”Disciple des Apôtres, père des évêques, combattant audacieux qui s’est élancé au premier rang de la cohorte des martyrs victorieux, Saint Ignace a remporté une triple couronne et brille maintenant d’un éclat flamboyant au firmament des amis de Dieu. Conformément à son nom de feu (ignis en latin = feu), l’amour du Christ brûlait à tel point en son cœur qu’il fut surnommé le Théophore, le porteur-de-Dieu, terme qu’il n’hésitait pas à s’appliquer lui-même d’ailleurs, sans vantardise, car tous les chrétiens, depuis leur Baptême, sont devenus Christophores (porteurs-du-Christ) et ont été revêtus de l’Esprit-Saint (hagiophores, pneumatophores, disent encore les Saints Pères). [Une tradition rapporte que les lions ne dévorèrent pas le cœur de Saint Ignace et, qu’après son exécution, on y vit inscrit en lettres d’or le nom de «Théophore». Selon d’autres, prenant ce terme au sens passif de «porté par Dieu», Saint Ignace aurait été le jeune enfant que le Christ prit dans ses bras en disant: «Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille» (Mat. 18, 5).]
Dans sa jeunesse, Ignace avait connu les Apôtres, et avait été initié aux mystères plus profonds de la Foi par Saint Jean l’Évangéliste, en compagnie de Saint Polycarpe [Commémoré le 23 février]. Il succéda ensuite à Evodus, comme second évêque d’Antioche, la capitale de la Syrie et la ville la plus importante de tout l’Orient, dont le siège épiscopal avait été fondé par l’Apôtre Saint Pierre. Pendant la persécution de Domitien (81-96), Saint Ignace encouragea de nombreux confesseurs à mépriser les tourments et les épreuves de quelques instants pour gagner la vie éternelle. Il les visitait dans leur prison, les réconfortait et leur communiquait l’empressement qu’il éprouvait lui- même pour être définitivement uni au Christ dans l’imitation de Sa mort. Mais il ne fut pas alors arrêté, et lorsque les poursuites furent interrompues, l’intrépide évêque resta affligé de ne pas avoir été appelé par Dieu pour devenir un vrai disciple, consommé dans la perfection.
Pendant les années de paix qui suivirent, les Apôtres ayant désormais disparu, l’évêque d’Antioche s’employa à donner à Église les fondements de son organisation et à montrer comment la Grâce, descendue sur les Apôtres le jour de la Pentecôte, demeure et se prolonge dans le ministère épiscopal. D’Antioche la Grande, sa voix autorisée se faisait entendre dans toutes les Églises —alors petites communautés locales— pour les exhorter à rester dans l’unité et la charité autour de l’évêque, image terrestre du seul Évêque véritable et Grand-prêtre, Jésus-Christ. Unis dans la foi inébranlable dans le Sauveur crucifié et ressuscité, et par la concorde qui vient de la charité et de leur commune espérance, les fidèles doivent se réunir autour de leur évêque et du collège des prêtres et des diacres, aussi souvent qu’ils le peuvent —particulièrement le dimanche, jour du Seigneur—, pour célébrer ensemble la sainte Eucharistie, «rompant le même pain, qui est remède d’immortalité, et antidote pour ne pas mourir, mais pour vivre pour toujours en Jésus-Christ» (Lettre aux Éphésiens 18). Là où est l’évêque, disait-il encore, là est Jésus-Christ, là est l’Église catholique (universelle),
l’assurance de la vie éternelle, le gage de la communion à Dieu. C’est pourquoi il n’y a qu’une seule assemblée eucharistique légitime: celle qui est accomplie par l’Église, dans l’unité de la foi autour de l’évêque ou de son représentant (cf. Lettre aux Smyrniens 8, 2). Et, une fois la synaxe terminée, les chrétiens se doivent de manifester dans leur vie, dans leur conduite, ensemble et vis-à-vis du monde extérieur, dans leurs sentiments et leurs pensées, le même accord harmonieux que les cordes bien ajustées d’une lyre, de manière à chanter «d’une seule voix par Jésus-Christ un hymne de louange au Père» (Éphes. 4). «Soyez unis à l’évêque, recommande-t-il aux Éphésiens, comme l’Église l’est à Jésus-Christ, et Jésus-Christ au Père, afin que toutes choses soient en accord dans l’unité (idem 5). Outre la haine et les querelles il les engage à fuir les divisions de toutes sortes, «comme les principes de tous les maux» (Smyrn. 7). Affermis ainsi dans la concorde et l’amour mutuel, la Vérité demeurera en eux, et l’Église, telle une citadelle céleste, restera pure et inaccessible à la contamination de l’hérésie. À la suite de Saint Paul, Saint Ignace énonçait ainsi les principes inchangés et inaltérables sur la nature de l’Église, l’institution de l’évêque, le rôle de l’assemblée eucharistique, les rapports entre l’Église locale et l’Église universelle, toutes choses qui font dire de la Sainte Église: «Toute la gloire de la fille du Roi vient du-dedans. Elle est ornée de franges d’or, parée de couleurs variées» (Ps. 44, 15).
