soleil pour les choses sensibles, tel est Dieu pour les spirituelles » (S. Grégoire le Théologien), c’est pourquoi les évangélistes rapportent que le visage du Dieu-Homme, qui est la « lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9), brillait comme le soleil. Mais cette lumière était en fait incomparablement supérieure à toute lumière sensible et, incapables de supporter son éclat inaccessible, les disciples tombèrent à terre. Lumière immatérielle, incréée et intemporelle, elle était le Royaume de Dieu venu dans la puissance du Saint-Esprit, conformément à ce que le Seigneur avait promis à ses disciples. Entrevue alors pour un instant, cette lumière deviendra l’héritage permanent des élus dans le Royaume, quand le Christ viendra à nouveau, resplendissant dans tout l’éclat de sa gloire. Il reviendra dans la lumière, dans cette lumière qui a brillé au Thabor et qui a jailli du tombeau le jour de sa résurrection, et qui, se répandant sur l’âme et le corps des élus, les fera resplendir eux aussi « comme le soleil » (cf. Mat. 13, 43). « Dieu est lumière, et sa vue est lumière » [S. Syméon le Nouveau Théologien, Discours Éthique V, 276 (SC 129, 101)]. De la même manière que les Disciples au sommet du Thabor, de nombreux saints ont été témoins de cette révélation de Dieu dans la lumière. Toutefois la lumière n’est pas pour eux seulement objet de contemplation, mais elle est aussi la grâce déifiante qui leur permet de « voir » Dieu, de sorte que se vérifient les paroles du Psalmiste : « Dans ta lumière, nous verrons la lumière » (Ps. 35, 10). Au sein de cette vision glorieuse, apparurent aux côtés du Seigneur Moïse et Élie, les deux sommets de l’Ancien Testament, représentant respectivement la Loi et les Prophètes, qui lui portaient témoignage en tant que maître des vivants et des morts. [Moïse était mort avant d’entrer dans la Terre Promise, et Élie fut transféré dans un lieu mystérieux sans connaître la mort.]
Et ils s’entretenaient avec Lui, dans la lumière, de l' »Exode qu’Il allait accomplir à Jérusalem », c’est-à-dire de sa Passion, car c’est par la Passion et par la Croix que cette gloire devait être donnée aux hommes. Étant sortis d’eux-mêmes, ravis dans la contemplation de la lumière divine, les Apôtres étaient comme accablés de sommeil et, « ne sachant pas ce qu’il disait, Pierre dit à Jésus : « Maître, il est bon que nous soyons ici, et si tu veux nous ferons trois tentes : une pour toi, une pour Moise et une pour Élie » ». Détournant son disciple de ce désir trop humain, qui consistait à se contenter de la jouissance terrestre de la lumière, le Seigneur leur montra alors une « tente » meilleure et un tabernacle de beaucoup supérieur pour abriter sa gloire. Une nuée lumineuse vint les couvrir de son ombre, et la voix du Père se fit entendre au sein de cette nuée, portant témoignage au Sauveur : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui Je me suis complu; écoutez-le. » Cette nuée représentait la grâce de l’Esprit d’adoption; et, comme lors de son Baptême au Jourdain, la voix du Père rendait ainsi témoignage au Fils et manifestait que les trois Personnes de la Sainte Trinité, toujours unies, collaborent au Salut de l’homme. La lumière de Dieu, qui avait d’abord permis aux Disciples de « voir » le Christ, les fit accéder à un état supérieur à la vision et à la connaissance humaines quand elle brilla plus intensément. Sortant de tout ce qui se voit ainsi que d’eux-mêmes, ils entrèrent alors dans la ténèbre supra-lumineuse, dans laquelle Dieu fait sa retraite (cf. Ps. 17, 12), et « fermant la porte de leurs sens », ils y reçurent la révélation du mystère trinitaire, qui transcende toute affirmation et toute négation [La théologie mystique de S. Denys l’Aréopagite a été appliquée au mystère de la Transfiguration principalement par S. Grégoire Palamas].
Encore insuffisamment préparés à la révélation de tels mystères, car ils n’étaient pas encore passés par l’épreuve de la Croix, les disciples en furent fort effrayés. Mais quand ils relevèrent la tête, ils virent Jésus, seul, ayant retrouvé son aspect habituel, qui s’approcha d’eux et les rassura. Puis, descendant de la montagne, Il leur recommanda de garder le silence sur ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’Homme se relève d’entre les morts. La fête d’aujourd’hui est donc par excellence celle de la divinisation de notre nature humaine et de la participation de notre corps corruptible aux biens éternels, qui sont au-dessus de la nature. Avant même d’accomplir notre Salut par sa Passion, le Sauveur montra alors que le but de sa venue dans le monde était précisément de conduire tout homme à la contemplation de sa gloire divine. C’est pour cette raison que la fête de la Transfiguration a connu une faveur particulière parmi les moines, qui ont consacré toute leur vie à la quête de cette lumière. [De très nombreux monastères ont été dédiés à cette fête, surtout depuis la controverse hésychaste du XIVe s., qui portait précisément sur la nature de la lumière du Thabor et de la contemplation. Notons en outre que, d’après une tradition qui circulait au temps de l’iconoclasme, la première icône, peinte par les Apôtres eux-mêmes, fut celle représentant la Transfiguration. Il s’agit bien sûr moins d’un fait historique, que d’une interprétation symbolique, rendant compte du lien intime entretenu dans la tradition de l’Église entre l’art de l’icône et cette fête de la vision du Christ dans la gloire.]
[La Transfiguration étant célébrée pendant le carême de la Dormition, on n’accorde aujourd’hui qu’une dispense de poisson, et non dispense totale de jeûne, comme pour les autres fêtes du Seigneur. La plupart des homélies des saints Pères sur cette fête sont maintenant traduites dans : Joie de la Transfiguration d’après les Pères d’Orient, « Spiritualité Orientale 39 », Abbaye de Bellefontaine, 1985.]