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  1. Un état d’étranger à l’extrême.

En quittant le monde pour l’Athos, l’Ancien coupa les relations avec ses proches, pour réaliser l’exil volontaire, qui constitue le premier échelon sur l’échelle des vertus monastiques. Ce n’était pas facile, ni sans danger que de s’arracher de sa famille, car il était très lié avec ses proches comme avec ses frères et sœurs, et l’affection qu’il leur portait allait jusqu’au sacrifice. Il disait : « Au début, il est très douloureux de quitter sa petite famille pour entrer dans la grande famille d’Adam, de Dieu. »

C’est pourquoi il souffrit – ou plutôt « il passa sur le gril » – au début de son renoncement à son affection pour ses proches. Mais il combattit courageusement. Avec la grâce de Dieu, il arracha son cœur et son esprit de sa famille, et réussit à obtenir l’exil volontaire total.

L’Ancien nous disait : « Quand je suis venu me faire moine, j’aimais beaucoup ma mère et mon frère. Je m’inquiétais peu de mes autres parents. Un jour, j’entendis des voix dans la cour du monastère. Je jetai un œil et je vis que c’était mon frère qui était venu me chercher. Je suis parti dans ma cellule et j’ai beaucoup pleuré. Eh oui ! Puis cela m’est passé. Je me suis rincé le visage et je suis revenu. Tout était fini. »

Lorsque, pour des raisons de santé, il retourna pour la première fois en tant que moine au domicile de ses parents, il n’y demeura pas, mais, au début, il passa la nuit dans des chapelles pour observer la promesse qu’il avait faite, en tant que moine, de respecter l’exil volontaire. Et aussi par la suite, tandis qu’il demeurait chez Mme Pateras pour se soigner, lorsqu’il se rendit compte que différentes nourritures provenaient de sa mère, il ne les mangea pas. Bien qu’il l’adorât, il ne l’appelait plus « mère », alors qu’il chérissait Mme Hélène, qui lui offrait l’hospitalité, comme une mère spirituelle et qu’il l’appelait ainsi. Lorsqu’il apprit que c’était sa sœur Christine qui lui avait tricoté ses chaussettes de laine, il ne les porta plus.

Au monastère de Stomion, quoiqu’il habitât près des siens, il ne dormit jamais dans sa maison familiale, ni chez ses sœurs, à l’exception d’une fois lorsqu’il rencontra le Père Gérasime Stoya, un vieil athonite, petit-fils spirituel de Hadji Georgis. Le Père Gérasime devait passer la nuit chez eux et pour Phonorer, l’Ancien y passa aussi la nuit, cédant à leurs sollicitations pressantes.

Avec étonnement, une personne de sa connaissance lui demanda pourquoi il n’allait pas chez lui. L’Ancien répondit : « Puisque j’ai quitté mes parents par amour pour le Christ et que je l’ai promis, je ne peux plus rester dans ma maison familiale. Désormais, mes parents, mes frères et sœurs et mes proches, c’est le monde entier. » Tel était le but ultime de son exil volontaire. Il disait notamment : « Je n’ai rien fait, mais le bon Dieu, alors que j’avais sept frères et sœurs, a fait que je ressente tout le monde comme des frères. »

Dans la skite d’Iviron, son plus jeune frère, Luc, lui rendit visite, avec une connaissance. Ils parlèrent un peu et ils l’invitèrent à venir avec eux vénérer le monastère d’Iviron. L’Ancien leur montra le chemin en disant : « Voilà, là-bas se trouve Iviron ; si vous le désirez allez-y. » Ils partirent en pleurant. « Bien qu’ils fussent pieux, ils ne comprenaient pas le monachisme », disait-il en commentant l’événement.

Son grand frère arriva à la Panagouda en compagnie d’un ami. Bien qu’ils fussent fatigués, il les accueillit dehors, au robinet ; ils discutèrent, mais il ne les fit pas entrer à l’intérieur de la calyve, ni ne les hébergea, ni n’accepta les cadeaux qu’ils apportaient. Ceux-ci, ayant appris quelle était sa règle, n’en furent pas vexés. Il hébergea un neveu pour la nuit, parce qu’il avait besoin d’être aidé spirituellement, comme il l’aurait fait pour un inconnu, s’il y avait là une raison sérieuse. Quand quelqu’un lui demanda qui était le jeune, il répondit en souriant : « C’est mon neveu. » Ensuite, il ajouta à voix basse, pour qu’il ne l’entende pas : « Comment cela mon neveu ! Est-ce qu’un marin a des biens1, pour que moi j’aie des parents ? » Sa petite sœur vint le voir à Souroti. Il la laissa attendre pendant des heures. Finalement, il la reçut debout, pour un instant, après tout le monde et en plus il la gronda parce qu’elle était venue le voir. Ce fut la même chose, y compris avant sa dormition, alors que, malade, ses frères et sœurs étaient venus lui rendre visite. Il leur dit : « Que cherchez-vous en venant ici ? Ici, c’est un monastère. » Il dompta jusqu’au bout ses liens parentaux et ses sentiments, surtout au monastère, où il ne voulait pas donner la moindre occasion de scandale aux moniales. Les hommes « psychiques[1] [2] » ne comprennent ni n’accueillent ce qui relève de l’Esprit ; peut-être seront-ils scandalisés par cette attitude de l’Ancien, puisqu’ils ignorent que Dieu, comme aussi les principes de la vie monastique, exigent que le moine soit un étranger pour ses parents charnels. Non pas par haine et aversion, mais pour imiter « le Seigneur qui S’est fait étranger pour nous » et pour aimer de manière égale tous les hommes.

Lorsque l’Ancien devint moine, il conclut un accord secret avec Dieu selon lequel, désormais, ce serait Lui qui s’occuperait des siens. Si lui- même montrait de l’intérêt ou un attachement à ses parents, il aurait violé cet accord. Une fois pour toutes, il remit à Dieu le soin de ses parents et, désormais, il ne s’occupa plus d’eux. L’absolue certitude qu’il les avait confiés à des mains sûres était en elle-même une prière perpétuelle pour sa famille. C’est pour cela qu’il ne disait pas non plus de prière pour eux. « Du moins en tant que moine, je n’ai jamais prié pour mes proches selon la chair », écrivait-il dans une lettre. Il avait seulement écrit leurs noms dans les diptyques, pour les commémorer lors de la proscomidie*. Il dit une fois au sujet de ses proches : « Je n’ai rien fait pour eux, je ne les ai pas aidés. J’aurais pu rassembler aussi mes pays, qui sont maintenant dispersés dans différentes régions, pour leur parler comme moine de différents sujets… » Il ne s’occupa désormais plus de ceux qui « sont nôtres sans être des nôtres ». Il avait un tel sens de l’exil volontaire qu’il dit un jour : « Désormais de mes sept frères et sœurs, je ne sais pas qui est vivant et qui est mort. » Il nous raconta un jour : « Hier matin quelqu’un est venu me dire que ma sœur Maria était morte. “Bon, lui ai-je dit, je vais en faire mémoire[3].” » Toute la journée, j’ai eu du monde. Le soir, en faisant mémoire des noms des défunts, j’ai oublié le nom de ma sœur et je me suis dit : “J’ai oublié un nom, quel est-il ?”, et c’est alors que je m’en suis souvenu.

Alors que, comme débutant, l’exil volontaire l’aida, plus tard il n’y avait plus de danger d’être gêné par une relation avec ses proches, parce que désormais il considérait tout le monde de la même façon, avec impassibilité*. Il avait acquis une universalité ; il était devenu un « père universel ». Malgré cela, il garda avec discernement le même comportement pour ne pas donner un prétexte aux jeunes moines, comme aux moines faibles spirituellement.

Il ne s’était pas rendu à Konitsa depuis 1971, alors qu’il rassemblait des éléments sur la vie de saint Arsène. Bien que l’évêque local l’eût invité ainsi que d’autres clercs, il n’y alla pas. Il écrivait très rarement une lettre aux siens pour une raison spirituelle. Dans l’unique lettre qu’il envoya à sa mère, il lui disait qu’il l’abandonnait pour la Toute Sainte. Ses proches, sans vraiment comprendre son comportement, avaient confiance. Ils acceptaient tout ce qu’il leur disait sans se plaindre. Ils savaient combien il les aimait avant son renoncement et tout ce qu’il avait fait pour eux. Ils croyaient qu’il agissait ainsi en tant que moine, pour quelque raison spirituelle. Dieu les avait informés intérieurement, et ils n’étaient pas froissés. D’ailleurs, déjà en cette vie ils avaient reçu jusqu’à un certain point leur récompense. Outre l’aide divine, ils jouissaient de respect, d’honneur et de considération de la part des hommes, en tant que parents de l’Ancien Païs- sios.

À des moines qui l’interrogeaient sur ses liens familiaux, il disait : « Il ne faut pas que nous demeurions attachés. Cette relation est un secours humain, alors que nous les moines, il faut que nous cherchions la consolation qui vient de Dieu. Le moine qui aime beaucoup ses parents reste sous-développé spirituellement, et Dieu ne lui donne pas cette grâce qui consiste à ressentir tous les hommes comme ses parents en les aimant également. De toute façon, nous avons fait la promesse de nous éloigner de nos parents par amour pour le Christ. »

Toutefois, il n’obligeait pas tous les moines à agir comme lui. Il tonifiait leur zèle généreux (philotimo*) et laissait chacun libre d’agir suivant son état spirituel. Il se réjouissait en voyant des moines qui vivaient dans l’exil volontaire et déplorait le contraire. Son visage brillait de joie lorsqu’il apprenait que des athonites n’étaient pas passés par chez eux tandis qu’ils étaient sortis dans le monde pour une raison sérieuse.

Par l’exil volontaire, l’Ancien donna un fondement solide à sa vie de moine, observant jusqu’au bout de manière conséquente et exacte les engagements de sa profession monastique. Il parvint ainsi à aimer Dieu de tout son cœur et à considérer chaque homme comme son frère, devenant ainsi un exemple admirable de perfection monastique.

« C’est l’exil volontaire pratiqué à son plus haut degré qui rend possible de tels combats. Car seuls ceux qui sont vraiment grands peuvent supporter la dérision de leurs proches[4]. »

  1. Obéissance.

L’Ancien ne vécut que quelques années comme novice dans une communauté cénobitique. Mais il y apprit très bien, dès le commencement, la leçon fondamentale de l’obéissance, et il y excella. En tout premier lieu, il témoigna avec bonne humeur une obéissance totale à son higoumène et père spirituel. De la même façon, il obéissait sans distinction aux moines

responsables (proistamenoi). Quand il leur demandait comment faire telle chose, ils lui répondaient : « Fais comme Dieu te l’inspirera. » Mais cela le contrariait ; il voulait qu’on le lui dise précisément, pour abolir totalement sa volonté. Lors des examens les plus sévères, il obéit aveuglément à l’Ancien X. lequel, comme on l’a mentionné plus haut, lui imposait les tâches les plus dures, le réprimandait sévèrement, et cela sans que l’higoumène le sût. Le bon novice supportait tout en silence et en se blâmant lui-même. Il ne le condamna jamais, pas même en pensée. Il estimait que cela se produisait à cause de ses péchés. Finalement, une hémorragie se manifesta et il finit par se retrouver à l’hôpital du monastère. Là, il rendait grâces et priait pour l’Ancien X., qui lui avait été utile : « Il m’a frappé comme un poulpe[8], mais mon encre en a été expulsée », disait-il.

Il vivait le mystère de l’obéissance. Par expérience, il en apprit les bienfaits, c’est pourquoi il la recherchait. « Sachez quel est le secret de toute la vie monastique : il se trouve dans l’obéissance, dans le fait de retrancher sa volonté propre et, si cela est possible, même à l’égard d’un tout petit, quand il n’y a pas lieu de craindre de lui porter préjudice. Alors vient la grâce de Dieu. Quand je suis parti du monastère, je ressentais le besoin impérieux de prêter obéissance quelque part. Lorsque j’allai au Stomion, comme le Père Séraphim était à neuf heures de marche, je pris avec moi un enfant illégitime âgé de douze ans, que tout le monde méprisait, et j’en fis mon Ancien. Je lui demandais : “Qu’en penses-tu mon enfant, dois-je faire cela ?”, et je faisais tout ce qu’il me disait.

“Qu’en penses-tu, dois-je aller couper du bois ? — Est-ce que tu vas bien ? Où iras-tu couper du bois ?”, me répondait-il. C’est ainsi que je retranchais ma volonté propre et que je faisais quelque chose d’autre. Si vous saviez quel profit j’en ai tiré ! Naturellement comme les gens m’estimaient, ils s’étonnaient : “Vous vous rendez compte ! Il prête obéissance à un enfant !” L’enfant en fut conforté, il acquit de l’esprit d’initiative, et cela l’aida à devenir un homme véritable. Mais c’est surtout moi que cela aida en retranchant ma volonté. Le fait de retrancher sa volonté propre aide dans la vie spirituelle. »

Bien sûr, à partir d’un certain moment, l’Ancien n’eut plus besoin d’obéir à une autorité (obéissance aveugle à l’Ancien), parce qu’il avait désormais acquis la soumission spirituelle dans sa plénitude : « Celui qui est parvenu à la soumission de l’esprit en assujettissant la chair à l’esprit n’a pas besoin de soumission humaine. Car un tel homme se soumet à la parole et à la loi de Dieu, comme un sujet reconnaissant[9]. »

Il avait atteint un état spirituel supérieur. Il avait assujetti sa pensée à la grâce de Dieu, guidé par l’Esprit Saint : « Quand règne en nous la grâce de l’Esprit, alors ce n’est plus la même chose. Mais tout ce qui arrive est la volonté de Dieu. Alors nous sommes en paix[10]. »

Il n’avait plus sa volonté propre, ni projet, ni programme. Il écrivait dans une lettre (datée du 3 novembre 1971) : « C’est Dieu et non plus moi qui organise mon emploi du temps. Désormais je ne contrôle pas mes absences. Quand il est nécessaire que j’aille dans le monde[11], malgré mon désir de ne pas sortir, je ne peux m’y opposer, parce que c’est Dieu qui me pousse par Sa charité et avec ma charité, vers le prochain. »

Malgré son esprit illuminé et son discernement, pour les questions importantes, il recevait une certitude intérieure (plèrophoria) de la part de Dieu, à la suite d’une prière ou de manière inopinée. Outre cela, quand il s’agissait de questions clairement personnelles, en raison de sa grande humilité, il ne se contentait pas de suivre sa volonté propre, mais interrogeait et se soumettait à d’autres Anciens, des confesseurs, des évêques, même ses propres enfants spirituels. Il disait en outre : « Quelque juste que soit mon avis à propos d’un sujet qui me concerne, je ne peux pas lui faire confiance, parce que c’est le mien. Lorsqu’un médecin est malade, il ne fait pas son propre diagnostic. Il se rend chez un autre médecin, même moins bon. »

Au début de son séjour à la Panagouda, l’Ancien écoutait les commentaires acrimonieux de quelques personnes qui étaient dérangées par le grand nombre de ses visiteurs. Il envisagea de changer de kellion. Il alla interroger un confesseur, le père Nicodème, qui lui répondit : « Ne pars pas, à moins que ce soit la Sainte Communauté qui te le dise. » Il obéit et il resta.

On l’invita un jour au Canada. Il demanda à ses enfants spirituels ce qu’il devait faire (comme saint Antoine le Grand qui interrogeait son disciple pour savoir s’il devait se rendre à Constantinople), et il se soumit à leur avis, il n’y alla pas. Il envisagea de planter quelques pieds de vigne dans la cour de la Panagouda, pour que les pèlerins fiassent assis à l’ombre. Mais quand un des pères manifesta son désaccord, il obéit et n’en planta pas.

Lorsqu’il y avait une Divine Liturgie dans sa calyve, il demandait au prêtre ce qu’il voulait qu’il lise jusqu’à la proscomidie* : les Heures, l’office d’intercession à la Mère de Dieu, l’office de préparation à la sainte Communion ou qu’il dise la Prière de Jésus : « J’ai l’habitude de me soumettre à tout ce que veut le prêtre », disait-il.

Si l’obéissance est le fait de retrancher sa volonté propre et « tout désir personnel », l’Ancien fut jusqu’à la fin un authentique disciple. En premier lieu par le renoncement au repos corporel. « Retrancher sa volonté, pour celui qui se tient dans la cellule, c’est mépriser en tout le bien être charnel[12]. » Puis, avec les gens qui le sollicitaient, il arriva au point de ne plus « disposer de lui-même ». Qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il ait faim ou qu’il soit malade, ou encore dans le pire des cas, celui de l’hémorragie de la fin de sa vie, s’il voulait satisfaire un besoin corporel, il endurait avec patience et retranchait non seulement sa volonté propre mais aussi ses besoins de première nécessité. Il imaginait en outre des procédés et des astuces pour retrancher sa volonté propre, donnant un exemple d’obéissance.

Malgré tout cela, certains le soupçonnaient en disant : « À qui donc le Père Païssios prête-t-il obéissance ? Nous ne savons même pas qui est son Ancien. » Pour l’Ancien, vivre dans l’obéissance était facile, c’était une joie autant qu’un délassement. Mais Dieu l’avait consacré pour une autre œuvre. Il disait : « Je peux obéir aveuglément, mais lorsque j’ai quelque responsabilité (spirituelle, en tant qu’Ancien), il faut que je prenne l’initiative. »

En tant que disciple, il avait franchi les degrés de l’obéissance en donnant pleine satisfaction à ses Anciens. II apprit l’obéissance par la pratique et non pas dans les livres. C’est pourquoi il pouvait comprendre et aider les autres disciples. Alors que, comme disciple, il était sévère et intraitable avec lui-même, plus tard, en tant qu’Ancien, il conseillera les autres et sera indulgent. Il avait une grande sensibilité, de la finesse et du discernement.

Il voulait que l’obéissance procède de la liberté et qu’elle soit accomplie dans la bonne humeur. Qu’elle ne soit pas formelle, extérieure et militaire, mais une soumission à la pensée de l’Ancien. Il considérait qu’elle était une guérison de toute maladie de l’âme et avant tout de l’orgueil. Il soulignait : « L’obéissance est la voie la plus rapide et la plus aisée. C’est la clef du Paradis. Par elle sont retranchés la volonté, l’égoïsme, les passions, et alors la grâce de Dieu arrive et la vie devient un paradis. »

Il disait aussi : « Si quelqu’un est malade, qu’il obéisse au médecin et il ira bien. Si un autre est un peu benêt, qu’il obéisse et il deviendra un sage. Mais s’il est malin en diable et n’obéit pas, il ira à sa perte. » Il considérait que la pire des choses était de ne pas écouter les conseils des Anciens et de faire tout ce qui vous passe par la tête. Il disait : « Si quelqu’un écoute sa pensée, celui-là court à sa perte, il est perdu, il cause sa ruine. » Lorsque quelqu’un l’interrogeait, non pas pour en profiter en obéissant, mais pour arracher la permission[13] [14] de faire sa volonté, il interrompait la discussion infructueuse en disant : « Fais une métanie à ta pensée11 et fais ce que tu veux. » Lui-même se dégageait alors de toute responsabilité. C’est pourquoi il insistait : « Les Anciens ne rendront des comptes à Dieu qu’en proportion de l’obéissance dont font preuve leurs disciples. »

Il conseillait : « Que les disciples obéissent à leur Ancien. Si celui-ci est sévère et injuste, ils recevront une grâce abondante. Qu’ils ne le critiquent pas. S’ils éprouvent de la difficulté dans ce qui leur est ordonné, qu’ils disent leur pensée et qu’ensuite ils fassent tout ce que celui-ci leur dira. Que le moine soit toujours empressé et dévoué pour que son Ancien n’ait qu’à le réfréner. Que l’Ancien élague avec discernement, sans mutiler. Il faut qu’il soit passé lui-même par l’obéissance, de manière à ne pas faire d’expériences sur son disciple. Il faut que les Anciens qui exigent une obéissance aveugle aient une très bonne vue. »

Ses conseils sont pratiques et édifiants, car lui-même les a mis en œuvre le premier. Comme « celui qui a appliqué avant d’enseigner » l’obéissance, il se révéla être un disciple plaisant et il fut par la suite un Ancien plein de discernement. En raison de son obéissance, le Père Tykhon l’appelait « mon doux Païssios ».

