”Alors que la persécution de Marc Aurèle faisait rage (177), sans épargner ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfants, on arrêta un groupe de chrétiens de Lyon et de Vienne, métropoles de Gaule. Après avoir subi maints outrages et brimades de la part des païens, ils furent amenés sur la place publique, pour y être interrogés par le tribun et les magistrats de Lyon. Comme ils confessaient leur foi avec assurance, on les ramena en prison, jusqu’au retour du gouverneur.
Ce dernier les jugea pour athéisme et impiété, sans leur laisser la possibilité de se défendre. Cette épreuve fit la discrimination entre les chrétiens : les uns se montrèrent entièrement prêts au martyre et confessèrent avec empressement leur foi; d’autres, par contre, au nombre de dix, se trouvèrent ni préparés, ni suffisamment aguerris pour soutenir un tel combat, et ils cédèrent aux pressions des tyrans, provoquant tristesse et grande douleur chez leurs compagnons. Le vide laissé par leur défection se trouva cependant vite comblé, car tous les jours on arrêtait de nouveaux chrétiens, de sorte que se retrouvèrent en prison les éléments les plus actifs des Églises de Vienne et de Lyon. Comme le gouverneur avait donné l’ordre de tous les arrêter, on interpella aussi quelques serviteurs païens qui étaient au service des chrétiens. Effrayés par la perspective des tortures qu’on infligeait aux saints, ceux-ci calomnièrent leurs maîtres, les accusant de se réunir pour des banquets où l’on servait de la chair humaine, de pratiquer l’inceste et de commettre d’autres crimes défiant l’imagination. Ces calomnies rendirent les païens furieux comme des fauves, et les saints martyrs se virent soumis à des châtiments au-delà de toute description, en vue de leur faire arracher une parole de blasphème. La fureur du peuple, du gouverneur et des soldats s’exerça avec une violence particulière contre Sanctus, le diacre de Vienne; contre Maturus, récemment baptisé mais généreux athlète; contre Attale, originaire de Pergame, qui avait toujours été la colonne et l’appui des chrétiens de Lyon; et enfin sur la jeune servante Blandine. Tous craignaient que sa jeunesse et la faiblesse féminine ne la fassent reculer devant l’épreuve, mais elle se trouva emplie d’une telle force, que son endurance dans les tourments finit par lasser les bourreaux qui, s’étant relayés du matin jusqu’au soir pour la torturer, finirent par s’avouer vaincus et à bout de ressources. Ils s’étonnaient qu’elle respirât encore, alors que son corps était tout déchiré et meurtri, et avouaient qu’un seul des supplices qu’ils lui avaient infligés aurait dû suffire à lui enlever la vie. Tel un généreux athlète, la bienheureuse trouvait de nouvelles forces dans la confession, et il lui suffisait de dire : « Je suis chrétienne; chez nous, il ne se fait rien de mal », pour rester insensible aux tortures.
Sanctus, lui aussi, supportait avec une vigueur surhumaine les supplices infligés par les bourreaux. Les impies ne désespéraient pas cependant de lui arracher une parole coupable par la longueur et l’horreur des tourments ; mais il leur opposait une énergie indomptable et on ne put lui faire avouer ni son nom, ni sa patrie, ni sa condition. À toutes les questions, il répondait en latin : « Je suis chrétien! » Car c’était là et son nom, et sa cité, et sa race : son tout. Cette attitude déchaîna la fureur du gouverneur et des soldats qui lui appliquèrent des lames d’airain rougies au feu sur les parties les plus délicates du corps. Tandis que ses membres brûlaient, Sanctus restait ferme dans sa confession de foi, rafraîchi et fortifié par la source céleste de l’eau vivifiante qui sort du côté du Christ. C’était, en effet, le Christ qui souffrait en lui et le glorifiait en mettant le diable en échec. Alors que son corps n’était plus que plaies et meurtrissures, et n’avait plus qu’à peine forme humaine, il manifestait, pour l’exemple des autres, qu’il n’y a pas lieu de craindre là où règne l’amour du Père, rien de douloureux là où est la gloire du Christ.
Les châtiments tyranniques ayant été rendus vains par la constance des martyrs, le diable imagina d’autres machinations : on les entassa dans des cachots obscurs et malsains, les pieds écrasés dans des ceps et souffrant mille cruautés de la part de leurs geôliers, de sorte que la plupart des confesseurs moururent asphyxiés dans la prison, et parmi eux l’évêque de Lyon, saint Pothin (cf. 2 juin). Cependant Dieu manifesta, là encore, son infinie miséricorde, car certains de ceux qui avaient apostasié, se trouvant en prison et soumis au même sort, comprirent qu’ils n’avaient rien gagné à leur reniement et reprirent courage au contact des saints, que l’amour du Christ et la grâce du Saint- Esprit rendaient joyeux. Leurs visages étaient illuminés de gloire, ils exhalaient la bonne odeur du Christ et leurs chaînes elles-mêmes paraissaient être une parure magnifique, comme celle d’une fiancée dans sa robe aux franges brodées d’or. Les apostats se trouvèrent donc animés d’un nouvel élan et n’hésitèrent plus à confesser le Christ, pour participer eux aussi à la gloire des martyrs. Et ce fut une grande joie pour l’Église, de recevoir vivants ceux qui avaient trouvé au préalable la mort spirituelle en étant rejetés de son sein.
