Un extrait du livre « Paputé schismatique » :

Les discussions qui eurent lieu à la fin du même siècle, entre Jean le Jeûneur, successeur d’Eutychius sur le siège de Constantinople, et le pape saint Grégoire le Grand, établissent, de la manière la plus évidente, la même vérité.

Nous avons fait observer que le titre d’œcuménique avait été donné par honneur à l’évêque de Rome dans le concile de Chalcédoine ; que le pape Félix avait affecté de donner à son siège le titre de catholique dans le même sens ; et que des moines orientaux avaient appelé le pape Agapitus patriarche œcuménique. On s’autorisa sans doute à Constantinople de ces antécédents. Les empereurs tenaient à élever le patriarche de cette capitale, qu’ils appelaient la nouvelle Rome, au même degré d’honneur que celui de l’ancienne Rome, tout en lui laissant le second rang, sous l’unique rapport de l’ancienneté. L’empereur Maurice donna donc à Jean le Jeûneur le titre de patriarche œcuménique.
Le pape Pélage II, puis son successeur, Grégoire le Grand, protestèrent contre ce titre. Grégoire écrivit alors ces lettres fameuses qui condamnent d’une manière si péremptoire la papauté moderne. Nous en donnerons quelques extraits.

Au commencement de son épiscopat, Grégoire adressa une lettre de communion aux patriarches Jean de Constantinople, Euloge d’Alexandrie, Grégoire d’Antioche, Jean de Jérusalem, à Anastase, ancien patriarche d’Antioche, son ami. S’il se fût considéré comme le chef et le souverain de l’Église, s’il eût cru qu’il l’était de droit divin, il se fût certainement adressé aux patriarches comme à des subordonnés ; on trouverait, dans cette circulaire, quelques traces de sa supériorité. Il en est tout autrement. Il s’y étend longuement sur les devoirs de l’épiscopat, et il ne songe même pas à parler des droits que lui eût conférés sa dignité. Il y insiste particulièrement sur le devoir, pour l’évêque, de ne point se laisser préoccuper par le soin des choses extérieures, et il finit sa circulaire en faisant sa profession de foi, afin de prouver qu’il était en communion avec les autres patriarches, et, par eux, avec toute l’Église (S. Grég., pap., Epist. 25, lib. I.). Ce silence de saint Grégoire sur les prétendus droits de la papauté est déjà très-significatif par lui-même, et les théologiens romains auraient de la peine à l’expliquer. Que pourraient-ils donc opposer aux lettres dont nous allons traduire des extraits, et dans lesquelles saint Grégoire condamne, de la manière la plus expresse, l’idée fondamentale qu’ils voudraient nous donner de la papauté, c’est-à-dire le caractère universel de son autorité ?

Grégoire à Jean, évêque de Constantinople.

« Votre Fraternité se souvient de la paix et de la con corde dont jouissait l’Église lorsqu’elle fut élevée à la dignité sacerdotale. Je ne comprends donc pas comment elle a osé suivre l’inspiration de l’orgueil, et essayé de prendre un titre qui peut occasionner du scandale dans l’esprit de tous les frères. J’en suis d’autant plus étonné, que je me souviens que vous aviez pris la fuite pour éviter l’épiscopat. Pourtant, vous voulez l’exercer aujourd’hui comme si vous aviez couru au-devant, sous l’empire de désirs ambitieux. Vous qui disiez bien haut que vous étiez indigne de l’épiscopat, vous y avez à peine été élevé que, méprisant vos frères, vous avez ambitionné d’avoir seul le titre d’évêque. Pélage, mon prédécesseur, de sainte mémoire, avait adressé à Votre Sainteté des observations fort graves à ce sujet. Il a rejeté, à cause du titre orgueilleux et superbe que vous y avez pris, les actes du synode que vous avez assemblé dans la cause de notre frère et coévêque Grégoire, et il défendit de communiquer avec vous, à l’archidiacre que, selon l’usage, il avait envoyé à la cour de l’empereur. Après la mort de Pélage, ayant été élevé, malgré mon in dignité, au gouvernement de l’Église (Selon saint Grégoire, tout évêque prend part au gouvernement de l’Eglise, l’autorité résidant dans l’épiscopat.), j’ai eu soin d’en gager Votre Fraternité, non par écrit mais de vive voix, d’abord par mes envoyés (L’évêque de Rome avait des envoyés à la cour de Constantinople depuis que cette ville était la résidence des empereurs.), et ensuite par l’entremise de notre commun fils le diacre Sabinien, de renoncer à une telle présomption. J’ai défendu à ce dernier de communiquer avec vous si vous refusiez d’obtempérer à ma demande, afin d’inspirer à Votre Sainteté de la honte de son ambition, avant de procéder par les voies canoniques, si la honte ne vous guérissait pas d’un orgueil aussi pro fane, aussi coupable. Comme avant de faire l’amputation il faut palper doucement la plaie, je vous prie, je vous supplie, je demande avec le plus de douceur qu’il m’est possible que Votre Fraternité s’oppose à tous les flatteurs qui lui donnent un titre erroné, et qu’elle ne consente pas à s’attribuer un titre aussi insensé qu’orgueilleux. En vérité, je pleure ; et, du fond du cœur, j’attribue à mes péchés que mon frère n’ait pas voulu revenir à l’humilité, lui qui n’a été établi dans la dignité épiscopale que pour ramener les âmes des autres à l’humilité ; que celui qui enseigne aux autres la vérité n’ait voulu ni l’enseigner à lui-même, ni consentir, malgré mes prières, à ce que je prisse ce soin.

« Réfléchissez donc, je vous en prie, que, par cette présomption téméraire, la paix de l’Église entière est troublée, et que vous êtes ennemi de la grâce qui a été donnée à tous en commun. Plus vous croîtrez en cette grâce, plus vous serez humble à vos yeux ; vous serez d’autant plus grand que vous serez plus éloigné d’usurper ce titre extravagant et orgueilleux. Vous serez d’autant plus riche que vous chercherez moins à dépouiller vos frères à votre profit. Donc, très-cher frère, aimez l’humilité de tout votre cœur ; c’est elle qui maintient la concorde entre les frères, et qui con serve l’unité dans la sainte Église universelle.

« Lorsque l’apôtre Paul entendait certains fidèles dire : Moi, je suis disciple de Paul, moi d’Apollo, moi de Pierre, il ne pouvait voir sans horreur déchirer ainsi le corps du Seigneur, en rattacher les membres à plusieurs têtes, et il s’écriait : Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? ou bien avez-vous été baptisés au nom de Paul ? S’il ne voulait pas que les membres du corps du Seigneur fussent rats tachés par parties à d’autres têtes qu’à celles du Christ, quoique ces têtes fussent des apôtres, vous, que direz-vous au Christ, qui est la tête de l’Eglise universelle, que lui direz-vous au dernier jugement, vous qui, par votre titre d’universel, voulez-vous soumettre tous ses membres ? Qui, dites-le-moi, je vous prie, qui imitez-vous par ce titre per vers, si ce n’est celui qui, méprisant les légions des anges qui étaient ses compagnons, s’efforça de monter au faîte pour n’être soumis à personne et être seul au-dessus des autres; qui dit : Je monterai dans le ciel; j’élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel; je placerai mon siège sur la montagne de l’alliance, dans les flancs de l’Aquilon. Je monterai au-dessus des nuées ; je serai semblable au Très-Haut ?