Trajan étant monté sur le trône (98), il laissa tout d’abord les chrétiens en paix, trop occupé qu’il
était à mener la guerre contre les barbares. Mais, à la suite de ses victoires sur les Scythes et les Daces, il décida de soumettre tous les sujets de l’empire au culte des idoles et de l’empereur, sous peine de mort. Vers l’an 113, il partit en campagne en direction de l’Arménie et de la Parthie, et, en chemin, il fit halte quelque temps dans la brillante Antioche, déclenchant à cette occasion une persécution locale contre les chrétiens en vue. Sentant que le moment tant attendu était enfin arrivé, Saint Ignace se présenta alors de lui-même devant l’empereur, et répondit hardiment à ses questions. Il confessa le Dieu Créateur et Ami des hommes et Son Fils Unique Jésus Christ, et ne craignit pas de se moquer de la superstition de ce puissant souverain qui faisait invoquer des êtres vains et illusoires pour protéger ses armées. Irrité, Trajan lui demanda: —«Tu es donc disciple du Crucifié sous Ponce Pilate?» —«Je suis le disciple de Celui qui a cloué mon péché sur la Croix, et a piétiné le diable et ses intrigues» répliqua le Saint. —«Pourquoi t’appelle-t-on Théophore?» —«Parce que je porte en moi le Christ vivant!» —«Que celui qui porte le Crucifié soit donc mené à Rome chargé de chaînes pour être livré en pâture aux lions pour le divertissement du peuple», ordonna l’empereur. Rempli de joie, le serviteur de Dieu baisa avec chaleur les lourdes chaînes dont on le chargeait, en les appellant «mes très précieuses perles spirituelles», liens tant désirés qui lui procureront la vie en Christ, à l’exemple de Saint Paul et de tant d’autres glorieux martyrs. Puis, ayant dit adieu à son Église en exhortant ses fils à changer leurs larmes en cantiques d’allégresse, il partit à pied, en compagnie d’autres prisonniers, escorté par une escouade de dix soldats cruels et implacables, véritables «léopards» dit-il, qui l’accablaient de mauvais traitements, avec pour seul résultat d’ajouter à sa joie et à son empressement.
Partis d’Antioche, ils parvinrent au prix de grandes peines, tantôt par mer tantôt à pied, jusqu’à Smyrne, où Ignace fut accueilli avec grande émotion par son condisciple Saint Polycarpe, l’évêque de la ville. Il reçut là aussi des envoyés des villes proches: l’évêque d’Éphèse, Onésime; celui de Magnésie, Démas, et celui de Tralles, Polybes. Tout en leur communiquant ses ultimes enseignements et en les exhortant à imiter la douceur et l’humilité de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les persécutions, devant les injures et les moqueries des païens, il leur insuffla sa joie et son désir de trouver au plus vite la perfection du martyre, si bien qu’ils ne lui firent pas leurs adieux comme à un condamné à mort, mais ils le saluèrent comme un athlète déjà triomphant, comme un voyageur en partance vers le ciel. De là, Saint Ignace adressa d’admirables lettres aux chrétiens des Églises d’Asie Mineure, pour les confirmer dans la foi, pour les engager à se garder des hérésies en restant unis autour de l’évêque et du collège des prêtres en une seule assemblée eucharistique, et pour leur communiquer son brûlant enthousiasme. Ayant appris que les fidèles de Rome voulaient tenter de le délivrer au moment de son exécution, il leur adressa une lettre pour refréner leur zèle inopportun et les supplier de ne pas intervenir. «C’est maintenant que je commence à être un disciple (…) Mon désir terrestre a été crucifié, et il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais une eau vive qui murmure et dit au-dedans de moi: «Viens vers le Père» (Lettres aux Romains 7). L’amour du Christ bouillonnait à tel point en lui, qu’il lui inspira alors ces paroles de feu: «Pardonnez-moi, frères; ne m’empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu (…) Laissez-moi être la pâture des bêtes, par lesquelles il me sera possible de trouver Dieu. Je suis le froment de Dieu, et je serai moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé un pur pain du Christ» (idem 6 et 4). Devenir, à l’image du Christ, vrai pain eucharistique, célébrer par lui-même la véritable et parfaite Liturgie, tel était le seul désir du saint hiérarque.
Le cortège s’arrêta ensuite à Troades, où Ignace apprit avec joie que la persécution avait cessé à Antioche. Il écrivit alors aux Églises d’envoyer des représentants pour se réjouir avec ses enfants spirituels, et confia à Polycarpe le soin de son Église.
Ayant atteint Rome, après de longues et pénibles étapes, il fut accueilli par les fidèles de la capitale dans une ambiance où les larmes de tristesse et d’angoisse se mêlaient à la joie de recevoir cet astre venu d’Orient, qui avait parcouru le monde pour venir se coucher à l’Occident. Lorsqu’arriva le moment de l’exécution, Saint Ignace entra dans l’arène comme s’il s’avançait vers le saint autel pour célébrer son ultime liturgie, devant ses fidèles mêlés aux païens sur les gradins. Désormais pleinement évêque et disciple du Grand-Prêtre de notre Salut, Jésus, à la fois prêtre et victime, il s’offrit avec complaisance aux lions voraces, qui se précipitèrent sur lui et le dévorèrent en quelques instants, ne laissant, selon son désir, que ses plus gros ossements. Ces précieux restes furent récupérés avec dévotion par les fidèles et furent ramenés en grande pompe vers Antioche, salués sur leur passage par les chrétiens, comme si le pasteur rentrait vivant et triomphant à son bercail.