Vint alors le moment pour les généreux athlètes : Maturus, Sanctus, Blandine et Attale de tresser par leurs combats une couronne unique, faite de fleurs variées, qu’ils présentèrent au Père. Conduits dans l’amphithéâtre pour y être livrés aux fauves et assouvir l’inhumanité des païens, Maturus et Sanctus subirent toutes sortes de tourments : ils furent passés par les verges, traînés par les bêtes, soumis à tout ce qu’ordonnait la foule en délire par ses clameurs. On finit par les asseoir sur un siège de fer rougi au feu, sur lequel les corps grillés dégageaient une odeur de graisse. Mais rien ne put vaincre leur résolution, et Sanctus continuait de répéter ces mots : « Je suis chrétien! » Pour en finir avec eux, on les égorgea.
Pendant ce temps, sainte Blandine était suspendue à un poteau et exposée aux bêtes. La vue de la jeune vierge, ainsi crucifiée, qui ne cessait de prier d’une voix forte, affermissait les frères qui livraient bataille. Ils voyaient en elle le Seigneur Lui-même, qui a été crucifié pour notre Salut, et ils se trouvaient ainsi convaincus que tous ceux qui souffrent pour la gloire du Christ vivront éternellement dans la communion du Dieu vivant. Aucune des bêtes n’osa toucher Blandine ce jour- là. Menue, faible et méprisée, elle avait revêtu le grand et invincible Athlète, le Christ, qui la faisait triompher de l’adversaire, aussi la ramena-t-on en prison.
Attale ayant été présenté pour le supplice, on découvrit qu’il était citoyen romain, et son cas dut être référé à l’empereur. La réponse de César parvenue, on fit avancer les bienheureux confesseurs à l’occasion de la fête des Trois-Gaules, qui rassemblait à Lyon des délégués venus de toutes les régions. Après un interrogatoire mené de façon théâtrale, on fit décapiter les confesseurs qui étaient de citoyenneté romaine et les autres furent envoyés aux bêtes. Contre l’attente des païens, le Christ était magnifiquement glorifié par ceux qui avaient tout d’abord renié, et seuls les fils de la perdition restèrent privés de la grâce. Alors que l’interrogatoire se déroulait, un certain Alexandre, médecin originaire de Phrygie, établi depuis des années en Gaule, confessa la foi de manière audacieuse. Le lendemain, il fut livré aux bêtes dans l’amphithéâtre, en compagnie d’Attale. Après avoir subi tous les supplices inventés pour servir de spectacle à la foule, ils furent égorgés. Alors qu’Attale, assis sur la chaise de fer incandescent, confessait jusqu’à son dernier souffle le seul vrai Dieu, Alexandre, s’entretenant en son cœur avec Dieu, ne faisait entendre ni parole ni gémissement.
Le dernier jour des jeux, Blandine fut amenée de nouveau dans l’arène avec un jeune garçon de quinze ans, Ponticus. Chaque jour, ils avaient été témoins des supplices de leurs compagnons, mais étaient restés inébranlables. Devant cette résolution, la foule devint furieuse au point de n’avoir aucune pitié de l’âge du garçon, ni aucun respect à l’endroit de la jeune fille. On les fit passer par toutes les tortures, mais rien ne put les soumettre. Après avoir généreusement supporté les supplices, exhorté par sa sœur en Christ, Ponticus rendit l’âme. La bienheureuse Blandine restait donc, la dernière de tous, semblable à la noble mère des frères Maccabées (cf. II Mac. 7) [Un texte liturgique du Missel de Lyon la nomme : « Mère des martyrs »]. Elle affronta à son tour les mêmes épreuves que ses enfants spirituels, empressée de les rejoindre, comme si elle était invitée à un repas de noces et non pas jetée en pâture aux bêtes. Après les fouets, après les fauves, après le gril, on l’enferma dans un filet pour la livrer à un taureau. À plusieurs reprises l’animal la projeta en l’air, mais elle ne sentait rien de ce qui lui arrivait, car tout entière à son espérance dans les biens promis, elle continuait son entretien avec le Christ. On finit par l’égorger, elle aussi. Les païens durent avouer que jamais femme, chez eux, n’avait subi de si cruels et de si nombreux supplices.
Après ces événements sanglants, qui firent en tout quarante-huit martyrs, la rage des persécuteurs ne se trouvant pas assouvie, ils jetèrent aux chiens les corps de ceux qui avaient péri dans la prison, et interdirent aux fidèles d’en ensevelir les restes. Quant aux corps des martyrs de l’amphithéâtre, après avoir été exposés en plein air pendant six jours, ils furent brûlés, et leurs cendres furent jetées dans le Rhône.