« Que sont vos frères, tous les évêques de l’Église universelle, si ce n’est les astres du ciel ! Leur vie et leur enseignement brillent, en effet, à travers les péchés et les erreurs des hommes, comme les astres à travers les ténèbres de la nuit. Lorsque, par un titre ambitieux, vous voulez vous élever au-dessus d’eux, et rabaisser leur titre en le comparant avec le vôtre, que dites-vous, si ce n’est ces paroles : « Je monterai dans le ciel ; j’élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel ? Tous les évêques ne sont-ils pas les nuées qui versent la pluie de l’enseignement, et qui sont sillonnées par les éclairs de leurs bonnes œuvres ? Votre Fraternité, en les méprisant, en s’efforçant de les mettre à ses pieds, que dit-elle, si ce n’est cette parole de l’antique ennemi : Je monterai au-dessus des nuées ? Pour moi, quand je vois tout cela à travers mes larmes, je crains les jugements secrets de Dieu ; mes larmes coulent avec plus d’abondance, mes gémissements débordent de mon cœur, de ce que le seigneur Jean, cet homme si saint, d’une si grande abstinence et humilité, séduit par les flatteries de ses familiers, a pu s’élever jusqu’à un tel degré d’orgueil, que, par le désir d’un titre pervers, il s’efforce d’être semblable à celui qui, en voulant être orgueilleusement semblable à Dieu, perdit la grâce de la ressemblance divine qui lui avait été accordée, et qui perdit la Vraie béatitude, parce qu’il ambitionna une fausse gloire. Pierre, le premier des apôtres, et membre de l’Église sainte et universelle ; Paul, André, Jean, ne sont-ils pas les chefs de certains peuples ? et cependant tous sont membres sous un seul chef. Pour tout dire en un mot, les saints avant la loi, les saints sous la loi, les saints sous la grâce, ne forment-ils pas tout le corps du Seigneur ? Ne sont-ils pas membres de l’Église ? et il n’en est aucun parmi eux qui ait voulu être appelé universel. Que Votre Sainteté reconnaisse donc combien elle s’enfle en elle-même lorsqu’elle revendique un titre qu’aucun n’a eu la présomption de s’attribuer !

« Votre Fraternité le sait, le vénérable concile de Chalcédoine n’a-t-il pas donné honorifiquement le titre d’universel aux évêques de ce siège apostolique dont je suis, par la volonté de Dieu, le serviteur ? Et cependant aucun n’a voulu permettre qu’on lui donnât ce titre ; aucun ne s’attribua ce titre téméraire, de peur qu’en s’attribuant un honneur particulier dans la dignité de l’épiscopat, il ne semblât la refuser à tous les Frères.
« … Le Seigneur, voulant rappeler à l’humilité les cœurs encore faibles de ses disciples, leur dit : Si quelqu’un veut obtenir la première place parmi vous, il sera le plus petit de tous ; ce qui nous fait connaître clairement que celui qui est véritablement élevé est celui qui s’humilie dans ses pensées. Craignons donc d’être du nombre de ceux qui cherchent les premières places dans les synagogues, les salutations sur la place publique, et qui aiment à être appelés Maîtres parmi les hommes. En effet, le Seigneur a dit à ses disciples : Ne vous faites pas appeler Maitres, car vous n’avez qu’un Maitre, et vous êtes tous frères. Ne vous faites pas non plus appeler Pères, car vous n’avez qu’un Père.
« Que diriez-vous donc, très-cher frère, au terrible jugement à venir, vous qui désirez non-seulement être appelé Père, mais Père universel du monde ? Prenez donc garde aux mauvaises suggestions ; fuyez tout conseil de scandale. Il est nécessaire, il est vrai, que les scandales arrivent ; mais pourtant, MALHEUR à celui par qui le scandale arrive! Par suite de votre titre criminel et plein d’orgueil, l’Eglise est divisée, et les cœurs de tous les frères sont scandalisés.
« … J’ai cherché, une fois et deux fois, par mes envoyés et par d’humbles paroles, à corriger le péché qui est commis contre toute l’Eglise ; aujourd’hui, j’écris moi-même. Je n’ai rien omis de ce que l’humilité me faisait un devoir de faire. Si je ne recueille de ma correction que du mépris, il ne me restera que la ressource d’en appeler à l’Eglise. »

On voit, par cette première lettre du pape saint Grégoire le Grand :
1° que l’autorité ecclésiastique réside dans l’épiscopat, et non dans tel évêque, quelque élevé que soit son rang dans la hiérarchie ecclésiastique ;
2° que ce n’était point sa cause particulière qu’il défendait contre Jean de Constantinople, mais celle de toute l’Eglise;
3° qu’il n’avait pas le droit de juger lui-même cette cause, et qu’il devrait en référer à l’Eglise;
4° que le titre d’évêque universel est contraire à la parole de Dieu, orgueilleux, criminel ;
5° qu’aucun évêque, malgré l’élévation de son rang dans la hiérarchie ecclésiastique, ne peut prétendre à une autorité universelle – sans entreprendre sur les droits de l’épiscopat entier;
6° qu’aucun évêque dans l’Eglise ne peut se prétendre père de tous les chrétiens sans s’attribuer un titre contraire à l’Evangile, orgueilleux et criminel.

Jean de Constantinople ayant reçu de l’empereur son titre d’universel, Grégoire écrivit la lettre suivante à ce prince (Lettres de saint Grégoire, liv. V ; lettre 20° (édit. bénéd.)) :

« … Notre très-pieux seigneur agit sagement, en cher chant à procurer la paix de l’Eglise pour arriver à pacifier son empire, en daignant engager les prêtres à la concorde et à l’union. Je la désire ardemment, et, autant qu’il est en moi, j’obéis à ses ordres sérénissimes. Mais comme il ne s’agit pas de ma cause, mais de celle de Dieu ; comme ce n’est pas moi seul qui suis troublé, mais que toute l’Eglise est agitée ; comme les canons, les vénérables conciles et les commandements de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même sont attaqués par l’invention d’un certain mot pompeux et orgueilleux ; que le très-pieux seigneur coupe ce mal, et si le malade veut résister, qu’il l’enlace dans les liens de son autorité impériale. En enchaînant de telles choses, vous donnez de la liberté à la république ; et par des incisions de ce genre, vous diminuez le mal de votre empire.

« Tous ceux qui ont lu l’Evangile savent que le soin de toute l’Eglise a été confié par le Seigneur lui-même à saint Pierre, premier de tous les apôtres. En effet, il lui a été dit : Pierre, m’aimes-tu ? Pais mes brebis. Il lui a été dit encore : Satan a désiré te cribler comme du blé ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ; donc, étant con verti, affermis tes frères. Il lui a été dit aussi : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux : et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Il a donc reçu les clefs du royaume céleste ; le pouvoir de lier et de délier lui a été donné ; on lui a confié le soin de toute l’Eglise et la primauté, et cependant il ne s’est pas appelé apôtre universel. Or, le très-saint homme Jean, mon frère dans le sacerdoce, s’efforce de prendre le titre d’évêque universel. Je suis obligé de m’écrier et de dire : O temps ! ô mœurs ! »

 

Nous ne voulons pas laisser passer ces paroles de saint Grégoire sans en faire ressortir toute l’importance. Ce grand docteur entend, comme on le voit, les textes de l’Evangile relatifs à saint Pierre, dans le sens le plus favorable à cet apôtre. Il exalte Pierre comme ayant eu la primauté dans le collège apostolique, comme ayant été chargé par le Seigneur Lui-même du soin de toute l’Eglise. Qu’en conclut-il ? Depuis que les papes ont abusé des textes qu’il cite pour s’attribuer dans l’Eglise une autorité universelle et absolue, on sait comment ils raisonnent. Ils donnent d’abord aux paroles évangéliques le sens le plus large, le plus absolu, et se les appliquent ensuite en qualité de successeurs de saint Pierre. Saint Grégoire agit tout autrement ; il rapproche des prérogatives de Pierre son humilité, qui l’a empêché de s’attribuer une autorité universelle ; il songe même si peu à se donner comme héritier de Pierre, qu’il ne cite l’exemple de cet apôtre que pour confondre Jean de Constantinople et tous ceux qui, dans l’Eglise, voudraient s’attribuer une autorité universelle. Il attaque donc, par l’exemple de saint Pierre, l’autorité que les papes se sont attribuée au nom de saint Pierre et comme successeurs de saint Pierre !