  1. L’humilité qui enrichit.

Comme le sel se mélange à toutes les nourritures en les rendant savoureuses, de même dans toutes les manifestations de l’existence de l’Ancien, dans ses paroles, dans ses écrits, dans ses relations avec les autres, nous trouvons de l’humilité. Il revêtit son âme d’humilité comme d’un vêtement, le « vêtement de la divinité[15]».

Les miracles et les bienfaits de Dieu, au lieu de susciter en lui des pensées d’orgueil, étaient pour lui une occasion d’humilité et d’un combat plus intense. Telle était l’originalité de son humilité. Une humilité seigneuriale, « une abondance d’humilité[16] ».

Il se considérait comme inférieur à toute la création, pire que les animaux. Il rapporte dans une lettre (datée du 25 décembre 1965) : « En nous comparant avec les animaux nous accablons ces pauvres bêtes. Nous sommes devenus pires qu’elles. Un jour, je me suis demandé à quoi je pourrais me comparer, finalement j’ai trouvé : au charançon. Après un examen sérieux, je me suis rendu compte que j’étais aussi injuste envers lui, le pauvre, car lui aussi ne fait qu’agir en accord avec sa destinée : couper en petits morceaux les ordures pour en faire de petites boules afin de les faire disparaître. Tandis que moi, homme doué de raison, créature de Dieu faite à son image et à sa ressemblance, j’amasse des ordures dans le sanctuaire de Dieu[17] en péchant. Et le pire, c’est que je n’admets pas que l’on me qualifie de charançon, ni même de bourricot, dont tout du moins les nombreux et pénibles travaux qu’il accomplit pour l’homme avant de disparaître sont connus de tous. »

Il vivait en profondeur le mystère de l’humilité et son esprit produisait des idées et des paroles humbles. Il se qualifiait lui-même de « débile », « morveux », « paysan », « paumé », « épouvantail », « illettré », « sans cervelle », etc.

Il se protégeait lui-même par l’humilité. Il savait que « dans l’orgueil est la perdition ainsi que beaucoup d’instabilité[18] », alors que l’humilité est un aimant divin qui apporte à l’homme tous les charismes et les bénédictions de Dieu. C’est pourquoi il l’aimait du fond du cœur et il se plaisait à employer des expressions comme : « réduis la lumière de la lampe », « un humble tabouret », « cet arbre a besoin d’humilité » (c’est- à-dire d’élagage), etc.

S’il se trompait dans ses jugements, il avait l’humilité de le reconnaître, et s’il critiquait quelqu’un, celle de lui demander pardon. II connaissait ses limites. Il ne croyait pas pouvoir répondre à toutes les questions. Quand on l’interrogeait sur des sujets pointus, ecclésiastiques, canoniques ou scientifiques, il renvoyait les gens aux personnes compétentes pour ce genre de conseil. Il répugnait et il évitait les honneurs, les distinctions, les dignités, la publicité, comme l’abeille la fumée. Il avait une profonde et authentique modestie, comme en témoignent ses manifestations spontanées.

Quand il était soldat, on lui décerna une médaille pour son courage, mais c’est un autre qui alla la recevoir à sa place. Il lui dit : « Tu as bien fait, moi qu’est-ce que j’en aurais fait ?» À Corfou, il rencontra son ami et compagnon de régiment Pantélis Tzékos ; celui-ci le présenta à sa mère : « C’est lui qui m’a sauvé. » L’Ancien sauta en l’air et dit vivement : « Non, pas moi, Dieu ! » L’Ancien prit alors ses distances et dissimula son nom monastique. Quand, beaucoup plus tard, le fils de Pantélis, Philippe, lui rendit visite à la Sainte-Montagne, l’Ancien se rendit compte qu’il était le fils de celui-ci, mais il ne se trahit pas. Il envoya même des bénédictions à son père, Pantélis. Philippe parla de la bonté du Père Païssios, mais Pantélis voulait trouver Arsène Eznépidis. Il le chercha pendant trente-cinq ans et ce n’est qu’après sa dormition qu’il apprit que le Père Païssios était Arsène Eznépidis. Il disait : « J’aurais proclamé à la face du monde entier qu’il était mon sauveur et je serais allé habiter avec lui. » Certaines manifestations extérieures trahissaient l’humilité de sa manière de voir.

Lors des Vigiles, il préférait les dernières stalles. Il évitait de dire les parties réservées au supérieur[19], bien que les autres pères fussent ses disciples et, par l’âge, ses enfants et petits-enfants. D’habitude, lors de la Divine Liturgie, il communiait en second. Il laissait en premier le plus jeune, même s’il s’agissait d’un petit enfant. Il se percevait comme étant le dernier des derniers.

Pour ne pas oublier qui il était, il écrivit au crayon sur le mur de son kelliort, à la Précieuse-Croix : « Seigneur, relève du sol un pauvre et des ordures, élève un indigent[20] ! »

Il rendit visite un jour à un monastère de moniales. Enchantée, l’higoumène rassembla toutes les sœurs et elles sonnèrent les cloches pour lui faire un accueil honorable. Mais l’Ancien en fut contrarié et dit à l’higoumène en parlant suffisamment fort : « Qu’est-ce que tout cela, Gé- rondissa* ? C’est sur des bidons qu’il faut frapper pour moi[21], pas sur des cloches. »

Il était sévère et réprimandait ceux qui voulaient le photographier, l’enregistrer ou parler de lui. Quand on lui montra des photos de lui, il demanda soi-disant à les voir et les déchira. Il prenait les cassettes que l’on enregistrait en cachette et les brûlait dans le poêle. Il répondit à quelqu’un qui lui demandait sa bénédiction pour écrire un article à son sujet : « Qu’est-ce que c’est que ces idioties ? Je te conseille de ne pas t’occuper de moi, de ne rien écrire, si tu veux que l’on continue à se voir. » Lorsqu’il apprit qu’un moine qu’il recevait souvent et qu’il aimait parlait de lui, il lui donna comme pénitence de ne pas lui rendre visite pendant trois ans. À Souroti quelqu’un le qualifia de saint, et l’Ancien se mit à pleurer. Que pouvait-il faire ? Il avait beau s’y efforcer, il n’arrivait plus à vivre dans l’anonymat. Dieu voulait le glorifier aussi ici-bas. C’est une loi spirituelle : plus l’homme court après son ombre (la gloire), plus celle-ci le fuit, et plus il l’évite, plus celle-ci s’attache à lui. C’est ce qui était arrivé à l’Ancien.

Lorsque le Patriarche Dimitrios vint visiter la Sainte-Montagne, l’Ancien vint recevoir sa bénédiction. Quelqu’un lui dit que c’était le Père Païssios. L’humble Patriarche se leva de son trône, pour le saluer. L’Ancien se prosterna jusqu’à terre et resta prosterné, la tête fixée au sol, jusqu’à ce qu’un évêque vînt pour le relever.

Au Protaton était présent aussi le Président de la République. Le policier responsable de la protection du Président M. Constantin Papoutsis témoigne : « J’avais entendu parler de l’Ancien Païssios. Je me l’imaginais grand, majestueux et je m’attendais à ce qu’il se trouvât à une place marquante. On me le montra. Il était debout, caché dans un coin, et penché. C’était un petit vieillard bien vieux, de petite taille, mais il y avait quelque chose de divin en lui qui t’attirait. Un gendarme le reconnut et dit aux autres qui il était. Aussitôt tous les hommes qui assuraient la protection coururent vers l’Ancien. Je suis resté tout seul avec le Président. Je ne savais plus quoi faire. Je me suis mis à leur crier de revenir, mais en vain. Puis, suivant mon cœur et non ma raison, sans réfléchir, j’ai couru moi aussi vers l’Ancien. Dieu veillait, et rien de fâcheux ne se produisit. L’Ancien, ne pouvant éviter “l’assaut” des forces de police, nous tapotait doucement la tête en nous disant : “Allez, retournez à votre travail.” Un changement se produisit en nous. Une joie inédite nous submergea. »

Quand on lui demandait s’il s’enorgueillissait de tant d’honneur, il répondait : « Comment pourrais-je m’enorgueillir, quand je sais qui je suis ? Quand je pense à tous les litres de sang que le Christ a versés pour moi, cela me stupéfie. »

Tandis que la foule accourait pour le voir, il pensait : « Bien que je sois une courge, les gens très assoiffés accourent avec Tardent désir de se rafraîchir, parce qu’ils s’attendent à trouver une pastèque. » Il était contrarié d’être connu de tous. Il dit confidentiellement à quelqu’un : « Mon plus grand ennemi, c’est mon renom. Le plus grand dommage, c’est celui qui a été commis par mes connaissances et mes amis et non pas par mes ennemis. Si j’avais su dès le début ce que j’allais devenir, je serais allé à Jérusalem, je serais devenu moine en cachette, j’aurais porté un manteau noir et un bonnet, j’aurais les cheveux longs et la barbe. Personne n’aurait su que je suis moine, et je me déplacerais en passant inaperçu. »

À quelqu’un d’autre, l’Ancien raconta : « Un jour, je m’étais mis d’accord avec quelqu’un pour qu’il vienne me prendre en auto à un endroit précis de Thessalonique où je devais l’attendre. À côté de moi, le flot des gens passait, tel celui d’un fleuve, personne ne se retournait pour me regarder. Ah ! Me suis-je dit, en voilà une aubaine ; si seulement je pouvais trouver un endroit où personne ne fasse attention à moi[22] ! »

Il ne croyait pas aux louanges, ne prenait pas non plus plaisir à la gloire mensongère des hommes ; c’est pour cela aussi qu’il n’en subit pas de dommage. Il disait : « Par mes œuvres, le nom de Dieu est blasphémé, mais je ne le fais pas par calcul, c’est pourquoi je crois que le Christ me prendra en pitié. »

Il se réjouissait de voir que d’autres progressaient, devenaient prêtres, confesseurs[23], higoumènes, évêques. Il les aidait et les encourageait quand il voyait qu’ils en étaient dignes. Il n’y avait pas trace de jalousie, d’envie ou de sentiment d’infériorité dans son cœur. Il voulait que tous fussent au- dessus de lui, et aidait les jeunes moines à progresser. Il souhaitait : « Puissé-je devenir de l’humus, pour qu’un jeune moine y croisse et fructifie. »

Il saluait le premier, embrassait la main des prêtres en faisant une méta- nie, même s’ils étaient plus jeunes que lui. Lui-même évitait de donner sa main à embrasser. « Mon grand dépit, c’est qu’il ne me laissait pas embrasser sa main, tandis que lui m’embrassait cordialement », disait le médecin qui l’avait opéré.

Dans les relations avec lui, on ne sentait pas de différence, il ne permettait pas que l’on se sentît inférieur, parce que lui-même ne se sentait pas supérieur, mais il considérait que chacun lui était supérieur.

Ce sont les mépris, les railleries, les calomnies qui ont éprouvé l’authenticité de son humilité. L’Ancien supporta beaucoup d’un moine qui décochait contre lui des accusations sans fondement. Il ne plaida pas sa cause ni ne se défendit ; il pria seulement, l’âme dolente, pour le repentir du frère. En apprenant qu’il avait publié ces accusations dans un livre insultant pour lui, il dit : « Ça c’est un livre, ce n’est pas comme l’autre ! » (celui de quelqu’un qui faisait sa louange). Un higoumène qui avait lu ces accusations dit de celles-ci qu’elles étaient autant de décorations honorifiques pour lui. Il écrivait : « Bienheureux sont ceux qui se réjouissent quand on les condamne injustement plutôt que quand on les loue pour leur vie vertueuse. Voilà les marques de la sainteté[24]. » C’est pourquoi, il se réjouissait en entendant des accusations. Et pour une certaine raison, il disait à quelqu’un : « Dénigre-moi, je te prie. Peux-tu me dénigrer ? »

Un autre moine disait aux visiteurs qu’il rencontrait en chemin : « Qu’allez-vous faire chez ce Païssios ? » et il énumérait des griefs. L’Ancien l’apprit, mais n’en fut pas fâché, il ne demanda pas d’explications. Les reproches lui plaisaient plus que les louanges. « La parfaite humilité consiste à supporter avec joie les fausses accusations . » De plus, il envoyait même des cadeaux[25] [26] à son accusateur. Mais, alors qu’il endurait sereinement les calomnies, il ne supportait pas l’hypocrisie, de la même façon que le Seigneur qui fustigea les Pharisiens avec des « malheurs à vous », ce qu’il ne dit pas aux autres pécheurs. Un jour, ils se croisèrent sur le chemin. Son accusateur lui fit une prosternation, affectant une fausse piété, et qualifia l’Ancien de « mon saint Ancien ». L’Ancien lui dit : « Une autre fois, sois plus sincère. »

Il disait de l’humilité : « Il ne suffit pas de chasser les pensées d’orgueil, il faut aussi méditer sur le sacrifice et les bienfaits de Dieu et notre propre ingratitude. Alors notre cœur, fut-il de granit, se fendra. Quand l’homme se connaît lui-même, alors l’humilité devient un état spirituel. Dieu vient demeurer dans l’homme, et la prière se dit toute seule. » La connaissance de soi conduit à l’humilité et constitue « le fondement, la racine et le principe de tout bien[27] ».

Il croyait que « l’homme humble vaut plus que le monde entier. Il est le plus puissant de tous. Pour que le moine ait de la force dans sa prière et dans le combat, il faut qu’il ait en lui de l’humilité, laquelle renferme une puissance divine en son sein. Quand il y a de l’orgueil, il s’affaiblit tant spirituellement que corporellement. Quand il combat humblement, il a des forces sans qu’il ait besoin de faire beaucoup de choses. »

Voulant montrer les effets de l’humilité, voici ce qu’il racontait : « Un jour, un chaton était malade. Il vomissait, le pauvre, et s’essoufflait beaucoup ; il n’en pouvait plus. Je compatissais à sa souffrance. Je fis le signe de croix sur lui, rien ! “Mon pauvre, me dis-je, tu ne peux même pas aider un chaton. Si tu étais humble, il se porterait tout de suite bien.” »

Il constatait qu’ « aujourd’hui, personne n’achète de l’humilité ». Les hommes ne connaissent pas sa valeur et sa force et n’essayent pas de l’acquérir. Mais elle est malgré tout si indispensable[28] pour nous élever jusqu’au ciel, c’est pourquoi on l’appelle « élévatrice ». « On ne monte pas au ciel en suivant la promotion mondaine, mais selon une progression spirituelle (l’humilité). Celui qui se fait humble et fait attention sera sauvé. Le moine doit faire de l’humilité un état spirituel durable, et ceci est indispensable jusqu’au dernier moment de son existence. »

Un jeune qui aimait le monachisme dit un jour à l’Ancien que, quand il priait, il ne demandait rien d’autre que l’humilité. L’Ancien, plein d’enthousiasme, jaillit de son siège, le visage resplendissant et lui dit : « Mon enfant, c’est vraiment la grâce de Dieu que tu recherches. » Tant il estimait l’humilité.

Il désirait, même après sa dormition, que l’humilité l’accompagne. Il disait confidentiellement à quelqu’un avant sa dormition : « Quand je serai mort, jetez-moi dans la ravine de sainte Parascève pour que les chiens me mangent. » Auparavant, il avait dit : « Je souhaite que mes os sortent noirs[29] pour que les gens disent : “Voilà qui était vraiment Païssios.” Ainsi les gens ne me vénéreront pas. »

Pour éviter les manifestations honorifiques durant ses funérailles, ainsi qu’après celles-ci, il désirait reposer dans une tombe anonyme de la Sainte-Montagne. Mais quand il eut la certitude intérieure que la volonté de Dieu était autre, il se soumit humblement et retrancha aussi sa dernière volonté. Il demanda juste que personne ne soit invité lors de ses funérailles.

*

Parmi les Pères se trouvent aussi quelques bienheureux Anciens qui sont parvenus à un haut niveau spirituel mais l’ignorent. Du fait de leur grande simplicité, la richesse spirituelle qu’ils possèdent demeure insoupçonnée. L’un d’entre eux voyait la Lumière incréée sans savoir ce que c’était. Il pensait que tous les moines pendant la nuit sont illuminés par une lumière qui s’allume et s’éteint d’elle-même.

L’Ancien Païssios n’était pas de ceux-ci. Il avait la bienheureuse simplicité, une vie sainte, il voyait la Lumière incréée et vivait de grands états spirituels, mais il avait aussi la connaissance spirituelle. Il savait très bien que ce qu’il vivait était des événements divins, de rares états spirituels de grâce. Il savait très bien que ces choses venaient de Dieu ; de lui ne venaient que les péchés. Il avait la claire conscience que tout ceci était l’expression de la miséricorde divine à son égard. C’est pourquoi il disait : « Je suis une boîte de conserve qui brille au soleil et semble être en or, mais qui est vide. Si la grâce de Dieu m’abandonne, je deviendrai le plus grand vagabond et je parcourrai la place Concordia[30], alors qu’en tant que laïc je n’y ai jamais mis les pieds. »

Il ne prenait pas en considération sa grande ascèse, parce qu’il la pratiquait par amour pour le Christ et non pas pour « recevoir un salaire ». Il ressentait la miséricorde de Dieu et la dette qu’il avait envers celui-ci. Il soupirait et souffrait parce qu’il n’avait rien fait. « J’ai connu des saints, et il faut que je fasse beaucoup », disait-il. Il avait le sentiment qu’il avait failli à ses obligations, qu’il n’était pas arrivé à offrir ce qu’il fallait à Dieu.

Tandis que la plupart vénéraient l’Ancien comme un saint, quelques- uns le condamnaient comme magicien. Il répondait avec beaucoup d’à- propos : « Je ne suis ni un saint ni un magicien. Je suis un homme pécheur, qui essaie de lutter. Dans l’univers, je me considère comme une particule de poussière. Si au moins elle pouvait être pure ! »

Tel était l’Ancien. Grand, plongé dans l’abîme de T « abondance de son humilité », avec une claire connaissance des charismes de Dieu, tout autant que de son indignité.

  1. Ouvrier et prédicateur de la pénitence.

Revenant d’une sortie dans le monde[31], l’Ancien dit : « De nos jours, le péché est à la mode. À peine dix pour cent des gens que j’ai vus s’étaient confessés. Alors que moi j’ai besoin de me confesser quotidiennement, eux ne se trouvent pas de péchés ! »

L’Ancien évoluait dans une autre sphère spirituelle. Il évaluait différemment ses actions. Pour les autres, il trouvait toujours des excuses, mais il se jugeait lui-même sévèrement. Il disait : « Un critère pour l’authenticité de la vie spirituelle de quelqu’un, c’est la grande sévérité à l’égard de lui-même et sa grande indulgence pour les autres. Qu’il n’utilise pas les saints Canons comme des canons contre les autres. » Il faisait une œuvre spirituelle subtile, il se repentait, se confessait, et accomplissait par zèle généreux (philotimo*) des ascèses et des canons volontaires, à l’imitation des saints. Il disait : « Quand les saints disaient qu’ils étaient des pécheurs, ils le pensaient. Leurs yeux spirituels étaient devenus des microscopes et ils voyaient leurs moindres fautes comme importantes. »

Quiconque écoutait l’Ancien parler de lui, se faisait l’idée qu’il était un grand pécheur. Il vivait fortement le repentir, mais en lui il y avait de la consolation et de la joie qui débordaient. Son repentir était ardent, c’est pourquoi il ressentait le besoin de se confesser souvent. Pendant une certaine période, en plus de ses autres ascèses, il faisait aussi soixante-dix- sept chapelets* de trois cents grains avec des signes de croix. Il demandait symboliquement à Dieu soixante-dix-sept fois sept fois pardon. Il croyait qu’il était un grand pécheur, et demandait ardemment à Dieu Sa miséricorde et Son pardon pour ses péchés.