Saint Grégoire continue :

« … Est-ce ma cause, très-pieux seigneur, que je défends en cette circonstance ? Est-ce d’une injure particulière que je veux me venger ? Non, il s’agit de la cause de Dieu tout puissant, de la cause de l’Eglise universelle.

« Quel est celui-là qui, contrairement aux préceptes de l’Evangile, aux décrets des canons, a la présomption d’usurper un nouveau titre ? Plût au ciel qu’il n’y en ait qu’un qui, sans vouloir amoindrir les autres, désire individuel ment être universel !…

« L’Eglise de Constantinople a fourni des évêques qui sont tombés dans l’abîme de l’hérésie, et qui sont même devenus hérésiarques. C’est de là qu’est sorti Nestorius, qui, pensant qu’il y avait deux personnes en Jésus-Christ, Médiateur entre Dieu et les hommes, parce qu’il ne crut pas que Dieu pouvait se faire homme, descendit ainsi jusqu’à la perfidie des Juifs. C’est de là qu’est sorti Macédonius, qui nia que l’Esprit-Saint fût un Dieu consubstantiel avec le Père et le Fils. Si donc quelqu’un usurpe dans l’Eglise un titre qui résume en lui tous les fidèles, l’Eglise universelle, ô blasphème ! tombera donc avec lui, puisqu’il se fait appeler l’universel ! Que tous les chrétiens rejettent donc ce titre blasphématoire, ce titre qui enlève l’honneur sacerdotal à tous les prêtres dès qu’il est follement usurpé par un seul !

« C’est une chose certaine que ce titre a été offert au pontife romain par le vénérable concile de Chalcédoine pour honorer le bienheureux Pierre, prince des apôtres. Mais aucun d’eux n’a consenti à se servir de ce titre particulier, de peur que, si l’on donnait quelque chose de particulier à un seul, tous les prêtres fussent privés de l’honneur qui leur est dû. Comment, lorsque nous n’ambitionnons pas la gloire d’un titre qui nous a été offert, un autre a-t-il la présomption de le prendre lorsqu’il ne lui a été offert par personne ? »

 

Ce passage de Grégoire est très-remarquable. Ce saint affirme d’abord que c’est un concile qui a offert aux évêques de Rome l’honneur d’être appelés universels ; ce concile en eût-il agi ainsi dans le but d’honorer ces évêques, s’il eût cru que de droit divin ils avaient une autorité universelle ? Saint Grégoire assure de plus que le concile voulut honorer les évêques de Rome par honneur pour saint Pierre ; il ne croyait donc pas que l’autorité universelle leur vînt par succession de cet apôtre. L’Église de Rome se glorifie avec raison de saint Pierre, parce qu’il l’a illustrée par son martyre. Ce fut donc en souvenir de ce martyre, et pour honorer le premier des apôtres, que le concile général de Chalcédoine aurait offert aux évêques de Rome un titre honorifique. (Q) Comment concilier avec ces faits constatés par le pape saint Grégoire les prétentions des évêques actuels de Rome, qui se croient investis de droit divin, non pas seulement du titre d’évêque universel, de Père commun des fidèles, mais d’une souveraineté universelle ?

Ces lettres de saint Grégoire sont d’irrécusables monuments qui attestent que l’Église universelle s’émut dès qu’elle vit poindre dans son sein la première lueur d’un pouvoir universel résidant en un seul évêque. L’Église entière comprit qu’une telle autorité ne pouvait s’établir sans que l’épiscopat tout entier fût privé de ses droits ; en effet, d’après l’institution divine, le gouvernement de l’Église est conciliaire : l’autorité ne peut donc résider que dans le corps des pasteurs légitimes, et non dans un pasteur particulier. On ne peut se prononcer pour l’autorité universelle d’un seul sans détruire le principe divin de l’organisation de l’Église.

Cette vérité ressort avec évidence des écrits du pape saint Grégoire le Grand.

Il écrivit sur le même sujet à Euloge, évêque d’Alexandrie, et à Anastase, évêque d’Antioche. Il leur dit :

« Il y a huit ans, lorsque vivait encore notre prédécesseur Pélage, de sainte mémoire, notre confrère et coévêque Jean, prenant occasion d’une autre affaire, assembla un synode dans la ville de Constantinople, et s’efforça de prendre le titre d’universel ; dès que mon prédécesseur en eut connaissance, il envoya des lettres par lesquelles, en vertu de l’autorité de l’apôtre saint Pierre, il cassa les actes de ce synode. »

 

Les théologiens romains ont étrangement abusé de ce passage en faveur de leur système. S’ils l’avaient comparé aux autres textes de saint Grégoire qui ont trait au même , sujet et à l’ensemble de sa doctrine, ils se seraient convaincus de deux choses :
que sait Grégoire n’entendait ici que la primauté accordée à l’évêque de Rome par les conciles, à cause de la dignité de son siège, illustré par le martyre de saint Pierre, premier des apôtres;
2° qu’il ne s’agissait, dans le synode de Constantinople, que d’une affaire particulière concernant la discipline, et dans laquelle le prêtre inculpé avait eu recours à Rome. L’évêque de Rome, Pélage, était donc juge en dernier ressort dans cette affaire ; il l’était en vertu de la primauté accordée à son siège ; cette primauté avait été accordée à son siège à cause de saint Pierre ; le concile de Chalcédoine avait aussi, pour honorer saint Pierre, offert aux évêques de Rome le titre d’universels, comme nous l’apprend saint Grégoire. Mais il y a loin de là à une souveraineté de droit divin appartenant aux papes par succession de saint Pierre. Les Romains ont vu tout cela dans le texte ci-dessus de saint Grégoire ; mais ils ont soigneusement évité de citer les autres textes qui déterminent le sens de ce dernier, et qui nous font connaître la vraie doctrine du saint pape. Ils ont souvent usé de ce procédé dans leurs citations empruntées, soit aux conciles, soit aux Pères de l’Église. Nous en avons donné des preuves.

Saint Grégoire ajoute :

« Comme Votre Sainteté, que je vénère d’une manière particulière, le sait, ce titre d’universel a été offert par le saint concile de Chalcédoine à l’évêque du siège apostolique dont je suis le serviteur, par la grâce de Dieu. Mais aucun de mes prédécesseurs n’a voulu se servir de ce mot profane, parce que, en effet, si un patriarche est appelé universel, on ôte aux autres le titre de patriarche. Loin, bien loin de toute âme chrétienne la volonté d’usurper quoi que ce soit qui puisse, tant soit peu, diminuer l’honneur de ses frères ! Lorsque nous, nous refusons un honneur qui nous a été offert, réfléchissez combien il est ignominieux de le voir usurper violemment par un autre. »

 

Les théologiens romains se sont bien gardés d’attirer l’attention sur ce passage, où saint Grégoire se considère comme un patriarche égal aux autres patriarches : dans lequel il dit clairement que si un des patriarches se prétend universel, les autres, par là même, ne sont plus patriarches. Cette doctrine s’accorde fort bien avec celle de la primauté accordée au patriarche de Rome, à cause de saint Pierre et en souvenir du martyre que ce premier des apôtres souffrit à Rome ; mais peut-elle s’accorder avec une souveraineté UNlVERSELLE venant de droit divin aux évêques de Rome, par saint Pierre, leur prétendu prédécesseur ? Non, évidemment.