Cultivant le repentir, il lisait souvent le Grand Canon de saint André de Crète[32], qu’il avait appris par cœur. Il aimait également la Prière de Ma- nassé[33], qui lui plaisait et l’aidait dans le repentir. Quand il la disait avec une contrition spirituelle et une âme humble, il s’agenouillait, se collait au sol, aplati.

L’Ancien accordait tant d’importance à la contrition et au repentir, qu’il considérait que c’était là la principale tâche du moine. Cela apparaît aussi dans la citation qu’il avait écrite au crayon sur le mur de sa petite calyve de la skite d’Iviron : « Quelle étude est supérieure à celle des larmes ? Le moine peut-il s’en détacher[34] ? »

Quand il y avait une Divine Liturgie dans sa calyve, avant de communier, il s’agenouillait et demandait au prêtre de lui lire une prière d’absolution. Il restait la tête collée au sol, alors que de profonds soupirs s’échappaient de son cœur. Lors de la communion, il chantait aussi parfois le tropaire à la Mère de Dieu : « C’est toi qui nous protège tous, ô Très bonne[35]… » Sa voix était tremblante de componction. Elle jaillissait des profondeurs de son être ; on aurait dit que son cœur se déchirait. En arrivant au « car nous n’avons pas d’autre secours que Toi auprès de Dieu… », il n’en pouvait plus. Il éclatait en sanglots. Il essayait vainement de dissimuler sa componction en sortant de la chapelle et faisant semblant de se moucher.

Un clerc pèlerin prenait part à une Agrypie* au saint monastère de Sta- vronikita. Il fut impressionné par un moine qui était assis sur la stalle voisine et qui pendant toute la vigile ne cessa pas de pleurer. Celui-ci essayait sans y parvenir de ne pas se faire remarquer. Le clerc demanda comment s’appelait le moine, et il apprit qu’il s’appelait Païssios.

Il disait au sujet des larmes : « Il y a beaucoup de sortes de larmes. Les larmes du repentir sont sûres, parce qu’elles purifient des péchés et ont une récompense spirituelle, mais elles épuisent le corps. Il y a aussi des larmes silencieuses qui ne se voient pas. Et un soupir est souvent supérieur à une tasse ou à un seau de larmes. »

Une autre fois, un moine âgé, venant du Désert[36], lui rendit visite. Il voulait s’assurer que les rumeurs qu’il entendait concernant le Père Païs- sios étaient fondées. Par différentes questions, il essayait de savoir dans quel état spirituel il se trouvait. L’Ancien raconta : « Pendant trois heures il me fit la leçon. Il avait lu des choses sur la prière mentale. Il avait lu tout ce que l’on peut trouver à ce sujet. Il me disait :

“Dans tel état spirituel, telle chose se produit, et dans tel autre se produit telle autre chose ; mais toi dans quel état spirituel te trouves-tu ?

  • Dans quel état spirituel ? dans aucun état spirituel.
  • Mais que fais-tu là alors ?
  • Ce que je fais là ? je demande à Dieu de me connaître moi-même. Si je me connais moi-même, j’obtiendrai le repentir. Si le repentir vient, l’humilité viendra, suivie de la grâce. C’est pourquoi je recherche le repentir, encore le repentir, toujours le repentir. Ensuite Dieu enverra Sa grâce.” »

Sa sainte existence indiquait silencieusement Dieu, et par ses paroles il prêchait à tous le repentir : « Il ne faut demander à Dieu ni des illuminations, ni des charismes, mais seulement le repentir, encore le repentir, toujours le repentir. » Un signe minime de son grand repentir, c’était le « sac », le sac de jute, qu’il jetait sur son dos, quand il priait dans sa cellule « vêtu d’un sac et de cendres », comme les Prophètes et saint Arsène de Cappadoce.

Une foule de gens venait le voir, ils lui ouvraient leur cœur et lui demandaient de l’aide. L’Ancien leur expliquait qu’il n’était pas confesseur : « Allez voir un confesseur pour vous confesser. » Quelqu’un lui répondit : « À l’affamé, on n’indique pas un youpala[37], il connaît les youpalas. L’affamé veut se rassasier avec du solide. »

L’Ancien, tout en les recevant, leur expliquait que la discussion ou le conseil, c’était une chose, mais que le sacrement de la confession en était une autre. Il insistait sur le fait qu’il était indispensable d’aller voir un confesseur et qu’il leur lise la prière d’absolution. Non seulement pour le salut de leur âme, mais aussi comme préalable de la discussion avec lui. « Avant la confession, le jugement est enténébré, disait-il, et nous ne pourrions pas nous entendre. » Quelqu’un qui avait un grave problème vint voir l’Ancien pour lui demander de prier pour lui. Il lui recommanda de se confesser. Presque dégoûté, celui-ci lui objecta qu’il était venu voir un saint homme pour qu’il l’aide et voilà que celui-ci lui parlait de confession. L’Ancien lui répondit : « C’est ainsi que je peux t’aider, avec la confession. »

Il plaignait tous ceux qui ne se repentaient pas, et priait pour eux. Aux indifférents, il essayait de le faire comprendre, de faire qu’ils ressentent le besoin de se confesser. Il n’ouvrit pas à quelqu’un qui venait pour la première fois. Il lui parla de l’intérieur, il l’appela par son nom et lui dit d’aller se confesser et de revenir le voir, parce qu’il avait perçu qu’il ne s’était pas confessé. Quand il revint, il ouvrit en lui disant en souriant : « Maintenant tu vas bien (il s’était confessé), viens que nous parlions de tel sujet », et il mentionna le sujet qui le préoccupait.

Il manifestait sa joie en voyant quelqu’un qui se repentait et changeait de vie. Il sympathisait avec les repentants et les encourageait. Il était « l’entraîneur[38] » des repentants. Il s’étonnait et s’attristait de tous ceux qui étaient découragés et étaient écœurés par leurs chutes dans le péché. « Mais puisqu’il y a le repentir. Est-ce que tes péchés sont plus grands que la miséricorde de Dieu ? » Il ajoutait : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir à quel point quelqu’un est pécheur. Je m’inquiète de savoir s’il se connaît lui-même. Dieu jugera en fonction de l’œuvre que chacun a accomplie sur son vieil homme. L’âme, une fois ses travers supprimés, se présentera toute belle devant le Christ. »

Un moine qu’il connaissait se défroqua et retourna dans le monde. Il lui envoya un message lui demandant de venir pour qu’il le garde comme disciple auprès de lui, alors que, comme tout le monde le savait, il ne gardait personne auprès de lui. C’est avec joie que l’Ancien aurait fait ce sacrifice, pour sauver une âme. De plus, l’Ancien se rendit au camp militaire où il se trouvait et lui parla du repentir.

Un jour, un pèlerin vint lui rendre visite et l’interrogea « au sujet des choses spirituelles et célestes ». L’Ancien mit en avant le repentir et l’humilité. Son interlocuteur refit une tentative pour le pousser à parler des charismes et des états spirituels. Mais l’Ancien reprit son discours sur le repentir. Son interlocuteur en fut presque rebuté, parce qu’il avait entendu tant de choses sur la sainteté et les charismes de l’Ancien et voilà que celui-ci ne lui parlait que du repentir.

Si un malade lui demandait de prier pour sa santé, il lui conseillait de se confesser et de communier. Il disait la même chose à des étudiants, pour qu’ils aient de bons résultats dans leurs disciplines. À des couples qui avaient des problèmes, il conseilla d’avoir un confesseur, de se confesser, de communier, d’avoir une vie spirituelle. Au sujet de ceux contre lesquels on utilise la magie, il disait : « S’ils se confessent et communient régulièrement, on aura beau leur jeter des sorts à la pelle, ils n’ont rien à craindre, ceux-ci resteront sans effet. » Lorsque l’Ancien, lors des sy- naxes* organisées à l’occasion des fêtes[39], prenait sa petite collation, outre les souhaits habituels, il ne manquait pas de dire : « Bon repentir ! » Comme remède global et puissant dans toutes les circonstances, il prescrivait le repentir. Celui-ci constituait le noyau de sa prédiction.

Il s’attristait de ce que les hommes « aient perdu le sens du repentir. Ils pèchent et leur conscience ne les blâme plus. Chacun d’entre nous a une tâche sans fin. Le repentir ne finit jamais, comme une sculpture sur bois sur laquelle on peut travailler toute sa vie avec une loupe. Si l’homme ne commence pas par travailler sur lui-même, le diable lui suggérera de s’occuper des autres. Il faut que nous acquérions une sensibilité spirituelle. Il faut que le chrétien voie les passions qu’il a en lui, qu’il s’en repente et non pas qu’il oublie. Les Européens étouffent leur conscience, puis vivent dans un état spirituel tel qu’ils ne se sentent pas mal, mais ne se sentent pas non plus à l’aise. Quand quelque chose arrive, il ne faut pas que nous soyons contrariés, mais que nous mettions de l’ordre en nous. Pour ma part, quand je voyais quelque péché en moi, je me réjouissais parce que j’avais mis le doigt sur la plaie à soigner. Quelqu’un casse un verre et rit. Ce n’est pas tant le fait de casser le verre, que le fait de ne pas en avoir conscience qu’il manifeste. Dans la mesure où il rit, il ne reconnaît pas son erreur et il pourra en casser un autre. Il faut que nous soyons affligés en proportion de notre faute, sinon nous retomberons dans les mêmes travers ».

Son enseignement découlait de son expérience : « Les lois spirituelles fonctionnent dans la vie spirituelle. Si nous nous repentons sincèrement d’une faute, il n’est pas nécessaire que nous la payons de surcroît par une maladie. Dieu autorise les maladies ou les injustices à cause des fautes que nous commettons sans en avoir conscience. »

En outre, il conseillait à tous de se « repentir pour éviter une guerre, parce que c’est nous-mêmes qui provoquons les guerres par nos péchés. Ce monde va à sa perte, c’est pourquoi il sera détruit (si l’on ne se repent pas). Il ressemble à un sac troué que l’on ne peut ravauder. Dieu pourrait peut-être faire du sac troué un petit sac ». Il disait à un moine : « Nous sommes responsables de tout ce qui arrive ; tu t’en rends compte ? Une personne qui essaye de devenir meilleure agit sur tous ceux qui l’entourent ainsi que sur le monde. Si j’étais un saint, par la prière, j’aiderais beaucoup de monde. » Surtout des moines, il disait qu’ils s’habillent de repentir. Toute la vie du moine est un repentir.

C’est ce repentir salvifique que revêtit l’Ancien, et il se révéla un grand travailleur et un héraut du repentir.

  1. Pauvreté volontaire.

C’est avec une remarquable fermeté qu’il observa le vœu de pauvreté qu’il fit au Seigneur le jour de sa tonsure.

À Esphigménou, il avait trois soutanes accrochées dans sa cellule. Il envisageait d’en avoir une pour l’église, une pour le service et une pour la cellule. Puis il se blâma lui-même, en disant : « Ah ! tu les as bien justifiées ! » Il en donna deux et garda celle qu’il portait. En partant du monastère, il ne prit rien avec lui. Il n’avait pas même un sac. Il lava la carpette où il faisait ses prosternations, il la cousit, en fit un sac et y mit son rason*.

Au saint monastère de Stomion, il n’avait qu’une seule soutane. Il était « d’une seule tunique[40] ». Quand il la lavait, il portait son rason* jusqu’à ce qu’elle soit sèche. Il disait « Qu’il n’y en ait pas une deuxième ! »

Au Sinaï, son dépouillement atteint son comble. Dans son ermitage, il n’avait « rien de ce siècle ».

À la Précieuse-Croix, tout son « trousseau » était un coffre. Il l’avait mis au bout du couloir qui faisait le lien entre sa cellule et la chapelle et il s’en servait de siège, de table ou pour y mettre quelques nourritures indispensables : du pain séché, un peu de riz, des olives, un petit pot de miel. Mais, bien que sa pauvreté soit si grande, quand il mettait la table pour quelqu’un, son hospitalité était riche et seigneuriale, parce que sa disposition intérieure était riche et hospitalière.

Quand il lui apparut, saint Arsène lui dit : « Ce qui fait que je t’aime encore davantage, c’est que tu n’acceptes pas les mandats. Je te suis jusque dans la poste. » Il avait ordonné que l’on renvoie les mandats. Il ne gardait que les noms, pour en faire mémoire, et parfois les adresses pour leur envoyer des bénédictions.

Il avertissait les gens que s’ils continuaient à lui envoyer des mandats ou des paquets, il cesserait de les mentionner. À plusieurs reprises, il demanda que l’on renvoie aussi les colis, mais voyant l’embarras des employés, il les prit pour qu’ils ne soient pas contrariés. Malgré la fatigue de la journée, il se mettait à trier les choses avec discernement selon les besoins de certains Pères, et il les transportait avec sa musette ou priait d’autres Pères de le faire. Ainsi, il restait sans biens et, « comme pauvre, il en enrichissait plusieurs[41] ».

Tout ce qui n’était pas absolument nécessaire, selon ses critères sévères, il considérait que c’était un poids qui l’affligeait et il s’arrangeait pour s’en débarrasser. Il disait : « Quand j’ai des objets, je me sens comme si je portais un gilet étouffant. »

Ce qui le gênait dans l’observance de la pauvreté, c’était les offrandes des pieux pèlerins. Un double combat fatigant commençait alors pour l’Ancien : d’une part, refuser tout ce qu’on lui offrait sans contrarier et sans vexer les gens, d’autre part répartir convenablement tout ce qu’il était nécessaire de garder, pour ne pas vexer ceux à qui il donnait. La mère d’un enfant malade lui avait envoyé un mandat de mille drachmes. L’Ancien, contrarié, écrivit à un laïc qu’il connaissait : « … Pour que vous me compreniez mieux, je vais vous donner un exemple. Alors que je frappe avec force la porte du Christ par la prière, l’argent que m’envoient les autres dans cette circonstance est comme une pierre qui me frapperait la tête en m’étourdissant, et je dois cesser de prier jusqu’à ce que tout soit réglé, car tous les moyens matériels ont leurs préjudices spirituels. Je vous dis sincèrement, il m’a fallu depuis hier après-midi jusqu’à aujourd’hui dans l’après-midi pour me concentrer, parce que je devais régler cette affaire. J’ai commencé par les orphelinats grecs, un par un, et j’ai terminé par les petits enfants noirs orthodoxes du Kenya, pour choisir finalement de nouveau les petits enfants grecs nécessiteux… »

Si quelqu’un lui laissait de l’argent sans qu’il s’en aperçoive, il le mettait dans des livres et le donnait à des enfants pauvres de TAthoniade[42]. S’il comprenait de qui il s’agissait, il lui envoyait des bénédictions : des petites icônes et d’autres choses d’une plus grande valeur. Il avait comme principe de donner plus que ce qu’il recevait.

À Katounakia, quelqu’un vint lui rendre visite. Il fit de la cuisine et le régala. Le visiteur voulut acheter des petites icônes. « Je ne peux pas faire cela», lui répondit l’Ancien. Alors son visiteur lui laissa 200 drachmes et son adresse. Peu après, il reçut 50 petites icônes, d’une valeur bien supérieure aux 200 drachmes.

Il vendait très rarement le fruit de son travail manuel. D’habitude il le donnait en bénédiction*. Il avait une confiance totale dans la Providence divine ; en conséquence, il ne s’inquiétait pas pour lui-même et ne conservait pas d’argent pour ses besoins. Dieu s’occupait des besoins indispensables.

Il n’acceptait même pas d’argent de ceux dont il faisait mémoire. Il écrivait : « Si j’ai besoin d’argent et qu’il se trouve qu’au même moment vous m’ayez écrit pour me demander de prier pour une raison sérieuse vous concernant, comme vous le savez, je préférerai emprunter à d’autres, pour les rembourser petit à petit avec mon petit travail manuel, plutôt que de vous écrire pour vous demander de m’en envoyer ».

Il veillait à distribuer tout l’argent qu’il avait. Un jour, il avait 500 drachmes, et il les donna à un étudiant. Celui-ci hésita à les accepter, connaissant la pauvreté de l’Ancien et il se justifia en disant qu’il avait suffisamment d’argent. « Tu as combien de millions ? » lui demanda en plaisantant l’Ancien, et il l’obligea à les accepter.

Lorsqu’il partit de la calyve de papa Tykhon, il chargea tout ce qu’il avait sur deux mulets. Entre autres, sa presse pour son travail manuel et ses Ménées*. Ses effets personnels étaient insignifiants. Il pouvait les faire tenir dans son sac et les porter sur son dos comme un nomade. C’était là toute sa richesse. Lors de son transfert, il ne possédait que 250 drachmes qu’il donna comme avance en paiement de la commande d’une petite fenêtre de fer pour la chapelle de la Panagouda.

À plusieurs reprises, lorsqu’il voulut sortir dans le monde, il n’avait pas d’argent pour payer les billets. Souvent, il fut contraint d’emprunter. Il avait du mal aussi à économiser de l’argent pour le bois de l’année, lors de ses dernières années où il n’avait pas le temps de le couper lui-même. Lorsque des connaissances lui proposèrent de le payer, il refusa en leur disant d’aider des petits vieux qui en avaient besoin.

Ses soutanes étaient élimées et vieilles, mais propres. Un jour qu’il était sorti dans le monde, une connaissance lui en fit faire une nouvelle, pensant qu’il portait des soutanes usées par pauvreté, mais l’Ancien ne la porta pas. Ensuite, il en fit faire une nouvelle et il fut tranquille. Bien que l’Ancien vécût dans une calyve et eût beaucoup de relations, il observait la pauvreté comme un anachorète. Il avait quelques petites choses pour les gens, comme « ayant, mais ne possédant point ».

Un jour, un moine âgé, l’Ancien Vincent, lui rendit visite. Cet Ancien recelait un mystère. Il portait un bonnet de moine et un manteau mi-long. Il avait l’air d’être quelque chose entre un laïc et un moine. Il portait un sac sur son dos et parcourait les konakia* et les kellia* de Karyès mettant tout ce qu’on lui donnait dans son sac. Puis il aidait des pauvres et des malades en le leur redistribuant en cachette.

Le mystérieux Ancien Vincent arriva un jour à la Panagouda. Il s’assit sur le sol de la cour et commença à interroger l’Ancien : « As-tu telle chose ? » L’Ancien lui répondit positivement et la lui donna. Il répéta de nombreuses fois cette question, et obtint toujours la même réponse. L’Ancien Vincent, envoyé par Dieu, remplit ainsi son sac de bénédictions* et partit, après avoir de cette façon testé et éprouvé la charité de l’Ancien qu’il trouva authentique et pure.