Saint Grégoire continue à exposer une doctrine opposée au système papal actuel :

« C’est pourquoi, dit-il, que Votre Sainteté ne donne à personne, dans ses lettres, le titre d’universel, afin de ne pas se priver de ce qui lui est dû, en offrant à un autre un honneur qu’elle ne lui doit pas. Pour moi, quoique je sois séparé de vous par de longs espaces de terre et de mer, je vous suis cependant étroitement uni de cœur. J’ai confiance que tels sont aussi les sentiments de Votre Béatitude à mon égard ; dès que vous m’aimez comme je vous aime, l’espace ne nous sépare plus. Grâces donc à ce grain de sénevé, à cette graine qui en apparence était petite et méprisable et qui, en étendant de toutes parts ses rameaux sortant de la même racine, a formé un asile à tous les oiseaux du ciel ! Grâces aussi à ce levain qui, composé avec trois mesures de farine, a formé en unité la masse du genre humain tout entier. Grâces encore à cette petite pierre qui, détachée sans efforts de la montagne, a occupé toute la surface de la terre ; qui s’est étendue au point de faire, du genre humain amené à l’unité, le corps de l’Église universelle ; qui a fait même que la distinction des différentes parties servît à resserrer les liens de l’unité ! »

 

Il suit de là que nous ne sommes pas éloignés de vous, puisque nous sommes un en Celui qui est partout. Rendons-lui grâces d’avoir détruit les inimitiés au point que, en son humanité, il n’y eût plus dans tout l’univers qu’un seul troupeau et une seule bergerie sous un seul pasteur qui est lui-même. Souvenons-nous toujours de ces avertissements du Prédicateur de la vérité : Soyez vigilants à conserver l’unité de l’esprit dans le lien de la paix (Epît. de saint Paul aux Ephés., IV, 3) : Cherchez à avoir avec tout le monde la paix et la bonne harmonie, sans laquelle personne ne verra Dieu (Épît. de saint Paul aux Hébreux, XII, 14). Le même disait à SES DISCIPLES : Si cela est possible, autant qu’il est en vous, ayez la paix avec tout le monde (Épît. de saint Paul aux Romains, XII, 18). Il savait que les bons ne pouvaient avoir la paix avec les méchants ; c’est pourquoi il dit d’abord, comme vous le savez : Si cela est possible. »

Arrêtons-nous un instant sur ce passage de la lettre de saint Grégoire. N’est-il pas remarquable qu’en parlant de l’Église comme d’un seul troupeau sous la conduite d’un seul pasteur, qui est Jésus-Christ, il dise expressément que Jésus-Christ est le seul pasteur visible de l’Église, ou ce qui est la même chose, qu’il en est le pasteur en son humanité, dans sa chair, selon toute la force de l’expression : in carne suá ? N’est-ce pas là exclure toute idée de pasteur universel remplaçant et représentant Jésus-Christ ? N’est-ce pas, par conséquent, détruire d’un seul mot toutes les prétentions de la papauté moderne, et réduire la vraie papauté à une primauté établie par l’Église ?

Nous remarquons encore que saint Grégoire, en citant l’épître aux Romains, appelle ces Romains les disciples de saint Paul. Saint Paul n’écrivit son épître aux chrétiens de Rome que l’an 58 de Jésus-Christ ; il n’y avait alors à Rome que peu de chrétiens, qui ne formaient pas d’Église proprement dite, et qui se réunissaient chez l’un d’eux, Aquilas. Ils étaient venus à Rome de divers pays évangélisés par saint Paul, c’est pourquoi saint Grégoire les appelle les disciples de cet apôtre. Ils lui écrivirent pour le prier de venir les visiter et les instruire. Paul leur répondit par son épître, dans laquelle il leur promet d’évangéliser Rome. Il y alla deux ans après. Il y trouva des Juifs qui ne connaissaient encore les chrétiens que de nom, qui n’avaient pas encore été, par conséquent, évangélisés par saint Pierre, leur apôtre spécial. Paul forma une Église à Rome, et y mit pour évêque Linus, son disciple, que Tertullien, saint Irénée et Eusèbe comptent comme le premier évêque de Rome, comme nous l’avons vu plus haut.

Que devient, devant ces faits, le prétendu épiscopat de saint Pierre à Rome, sur lequel les ultramontains appuient tous leurs systèmes ? Saint Pierre n’est évidemment venu à Rome que peu de temps avant d’y souffrir le martyre. Ce fut à cause du martyre du premier des apôtres, et non à cause de son épiscopat à Rome, que les conciles, comme ceux de Chalcédoine et de Sardique, par exemple, accordèrent à l’évêque de Rome des privilèges spéciaux.

Aussi saint Grégoire, dans sa lettre aux patriarches, cherche-t-il pas à s’attribuer, comme étant de succession apostolique par saint Pierre, une autorité qu’il n’avait pas ; il fait même remonter, avec raison, son Église à saint Paul et non à saint Pierre. Donc, s’il appelle dans un autre endroit l’autorité de son prédécesseur l’autorité de saint Pierre, il n’entend par là que les droits que les évêques de Rome avaient reçus des conciles pour l’honneur de Pierre, qui avait illustré l’Église de Rome par sa mort glorieuse. Nous demandons si dans la lettre de saint Grégoire aux patriarches on peut reconnaître le langage d’un supérieur à l’égard de ses subordonnés. Saint Grégoire, en sa qualité de premier évêque de l’Église, de premier des patriarches, prend l’initiative, appelle l’attention des autres patriarches, ses frères, sur les usurpations de l’un d’entre eux ; il les prie de s’unir à lui pour résister à ce qu’il regarde comme un malheur pour l’épiscopat tout entier, même pour l’Église universelle. Il ne fait pas la plus légère allusion à l’autorité supérieure qu’il aurait possédée ; il n’en appelle qu’aux préceptes divins et aux canons contre une usurpation qu’il qualifie de diabolique. Encore une fois, est-ce là le langage d’un chef, d’un monarque universel ? Non, évidemment. On ne peut lire cette belle lettre de saint Grégoire aux patriarches d’Antioche et d’Alexandrie sans être persuadé que la papauté, telle qu’on la prétend être aujourd’hui de droit divin, lui était inconnue ; qu’il s’éleva contre des tendances que l’on peut considérer comme les premiers es sais d’une juridiction universelle ; qu’il considéra ces premiers essais comme une entreprise capable de boule verser l’Église, et attentatoire aux droits du sacerdoce tout entier. Il attacha peut-être trop d’importance à un titre purement honorifique, et qui n’émanait que de l’autorité impériale ; mais il voyait, sous ce titre, une entreprise anti-canonique, et les premières tentatives d’une papauté universelle. Que dirait-il de cette papauté elle-même, avec toutes ses prétentions modernes ? Il s’en montrerait, avec raison, le plus grand ennemi, et il ver rait en elle la source de tous les maux dont l’Église est accablée depuis des siècles.

Le patriarche d’Alexandrie ne lui ayant pas répondu, Grégoire lui écrivit pour le prier de lui faire connaitre son opinion (Lettres de saint Grégoire, liv. vi, (édit bénéd)).
Sur ces entrefaites, Jean de Constantinople mourut. Grégoire écrivit aussitôt à Cyriaque, successeur de cet évêque ; qui lui avait envoyé une lettre de communion. Il le félicite de sa foi ; mais il ajoute, au sujet du titre d’universel qu’il avait pris à l’exemple de son prédécesseur :

« Nous aurons véritablement la paix entre nous, lui dit-il (Liv. VII, lettre 4′), si vous renoncez à l’orgueil d’un titre profane, selon la parole du Maître des Gentils : O Timothée ! conserve le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles (Paul, 1″. Tim.VI, 20). Il est trop injuste, en effet, que ceux qui sont devenus les prédicateurs de l’humilité se glorifient d’un vain titre d’orgueil ; le Prédicateur de la vérité ayant dit : Loin de moi de me glorifier en quoi que ce soit, si ce n’est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Saint Paul, Épit. aux Galat. VI, 14), celui-là donc est vraiment glorieux qui se glorifie, non de la puissance temporelle, mais de ce qu’il souffre pour le nom du Christ. C’est en cela que nous vous embrassons de tout cœur ; c’est en cela que nous vous reconnaissons pour prêtre, si, repoussant la vanité des titres, vous occupez un siège de sainteté avec une sainte humilité.

« Car nous avons été scandalisés à propos d’un titre coupable ; nous en avons gardé rancune, et nous nous sommes prononcé hautement à ce sujet. Or, Votre Fraternité sait que la vérité a dit : « Si tu apportes ton offrande « devant l’autel, et que tu te souviennes que ton frère a « quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va d’a « bord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens et fais ton « offrande. » (Ev. de saint Matth. V, 23-24.) Ainsi, bien que toute faute soit effacée par le sacrifice, le mal du scandale dont on est cause est si grand que le Seigneur n’accepte pas de celui qui en est coupable le sacrifice qui d’ordinaire remet la faute. Hâtez-vous donc de purifier votre cœur de ce scandale, afin que le Seigneur puisse avoir pour agréable le sacrifice de votre oblation. »

 

Grégoire ayant eu occasion d’écrire une seconde lettre à Cyriaque, il revint sur le même sujet, tant il y attachait d’importance :

« Je ne pourrais, dit-il (Liv. VI, lettre 5), vous exprimer dans cette lettre combien mon âme est liée à votre Charité ; mais je prie que le Dieu tout-puissant, par le don de la grâce, augmente encore cette union entre nous, et détruise toute occasion de scandale, afin que la sainte Église, unie par la confession de la vraie foi, dont les liens sont resserrés par les sentiments réciproques des fidèles, ne souffre aucun dommage des discussions que les prêtres pourraient avoir entre eux. Quant à moi, malgré tout ce que je dis, et dans l’opposition que je fais à certains actes orgueilleux, je conserve, grâce à Dieu, la charité au fond de mon cœur, et, en soutenant au dehors les droits de la justice, je ne re pousse pas intérieurement ceux de l’amour et de l’affection.

« Pour vous, payez mes sentiments de retour, et respectez les droits de la paix et de l’affection, afin que, restant unis en esprit, nous ne laissions exister entre nous aucun sujet de division. Nous pourrons plus facilement obtenir la grâce du Seigneur si nous nous présentons devant lui avec des cœurs unis. »

 

Cyriaque ne se laissa pas toucher par les tendres exhortations de Grégoire, qui écrivit quelque temps après au patriarche d’Antioche pour lui reprocher amicalement de ne pas attacher assez d’importance à l’usurpation de leur frère de Constantinople. On voit, par cette lettre, que le patriarche d’Antioche craignait de s’attirer la disgrâce de l’empereur s’il se prononçait contre le patriarche de Constantinople. Il écrivit à Grégoire, son ami, une lettre très flatteuse.

« Mais, lui répondit le grand pape (Liv. VII, lettre 27), Votre Sainteté, comme je le vois, a voulu que sa lettre fût semblable à l’abeille qui porte du miel et une aiguillon, afin de me rassasier de miel et de me piquer. Mais j’y ai trouvé une occasion de méditer cette parole de Salomon : Les blessures d’un ami sont meilleures que les baisers d’un ennemi hypocrite. (Proverb. XXVII, 6.) »

« Quant à ce que vous me dites au sujet du titre qui m’a scandalisé, que je dois céder parce que la chose n’a pas d’importance, l’empereur m’a écrit la même chose. Ce qu’il m’a dit en vertu de son pouvoir, je sais que vous me le dites par attachement. Je ne m’étonne point de trouver dans votre lettre les mêmes expressions que dans celle de l’empereur, car l’amour et le pouvoir ont entre eux beau coup de rapports ; tous deux sont au premier rang, et ils parlent toujours avec autorité. »

« Lorsque je reçus la lettre synodique de notre frère et coévêque Cyriaque, je n’ai pas cru devoir différer de lui répondre, malgré le titre profane qu’il y prenait, de peur de troubler l’unité de la sainte Église : j’ai eu soin cependant de lui faire connaître mon avis touchant ce titre superbe et superstitieux ; je lui ai dit qu’il ne pourrait avoir la paix avec nous s’il ne s’abstenait de prendre ce titre d’orgueil qui n’était qu’une invention du premier apostat. Vous ne devez pas considérer cette même affaire comme étant sans importance, parce que si nous la tolérons, nous corrompons la foi de toute l’Eglise. Vous savez combien non-seulement d’hérétiques, mais d’hérésiarques sont sortis de l’Église de Constantinople. Pour ne rien dire de l’injure qui est faite à votre dignité, on ne peut disconvenir que si un évêque est appelé universel, toute l’Eglise s’écroule si cet universel tombe. Mais loin de moi de prêter l’oreille à une telle folie, à une telle légèreté ! Je mets ma confiance dans le Seigneur tout-puissant, qui accomplira cette promesse qu’il a faite : Quiconque s’élève sera abaissé. » (Ev. Luc, XIV et XVIII, 11.)

 

On ne pourrait apprécier plus sainement que ne le fait saint Grégoire le Grand les inconvénients graves qui pouvaient résulter pour l’Église d’une autorité centrale qui prétendrait la résumer et la représenter. L’homme, quel qu’il soit, et souvent à cause même de la dignité supérieure dont il est revêtu, est sujet à l’erreur ; s’il résume l’Église, l’Église tombe avec lui. Tel est le raisonnement de saint Grégoire. Il a été trop clairvoyant, et l’Église romaine est tombée dans une foule d’erreurs avec le pape qui prétend la résumer en sa personne, en être l’infaillible personnification.

Heureusement que l’Église de Jésus-Christ n’est pas plus celle d’une époque que celle d’un lieu, et qu’on peut toujours la distinguer au moyen du critérium catholique si nettement formulé par les Pères de l’Église. Autrement, il ne faudrait plus croire aux promesses de Jésus-Christ ; il faudrait dire d’une manière absolue ce que disait saint Grégoire d’une manière relative : L’universel est tombé, toute l’Eglise est tombée !
On disait à la cour de Constantinople que Grégoire ne faisait une si rude guerre au titre d’universel que par jalousie contre l’évêque de la nouvelle Rome et pour le ra baisser. L’empereur et Cyriaque lui en écrivirent en ce sens avec tout le respect qu’il méritait ; mais Grégoire fit bien comprendre à Cyriaque qu’on l’avait mal jugé. Il lui envoya, ainsi qu’à l’empereur, le diacre Anatolius pour les détromper, et le chargea de lettres pour l’empereur et pour le patriarche. Il dit à ce dernier, après l’avoir remercié de ses paroles flatteuses (Livre VII, lettre 31) :

 