L’Ancien disait : « Il m’a fait une grande impression, car toutes les choses qu’il m’a demandées m’étaient indispensables. Il m’a demandé 500 drachmes, je lui en ai donné 1300, et aussi une loupe grossissante avec une poignée, un imperméable, en plus d’autres provisions, du pétrole, etc. Ou il est dans un haut niveau spirituel, ou Dieu l’illumine pour voir notre état intérieur, si notre cœur est attaché à quelque chose de matériel, même à quelque chose d’indispensable. »

Il disait : « Si l’on nous demande une chose et que nous regrettions de la donner ou que nous soyons affligés parce que nous l’avons perdue, alors nous aimons cette chose plus que le Christ. C’est un bon signe que quelqu’un se réjouisse quand il donne et s’afflige quand il reçoit. Si quelqu’un entrait dans ma cellule pour y prendre tout, cela ne me ferait rien. Si je voyais quelqu’un insulter le Christ ou la Toute Sainte, ou mettre à bas un présentoir d’icônes, alors je sacrifierais ma personne pour protéger ce qui est saint. »

Quand il sortit pour la dernière fois de l’Athos, dans sa petite musette il n’avait que son rason* et quelques bénédictions*. Quand, par la suite, il vit qu’il ne reviendrait pas, il demanda qu’on lui apporte l’Habit angélique et son voile. Il n’avait ni biens matériels, ni argent, ni objets précieux, et il ne se préoccupa pas non plus d’en acquérir jamais.

Les gens du monde ne peuvent pas comprendre la vertu de pauvreté. La pauvreté et la virginité ne sont pas des commandements pour tous, mais des vertus monastiques. Les moines, par zèle généreux (philotimo*), les offrent en sacrifice au Seigneur.

Il enseignait par l’exemple de sa vie que l’intercession et la joie du moine ne se trouvent pas dans les biens matériels, mais en Dieu. Pour arriver jusqu’à Lui, on est grandement aidé par la pauvreté volontaire, « l’authentique richesse ». C’est pourquoi il disait : « Plus tu jettes (tu fais l’aumône), plus tu voles[43] (tu progresses spirituellement). » Il considérait que la possession d’argent et de biens matériels était pour le moine un échec et un obstacle dangereux. Il souhaitait que « le moine ne vive pas de bénédictions (aumônes), mais qu’il donne des bénédictions ».

L’Ancien pénétra dans l’arène monastique libre de toute préoccupation matérielle et sortit de cette vie dépourvu de tout bien matériel, mais riche du trésor de sa pauvreté. « À cause de ma richesse infinie, je suis un indigent . »

  1. « Avidité pour l’ascèse. »

Moines et laïcs qualifiaient l’Ancien Païssios d’« ascète ». Ce qualificatif lui fut donné en raison de ses exploits ascétiques. Lui-même refusait cette distinction. Mais ses œuvres le dévoilèrent comme étant un grand ascète. Je voudrais en signaler quelques-unes, parmi celles qui furent perceptibles ou que lui-même a rendu manifestes pour notre édification spirituelle. Nombreuses furent ses ascèses cachées et inconnues des hommes, mais connues de Dieu, qui récompensera ses efforts. Certaines ne seront pas rapportées, parce qu’elles dépassent les mesures habituelles et ne seraient pas comprises.

Depuis son jeune âge, il se livrait à des jeûnes épuisants.

Le temps qu’il était soldat, il continua de jeûner sévèrement, dans les tribulations, la neige et les dangers.

Au monastère, son organisme eut du mal au début en raison des jeûnes, des diaconies éprouvantes et du manque de sommeil, mais il s’y fit rapidement.

Au monastère idiorythmique* de Philothéou, il jeûnait toujours. Même lors des grandes fêtes, la nourriture ne l’intéressait pas. Un jour, un Ancien l’invita au repas de Noël, mais le Père Païssios ne s’y rendit pas, parce qu’il avait mangé des restes du carême : des haricots cuits à l’eau avec de la farine en guise de sauce.

Au Stomion, il travaillait dur et mangeait très peu. Son estomac était devenu comme celui d’un oiseau, disait-il. Une tisane, un peu de pain séché lui suffisaient pour un jour entier.

Au Sinaï, il vécut une vie angélique, comme un être incorporel. Délivré de toute préoccupation terrestre, il soumettait la chair à l’esprit. Son corps s’affina, devint léger, il acquit une grâce ascétique, tout en ayant du courage, de la sveltesse et la souplesse d’un athlète. Dans le désert du Sinaï, il passa tout un carême en se contentant de la divine Communion, en buvant un peu d’eau et en ne mangeant quelque chose que les dimanches.

A la skite d’Iviron, quand il vit que dans son kellion se trouvait un figuier et un cerisier, il dit : « Gloire à Dieu, voilà qui me suffit pour vivre ici. L’homme a besoin de peu de choses pour subsister. » Là, pendant trois mois, il ne se nourrit que de pignons de pins. N’y avait-il que deux ou [44] trois cuillères d’amandes par jour ? Voilà qui était suffisant pour nourrir un ascète véritable comme l’Ancien.

Tout en se réjouissant de pratiquer l’ascèse, il dégustait « les délices de la continence ». Il interrompit son ascèse lors de son entrée à l’hôpital et de son opération aux poumons. Par obéissance, il mangeait de tout ce qu’on lui donnait, y compris de la viande.

Mais à son retour à l’Athos, il se livra de nouveau à des jeûnes épuisants. Il dit à un disciple pour son édification : « J’essayais de mettre en pratique tout ce que disent les livres. Je suis resté des journées entières à jeun au point de ne plus tenir sur mes jambes. Souvent, quand je devais me rendre quelque part, je m’effondrais d’épuisement. Je n’avais pas le courage de sortir sur le sentier. J’avais peur que quelqu’un me trouve par terre. Je suppliais alors la Toute Sainte de me donner des forces. Je m’agrippais aux branches des arbres et je tirais pour avancer. »

Il faisait des « neuf heures[45] » successives et, quand il voulait aider des gens, il restait à jeun pendant trois jours. C’est-à-dire que sa prière pour eux s’accompagnait du sacrifice d’un jeûne. Il essayait de rester sans rien manger pendant toutes les journées du jeûne du quinze août, en honneur de la Toute Sainte. Outre les carêmes prescrits, il en faisait d’autres pour une grande requête qui concernait un problème ou une personne. Sa nourriture était d’habitude « sans feu », c’est-à-dire qu’elle n’était pas cuisinée, qu’elle n’était pas passée par le feu. « Heureusement que la cuisine ne fait pas partie de mon programme», disait-il. Quand, ces dernières années, l’un des Pères lui amenait un plat cuisiné, il en mangeait un peu par charité et disait : « L’estomac a besoin de temps en temps aussi de nourriture cuisinée. » On lui demanda comment il se faisait qu’il n’avait pas abîmé son estomac avec les jeûnes, il répondit : « Les jeûnes n’abîment pas l’estomac. Mais quand quelqu’un est contrarié, il faut qu’il mange, car la bile suinte sans cesse, elle qui ne devrait suinter que pendant la digestion, et c’est ainsi que les tissus de l’estomac sont détruits et qu’il souffre. Il faut que chacun mange selon l’état spirituel dans lequel il se trouve. Il peut se limiter et manger moins ? Qu’il mange moins. Quand on progresse, on mange moins et on est nourri comme si l’on mangeait normalement, parce qu’on est nourri spirituellement et qu’un peu de nourriture suffit alors pour être rassasié. Lui-même mangeait dans une petite assiette qui ne contenait que peu de nourriture.

Il veillait à ce que personne ne sache qu’il jeûnait. Quand il allait quelque part, il n’observait pas la « neuvième heure » et mangeait tout ce qu’on lui offrait, si cela ne lui était pas nuisible.

Alors qu’il se trouvait à la Précieuse-Croix, un représentant d’un monastère qui vivait dans un konaki* de Karyès l’invita un jour pour une raison quelconque. À la fin, on mit la table. L’Ancien mangea toute la nourriture et sauça son assiette avec du pain. Dieu sait à quel point il jeûnerait par la suite dans son kellion.

Il ne voulait pas donner la moindre indication sur le fait qu’il jeûnait sévèrement. Mais la seule chose qu’il ne réussit pas à cacher fut sa maigreur et son état squelettique, qui trahissaient ses grands jeûnes. Les démons le surnommèrent « tout en os » sans mentir. Dans le village de Ko- nitsa où il avait apporté des saintes reliques, un vieux lui dit : « Je vois des os ici (les saintes reliques), et encore des os là (le visage de l’Ancien). » Plus jeune, il était telle une ombre, comme sans chair, squelettique, comme s’il n’avait pas d’estomac. Sa chair, comme il l’écrivit lui-même à propos de Hadji Géorgis, il la sacrifia, en raison de son zèle généreux (philotimo*), pour le Christ.

La bonne habitude du jeûne permanent l’aida à atteindre un haut niveau dans l’ascèse, à devenir un grand jeûneur. Il disait : « L’habitude est d’une grande aide pour l’ascèse. Si l’on en prend l’habitude dès sa jeunesse, après on n’a plus de problème. » Mais ce qui l’aidait surtout, c’était la maîtrise de soi, la contrainte soi-même. Quand après un jeûne de longue durée, son corps se plaignait et demandait de la consolation, il discutait avec lui : « Que veux-tu ? Prends donc une tisane, cela suffit. » Il buvait une tisane sans pain séché et sans fricot. Quand la tête lui tournait à cause du jeûne, il ne mangeait pas de nourriture, mais avec de l’eau il trompait sa faim, et continuait.

L’Ancien jeûnait sévèrement, et en outre veillait chaque nuit en priant. « Par les jeûnes, les veilles, les prières, il a obtenu des charismes célestes…[46] ». À Ésphigménou, il dormait environ une demi-heure par jour sur le plancher, sur les pierres ou les briques. Plus tard, alors qu’il dormait sur un lit de planches pour ne pas se sentir à l’aise pendant le sommeil, il mettait des pierres sous le matelas. Au Stomion, quand quelqu’un vit la planche sur laquelle il dormait, il lui dit : « Père, tu as choisi une route bien difficile ! » Il répondit : « Quand quelqu’un veut quelque chose tant et plus, comme moi la vie ascétique, elle devient un plaisir. »

Il ressentait beaucoup de satisfaction à s’étendre sur son « lit » ascétique, ayant comme oreiller une bûche et comme matelas des planches. Ses reins noircissaient, mais il se réjouissait parce qu’il avait lu dans l’Abba Isaac « L’amour égoïste de soi (philautia) est la première des passions, le mépris du délassement la première des vertus[47] », car « le délassement nourrit et accroît les passions[48] ».

L’après-midi, il ne se reposait jamais. Plus tard, lorsque les gens l’occupaient toute la journée et qu’il se fatiguait, sa règle était de se reposer jusqu’à trois heures. Vers minuit, il se levait et commençait les chapelets. Mais, souvent, il ne dormait que trois heures seulement tous les trois jours. Alors que par le jeûne il humiliait son corps, par la veille il purifiait et affinait son esprit.

Il se donnait tout entier et consacrait toutes ses forces à la prière nocturne. Il s’épuisait par les stations debout nocturnes et les innombrables prosternations. Dans sa vieillesse, il utilisa une stalle et un appui[49] et « des cordes cachées[50] », c’est-à-dire qu’il s’attachait avec une corde au plafond de sa cellule, pour prier debout comme un autre prophète, Moïse. Quand il était fatigué, il continuait à genoux, donnant un peu d’aise à son corps maltraité. De la veille, il disait : « La somnolence rend le moine inutile et l’empêche de communier avec Dieu. Il faut un combat permanent et se faire violence à soi-même. Au début, il faut se faire un peu violence. La première phalange (des démons) vient, mais elle s’enfuit si nous résistons. Ne faisons pas la veille pour nous faire plaisir. Nous pouvons la faire pour un malade, en disant : “Mon Dieu, rétablis-le, pour qu’il puisse te rendre gloire !”, et ainsi nous faisons une doxologie. Ou : “Mon Dieu, accorde le sommeil aux hommes qui ne peuvent pas dormir, soit parce qu’ils souffrent, soit parce qu’ils sont tendus et prennent des médicaments pour dormir.” »

Quoiqu’il combattît en secret, quelques indices attirèrent l’attention des gens. Les veilles de Vigiles de fêtes, pendant presque toute la journée, les gens l’occupaient avec leurs problèmes. Au coucher du soleil, des pères passaient devant son kellion et ils allaient ensemble à l’Agrypnie* au monastère. Pendant presque toute la nuit, il était debout dans sa stalle et il revenait à l’aube dans son kellion. Quand aurait-il pu se reposer ? Avec le jour, arrivait une foule d’affligés qui exigeaenit de le voir. Comment pouvait-il tenir ? Où en trouvait-il la force ? Vieux et malade qu’il était…

Malgré tout cela, il ne transgressait pas sa règle et n’atténuait pas son ascèse. Labeur, jeûne, veille, consolation des affligés, prière et accomplissement minutieux de ses devoirs monastiques. « Une violence permanente faite à la nature[51]» avec l’état d’esprit et la disposition intérieure d’un martyr.

Alors qu’il prenait en pitié toute la création, animée ou inanimée, et qu’il avait même de la compassion pour le diable, il était malgré tout impitoyable et inexorable à l’égard de lui-même. À son « vase d’argile » (le corps), il ne condescendait aucun amour de soi et lui fournissait moins que le nécessaire. Il conseillait aux autres « de ne satisfaire que les besoins indispensables du corps, car le surplus est un souci qui chasse le Christ du cœur et prend sa place, en sorte qu’ensuite il reste un vide desséché ». Au début, il était d’une grande rigueur et ténacité dans l’ascèse. Plus tard, il ne la considérait pas comme étant si indispensable, parce que son fruit spirituel avait mûri, et que désormais l’ascèse était devenue pour lui un mode de vie et, quand il le fallait, il pouvait faire preuve d’économie. Il conseillait : « Maintenant que vous êtes jeunes, combattez, parce que plus tard vous ne le pourrez plus. Jadis, je livrais un grand combat. Maintenant, je me dégoûte de moi-même. Je sens même le froid qui vient de la serrure. »

Il conseillait aussi les métanies, parce qu’ « avec les métanies, nous nous prosternons humblement devant Dieu, la somnolence s’en va et la machine avance. Les ventres non naturels disparaissent aussi et laissent place à la sveltesse du corps. »

Il disait : « Après que trois ou quatre heures se sont écoulées depuis le repas, nous pouvons faire des prosternations. Quand nous faisons des prosternations, que les genoux collent aux épaules et que la tête se pose près des genoux. » Il voulait que les mains se posent sur le sol, non pas avec les paumes ouvertes, mais avec la partie externe du poing. Mais il ne voulait surtout pas que les traces des prosternations soient visibles sur les mains. C’est pourquoi il conseillait de les faire sur un tapis mou. C’est ainsi qu’il faisait ses prosternations, et si quelqu’un posait la paume sur le sol, il le corrigeait. Sa rapidité, sa souplesse et son endurance étaient étonnantes. Un moine qui passa la nuit dans son kellion entendit les coups rythmés de ses agenouillements sur le sol et les épanchements spontanés de son cœur pour le Christ et la Toute Sainte. Ensuite, il se plongeait dans la prière. Puis à nouveau des prosternations. Parfois, en faisant les prosternations, il disait des tropaires et des psaumes. En été, il sortait pendant la nuit dans la cour de sa calyve. Sur une surface d’environ un mètre vingt sur cinquante centimètres, faite de deux planches clouées ensemble, il faisait des prosternations et priait agenouillé.

L’Ancien donnait une grande importance au bienheureux effort. Sans effort et sans combat, personne n’a jamais été sanctifié. Il considérait que l’effort émeut Dieu, tandis qu’il constatait que « la génération d’aujourd’hui a une paresse qu’elle transfère même dans la vie monastique. On veut être sanctifié sans peine[52]. »

Il disait en plaisantant : « Ne vaudrait-il pas mieux que nous fassions les veilles allongés dans notre lit, que nous prenions un magnétophone avec des cassettes de psalmodies, au choix, et que nous fassions aussi un ascète de paille mû par une mécanique, pour qu’il fasse pour nous les prosternations, en disant son chapelet* ? », voulant ainsi blâmer la mentalité contemporaine qui recherche la facilité et évite les peines corporelles. Il conseillait : « Faisons attention de ne pas acquérir cette mentalité qui règne dans le monde[53]. Les gens du monde veulent travailler peu ou pas du tout et recevoir beaucoup d’argent. Les élèves ne veulent pas étudier, mais avoir de bonnes notes. Faites des efforts et combattez. Notre vie est souffrance. Quelqu’un est venu me demander de prier pour lui, parce qu’il avait des contractures dans la nuque. Les médecins lui avaient dit de faire des exercices, mais ça l’ennuyait de tourner la tête à droite et à gauche, et il était venu me demander de prier pour lui. Note-le bien ! Aujourd’hui, les facilités sont devenues des difficultés. Dans les bureaux, les gens ont des fauteuils à roulettes. Ils ne se déplacent plus et, quoiqu’ils fassent, ils restent assis sur leurs fauteuils à roulettes. Résultat : ils ont des crampes dans les jambes. Alors ils vont voir le médecin, qui leur prescrit de faire des exercices, ils vont jusqu’à payer pour des massages. »

L’Ancien faisait partie de la génération de ceux pour lesquels la peine constitue un délassement et la fatigue une récréation. Il se réjouissait de se donner de la peine. Il avait « l’état de supporter la souffrance », c’est-à- dire une disposition au labeur[54], jusqu’à la fin de sa vie. Il faisait tout seul les travaux indispensables : il réparait la calyve, fauchait l’herbe, coupait à la hache le bois de l’année, le transportait sur son épaule et en faisait du petit bois, sauf les dernières années où les visiteurs ne le laissèrent pas faire.

Où qu’il dût se rendre sur l’Athos, il s’y rendait d’habitude à pied, alors que jadis il marchait même pieds nus pour pratiquer davantage d’ascèse et bourrait son sac de pierres.

Il avait des forces, mais ce n’était pas un géant. Sa grande abnégation, son zèle généreux (philotimo*), son zèle pour les choses spirituelles, renforcèrent son corps, et il fit de plus grandes ascèses que d’autres qui étaient plus forts que lui. Il consuma son corps dans l’ascèse. Il épuisa toutes ses forces, il donna chaque goutte de sève au Christ. La violence qu’il s’imposait à lui-même atteignait les limites du supportable et, parfois, les dépassait, alors il s’écroulait épuisé. Sa main droite se paralysait de fatigue à cause des innombrables nœuds des chapelets* qu’il avait fait en faisant le signe de croix de sa main droite. Mais il ne s’arrêtait pas pour la reposer. Il prenait le chapelet avec la main droite et faisait les signes de croix avec la gauche[55]. Cela montre l’intransigeance de son ascèse. Le discours sur l’ascèse de l’Ancien concerne surtout les deux dernières décennies de sa vie. Il est impossible de décrire avec des mots la flamme et le zèle qu’il avait dans sa jeunesse, alors que ses forces corporelles étaient à leur acmé. S’il avait tant de zèle et faisait une telle ascèse quand « la machine s’était détraquée », c’est-à-dire quand son corps était épuisé, que ne faisait-il pas plus jeune ? Tous ceux qui l’ont connu plus jeune reconnaissent qu’à elle seule son apparence insolite provoquait la stupeur et le respect. Son zèle était comparable « à celui des charbons enflammés », et c’était lui qui le poussait, le soutenait, l’enflammait, l’encourageait à « mépriser la chair dans les afflictions et dans des tentations terribles, et à livrer sa propre âme à la mort éternelle[56] ». « La nuit, il meurt et le matin il ressuscite », disait de l’Ancien son amie la moniale Anna Hadji. Les épreuves qu’il s’était imposées plus jeune, non seulement il les déconseillait aux autres, mais il les en dissuadait. Lui-même cependant ne regrettait pas ces expériences qu’il s’était infligées. Après bien des combats, il était arrivé à un état spirituel qui lui permettait de vivre avec très peu de nourriture et peu de sommeil. Il était alimenté par la grâce divine. Il disait : «L’un ne dormira pas par joie. Un autre est nourri et corporellement et psychiquement. » Un jour, on lui demanda : « Comment un saint a-t-il pu supporter de ne dormir qu’une heure par jour, tenu par une corde ? » Et il répondit : « Le saint se reposait quand il se fatiguait. » C’est ce que lui-même vivait. La grâce de Dieu le nourrissait et le soutenait. Il ressemblait à une machine qui marchait sans arrêt avec très peu de combustible.