« Il faut que ce soit, non pas seulement par des paroles, mais par des actes, que vous témoigniez à moi et à tous vos frères l’éclat de votre charité, en vous hâtant de renoncer à un titre d’orgueil qui a été une cause de scandale pour toutes les Églises. Accomplissez cette parole : Appliquez-vous à conserver l’unité de l’esprit dans le lien de la paix. (Eph., Iv, 3) ; et cette autre : Ne donnez à votre ennemi aucune occasion de médire de vous. (I Tim., v, 14.) Votre charité éclatera s’il n’existe pas de division entre nous à propos d’un titre orgueilleux. J’en appelle, du fond de mon âme, à Jésus, que je ne veux causer de scandale à personne, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. Je désire que tous soient grands et comblés d’honneur, pourvu que cet honneur n’ôte rien à celui qui est dû au Dieu tout-puissant. En effet, quiconque veut être honoré contre Dieu n’est point honorable à mes yeux… En cette affaire, je ne veux nuire à personne, je veux seulement défendre l’humilité qui plaît à Dieu et la concorde de la sainte Eglise. Donc, que les choses qui ont été introduites nouvellement soient abrogées de la même manière qu’elles ont été établies, et nous conserverons entre nous la paix la plus pure dans le Seigneur. Quels bons procédés peuvent exister entre nous, si nos sentiments ne sont qu’en paroles et que nous nous blessions par nos actes ? »

 

Dans la lettre à l’empereur, Grégoire s’attache à réfuter l’argument que l’on tirait de la frivolité d’un titre honorifique auquel on prétendait, à Constantinople, ne pas attacher une grande importance :

« Je prie Votre Piété Impériale, dit-il (Liv. VII, lettre 33), de bien remarquer qu’il y a des choses frivoles qui sont inoffensives, mais qu’il en est aussi de très nuisibles. Lorsque l’antéchrist viendra, et qu’il se dira Dieu, ce sera une chose parfaitement frivole, mais qui sera très-pernicieuse. Si nous ne voulons apercevoir dans ce mot que la quantité des syllabes, nous n’en trouverons que deux (Deus) ; mais si nous supposons le poids d’iniquité de ce titre, nous le trouverons énorme. Moi je dis, sans la moindre hésitation, que quiconque s’appelle l’évêque universel ou désire ce titre est, par son orgueil, LE PRÉCURSEUR DE L’ANTECHRIST, parce qu’il prétend ainsi s’élever au-dessus des autres. L’erreur où il tombe vient d’un orgueil égal à celui de l’antéchrist, parce que, de même que ce pervers voulut être regardé comme élevé au-dessus des autres hommes, comme un Dieu, ainsi, quiconque désire être appelé seul évêque s’élève au-dessus des autres. »

On enseigne aujourd’hui, au nom de l’Église et en faveur de l’évêque de Rome, cette doctrine que saint Grégoire flétrissait avec tant d’énergie. Les partisans de la papauté enseignent à tous propos que le pape a une autorité universelle ; qu’il est l’évêque universel ; qu’il est le seul évêque à proprement parler ; la source d’où découle toute dignité ecclésiastique, y compris l’épiscopat, qui n’est qu’indirectement et médiatement de droit divin.

Tel est l’enseignement que l’on voudrait nous donner aujourd’hui comme l’enseignement catholique. Nos modernes novateurs savent-ils que le pape saint Grégoire le Grand eût regardé une pareille doctrine comme diabolique, et qu’il a appelé d’avance antéchrist ce pape revêtu d’un prétendu épiscopat universel ?
Saint Grégoire ne prenait aucune détermination importante sans en donner connaissance aux autres patriarches. Il écrivit donc à ceux d’Alexandrie et d’Antioche pour leur apprendre comment il s’était conduit à l’égard du nouveau patriarche de Constantinople. Euloge, patriarche d’Alexandrie, se laissa persuader et annonça à Grégoire qu’il ne donnerait plus à l’évêque de Constantinople le titre d’universel : mais, croyant flatter Grégoire, qu’il aimait et qui lui avait rendu service en plusieurs occasions, il lui donna ce titre à lui-même, et écrivit que s’il ne le donnait pas à l’évêque de Constantinople, c’était pour se soumettre aux ordres de Grégoire. Celui-ci lui répondit aussitôt, et nous trouvons dans sa lettre le passage suivant, qui montrera quelle idée saint Grégoire avait de son autorité comme évêque de Rome :

« Votre Béatitude a pris soin de nous dire qu’en écrivant à certains, elle ne leur donnait plus des titres qui n’avaient que l’orgueil pour origine, et elle se sert de ces expressions à mon égard : comme vous l’avez ordonné. Je vous en prie, ne me faites jamais en tendre ce mot d’ordre, car je sais qui je suis et qui vous êtes. PAR VOTRE PLACE, VOUS ETES MES FRÈRES; par vos vertus, vous êtes mes pères. Je n’ai donc point ordonné. J’ai pris soin seulement d’indiquer des choses qui m’ont paru utiles. Je ne trouve pas cependant que Votre Béatitude ait voulu parfaitement retenir ce que précisément je voulais confier à sa mémoire, car j’ai dit que vous ne me deviez pas plus donner ce titre à moi qu’à d’autres ; et voici que, dans la suscription de votre lettre, vous me donnez, à moi qui les ai proscrits, les titres orgueilleux d’universel et de pape ! Que Votre Douce Sainteté n’en agisse plus ainsi à l’avenir, je l’en prie ; car vous vous ôtez à vous-même ce que vous donnez de trop à un autre. Je ne demande pas à croître en titres, mais en vertus. Je ne regarde pas comme un honneur ce qui fait perdre à mes frères leur propre dignité. Mon honneur, c’est celui de toute l’Église. Mon honneur, c’est la fermeté inébranlable de mes frères. Je me regarde comme véritablement honoré lorsqu’on ne refuse pas à qui que ce soit l’honneur qui lui est dû. Si Votre Sainteté me dit pape universel, elle nie qu’elle soit elle-même ce que je serais tout entier. A Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ! Loin de nous des mots qui enflent la vanité et qui blessent la charité !»

Le pape saint Grégoire condamnait donc, même dans la personne des évêques de Rome, le titre de pape aussi bien que celui d’universel ; il reconnaît que le patriarche d’Alexandrie est son égal, qu’il n’a pas d’ordre à lui donner, qu’il n’a pas par conséquent d’autorité sur lui.

(Q) Comment concilier cette doctrine orthodoxe de saint Grégoire le Grand avec cette doctrine moderne qui attribue au pape une autorité universelle de droit divin ? C’est aux partisans de la papauté à répondre à cette question.

Saint Grégoire, conséquent avec lui-même, ne voit l’unité de l’Église que dans la vraie foi, et ne fait jamais la plus légère allusion à la nécessité d’être en communion avec l’Église de Rome.

Il ne faut pas s’en étonner ; en effet, il ne considérait point le siège de Rome comme le siège unique de saint Pierre ; il reconnaissait expressément que les sièges d’Alexandrie et d’Antioche étaient, aussi bien que celui de Rome, le siège du premier des apôtres, et que ces trois sièges n’en faisaient qu’un. Citons ses paroles ; il écrit ainsi à Euloge, patriarche d’Alexandrie (Lettres de saint Grégoire, liv. VII, lettre 39 (édit. bénéd.)) :

« Votre Très-Douce Sainteté m’a beaucoup parlé dans sa lettre de la chaire de saint Pierre, prince des apôtres, disant que cet apôtre y vit encore lui-même dans ses successeurs. Or, je me reconnais indigne non-seulement de l’honneur des chefs, mais d’être compté au nombre des fidèles. Cependant j’ai accueilli volontiers tout ce que vous avez dit, parce que vos paroles touchant la chaire de Pierre venaient de celui qui occupe cette chaire de Pierre. Un honneur particulier n’a aucun charme pour moi, mais je me réjouis beaucoup de ce que vous, qui êtes très-saint, ne m’attribuez que ce que vous vous donnez à vous-même. Qui ne sait, en effet, que la sainte Église a été affermie sur la solidité du prince des apôtres, dont le nom est le signe de la fermeté de son âme, et qui a pris de la pierre son nom de Pierre ? que c’est à lui qu’il a été dit par la Vérité : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux… quand tu seras converti, affermis tes frères… Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pais, mes brebis. C’est pourquoi, quoiqu’il y ait de nombreux apôtres, le seul siège du prince des apôtres a prévalu par sa principauté, lequel siège existe en trois lieux ; car c’est lui qui a rendu glorieux le siège dans lequel il a daigné reposer (quiescere) et finir la vie présente. C’est lui qui a illustré le siège où il envoya l’évangéliste son disciple. C’est lui qui a affermi le siège sur lequel il s’est assis pendant sept ans, quoiqu’il dût le quitter. Donc, puisqu’il n’y a qu’un siège unique du même apôtre, et que trois évêques sont maintenant assis sur ce siège, par l’autorité divine, tout ce que j’entends dire de bien de vous, je me l’impute à moi-même. »

On doit remarquer que saint Grégoire, en parlant de Rome, dit seulement que saint Pierre s’y reposa et qu’il y mourut : à Alexandrie il n’envoya que son disciple ; mais à Antioche il siégea sept ans. Si un évêque a hérité du siège de Pierre, dans la rigoureuse acception du mot, ce serait donc, d’après saint Grégoire, celui d’Antioche. Le grand pape n’ignorait pas que saint Pierre n’était venu à Rome que pour y mourir ; que l’Église romaine était alors fondée et gouvernée par un évêque ; aussi se contente-t-il de dire qu’il a rendu glorieux le siège de Rome par le martyre qu’il a souffert, tandis qu’il désigne Antioche comme la vraie chaire épiscopale de Pierre. Nous croyons que saint Pierre ne fut pas plus évêque d’Antioche que de Rome, dans la stricte acception du mot ; mais il nous suffit de constater l’opinion de saint Grégoire, et cette opinion, quelle qu’elle soit, n’en est pas moins un argument foudroyant contre les prétentions de la cour de Rome.

Écrivant à Anastase le Grand ou l’Ancien, patriarche d’Antioche, pour le consoler dans ses souffrances, Grégoire lui disait (Lettres de saint Grégoire, liv. VIII, lettre 2 (édit. bénéd.)) :

« Voici que Votre Béatitude est accablée de nombreuses tribulations dans sa vieillesse ; mais qu’elle songe à ce qui a été dit de celui dont elle occupe le siège. N’est-ce pas de lui que la Vérité elle-même a dit : Lorsque tu seras vieux, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas ?» (Évangile de saint Jean, XXI, 18.)

On sait que ces paroles furent adressées par Jésus-Christ à saint Pierre.

Dans une autre lettre au même Anastase, saint Grégoire s’exprimait ainsi, après avoir cité des paroles qu’il croyait être de saint Ignace d’Antioche :

« J’ai placé dans ma lettre ces paroles puisées dans vos écrits, afin que Votre Béatitude sache que votre saint Ignace est aussi à nous. Car, de même que nous avons en commun le maître, le prince des apôtres, ainsi nous ne devons-nous attribuer exclusivement, ni l’un ni l’autre, le disciple de ce prince des apôtres (Ibid., livre V, lettre 39 (édit. bénéd.)). »

Saint Grégoire écrivait à Euloge, patriarche d’Alexandrie :

« Nous avons reçu avec la même douceur qu’elle nous a été donnée la bénédiction de l’évangéliste saint Marc, ou, pour parler plus exactement, de l’apôtre saint Pierre (Ibid., liv. VIII, lettre 39). »

Il écrivait au même, après l’avoir félicité de la réfutation qu’il avait faite des erreurs des monophysites :

« Louange et gloire soient dans les cieux à mon très saint frère, grâce auquel la voix de Marc se fait entendre sur le siège de Pierre ; dont l’enseignement résonne sur l’Église comme la cymbale dans le tabernacle, lorsqu’il approfondit les mystères, c’est-à-dire lorsque, prêtre du Très-Haut, il entre dans le Saint des Saints (Lettres de saint Grégoire, liv. X, lettre 3). »

N’a-t-on jamais dit aux évêques de Rome quelque chose de plus flatteur que ce que saint Grégoire dit ici à Euloge d’Alexandrie ? Le saint pape ne semble-t-il pas copier les paroles du concile de Chalcédoine : « Pierre a parlé par la bouche de Léon ? » Pourquoi tirer tant de conséquences des paroles des Pères de Chalcédoine, prononcées à la louange de l’évêque de Rome, et n’en tirer aucune des paroles du grand pape adressées au patriarche d’Alexandrie ? Il écrivait au même une autre fois (Ibid., liv. Xll, lettre 50) :

« Les porteurs de la présente lettre, étant venus en Sicile, se sont convertis de l’erreur des monophysites, et se sont unis à la sainte Église universelle. Voulant se rendre à l’Église du bienheureux Pierre, prince des apôtres, ils m’ont prié de leur donner des lettres de recommandation pour Votre Béatitude, afin que vous leur prêtiez secours contre les violences des hérétiques leurs voisins. »

Dans une autre lettre, où il l’entretenait de la simonie, Grégoire écrivait à Euloge : « Arrachez cette hérésie simoniaque de votre très-saint siège, qui est aussi le nôtre. » Il appelle l’Église d’Alexandrie une Église très-sainte (Ibid., liv. Xlll, lettres 41, 42).

Peut-on, en présence de pareils témoignages, tirer quelque conclusion favorable au siège de Rome, des expressions de siège apostolique ou de Saint-Siège, employées pour le désigner ? Ces qualifications étaient communes, pendant les huit premiers siècles, à toutes les Églises fondées par les apôtres, et jamais on ne les employait exclusivement pour désigner le siège de Rome.

D’après ce que nous avons exposé sur la doctrine de saint Grégoire touchant la chaire de Saint-Pierre, on comprend sans peine qu’on ne peut pas donner, de bonne foi, un sens absolu à des expressions comme celles-ci : « Mon fils, le seigneur Venantius est venu vers le bienheureux apôtre Pierre pour me prier de vous recommander sa cause, etc. (Lettres de saint Grégoire, liv, II, lettre 53). » Le soin de toute l’Église a été confié à Pierre, prince des apôtres (Ibid., liv. V, lettre 20). Il a reçu les clefs du Royaume céleste ; le pouvoir de lier et de délier lui a été donné ; le scinde toute l’Église et le principat lui ont été confiés (Ibid.). — Qui ne sait que la sainte Église a été affermie par la solidité du prince des apôtres (Ibid., liv. VII, lettre 40) ?

Ces expressions appartiennent bien à saint Grégoire ; mais doit-on les citer isolément et leur donner un sens absolu ? C’est le procédé que les théologiens romains ont appliqué, non-seulement aux ouvrages du pape saint Grégoire, mais encore à tous ceux des autres Pères de l’Église. Par ce moyen, ils sont parvenus à tromper un grand nombre de fidèles, et même un grand nombre de théologiens sincères ; ces derniers ne pouvaient soupçonner une si étrange mauvaise foi dans des écrivains qui exaltent à tout propos leur dévouement à la cause de l’Église et de la vérité, et ils ont cru pouvoir citer d’après eux, sans remonter aux sources.