Il voulait que les jeunes moines se combattent eux-mêmes. « La vie spirituelle c’est de la vaillance. Ayez de la vaillance, ne soyez pas une génération pourrie. En entrant dans le monastère, il faut donner un bon coup dès le début, pour être attrapé par le Christ, par le ciel. L’ascèse corporelle aide, quand elle est pratiquée par zèle généreux (philotimo*). Ne cédons pas facilement du terrain en ajournant nos devoirs spirituels. Fais (la prière) autant que tu peux, ne serait-ce qu’un peu, et ensuite va confesser (tes manques) à ton Ancien. »

« Comme le malade doit manger, qu’il ait faim ou non, parce qu’il sait que la nourriture lui fera du bien, nous aussi, lorsque nous n’avons pas envie de pratiquer nos devoirs spirituels, agissons avec joie, sachant que cela nous sera utile, même si nous n’en avons pas envie. Il faut de la violence et non de la contrainte ou de l’angoisse. La violence spirituelle n’est pas de la contrainte et elle aide. »

Il poussait à combattre, mais soulignait aussi les dangers d’une ascèse illusoire qui nourrit l’orgueil et qui se préoccupe exclusivement des ascèses corporelles, mettant de côté les passions de l’âme : « Le plus grand combat, c’est d’acquérir l’humilité et la charité, ce qui est pourtant chose facile même pour une petite fille. Les ascèses corporelles, lorsqu’on cherche à les accroître, peuvent développer aussi l’orgueil et la fausse impression que c’est quelque chose. Mais si on tourne le collimateur vers l’orgueil et qu’on le frappe, alors on peut réussir avec une grande facilité bien des choses. Préoccupons-nous de mettre en pratique d’abord l’humilité et la charité, et ensuite la veille et le jeûne. »

« Le moine, disait-il, doit acquérir la domination sur soi-même et le contrôle de soi. Qu’il parle quand il le faut, qu’il mange quand il le faut. Alors il ne souffrira aucun dommage, où qu’il aille, où qu’il se trouve. Celui qui n’a pas le contrôle de lui-même ressemble au bœuf qui trouve le fruit et ne cesse de le manger jusqu’à ce qu’il en étouffe. Il y en a beaucoup qui se laissent aller facilement et, n’ayant pas de frein, se laissent emporter par la pente. »

L’ascèse de l’Ancien était grande, cachée, et avait pour principe le zèle généreux (philotimo*) ; elle n’était pas sèche ou formelle. Elle manifestait son grand amour pour Dieu. Celui qui aime se languit de souffrir pour celui qu’il aime. Il ne faisait pas de l’ascèse un but en soi, mais un moyen de purification et de sanctification. C’est une façon et un moyen d’aider les hommes et un sacrifice agréable à Dieu. Un jour, il goûta à la viande, mais uniquement, et seulement dans ce cas-là, par charité, pour inciter un moine malade à en consommer pour sa santé. Dieu lui fit la grâce de ne pas sentir le goût de la viande.

L’Ancien, par son ascèse, est mort au monde. Il a desséché sa chair, pour que les passions ne lui soient pas nuisibles. Il a purifié son âme et son corps et s’est révélé être un vase d’élection de la grâce.

  1. Dans le travail et le labeur.

Depuis son jeune âge, l’Ancien aimait le travail manuel. Il aidait ses parents pour les travaux des champs. Il était infatigable et productif. Il moissonnait seul des arpents entiers et, pour se donner du courage, il entrait jusqu’à la moitié du champ, et il moissonnait d’abord un « sillon » de sorte qu’il ne semblait plus y avoir que deux petites parcelles non moissonnées.

Comme menuisier, il travaillait beaucoup, parce qu’il aimait son métier. Il travaillait consciencieusement et avec bonne humeur, cela venait du fond de son cœur. Il combinait la menuiserie avec son œuvre spirituelle et son amour des hommes. En travaillant, il psalmodiait et priait. Il faisait l’aumône de l’argent qu’il gagnait, ou travaillait pour les pauvres sans salaire. Comme moine, il accomplissait ses diaconies avec rigueur et diligence et, en outre, il aidait avec un zèle généreux (philotimo*) tous ceux qui en avaient besoin.

Au Stomion, quand les travaux de rénovation lui en laissaient le loisir, il faisait des icônes et les donnait en bénédiction ; il collait sur du bois une icône de papier, et mettait des pignons en guise d’encadrement. C’est alors qu’il commença à fabriquer à la presse de petites icônes qu’il parachevait ensuite. Il avait un tour qu’il mouvait avec son pied, et faisait différents travaux manuels, en particulier de remarquables plateaux en bois pour Partoklasia*.

Dans les travaux monastiques, l’Ancien était habile et indépassable, mais aussi comme travailleur manuel, il était infatigable et défiait toute concurrence. Des moines qui le connaissaient témoignent qu’il « coupait du bois plus rapidement que les bûcherons, rabotait avec la rapidité d’un rabot électrique et abattait le travail de dix hommes ». Il n’admettait pas la trop grande minutie et la lenteur dans le travail, parce que « l’on se moque d’un homme indolent[57]». Il voulait que le moine ne fasse que peu de travail manuel et beaucoup de travail spirituel. L’abondance de travail pousse l’homme à oublier Dieu, comme les Hébreux en Égypte. Mais il disait : « Quand on travaille, on travaille. »

Au Mont Sinaï, il faisait des icônes sculptées dans le bois, en particulier de Moïse le prophète recevant le Décalogue. À la skite d’Iviron, il gravait surtout des croix pectorales et des croix pour la bénédiction des eaux. Une petite croix de bénédiction creusée dans le bois, avait seize personnages. On en distinguait tous les détails, même les ongles des doigts. Il n’apprit pas la sculpture sur bois auprès d’un maître. Il était autodidacte. Il fit lui- même son apprentissage et devint un excellent sculpteur sur bois. Les œuvres qu’il produisait, outre leur perfection artistique, avaient une grâce particulière, parce qu’il les faisait avec piété et prière. De la sculpture sur bois, il disait : « Les représentations du Crucifié et des autres personnages doivent être comme naturelles, mais plus fines, plus ascétiques pour laisser paraître leur spiritualité. Il ne faut pas que le Christ ait du ventre, d’autant plus qu’il était à jeun. »

Il conseillait : « Si on se met à penser comment on va économiser du bois pendant le travail manuel, ce n’est pas de la prière. Mais si l’on réfléchit à la façon dont on va donner au visage du Christ une belle expression, c’est de la prière. » À Katounakia, il sculpta des icônes représentant la Crucifixion : avec le Crucifié, la Toute Sainte et saint Jean le Théologien. Il faisait aussi des coupe-papier à partir des chutes de bois. Il écrivait dessus des citations de l’Écriture et les donnait en bénédiction. À la Précieuse-Croix, il faisait surtout des icônes pressées. Il les déposait à l’extérieur de la porte de la cour, laissant les pèlerins qui le désiraient en prendre autant qu’ils voulaient. Il avait différentes matrices : la Toute Sainte Glykophiloussa, le Crucifié, sainte Euphémie, saint Arsène, la Sainte-Montagne, le Sinaï, et la Croix avec la lance et l’éponge pour les boucles des ceinturons monastiques. Le plus difficile était de graver les matrices. Sur un morceau d’acier qu’il taillait en forme d’œuf ou de carré, il gravait le négatif de la représentation en frappant, avec un maillet, de petits ciseaux de sa fabrication. Il allait chercher du bois dans la forêt, du bois de fustet[58] et de charme, le coupait, le transportait de loin sur son épaule et, après qu’il eut séché, le coupait en tranches avec une scie, puis l’aplanissait. Ensuite, il faisait chauffer les matrices sur le feu, les pressait sur le bois préparé à l’aide d’une presse à vis manuelle, et les formes reproduites sur le bois prenaient un aspect plein de douceur. Il montra aussi à d’autres Pères comment travailler, et en plus il leur donna des matrices toutes faites.

À la Panagouda, il gravait des icônes de petite taille de la Toute Sainte Glykophiloussa, et les offrait à des gens qui avaient des besoins particuliers. Elles étaient si réussies qu’elles semblaient vivantes, comme animées. Il fit aussi une reproduction sur bois de la Sainte-Montagne. Toujours à la presse, il fit une représentation aussi jolie qu’originale : sur du papier il pressa une matrice avec le Christ ou la Toute Sainte encadrés de fleurs sauvages.

Voyant l’un de ses disciples tresser un chapelet*, il apprit à son tour et, dès lors, il tressait des chapelets, même en parlant aux gens. Il les distribuait en bénédictions. Mais comment ses œuvres auraient-elles pu suffire à tant de gens ? Il achetait des travaux manuels pour soulager de pauvres ascètes et il les redistribuait en bénédictions. D’autres lui en donnèrent à distribuer, mais il préférait donner celles qui étaient le finit de son travail. Il considérait que cela avait de la valeur. Ses tracas avec l’hemie, l’épuisement de ses forces corporelles, mais aussi l’augmentation des visiteurs contribuèrent à ce que le chapelet* devienne sa principale activité manuelle pendant ses dernières années. Il consacrait beaucoup de temps quotidiennement aux pèlerins qui ne cessaient d’augmenter, et alors qu’il était attentif à la discussion, ses mains mécaniquement mais aussi rapidement, tressaient un chapelet*.

Le travail manuel est le bâillon de l’acédie* et il aide le moine à rester dans L’hésychia*. Mais l’Ancien n’avait pas besoin de tels adjuvants pour rester dans le désert. Il travaillait de ses mains naturellement pour ne pas manger le « pain de l’oisiveté » et le « blé de la paresse » bien que ses besoins fussent minimes et qu’il ne vendît que rarement son travail. Celui- ci était surtout une manifestation de sa grande charité. Il voulait avoir quelque chose à offrir à chacun. Il se fatiguait, distribuait ses travaux manuels pour « la gloire de la Toute Sainte » et donnait joie et consolation aux hommes, qui considéraient comme une grande bénédiction le fait d’avoir quelque chose de lui. Pour que les travaux manuels des moines soient bénis par Dieu, il faut qu’ils soient faits dans la prière sans précipitation. Il disait : « Quand nous faisons notre travail manuel en paix et dans la prière, alors notre état spirituel est transféré, il s’imprime, d’une certaine façon, dans le travail manuel, et les gens qui le reçoivent sont bénis. Un jour, je faisais une icône et, de ma main, comme elle en avait l’habitude, je disais sans arrêt la prière sans que le travail ne m’affecte, et l’icône prit forme d’elle-même. Je l’ai embrassée et je suis resté ainsi deux ou trois heures… Quand nous avons atteint un bon état spirituel et qu’il y a ce débordement d’amour pour le Christ, alors la diaconie aussi devient une prière. Une autre fois, on m’avait commandé trois icônes de saint Dimitri ; j’avais un délai de six mois. Le dernier mois arriva et j’en avais encore une à faire. Et voilà ! comme le souci, l’inquiétude s’étaient manifestés, elle ne prit pas une forme correcte. Je l’ai donnée en bénédiction*, je n’étais pas apaisé. »

Il était inconcevable pour l’Ancien que l’on fît du travail artisanal ou manuel sans prier. Un moine lui demanda : « Géronda, que dois-je faire maintenant que je rénove le kellion ? » Il répondit : « Que tes mains travaillent, mais que ton esprit soit tourné vers Dieu avec la prière. » Il insistait sur la simplicité dans le travail manuel : que l’on ne fasse pas des représentations complexes ou que l’on ne s’égare en acceptant beaucoup de commandes ; dans la mesure du possible, que l’on se limite à une seule représentation, mais qu’on la réalise le mieux possible en sorte que l’esprit puisse prier en paix. Il disait également : « Il vaut mieux vendre bon marché son artisanat et ne pas faire d’aumônes que de le vendre cher et de disposer de l’argent pour des aumônes. »

Il insistait beaucoup pour que les iconographes fissent de belles icônes, car, disait-il, « une icône est une prédication étemelle, alors que celle du prédicateur dure peu. Par exemple, en voyant une icône de la Toute Sainte, on est consolé. Bien sûr, si l’icône n’est pas belle – si elle a un visage ou des yeux farouches, etc. -, elle fait une prédication négative. Quelqu’un me disait : “J’allais vers l’icône du Christ pour lui ouvrir mon cœur, mais je vis le Christ comme un soldat allemand, qui me regardait sévèrement, et j’en eus le cœur serré.” L’icône fait des miracles quand elle attire la grâce du saint qu’elle représente. Tout ce qu’aime quelqu’un se reflète sur l’icône. D’habitude, nous nous reproduisons nous-mêmes. Une personne aimait sa sœur, et elle représenta sa sœur. Tout ce que nous faisons en étant totalement consacrés à Dieu acquiert de la grâce. L’état intérieur de l’âme se reflète sur le travail manuel. Si tu as de la piété, ton travail sera abreuvé de piété. Si tu as de l’angoisse, quelque chose de démoniaque, cela aussi se communiquera. »

L’Ancien soulignait naturellement l’importance de la piété et du soin dans le travail manuel, mais il le considérait comme étant un soutien et non une fin en soi. Il disait : « Nous les moines, nous n’avons finalement pas pour but de devenir de bons chantres ou de bons artisans, mais de bons moines, des anges. Alors ton travail aussi sera béni, et les gens, en le recevant seront bénis à leur tour. C’est pourquoi ils préfèrent les produits de l’artisanat des monastères, comme étant des bénédictions. »

  1. Bonne odeur de piété.

Un ascète reclus entendit dire beaucoup de choses sur l’Ancien Païssios. Il lui rendit visite, ils discutèrent, et il constata que l’Ancien était un homme particulièrement pieux. Effectivement, il témoignait d’une piété rare qui lui fut enseignée par ses parents, surtout sa mère.

Ensuite, au monastère, il fut édifié par beaucoup de pères, surtout par un hiéromoine dont il disait : « Nous, nous ne pouvons pas arriver à la piété de Père X., impossible. Il célébrait quotidiennement la Liturgie et combattait beaucoup. Pendant six mois, il ne se nourrit quotidiennement que d’une demi-prosphore* de petite taille et de tomates séchées au soleil. » Ce pieux prêtre et les autres prêtres du monastère, quand ils célébraient la Liturgie dans les chapelles, préféraient que le jeune Père Aver- kios soit leur desservant (il devint le Père Païssios). L’Ancien avait une piété innée, mais de plus il la cultiva beaucoup. Il lui attribuait beaucoup d’importance au point de dire que « la piété est la vertu la plus importante, parce qu’elle attire la grâce de Dieu ».

La piété, selon l’Ancien, c’est la crainte de Dieu, la sensibilité spirituelle. L’homme pieux ressent fortement la présence de Dieu, et se comporte avec attention et retenue. Il voulait que la piété coule de source, soit intériorisée. Les manières extérieures, il les avait en aversion. S’adressant à une communauté dans laquelle la vie cultuelle était empreinte d’ordre et de discipline, il disait : « Si cela a sa source en eux, si c’est quelque chose d’intérieur, je le respecterai. » Lui-même était mû par la piété, mais aussi par une liberté étrangère aux manifestations extérieures formelles et sèches. S’il ne ressentait pas quelque chose, il ne la faisait pas. Il distinguait la piété de la dévotion[59]. Il évitait même d’en mentionner le nom. Il disait que la piété était un encensement, la dévotion de l’eau de Cologne.

Sa piété commençait par les petites choses sans importance pour s’étendre jusqu’aux choses les plus essentielles et spirituelles. Il disait : « Il y a un danger si quelqu’un méprise les petites choses, que ce mépris se développe et atteigne les choses plus importantes et plus saintes, et sans qu’on le comprenne, en se justifiant soi-même, sous prétexte que cela n’est pas important, que cela ne fait rien, on arrive – que Dieu nous en garde ! – au mépris complet des choses de Dieu, et on devient ainsi impie, impudent et athée. ».

On discernait sa piété à la façon dont il priait, dont il vénérait les icônes, dont il recevait Vantidoron* et Vagiasmos*, à la façon dont il communiait, dont il tenait l’icône dans les processions, dont il chantait, dont il entretenait la petite chapelle de sa calyve. Il faisait très attention aux détails. Ce n’était pas de la minutie ni du formalisme. C’était une attitude envers Dieu qui n’est prévue par aucun typikon*, mais relevait d’une disposition personnelle. Il ressentait comme étant sacrée non seulement sa chapelle mais aussi tout l’espace de sa calyve. La cellule où il priait, était pour lui une chapelle. Il y avait une iconostase avec beaucoup d’icônes, où brûlait une veilleuse perpétuelle ; il y brûlait de l’encens et allumait beaucoup de cierges. Il avait aménagé son lit comme un tombeau et disait que c’était le sanctuaire de sa cellule. Il n’y posa pas d’icônes ni de livres saints, sauf à son chevet, où se trouvait une icône très détériorée et décolorée. Un frère lui demanda pourquoi. Bien que l’Ancien, au début, s’ingéniât à le cacher, le frère comprit finalement que la raison en était ses embrassades et ses larmes : « Je peux passer toute une veille ainsi », confessait-il avec retenue. Il vénérait aussi les autres endroits de sa ca- lyve : l’atelier, où il faisait les icônes, l’hôtellerie où, avec la grâce de Dieu, des âmes renaissaient, même le balcon et la cour. Il considérait comme un manque de piété le fait d’avoir les toilettes à l’intérieur de la calyve. Non seulement par ascèse, mais aussi par piété, il les avait à une certaine distance. À la Précieuse-Croix, un jour qu’il était absent, les pères du monastère, sous l’effet de leur affection, pour ne pas qu’il soit incommodé, lui construiront de petites toilettes, certes extérieures, mais adjacentes à la calyve. L’Ancien ne les utilisa jamais.

Dernièrement, alors que son état de santé s’était beaucoup dégradé et qu’il sortait souvent de nuit par le froid, la pluie, la neige, ses enfants spirituels insistèrent pour lui construire des toilettes au bout du couloir du balcon, afin de lui faciliter les choses. Mais il refusa en disant : « C’est par là que la Toute Sainte est apparue. Comment pourrais-je en faire maintenant des toilettes ? » Comme les anges du ciel pleins de piété adorent Dieu nuit et jour, de même la vie de l’Ancien était parfumée par une piété aussi profonde que spontanée. Cela transparaissait à travers de nombreuses manifestations, lors de son contact avec les choses saintes et de sa relation avec Dieu. Il les ressentait comme des choses vivantes.

Alors qu’il rendait visite à un kellion, il souffrit de son hernie. L’Ancien de la calyve l’invita à s’allonger un peu pour se reposer, mais il n’accepta pas. Il aurait pu s’allonger seulement sur le côté gauche, mais il aurait eu alors les pieds tournés vers les icônes, chose qu’il considérait comme impie.

Quand il entrait dans le sanctuaire de sa chapelle, il avait l’habitude de faire une prosternation jusqu’au sol avec un signe de croix, il enlevait son bonnet, embrassait la croix et entrait par la porte latérale. Au moment de la communion, quand il allait communier, il se prosternait en faisant de grandes métanies. Pendant une période, il avait pour règle de rester trente- trois heures totalement à jeun avant de communier.

En raison de son grand respect pour le sacrement de la prêtrise, il n’accepta pas de devenir prêtre, bien que, comme il le reconnut lui-même, il en eût reçu la certitude intérieure (plérophoria) à trois reprises[60].

Il considérait que la piété était une vertu de base pour chaque chrétien. La mesurant avec ses propres critères, qui étaient sévères, il considérait que la piété était indispensable, mais rare. Pour l’Ancien, elle avait plus de poids que beaucoup d’autres vertus. Il considérait qu’elle était un critère en bien des domaines. Quand une personne pieuse écrivait, disait ou faisait quelque chose qu’on lui reprochait par la suite, l’Ancien, avant de se faire une opinion claire, lui trouvait des excuses en disant : « C’est un homme pieux, je ne crois pas qu’il ait fait une telle chose. » Il croyait que la piété protégeait l’homme des erreurs, des illusions et des chutes, peut- être conformément à la parole : « Dieu protège la voie des hommes pieux[61]. » Pour l’Ancien, la piété jouait un grand rôle dans toutes les manifestations et dans les combats du chrétien, et surtout du moine.

C’était un coefficient sûr, qui participait à tout en faisant progresser l’état spirituel. Il conseillait aux moines de veiller à l’acquérir. Il disait que « le jeune moine, en particulier doit être la piété en personne. Dans ce but, le fait d’avoir toujours 1 ’Evergétinos[62] ouvert (il devait le lire souvent), est d’une aide efficace, ainsi que le fait d’avoir des relations avec d’autres personnes pieuses. » Un jeune moine demanda à l’Ancien à quoi il devait faire plus particulièrement attention. Il lui répondit : « À la piété et à l’attention à soi-même. »

Un évêque russe lui demanda qui il devait ordonner prêtres, parce qu’il y avait beaucoup de candidats. Il lui répondit : « Les pieux et les purs (chastes). » Il ne lui dit pas : les cultivés, ceux qui ont une belle voix, ou les actifs. Pour le chant comme pour la peinture d’icônes, la piété, aux yeux de l’Ancien, comptait plus que le savoir-faire, et il la discernait dans une icône ou dans un chant. Il disait : « Si l’on est attentif au sens des tropaires, on sera transformé par lui et l’on chantera pieusement. Si l’on est pieux, et que l’on commette une faute quand on chante, la voix en est adoucie. Mais si l’on ne fait attention qu’à la technique, c’est-à-dire que l’on passe d’une note à une autre, que l’on chante sans piété, on deviendra comme un chantre laïc qui chantait “Mon âme, bénis le Seigneur” comme un forgeron frappant son enclume. Je l’ai entendu en voiture. Je n’étais pas reposé. J’ai dit au conducteur : “Ferme le lecteur de cassettes.” Quand tu ne chantes pas du fond du cœur, c’est comme si l’on te chassait de l’église. Un saint canon dit que les voix désordonnées doivent recevoir une pénitence, parce qu’elles chassent les gens de l’église. »

Pour la peinture d’icônes, il conseillait : « Faisons l’icône avec piété, comme si nous voulions la donner au Christ. Est-ce que cela nous ferait plaisir si l’on nous donnait une photo avec notre visage déformé ? Il n’est pas correct de représenter la Toute Sainte avec le visage de sainte Anne, pour que soi-disant sa beauté corporelle n’apparaisse pas. Il n’y avait pas de plus belle femme, aussi bien psychiquement que corporellement, que la Toute Sainte. Avec la grâce qu’elle avait, comme elle a transformé le cœur des hommes ! »

Il disait de l’icône de la Mère de Dieu Glykophilousa du saint monastère de Philothéou, que techniquement elle avait des imperfections, parce que les pieds du Christ ressemblaient à des cales, mais qu’elle était thaumaturge et avait beaucoup de grâce et de douceur parce que Dieu avait récompensé la piété du peintre. Et « alors que la grâce vient sur l’homme pieux et embellit son âme », il constatait avec regret qu’aujourd’hui les hommes ne prêtent pas attention à une telle question. Il disait que « celui qui n’a pas de piété, mais méprise les choses saintes, la grâce divine l’abandonne, la tentation le domine, et qu’ainsi les hommes deviennent démoniaques. La grâce ne s’approche pas d’un homme impie. Elle va chez ceux qui lui font honneur. »

Comme exemples d’impiétés, il citait le sacrifice de Caïn[63] et celui des fils Éli[64] dans l’Ancien Testament. Leur mépris a déchaîné la colère de Dieu, et ils ont été punis. L’Ancien considérait qu’il était impie de poser des icônes, des livres ecclésiastiques, de Vantidoron* et, en général, des objets sacrés sur une stalle, et bien davantage sur des chaises ou des lits, en dehors du chevet. Les petites icônes qu’il distribuait en bénédictions, il conseillait de les mettre dans la poche de la poitrine. Il raconta le cas d’un pèlerin dont la tête s’était tordue, et l’Ancien avait compris qu’il souffrait d’une possession diabolique parce qu’il avait mis dans la poche arrière de son pantalon une croix avec du bois de la Précieuse Croix, qu’il lui avait donnée. Il interdisait à ceux qui mènent une vie dissolue, de porter sur eux du bois de la Précieuse Croix. Il raconta que quelqu’un avait été possédé, parce que, le jour où il avait communié, il avait craché dans un endroit impur, tandis qu’une autre femme l’avait été pour avoir répandu de l’eau bénite dans des ordures. Un jeune fiancé était allé voir un magicien, et celui-ci lui dit d’uriner sur les bagues de fiançailles ; il obéit et fut possédé, parce que les bagues de fiançailles sont des choses saintes. Il citait encore d’autres exemples qui montraient comment des gens, par manque de piété et de soin, avaient été abandonnés par la grâce divine et possédés par le démon.

Il considérait qu’il n’était pas correct de nommer les saints Pères de l’Église simplement par leur prénom (Basile, Grégoire, etc.). « Alors que l’on parle du Père untel, ou que, lorsqu’on s’adresse à moi, on m’appelle “Père”, les saints Pères de l’Église, devrait-on les nommer ainsi ? »

Il ne voulait pas que l’on offrît à Dieu de la cire altérée, de l’huile de graines ou de mauvaise qualité, mais « ce qu’il y a de mieux pour le culte. Il en est de même pour ce que nous offrons de nous-mêmes[65]: la prière pure et non pas des bâillements. » Il considérait qu’il était particulièrement impie de célébrer une Divine Liturgie avec des prosphores* un peu moisies : « Le Christ nous donne Son corps et Son sang, et nous, nous Lui donnerions des prosphores moisies ? » Il pouvait faire des kilomètres pour trouver des prosphores pour la Divine Liturgie. Il les prenait par le côté et faisait attention à ne pas toucher leur sceau. L’Ancien essayait d’être agréable et de reposer Celui qu’il aimait. Poussé par son grand amour, il offrait à Dieu tout ce qu’il y avait de mieux et il se comportait avec délicatesse et sensibilité spirituelle, avec piété, et Dieu dans Sa bienveillance lui prodigua Sa grâce en abondance.

Selon l’Écriture sainte, juste est celui qui accomplit tous les commandements de Dieu et qui est agréable à Dieu, c’est-à-dire le saint. La justice est la marque commune de tous les saints. Selon l’usage actuel, juste est celui qui est irréprochable dans ses relations avec les autres. C’est dans ce sens que l’Ancien entendait la définition. Il distinguait entre la justice humaine (selon laquelle quelqu’un ne cause pas de tort à son prochain) et la justice divine (selon laquelle quelqu’un endure, en connaissance de cause et avec reconnaissance, les injustices). Selon l’Ancien, « la justice divine, c’est de faire ce qui repose l’autre », c’est-à-dire de préférer sacrifier sa volonté, sa tranquillité, son droit, pour soulager et aider quelqu’un. « La justice spirituelle, c’est, comme il le disait en particulier, que l’homme sente que les fardeaux des autres sont les siens. Plus la personne est avancée spirituellement, moins elle se donne de droits à elle-même. Disons par exemple que nous gravissons une pente en compagnie de quelqu’un avec un sac sur l’épaule. L’homme spirituel prend aussi sur lui le fardeau de l’autre pour l’alléger, mais, par tact, il lui dit que cela l’aide. Toute l’affaire consiste à nous mettre à la place de l’autre, à le comprendre. Alors, nous nous apparentons au Christ. »

L’Ancien conseillait : « Rejetez toute logique et justice humaines. Mettez-vous au service de la justice divine. Quelques personnes, quoique spirituelles, font un nouvel évangile et veulent que le christianisme ne soit pas un objet de risée. Au contraire, le moine doit se réjouir quand on lui cause du tort. Il n’a aucun droit, parce qu’il suit les traces du Christ qui fut injustement traité. Le mondain possède à la fois l’ignorance et beaucoup de droits. Si son supérieur le maltraite, il le traînera au tribunal. Le moine, quelque injustice qu’on lui fasse, n’a aucun droit, même si on l’insulte. Dieu l’a voulu ainsi dans Son économie, pour nous acquitter de quelque péché ou pour que nous économisions quelque franc. Quand on nous fait du tort et que nous cherchons à faire prévaloir notre droit, alors nous ne laissons rien à la Caisse d’Épargne. » Mais il croyait que celui qui, consciemment, supporte les injustices est récompensé dans cette vie par Dieu qui est juste, par des dons spirituels – mais aussi matériels – proportionnellement à son état spirituel.

Il écrivait dans une lettre (le 25 février 1971) : « J’ai vu la grande justice de Dieu, qui n’a pas de limites, lors d’un événement. Une âme à laquelle on avait nui, en servant gratuitement des pécheurs, arriva à un niveau de contemplation spirituelle après un mois d’épreuves et vivait les mystères de Dieu. »

Il conseillait à un moine qui était en conflit avec un autre : « Dis à l’autre, qu’il a raison. Sais-tu combien sont allés en enfer dans leur bon droit ? La justice nuit au moine » (c’est-à-dire que cela lui est nuisible « spirituellement », quand il essaye de faire valoir son droit). Mais il conseillait à quelques moines : « Au début, quand on n’arrive pas à accepter les injustices, les explications aident beaucoup dans les malentendus[66]. »

Il parlait de façon vivante de la victime de l’injustice : « Pour les orphelins, pour les malades, pour les vieux, pour tout le monde, il y a des institutions. Pour le malheureux qui a subi l’injustice, il n’y a pas d’institution. Chacun le prend pour le jeter sur le dos d’un autre, parce qu’il le considère comme un fardeau pesant et laid. Et pourtant, il est si doux, celui qui a subi l’injustice, autant que quoi que ce soit d’autre ! Les plus beaux moments que j’ai vécus, c’est lorsque j’ai eu à souffrir de l’injustice. Quiconque accueille celui qui a subi l’injustice, accueille le Christ maltraité dans son cœur. Les querelles se produisent parce que chacun veut se saisir de plus de droits que ce qui lui revient. Ce n’est que lorsque quelqu’un se trouve en possession de beaucoup de charité qu’il amasse l’injustice et laisse le juste aux autres. Seul le Christ a reçu toute l’injustice en prenant Sa croix pour nous. »

Il réalisait cette justice divine dans son existence. Non seulement il supportait de bon gré les injustices, mais il avait aussi la délicatesse de se comporter avec finesse, pour ne pas froisser et blesser ceux qui lui avaient nui. Il les considérait comme étant des bienfaiteurs, il priait pour eux et leur envoyait des cadeaux. Il disait : « Souvent, nous estimons que l’on nous fait du tort. Les injustices sont fondamentalement des bienfaits. Personne ne peut nous nuire si nous-mêmes nous ne nous nuisons pas. Nous nous nuisons à nous-mêmes quand nous ne vivons pas spirituellement. Nous vivons spirituellement quand nous observons les commandements. »

L’Ancien ne s’en tenait pas qu’à la justice divine, mais il faisait soigneusement attention de ne pas « participer aux péchés d’autrui[67] ». Il n’acceptait pas quelque chose qui soit contradictoire avec la justice divine. Durant la période où il se trouvait au monastère de Stomion, une femme riche avait loué sa maison à une famille pauvre qui n’avait pas de quoi payer le loyer. Elle voulait aller au tribunal et donner l’argent qu’elle devait recevoir au monastère. Le Père Païssios, bien qu’il ait de grands besoins, refusa : « Cette somme d’argent tu veux la prendre à un monastère (la famille pauvre) pour la donner à un autre, je n’en veux pas », lui dit-il. Il prenait des ouvriers sans conclure d’accord sur leur salaire. Personne ne s’en plaignait. Il leur donnait ce qui leur revenait et en plus quelque bénédiction*. Il aimait et appliquait tant la justice divine qu’il préférait subir une injustice et aller en enfer, plutôt que de causer du tort à quelqu’un. Il lui arriva un événement surnaturel, comme il le mentionne dans une lettre (4 avril 1966) : « Un jour, je suppliais Dieu d’aller en enfer, en premier lieu en raison du fait que je n’étais pas digne de voir Sa face très sainte, mais aussi pour que tous ceux que j’avais affligés soient dignes de Son Royaume, tous ceux auxquels j’avais nui, tous ceux que j’avais blâmés en tant qu’homme durant toute mon existence. Le bon Dieu me permit d’éprouver un peu l’enfer durant une semaine, que je n’ai pu supporter. En me souvenant de ces jours, je tremble. C’est pourquoi, il aurait mieux valu que l’homme qui doit aller en enfer ne soit pas né. »

Une autre fois aussi, il implora Dieu pour les prétendues injustices qu’il aurait commises par ignorance : « Mon Dieu, tous ceux que j’ai blâmés, prends-les en pitié ; quant à ceux que j’ai traités injustement, si j’ai fait quelque aumône, donne-la leur. »

Mais l’Ancien se montra juste aussi au sens évangélique, puisque depuis son jeune âge il s’était appliqué à observer les commandements de Dieu.

La justice qu’il mettait en pratique lui assurait une protection et un bouclier contre les tentations et contre les dangers. Particulièrement quand il était soldat et qu’il accomplissait des missions dangereuses, elle le protégeait plus que du bois de la Précieuse Croix, puisque le Seigneur « protège les justes[68] » et « récompense selon la justice[69] ». En outre, elle le protégeait invulnérablement et infailliblement des innombrables attaques et pièges des démons. Il vit un démon qui parcourait la cour de sa calyve avec une corde en disant : « Je vais bien finir par l’attraper. » Si nous ne réalisons pas la justice divine, il n’y a pas de progrès dans la vie spirituelle, et notre prière n’est pas non plus entendue. « Tant de prières s’élèvent. Le monde aurait dû changer. Mais puisqu’il n’y a pas de justice, elles ne sont pas entendues. » Alors que la prière d’un seul juste suffit, pour que Dieu prenne en pitié tout un peuple66 [70].

  1. Zèle généreux (philotimo).

Le philotimo*, pour l’Ancien, c’est « la pieuse quintessence de la bonté, la charité rendue brillante de l’homme pieux. Alors le cœur déborde de reconnaissance pour Dieu et ses frères et, par finesse spirituelle (sensibilité), essaie de rendre en retour la moindre bonté dont lui témoignent les autres ». Tout ce qui est accompli au-delà du devoir et de l’obligation, sans qu’on le requière, par amour désintéressé, c’est du philotimo.

Toutes les actions de l’Ancien étaient marquées du coin de cette vertu. Depuis la simple aide offerte à quelqu’un, jusqu’à son abnégation pendant la guerre pour empêcher que les autres fussent mis en danger ou tués ou, par la suite, dans la vie monastique, à ses combats pleins de zèle généreux (philotimo) qui dépassaient ses capacités de résistance. Comme moine, il ne lui suffisait pas d’accomplir sa règle de prière et son office, et d’apaiser ainsi sa conscience en remplissant ses devoirs monastiques. Il avait la bonne inquiétude d’en faire un peu plus, recherchant ce qui comblerait son âme. Son philotimo le poussait à se livrer à de grands combats et à n’épargner ni ses forces ni son temps ni son repos. Il offrait tout à Dieu et à ses frères, pensait aux autres plus qu’à lui-même, et n’hésitait pas à se sacrifier pour les aider. Voici un exemple de son abnégation radicale, tel qu’il le raconta lui-même : « Lorsque j’étais un jeune moine, on me demandait d’aller ici et là. Un jour, après avoir beaucoup travaillé, le moine pêcheur vint me dire : “Viens donc m’aider à relever les filets.” J’y suis allé aussitôt, sans être traversé par la pensée de l’état dans lequel je me trouvais. Dès que je saisis les filets pour les soulever – était-ce dû à la fatigue ou à l’ascèse à laquelle je me livrais, je ne sais – les artères de mon cou se rompirent, le sang se mit à jaillir et nous l’arrêtâmes avec difficulté. »

L’Ancien était ému quand il voyait chez d’autres du philotimo et il nous citait souvent des exemples pour nous inciter à agir de même. Un jour il nous raconta qu’ « une femme disait : “Puisque le Christ a été dans la peine et que moi je L’ai déçu, je ne veux pas éprouver de joie.” Et elle était si joyeuse ! Elle disait aux autres de prier pour qu’elle n’éprouve pas de joie, mais qu’elle souffre pour le Christ. Quel philotimo ! Mais, tout en disant cela, elle avait tant de joie et de jubilation, que cela jaillissait d’elle- même. »

Avec ses conseils spirituels, il nous aidait à comprendre, à aimer et à acquérir du philotimo dans toutes nos activités : « Nous devons faire le bien non pas par intérêt, ni par respect pour la loi, mais par amour pour Dieu. Alors, non seulement je fais facilement tout ce que je dois faire, mais je sacrifie de plus tout ce qui me revient. »

« Soyons donc mus par le philotimo. Les enfants qui ont ce zèle veillent à reposer et à satisfaire leurs parents. Nous autres les moines, devons chercher à savoir ce qui procure la paix à notre Ancien et le faire avant même qu’il nous le demande. »

« Ne laissons pas l’autre se fatiguer dans sa diaconie*, en soulageant faussement notre conscience en nous disant que pour notre part nous avons terminé notre tâche. Soyons prêts au sacrifice. »

« Ayez du zèle généreux et n’exploitez pas les autres. L’homme qui a du zèle est bombardé de bénédictions, alors que le grognon engendre l’infortune. Le cœur n’est pas purifié par du “Monsieur Propre”, mais par le zèle. Le moine qui ne cesse de demander de l’aide à ses pères spirituels ne devient jamais mûr, il reste un enfant avec la mentalité d’un bambin. Il ne se sacrifie pas pour les autres, et ainsi il reste avec un cœur de pierre au lieu d’avoir un cœur maternel. »

Le zèle généreux, vertu qui caractérisait l’Ancien, le révéla comme bienfaiteur quand il était laïc, comme héros quand il était soldat, et comme saint quand il était moine. [71]

  1. Confiance en la Providence divine.

 

L’Ancien avait une grande foi en Dieu et une totale confiance dans la Providence divine, c’est pourquoi il disait : « Je suis certain à mille pour cent que si maintenant je donnais ce gilet, le temps que j’aille jusqu’à ma calyve, Dieu m’en enverrait un autre. Mais au début, pour nous éprouver, Il nous laisse un peu avoir froid et être malade ; ici il faut de l’attention. Ne pas dire : “Christ, moi c’est par amour pour Toi que je l’ai donné ; et Toi, Tu me laisses tomber malade ?” »

Il ne s’inquiétait ou ne désespérait jamais, quelque difficile et de mauvais augure que lui semblât la situation, que ce lut pour des questions qui le concernent personnellement ou son environnement, que ce fût sur le plan ecclésiastique, national ou international. Il voyait l’influence croissante et la domination du Malin et de ses instruments, mais il savait et proclamait qu’ « un Autre tient la bride ». Il disait notamment que : « Le diable laboure, mais le Christ sème. » Il croyait que « Dieu ne permet pas qu’un mal arrive s’il n’en sort pas quelque chose de bien ou, tout du moins, pour empêcher un mal plus grand ». « L’espérance qui jamais ne déçoit (Rm 5, 5) », l’accompagna pendant toute sa vie et surtout dans les difficultés. Au milieu des ténèbres et dans le brouillard, il parlait du ciel étoilé : « Tout ira bien avec la grâce de Dieu », disait-il à des âmes désespérées. À quelqu’un qui s’inquiétait des menées hostiles contre le pays, il fit cette réponse pleine d’espoir : « Même si l’on me disait qu’il n’y a plus un seul Grec, moi je ne m’inquiéterais pas. Dieu peut ressusciter un Grec. Un seul suffit. » « Même s’il ne devait rester qu’un seul chrétien, le Christ accomplira son destin de salut. » Quand d’autres parlaient de désagréables événements à venir pour la nation et répandaient la crainte, l’Ancien diffusait l’optimisme et l’espoir; il parlait d’une Grèce ressuscitée et de la réappropriation de Sainte-Sophie. « Dieu existe, qu’en fais-tu ? », dit-il à un clerc qui voyait un futur ténébreux pour le pays. Il disait : « Si je n’avais pas eu confiance en Dieu, je ne sais pas ce que je serais devenu. C’est à l’homme d’agir, jusqu’à un certain point. Après, Dieu agit. Ayons une confiance absolue. » Ce n’était pas pour l’Ancien un espoir flou, mais une certitude concrète, confirmée en outre par un nombre infini d’exemples. Durant son existence, il éprouva un très grand nombre de fois l’intervention de Dieu sous différentes formes. Soldat, il avait un évangile qu’il donna. Puis, il rechercha un évangile pour lire la parole de Dieu. Pour Noël, on envoya à son unité deux cents colis, et seul le sien contenait un évangile.