D’après ce qui précède, on comprend ce que saint Grégoire entendait par chaire de Saint-Pierre, par les titres de premier et de prince des apôtres. Mais afin d’entourer sa pensée de plus vives lumières, nous citerons quelques autres textes décisifs et clairs qui détermineront le sens précis de ces expressions dont les partisans de la papauté font un si condamnable abus.

Saint Grégoire, dans son livre sur la Règle pastorale, émet ce principe : que les pasteurs de l’Église ne doivent pas user de leur autorité envers les fidèles irréprochables, mais seulement envers les pécheurs que la douceur n’a pu corriger. Il cite, à l’appui de ce principe, l’exemple des apôtres Pierre et Paul :

« Pierre, dit-il, le premier pasteur occupant le principat de la sainte Eglise par la volonté de Dieu (auctore Deo), se montra humble envers les fidèles, mais montra combien il avait de puissance au-dessus des autres lorsqu’il punit Ananie et Saphire; il se souvint qu’il était le plus élevé dans l’Eglise (summus) lorsqu’il fallut punir les péchés, et, en tirant vengeance du délit, il exerça le droit de son pouvoir (Saint Grégoire, Règle pastorale, Il° partie, ch. vi). »

Au même endroit, il prouve par l’exemple de saint Paul, aussi bien que par celui de saint Pierre, que le pasteur doit être humble envers les fidèles et n’exercer son pouvoir que s’il est obligé de prendre en main la cause de la justice. Ainsi saint Paul se proclama le serviteur des fidèles, le plus petit d’entre eux ; mais, ajoute saint Grégoire, « s’il trouve une faute à corriger, il se souvient qu’il est maître et dit : Que voulez-vous ? je viendrai à vous avec une verge de fer. — Donc, conclut saint Grégoire, on remplit bien la place la plus élevée (summus locus), lorsque celui qui préside domine plutôt sur les vices que sur les frères. Mais lorsque ceux qui président corrigent ceux qui leur sont soumis, il leur reste un devoir, etc., etc. (Saint Grég., loc. cit.). »

On voit que saint Grégoire considère saint Paul aussi bien que saint Pierre et leurs successeurs, comme occupant la place la plus élevée dans l’Église, comme présidant dans l’Église. S’il dit que saint Pierre occupe le principat, il dit aussi que saint Paul est maître ; il se sert du même mot, summus, pour exprimer l’autorité de saint Pierre et celle de saint Paul, et de tous ceux qui ont le droit d’exercer l’autorité dans l’Église. Se serait-il exprimé de cette manière générale si, par le mot de principat, il avait voulu désigner une autorité supérieure exclusivement attribuée à saint Pierre ? De même que, sous la dénomination de chaire de Saint-Pierre, il entend le premier degré de l’épiscopat représenté par les patriarches ; de même, par le mot d’autorité supérieure, il n’entend que celle de l’épiscopat, dont les pasteurs de l’Église ont hérité.

Plus on approfondit les ouvrages des Pères de l’Église, plus on est convaincu de leur accord à considérer l’autorité dans l’Église comme étant une et possédée solidairement par les premiers pasteurs ou les évêques. Au premier abord, on pourrait croire que le mot de principat ou celui de prince des apôtres accordé à saint Pierre dérogerait à ce principe. Saint Grégoire a pris soin de nous prémunir contre cette fausse interprétation. Le saint docteur, en attribuant à saint Pierre le principat dans l’Église, ne l’a pas plus élevé, en réalité que saint Paul. Il va nous le dire lui-même de la manière la plus claire. Nous lisons dans ses Dialogues (Saint Grégoire, Dialogues, liv. Ier, ch. xii.) :

« PIERRE : Comment pourriez-vous me prouver qu’il en est qui ne font pas de miracles et qui cependant ne sont pas inférieurs à ceux qui en font ?
« GRÉGOIRE : Ne sais-tu pas que l’apôtre Paul est le frère de Pierre, premier des apôtres, dans le principat ?
« PIERRE : Je le sais parfaitement, etc. »

Ainsi Paul a été l’égal ou le frère de Pierre dans le principat apostolique. Pouvait-on dire plus clairement que, par ces titres, on ne voulait pas exprimer une dignité particulière, personnelle, exclusive ?

Dans un autre endroit, saint Grégoire regarde saint Paul comme ayant droit, aussi bien que saint Pierre, au titre de premier apôtre. En rapportant, dans ses Dialogues, la mort du prêtre Martin, il raconte que ce saint homme voyait Pierre et Paul qui l’appelaient au ciel : « Je vois, je vois, disait Martin, je vous remercie, je vous remercie. » Comme il répétait souvent ces paroles, ses amis qui étaient autour de lui, lui demandaient à qui il parlait. Il fut étonné de cette demande et dit : « Est-ce que vous ne voyez pas ici les saints apôtres ? N’apercevez-vous pas Pierre et Paul, les premiers des apôtres (Ibid., liv. IV, ch. xi.) ? »

Enfin saint Grégoire donne à penser que saint Pierre n’a pas été évêque de Rome (!). Nous avons déjà cité des textes positifs. En voici un autre qui vient les confirmer :

« Il est certain, dit-il, qu’au temps où les saints apôtres Pierre et Paul souffrirent le martyre, des fidèles vinrent d’Orient pour redemander les corps de ces apôtres, qui étaient leurs compatriotes. On conduisit les corps jusqu’au deuxième mille et on les déposa à l’endroit dit les Catacombes. Mais lorsqu’on voulut les soulever pour continuer le chemin, le tonnerre et la foudre jetèrent une telle épouvante parmi ceux qui essayaient de le faire, que jamais depuis on n’a osé tenter de les emporter (Lettres de saint Grégoire, liv. IV, lettre 30). »

Nous n’avons pas à examiner si ce fait est authentique ; mais une vérité qui ressort évidemment de ce récit, c’est que les Orientaux pouvaient revendiquer le corps de saint ! Pierre, parce qu’il était de leur pays, et que les Romains ne songeaient même pas à leur répondre que son corps leur appartenait à meilleur titre puisqu’il avait été leur évêque.

Ainsi la doctrine de saint Grégoire le Grand sur l’Église détruit pièce à pièce tout le système papal. On peut défier les Romains de trouver dans les écrits du grand pape un seul mot qui puisse donner une idée de cette monarchie universelle, dont le centre serait l’Église de Rome, dont le chef souverain serait l’évêque de cette ville. Cette doctrine est en complète contradiction avec celle de saint Grégoire. L’unité de l’Église ressort, d’après le saint docteur, des rapports réciproques de ses chefs. « Que votre charité, écrivait-il à Anastase, archevêque de Corinthe (Ibid., liv. l, lettre 27), réponde à nos lettres par lesquelles nous lui avons notifié notre ordination, et nous donne la joie, par sa réponse (litteris reciprocis) de savoir que l’Eglise est unie. » Il définit « l’unité de l’Église universelle : l’ensemble (compago) du corps du Christ ; » il ne sort pas de cette idée : les Églises particulières sont les membres.de l’Église; chaque Église est gouvernée par ses pasteurs ; l’autorité est la même, de droit divin, dans tous les pasteurs de l’Église; l’édifice entier est appuyé sur la chaire de Pierre, c’est-à-dire sur les trois patriarcats d’Alexandrie, d’Antioche et de Rome, qui exercent, de droit ecclésias tique, une surveillance sur l’Église entière. Nous demandons s’il est possible de concevoir une doctrine plus opposée que celle du pape saint Grégoire au système papal.


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