Au Stomion, un jour, il donna à un pauvre le gilet de flanelle qu’il portait, et il resta avec sa soutane. Descendant à Konitsa pour affaires, il passa par la poste. Il y trouva un paquet contenant des gilets de flanelle. L’Ancien croyait que : « Dès que tu donnes, Dieu te donne en retour. »

*

À Katounakia, son organisme avait besoin de sucre, et il n’avait rien. Alors arriva un visiteur qui lui apporta des figues et du raisin en lui disant : « Voici pour toi. » Alors l’Ancien rendit grâce à Dieu.

Un jour en marchant sur le chemin, il trouva un gros champignon « Gloire à Dieu, se dit-il. Quand je reviendrai, je le couperai, et il me fera la soirée. » Quand il revint, un animal en avait mangé la moitié. Sans se troubler il remercia encore Dieu : « Gloire à Dieu ! Il fallait que je ne mange que cette quantité », pensa-t-il et il le prit. Le lendemain en sortant de sa calyve, toute la zone était pleine de champignons. Il remercia Dieu de nouveau. « Gloire à Dieu, pour un seul, pour la moitié d’un, et pour beaucoup.»

*

Un enfant spirituel raconte : « Je suis allé voir l’Ancien à la Précieuse- Croix. Je vis des sortes de pantoufles qui me semblèrent un peu bizarre. Il y avait du cuir pour semelle et au-dessus quelque chose de tricoté qui ressemblait à de la laine. Je n’en avais jamais vu de semblables. Je lui demandais :

“Où les as-tu trouvées, Géronda ?

  • Si tu les veux, prends-les, me dit-il.
  • Géronda, qu’en ferais-je? Je vous ai demandé cela par curiosité.
  • Prends-les donc ! Moi, on m’en apportera d’autres toutes neuves.”

Devant son insistance, j’ai cédé, et sans les vouloir, je les ai prises.

Avant que je ne m’en aille, un moine arriva de Stavronikita en portant un colis. L’Ancien dit : « Ouvrons-les donc pour voir ce que le facteur a apporté. » Il l’ouvrit, et entre autres choses, il trouva une paire de pantoufles. “Alors, tu vois ? me dit-il.” »

*

Il se trouva que, un jour, un pèlerin qui se trouvait chez l’Ancien avait froid. « Que puis-je te donner, mon enfant ? », lui dit-il. Il chercha, ne trouvant rien à lui donner, et il lui donna le gilet qu’il portait. Dans l’heure qui suivit le départ du pèlerin, quelqu’un arriva lui apportant un paquet qui contenait un gilet.

L’Ancien nous raconta : « Une année (peut-être en 1971), j’étais malade depuis quinze jours avec de la fièvre, des frissons, sans poêle et seul. Je ne pouvais ni faire de la tisane, ni sortir. Je croyais que j’allais mourir, et j’ai jeté sur moi l’Habit de papa Tykhon. Alors, je ressentis une telle grâce ! Je me suis retrouvé à l’extérieur de mon kellion dans la lumière et je voyais tout avec d’autres yeux. Les oiseaux, les poissons, les planètes, l’univers entier. Tout parlait en disant que c’est Dieu qui a tout fait pour toi, homme.

Je priais Dieu pour que, quand je mourrai, je sois seul, et cette seule pensée m’inonda de joie et de jubilation. L’abandon des hommes et la privation de consolation humaine amène en abondance une consolation divine. »

C’est pourquoi, quand il était malade, il ne faisait pas appel au médecin. Il se soumettait à la providence de Dieu, avec confiance et patience, en disant : « Quand je suis malade, je ne veux personne avec moi, pour que Dieu me console. »

*

Comment ne pas avoir confiance en Dieu après tant de manifestations de la Providence divine, qui le prenait en charge « comme une nourrice prend un tendre soin de ses enfants[72] ». Mais, malgré tout, Dieu prit soin de lui comme de son enfant valeureux et élu, d’une façon ou humaine ou surnaturelle, en prenant en charge les petites choses comme celles tout à fait indispensables, et d’habitude sans qu’il ait prié pour les obtenir. C’est pourquoi il disait : « Comme l’enfant se sent en sûreté sur le sein de sa mère, combien plus le croyant sur le sein de Dieu ! Désormais, je ressens la joie de l’enfant dans les bras de sa mère. Le sein de Dieu, c’est le paradis. La prière s’arrête, tout s’arrête. On est au paradis. »

L’Ancien était « un homme béni, qui faisait confiance au Seigneur et dont le Seigneur était l’espérance [73]

  1. Ange de paix.

L’Ancien disait : « La paix est l’esprit de Dieu ; ce qui est autre (l’agitation, la confusion) provient du diable ». Effectivement, « la paix de l’âme montre que Dieu est partout présent à côté de nous et qu’il habite en nous[74] ». « Celui qui est privé de paix est privé de grâce divine[75]. » La paix est le fruit de la grâce et demeure dans les cœurs humbles et purs.

C’est cette paix que l’Ancien avait acquise. État intérieur charismatique, qu’il considérait comme supérieur à la prière. Elle joue un rôle primordial dans le dépouillement des passions et, surtout, dans la relation avec le Prince de la paix[76]par la prière perpétuelle. C’est cette paix qu’il transmettait à ceux qui étaient autour de lui. On la discernait dans ses paroles, dans ses gestes, dans son regard joyeux et étincelant, dans son travail manuel, à la façon dont il accueillait et reconduisait les gens ; et particulièrement dans la prière. Auprès de lui, on respirait un autre air.

Il faisait très attention à ne pas être influencé par « l’esprit agité du monde qui a rendu celui-ci comparable à un asile de fous ». Il combattait pour conserver son état paisible. Il mettait toujours son réveil un peu en avance. Quand il allait rendre une visite, il partait plus tôt, pour ne pas se déplacer hâtivement et avec agitation, et que cette situation n’influe sur sa prière. Surtout, il voulait que l’on prie en paix dans l’église. Lorsque, pendant l’office, il voyait une agitation qui aurait pu provoquer de la confusion, il intervenait avec discernement et remettait de l’ordre. Il disait aux gens : « La paix du monde viendra de la paix intérieure. Les organisations pour la paix ne peuvent rien y faire. » C’est dans le repentir et le « bon ordre[77] », qu’il situait l’acquisition de cette paix. Il disait : « La paix véritable vient quand l’homme se met en ordre intérieurement et veille à ne pas donner des droits à ce qui est étranger, car le tentateur essaie alors de lui enlever la paix par surprise. »

Un jeune moine lui demanda ce qu’il devait faire quand il ne terminait pas à temps sa règle de prière, ce qui lui occasionnait trouble et agitation. Il répondit : « Fais quelques chapelets* pour toi-même, pour les vivants et les morts, dans la paix sans te bousculer et, plus tard, quand tu en auras l’occasion, termine le reste. »

La paix, comme il le soulignait, facilite l’ascèse : « Quand l’organisme spirituel a la paix de Dieu en lui, il n’a pas besoin de vitamines. Quand il n’a pas la paix, il a beau avaler des vitamines et de la nourriture, rien n’y fait. C’est pourquoi l’état intérieur contribue beaucoup à l’ascèse. C’est lui qui nourrissait les saints. Les malheureux séculiers peuvent bien manger même de la viande sans pouvoir endurer quoi que ce soit ; leurs jambes flageolent ; ils ne peuvent jeûner parce qu’ils vivent dans l’angoisse et l’anxiété et que la bile goutte sans cesse en eux. Quand l’homme se met en ordre intérieurement, même un peu de nourriture suffit à le nourrir. » On lui demanda : « Comment se fait-il que certaines âmes perdent leur paix intérieure avec des événements insignifiants ? » Il répondit : « Il leur manque l’éveil. Il faut être sur ses gardes, parce que ce démon attaque par surprise. Cette paix n’est pas réelle. Il croit qu’il perd la paix, alors qu’il n’a fait qu’ajouter de l’agitation à de l’agitation. Quelqu’un qui possède la vraie paix supporte tout. »

Des moines, en particulier, l’Ancien disait : « Ils ont tort de ne pas faire preuve de douceur parce qu’ils n’ont pas de responsabilités. Ils ne doivent s’occuper que d’eux-mêmes. Ce n’est que quand ils se seront mis en ordre eux-mêmes, qu’ils auront la douceur et, quoi qu’on leur dise, ils pourront le supporter. Ce n’est que quand notre intérieur est mis en ordre et se trouve dans la nepsis* que, même si l’on nous insulte, nous ne sommes pas le moins du monde troublés. »

C’est cette paix si désirée, ou plutôt le Dieu de paix, que recherchaient les âmes en émoi qui se réfugiaient auprès de lui. Lui-même était un havre paisible qui n’était pas agité par les tempêtes du monde. Bien qu’il dût, en raison de sa responsabilité spirituelle, réagir contre des personnes et des situations, s’irriter « d’une colère très justifiée », sa paix ne le quittait pas, parce qu’il n’agissait pas sous le coup de la passion, mais impassiblement, mû par son zèle pour Dieu et son amour pour l’homme égaré, pour lequel il souffrait beaucoup plus que celui-ci. « En parlant de l’éditorialiste d’un journal, qui passait son temps à juger et condamner les gens avec animosité, il hocha tristement la tête et dit : “Ah, celui-là, il va se retrouver en enfer sans même savoir pourquoi.” » Bien qu’il fut mêlé à beaucoup de problèmes, Dieu gardait son cœur et la paix « qui surpasse toute intelligence » (Ph 4, 7). Auprès de lui, les hommes trouvaient la paix, et même les bêtes sauvages se calmaient.

À la Panagouda, arriva un jour un jeune perturbé et désespéré tenant une corde à la main. Il lui dit : « Géronda, ou tu me viens en aide, ou je vais me pendre devant toi. » L’Ancien le prit par la main et le conduisit à l’hôtellerie. Ils discutèrent et peu après ils sortirent. Le jeune partit content, sans sa corde, plein de paix et d’espoir.

L’Ancien n’était pas seulement paisible, mais aussi faiseur de paix. Il réconciliait des enfants avec leurs parents, des couples qui voulaient se séparer, des patrons avec leurs employés et toute personne qui l’approchait avec Dieu et les autres, après l’avoir en premier lieu réconcilié avec lui-même.

Le bienheureux Ancien Ephrem de Katounakia, selon le témoignage de son fils spirituel, soulignait le fait que l’Ancien Païssios était un artisan de paix. Ce charisme se manifestait lors de querelles survenant entre des personnes. C’est ainsi qu’il raconta un événement dont il avait été le témoin, au cours duquel il conjura la tentation et maintint la paix entre deux hiéromoines : prenant sur lui la faute de l’un d’entre eux, il fit fit une métanie et dit « C’est ma faute. »

  1. Luminaire de discernement.

Le discernement de l’Ancien était un don de Dieu et une grande bénédiction pour lui-même, pour tous ceux qui venaient lui demander conseil, et pour toute l’Église.

Depuis qu’il était laïc, il avait un discernement naturel. Il agissait avec « conseil et sagesse[78] ». Surtout, il avait une très profonde connaissance de la « nature des êtres ». Ses remarques et ses explications concernant les animaux et les plantes impressionnaient même les spécialistes. Il connaissait admirablement l’organisme humain, son fonctionnement et ses maladies, et il donnait des conseils susceptibles d’être utiles ou même de guérir, sans avoir étudié. Il avait surtout une très profonde connaissance de l’âme humaine. C’était un excellent anatomiste de l’âme, un excellent psychologue et psychiatre au sens patristique. Il discernait le caractère de chaque personne, sa situation spirituelle, ses problèmes et l’aidait en conséquence

Il disposait d’une abondante et rare expérience spirituelle, de sorte qu’il pouvait venir en aide à beaucoup de gens qui vivaient dans des situations embrouillées, et ne pouvaient pas discerner si ce qui leur arrivait était l’effet de la grâce ou du démon. Celui qui a goûté à du vin peut facilement le distinguer du vinaigre, même si leur couleur est semblable. L’Ancien disait : « Avec la petite expérience que j’ai – c’est autre chose quand c’est une illumination divine – en voyant un débutant, je comprends quel est son état spirituel, comment il évoluera, comment il progressera. »

Dans la vie spirituelle, il y a la connaissance qui provient du savoir. L’expérience est supérieure à la connaissance, mais le plus précieux, c’est la grâce, le charisme du discernement.

L’Ancien, en alliant l’expérience au charisme du discernement, se révéla être « un luminaire du discernement » qui illuminait les ténèbres et les choses indiscernables. Il vénérait particulièrement le prophète Daniel. Il le vénérait, il l’admirait pour son humilité, mais aussi pour son grand discernement, et il lisait ses prophéties. Lorsqu’il discernait ce charisme, il le soulignait en disant : « L’Ancien Untel est plein de discernement », ou « un Ancien plein de discernement a dit… » Auprès de lui accouraient des gens de toutes les classes et de tous âges pour lui demander conseil. Beaucoup venaient de très loin pour entendre un oui ou un non à leur dilemme. D’autres se trouvaient dans une impasse ou avaient de gros problèmes, et demandaient de l’aide. Un conseil de l’Ancien plein de discernement les éclairait, les soulageait, et souvent changeait le cours de leur existence.

Un artisan pieux et miséricordieux lui rendit visite. Lorsqu’il payait ses employés, il leur donnait un plus grand salaire que celui qu’il leur devait, pour leur venir en aide. D’autres artisans lui firent la guerre parce qu’il faisait monter le prix de la journée de travail. Voici la réponse de l’Ancien : « Donne à chacun son salaire, puis donne-leur en cadeau ce que tu veux en leur disant : “Toi, tu as un enfant qui étudie”, ”toi, tu dois marier ta fille”, etc. L’homme partit content et rassuré.

Un confesseur vertueux du monde fut confronté à la tentation suivante : une femme lui demanda d’avoir des relations sexuelles avec elle. S’il refusait, elle l’avertit qu’elle se suiciderait. Le confesseur, respectant les bonnes mœurs et craignant Dieu, après avoir échoué à la persuader logiquement, lui dit, pour gagner du temps, qu’il allait y penser, et alla voir l’Ancien à la Sainte-Montagne. Il craignait d’être involontairement responsable d’un suicide. L’Ancien lui dit : « Dis-lui d’aller se suicider. Car celle-ci, ne serait-ce que par le fait d’avoir envisagé une telle chose, l’a déjà commise spirituellement. » L’Ancien avait discerné qu’elle ne se suiciderait pas et qu’elle disait cela uniquement pour exercer une pression. Quand le confesseur lui rapporta les paroles de l’Ancien, elle s’en alla humiliée et, bien sûr, ne se suicida pas. Il se prononçait non seulement sur les questions spirituelles individuelles, mais aussi sur des questions ecclésiastiques plus générales, il prit position aussi sur des questions nationales et s’exprima de façon claire et responsable. Le cours des choses confirma la justesse de ses opinions.

Il avait été initié par la grâce divine aux mystères de Dieu et avait obtenu « l’intelligence du Christ » (1 Co 2, 16). Il comprenait comment Dieu agit pour le salut de chaque homme. Il interprétait et analysait la loi spirituelle.

Il avait l’Ancien Testament en cinq volumes, avec texte et traduction, qu’il méditait attentivement. Il soulignait en rouge des passages dans la traduction. Dans la marge, il commentait ou donnait une explication spirituelle à des faits précis. Ses remarques subtiles et pertinentes témoignent d’une illumination divine et d’un discernement d’origine divine.

À beaucoup de gens, avant qu’ils ne lui exposent leur situation, il disait : « Cette tentation t’arrive pour telle raison », ou « Dieu t’a donné cette bénédiction pour telle raison ». Un père lui demanda pourquoi son enfant était sans cesse malade. Il lui répondit : « Ne travaille pas les dimanches et les jours fériés, et il ne tombera plus malade », ce qui effectivement se produisit. Il se retrouva dans la maison d’une connaissance à Athènes, et quelqu’un lui demanda de prier pour qu’il ait un enfant. Quelqu’un d’autre dit alors : « Dieu ne t’a pas donné d’enfant parce que tu ne le Lui as pas demandé avec foi. » L’Ancien ne répondit pas. Mais il perçut et se dit : « Ah, l’enfant de cet homme va mourir. » Après quelque temps il reçut une lettre avec cette désagréable nouvelle.

La parole de Dieu dit : « On connaît un homme en le voyant[79]. » Mais celui qui a le charisme de discernement, comme l’Ancien, voit au-delà de l’apparence de choses et de signes qui parfois égarent. La radiographie spirituelle de l’Ancien révélait clairement le monde intérieur et la personnalité de chaque individu.

Il disait que « celui qui est spirituellement avancé, se rend compte et comprend quel est l’état spirituel de l’autre à son apparence extérieure et à son regard. Il peut parfois se tromper, tout au plus de vingt pour cent, dans la pratique, c’est-à-dire quand il l’examine et que, par exemple, il le voit pensif et en déduit qu’il a des problèmes, alors qu’il peut s’agir de quelque chose de momentané. En revanche, quand il doit l’aider pour un problème grave, alors Dieu l’informe, et il connaît d’avance son visage, ce qui le caractérise, son âge, ses problèmes. Mais pour cela, il faut avoir un esprit humble. »

Un clerc de renom lui rendit visite à la Sainte-Montagne. Dans les monastères où il se rendait, on faisait des réunions, on l’écoutait attentivement, on le vénérait comme un saint. Lorsque ce clerc rendit visite à l’Ancien, il s’assura, par deux questions qu’il lui posa, de ce que la grâce divine lui avait déjà révélé. Il distingua dans le clerc des éléments de simplicité et de piété, mais aussi de l’illusion et de la naïveté.

Quelqu’un louait un clerc pour ses charismes administratifs et ses activités. L’Ancien écouta avec attention et silencieusement. À la fin il ajouta : « Lui, il ressemble au noyer. Le noyer a un bon bois pour les meubles. Mais quand quelqu’un n’y fait pas attention et dort dans son ombre, malheur, il se réveille malade. » Il voulait dire qu’au milieu de ses vertus, il y avait aussi chez cet individu des passions qui lui rongeaient l’âme. Au sujet d’un autre qui disait des choses justes dans ses conversations mais sans discernement, il remarquait : « Celui-là jette des diamants, mais si tu en prends un sur la tête, malheur à toi. »

Il avait le charisme de distinguer à partir de quelque chose d’insignifiant qui était passé inaperçu aux yeux du plus grand nombre, l’évolution d’une situation non seulement chez des individus mais aussi dans des communautés ou des monastères. Il notait : « Vous, vous faites plus attention à une grosse plaie inoffensive, et vous ne distinguez pas un tout petit bouton qui risque de provoquer une grosse crise. »

Il y a des décennies, il rendit visite à un kellion. Il vit à la porte une sonnette avec des piles. Détail insignifiant pour beaucoup. Mais l’Ancien plein de discernement, hocha la tête tristement. Plus tard, ce moine devait faire de son kellion une maison mondaine. « Il avait déjà le ver (l’esprit du monde) en lui », commenta-t-il.

A quelqu’un qui venait pour être moine en apportant beaucoup de choses, il demanda : « Eh, quand tu partiras, tu les emporteras avec toi ? » Et effectivement, quelques mois plus tard, celui-ci retourna dans le monde en emportant ses affaires.

Parlant de l’action d’un moine athonite, il dit : « Et alors, que peut-on en attendre maintenant ? Il va finir dans le monde et se défroquer. » C’est ce qui se produisit.

L’Ancien connaissait très bien les affaires de la Sainte-Montagne, et il percevait les évolutions futures de celles-ci. Il souffrait pour le Jardin de la Mère de Dieu, priait, parlait et donnait des conseils, lesquels étaient rarement entendus. Avec discernement, il évitait d’être impliqué dans les procédés de type mondain de ceux qui prétendaient agir pour le bien de la Sainte-Montagne. Ainsi, quand le représentant d’un monastère voulut entreprendre une action de ce genre qu’il considérait comme bonne, il alla demander sa bénédiction, l’Ancien évita de le voir, puis il expliqua avec précision ce que demandait le représentant, et quelles conséquences catastrophiques aurait eu, pour la Sainte-Montagne et pour l’Église, son action apparemment bonne et innocente.

Il montrait à beaucoup de gens quelle était la volonté de Dieu. Quand il ne la connaissait pas, il examinait la question sans précipitation sous tous ses aspects, ou comme il disait précisément, « il mettait sa pensée à la torture ».

Dans les cas où il voulait recevoir de Dieu une certitude intérieure, il s’enfermait pendant des jours dans sa cellule, en jeûnant, faisant des prosternations et en priant, jusqu’à ce qu’il obtienne une réponse. Alors, comme les prophètes, il pouvait dire : « Ainsi parle le Seigneur. » Il connaissait dès lors la volonté de Dieu, l’ayant reçue de Dieu Lui-même. Ainsi, ce qui auparavant était compliqué et obscur s’éclairait et se clarifiait.

Il ne voulait pas que « nous demandions une certitude intérieure à Dieu alors que nous pouvions être conseillé par quelqu’un d’autre. Dieu veut que nous agissions ainsi par humilité. Car, si nous n’agissons pas ainsi, nous pourrions être dans l’illusion. Ce n’est que lorsque nous ne pouvons trouver personne pour nous conseiller que Dieu en personne devient notre Ancien en nous illuminant et en nous instruisant. » L’Ancien nous conseillait d’avoir du discernement en toute chose. Dans l’ascèse, « le novice fait des expériences sur lui-même, alors que l’ascète expérimenté ressemble à un épicier chevronné qui frappe du doigt la balance et voit combien il faut ajouter ou enlever ».

Pour démontrer à quel point le discernement est indispensable à l’ascète, il évoquait sa propre expérience : « Quand j’ai commencé à vivre seul, j’ai beaucoup pratiqué l’ascèse ; je priais sans cesse avec le chapelet. Mais cela ne suffisait pas. Dès que je commençais à me reposer, le tentateur venait me dire : “Lève-toi vite pour dire ton canon de prières. Toi, tu dors et tu te prélasses, n’as-tu aucune pitié pour les damnés ?” Aussitôt je me levais et je me mettais à prier pour les damnés. Je compatissais beaucoup aux souffrances de ces âmes. Mais c’est aussi comme cela que j’ai failli devenir fou. »

Les confesseurs en particulier doivent avoir beaucoup de discernement, quand ils appliquent le Pèdalion*. Il disait à quelqu’un : « Puisque les canons sont si sévères, ils les transgressent de nouveau. Mais s’ils étaient trop indulgents, les gens vivraient de façon encore plus relâchée. Il faut du discernement, car avec les canons, on peut commettre des crimes. Il faut d’abord les appliquer à soi-même pour pouvoir pratiquer l’économie* envers les autres. Dans l’économie se trouve aussi la bénédiction. »

« Quelque aumône que nous fassions, qu’elle se fasse avec discernement, comme l’a dit le Seigneur dans l’Évangile : “Tout sacrifice doit être relevé de sel[80].” Le sel, c’est le discernement. » Mais il nous conseillait de donner à quiconque demande, même si c’était un riche.

Même dans nos jugements : « Quand nous attribuons à tous de bons desseins en voyant tous les hommes comme des saints, il faut du discernement. Parce que si celui que nous appelons saint, fait quelque chose qui n’est pas bien, quelqu’un d’autre pourrait dire : “Eh bien, puisque Untel, qui est un saint, le fait, ce doit être bien.” Il faut que nous distinguions l’or du cuivre. Et en outre combien de carats a cet or. Parce que la valeur de l’or va de 9 jusqu’à 24 carats. »

Un jour, on lui demanda : « Géronda, quand je vois chez quelqu’un une passion, que dois-je faire ? Dois-je essayer de la considérer avec une bonne intention comme une vertu pour ne pas le condamner ? » Il lui répondit : « Non, tu dois la voir comme elle est, dire qu’Untel est ceci ou cela, mais en lui donnant des circonstances atténuantes. Dire que tu es pire que lui, parce lui on ne l’a pas aidé, mais que si on l’avait aidé, il aurait fait des miracles. »

Avec un discernement subtil, il estimait correctement, jugeait justement, mais ne tombait pas dans le blâme. Il se plaçait lui-même en dessous du pire pécheur. Il le croyait profondément et il le montrait en commentant la parabole des talents. En fonction de son expérience, il disait : « Comme je m’en suis rendu compte, il y a quatre catégories de personnes. Les personnes saines, celles qui sont maladives, les malades qui une tumeur bénigne, et ceux qui ont une tumeur maligne. Le dernier cas est incurable. Dans les deux précédents, il faudra que l’intervention ait lieu avec discernement et dans la mesure où les malades recherchent le remède. »

Il abordait chaque âme avec discernement, évitant les excès et les solutions partiales, donnant à chacune le remède approprié. Pour le même problème, il donnait différentes solutions à différentes personnes. Lui- même conseillait aussi « de ne pas aborder tout le monde de la même façon, avec le même aliment. Donnons à chacun suivant sa disposition, sa lutte, sa soif. Alors, nous ne ferons de tort à personne. » Et souvent, quand il donnait des conseils en particulier à quelqu’un, il lui expliquait : « Tout ce que je te dis, je te le dis pour toi. Si tu le dis à quelqu’un d’autre, cela ne lui servira à rien, bien plus cela lui nuira. C’est pourquoi tu dois faire attention. » C’est surtout à cause de cette raison qu’il ne voulait pas de magnétophone. Il connaissait la disposition, la réceptivité, la résistance de son interlocuteur et il lui parlait en conséquence. Ses paroles, ses actions, ses dispositions, étaient très claires et soigneusement pesées. Souvent, il se rendait compte de la réaction qu’allait avoir une de ses actions. Alors que parfois il voulait parler de quelque chose, il se taisait provisoirement, car il avait compris qu’on allait exploiter ses paroles et qu’au lieu de corriger, cela provoquerait un plus grand mal.

Les gens se sentaient en sécurité en suivant ses conseils. Des pères spirituels pleins de discernement, des ascètes éprouvés et des évêques confiaient à son discernement leur parcours spirituel. Tous, « ils étaient renseignés[81] » par l’Ancien. C’était un capitaine expérimenté qui a sauvé les âmes des flots et des récifs de l’existence présente. Par son discernement éclairé par Dieu, il conduisit beaucoup d’âmes au salut.

  1. Amoureux de l’hésychia.

On peut caractériser toute l’existence de l’Ancien comme étant une tentative persistante de départ pour le désert. On aurait dit qu’il était né avec un désir ardent d’hésychia*, qui ne s’éteignit jamais.

Depuis sa jeunesse, il s’isolait pour rechercher L’hésychia. Souvent, il gravissait la montagne pour rester dans des grottes, ou il escaladait des rochers. Il imitait le Seigneur, « qui se retirait dans les déserts et priait[82] ». Dès le départ, il avait fait le choix de la vie hésychaste. Mais, selon l’économie de Dieu, son choix ne fut pas agréé pendant assez longtemps. Tous les obstacles qui se présentèrent sur la voie conduisant à L’hésychia, au lieu d’éteindre son désir, ne firent que l’aviver. Les années d’ascèse, dans des monastères cénobitiques* ou idiorythmiques* et au Stomion, n’étaient en fait qu’une préparation à L’hésychia.

Au Sinaï, il goûta L’hésychia, jouit de ses fruits et fut enrichi spirituellement. Il vivait une vie angélique, comme délivré du corps, il harmonisa sa vie avec celle du saint désert et ressentit sa consolation. Il y vivait des mystères, des états spirituels* élevés, et il gardait la prière perpétuelle.

De la skite d’Iviron, il explique dans une lettre (datée du 8 mai 1966) : « Non seulement j’ai interrompu ma correspondance, mais j’évite aussi toute rencontre. Plus je m’éloignerai des problèmes du monde, plus je serai capable de venir en aide aux problèmes du monde, car alors la tentative ne sera pas humaine, mais le bon Dieu Lui-même interviendra dans les problèmes du monde, sans violenter le libre-arbitre. »

À la Précieuse-Croix, le nombre des pèlerins ne cessait d’augmenter II prit des mesures appropriées pour garantir son hésychia. Il clôtura la zone et de nouveau interrompit la correspondance. Il écrivit (le 9 décembre 1970) : « En tant que moine hésychaste*, ma vie n’aurait pas de sens si je correspondais. Elle aura un sens si je me souviens sans cesse et si je prie pour le monde. Maintenant, pendant l’hiver, j’ai la tranquillité nécessaire. En été, je ne peux pas être tranquille à cause du grand nombre d’étudiants. »

Sa grande charité ne lui permettait pas de vivre des événements comme ceux du Thabor en se désintéressant de l’humanité souffrante. Pour sortir de cet état spirituel et parler aux hommes, il fit un gros effort. Peu ont été capables de comprendre le sacrifice qu’il faisait en quittant son hésychia tant aimée pour s’occuper des problèmes des hommes. Voilà ce qui fut le combat de toute sa vie. Vivre en hésychaste tout en aidant les hommes.

L’Ancien, illuminé par Dieu, conjuguait, avec un excellent discernement, hésychia et service des autres. Une conjonction réussie de l’hésychasme*, avec la direction spirituelle. Il ressemblait aux combattants de jadis, qui utilisaient leurs armes avec les deux mains et qui pour cette raison étaient appelés ambidextres. Il mettait en valeur L’hésychia de la meilleure façon et, lorsque les circonstances ou la volonté de Dieu le conduisaient parmi les hommes, il ouvrait ses magasins spirituels et, comme un bon pourvoyeur de nourriture, comme un autre noble Joseph, il nourrissait, avec ce qu’il avait amassé dans le désert, le peuple de Dieu affamé.

Il réussit à vivre en hésychaste bien que beaucoup de gens vinssent le voir et que parfois le monde le prît à la gorge. Son programme hésychaste l’aidait, ainsi que son expérience et son grand discernement qui lui permettaient de prodiguer la bénédiction de Dieu[83] [84] sur tout et à tous. C’est ainsi qu’il se soutenait spirituellement tout en soulageant les hommes.

Il disait : « Je peux parler, fréquenter des gens, mais par la suite je veux être seul. » La partie la plus profonde de son être était hésychaste. Il ajoutait en outre : « Si nous nous efforçons de retrancher les passions, alors, où que nous soyons, nous sommes au désert*. Personnellement, je voudrais maintenant811 vivre au Mont-Athos avec les “ascètes nus[85]”, mais le puis- je ? “L’esprit est ardent, mais la chair est faible[86].” Pendant la nuit, je veux être seul ainsi que trois heures dans la journée, je ressens comme nécessaire de m’isoler totalement. »

Alors qu’il passait sa journée à consoler les affligés, il recherchait L’hésychiaau moins pendant la nuit. « Quand j’héberge quelqu’un pour la nuit, je ne ressens plus autant L’hésychia », constatait-il. Pendant l’été, il disparaissait pendant plusieurs heures quotidiennement dans la forêt. Il avait aménagé quelques endroits pour y prier, et il se fit une cabane rudimentaire avec des fougères. Il lisait le Psautier, faisait des chapelets*, puis revenait à sa calyve où de nombreuses personnes l’attendaient pour le voir.

Peut-être quelqu’un se dira-t-il : « Quel ascète était donc l’Ancien, puisqu’il passait sa journée à parler avec des gens ? » « C’est un homme qui parle du matin jusqu’aux Vêpres, puis il garde le silence ; cependant il ne parle à personne sans nécessité[87]. »

Dans la solitude, il adorait Dieu et, en parlant avec les gens, il les conduisait à Dieu. Mais comme ami et amant de L’hésychia, il eut toujours la nostalgie du Désert*. C’est pourquoi, à la fin de sa vie, il essaya à plusieurs reprises de se retirer dans un endroit isolé pour une certaine période, mais il se heurta à des obstacles. Quand il se rendit au Sinaï, il voulut y rester pour y vivre en hésychaste. La même chose aux Lieux Saints. Il envisagea même les Météores ou d’autres endroits, mais partout il se heurta à des obstacles. La volonté de Dieu était qu’il restât dans sa calyve pour aider les gens. Finalement il avait supplié Dieu de le rendre digne de vivre deux ou trois ans dans le Désert, avant qu’il ne le retirât de cette existence. Il cherchait, avec un ou deux pères, à s’installer dans les régions situées plus à l’intérieur de la Sainte-Montagne, mais toutes ses tentatives furent infructueuses. La volonté de Dieu était qu’il demeurât dans sa calyve pour aider les gens, comme II le lui indiqua clairement à deux reprises.

Après qu’il eut reçu l’information céleste qu’il se devait d’accueillir les hommes et l’aggravation de sa maladie, il ne pouvait plus s’envoler libre comme un oiseau vers des déserts lointains. Il se plaisait à vivre dans les limites de sa calyve et il ressemblait au « passereau solitaire (Ps 101, 8) » ou à « l’hirondelle (Ps 83,4) qui aime le désert ».

Il vivait comme dans un désert profond parce que son cœur s’était débarrassé des passions et avait acquis L’hésychia intérieure. Il arriva à un état spirituel où il pouvait en même temps « demeurer le même dans la foule et dans la solitude[88]». Il avait réussi à être « l’ami de tous les hommes, mais seul dans ses pensées[89] ». Il demeurait « immobile dans son cœur, en étant extérieurement avec les gens, tout en séjournant intérieurement avec Dieu[90] ». Il pouvait, et cela très tôt, entendre ou ne pas entendre, voir ou ne pas voir, quand il le voulait.

Pendant l’hiver de l’année 1959, un soldat vint le voir au Stomion. Il le trouva au lit et malade, et il lui dit : « Père, vous êtes malade et ces enfants ne vous laissent pas tranquille.» Il lui répondit :« Quels enfants?… Ah… Maintenant je les entends. Je n’y avais pas fait attention. » Le soldat se rendit compte que, plongé dans sa prière, il n’avait pas entendu les cris d’une bande d’enfants qui jouaient dans la cour du monastère et qui perturbaient tout le monde par leurs cris.

L’Ancien raconta : « Je devais me mettre en route pour les Lieux Saints, et celui qui me transportait en voiture me demanda quel chemin il devait prendre. “Quoi, est-ce que nous allons faire le tour du monde ? Par le chemin le plus court”, lui ai-je dit. Et alors que nous approchions, il me dit : “Et voilà, Géronda, je ne voulais pas passer par là, parce que nous sommes passés par la plage des nudistes. — À dire vrai, je n’ai rien vu, juste quelque chose qui ressemblait à des ombres qui bougeaient. »

Alors qu’il recherchait une région solitaire à l’extérieur de la Sainte- Montagne, on lui indiqua une belle grotte dans un endroit tranquille, mais on lui dit qu’à quelque distance passait une route et que les voitures faisaient du bruit. « Ce bruit ne me dérange pas, dit-il, je peux si je veux l’entendre ou pas. L’autre bruit est pire, quand on essaie de m’impliquer dans différents problèmes ».

Il disait cependant que, au début, « le calme (l’éloignement du monde), amène très vite aussi L’hésychia intérieure dans l’âme accompagnée de l’ascèse et de la prière continuelle et alors l’homme n’est plus dérangé par l’agitation extérieure[91] ».

De par son expérience hésychaste*, il disait que « à elle seule L’hésychia* est une prière ». Des moines d’un hésychastère* situé dans le monde[92], il disait qu’ils faisaient des progrès, parce qu’ils aimaient L’hésychia et se retiraient pendant certaines périodes dans de petites cabanes.

Effectivement, selon Abba Isaac, « L’hésychia est la cime de la perfection[93] », et « l’œuvre précieuse de L’hésychia devient le havre des mystères[94] ». L’hésychia est une bonne chose, mais elle exige que nous menions le combat ascétique, que nous fassions aussi les œuvres de Phésychia. Il disait notamment : « En quoi L’hésychia me sera utile si j’ai avec moi une radio ? Pour que le Désert’ » vienne en aide à l’ermite, il faut qu’il soit ou qu’il devienne bon[95] [96]. Comme les fruits sucrés dans des régions sèches deviennent plus sucrés que ceux qui sont dans des régions humides, tandis que les fruits amers deviennent encore plus amers, ainsi celui qui est bon, dans le désert deviendra encore meilleur, alors que le passionné deviendra pire. Quelques-uns, recherchant L’hésychia, trouvent une calyve tranquille puis prennent du bon temps (ils tombent dans la négligence et l’indifférence) et de temps en temps, lisent un livre. »

Il racontait l’histoire suivante : « Jadis, alors que Vatopaidi était encore un monastère idiorythmique*, deux des Pères se mirent d’accord pour aller dans le désert. Ils prirent un kellion. L’un d’entre eux était un combattant. Il veillait toute la nuit. L’autre dormait et, de plus, était dérangé par les combats de son compagnon d’ascèse ; il lui dit : « Que fais-tu toute la nuit à t’agiter ? Tu as lu sans comprendre ce que dit le Psautier : “Et la nuit j’ai crié devant Toi” (Ps 87, 2) [c’est-à-dire : tu es contre moi, parce que tu ne me laisses pas dormir pendant la nuit]. De là il ressort qu’en réalité, l’un était allé dans le désert pour acquérir une vie spirituelle supérieure, tandis que l’autre recherchait une vie chamelle supérieure, son repos. » Il soulignait également : « Ceux qui vivent en hésychastes soit mettent l’accent sur le silence et la solitude (hésychia), soit discutent avec leurs pensées. S’ils discutent avec leurs pensées, ils deviennent plus bavards que les bavards. Au bavard, on fait des remarques, on le gronde, et peu à peu il se corrige, tandis que l’autre non seulement a l’impression qu’il est un hésychaste, mais en plus il se cause un grand mal à lui-même. Pour être un hésychaste, il faut avoir la prière intérieure. »

Tel est le but de L’hésychia. « L’œuvre essentielle de L’hésychia, c’est la permanence de la prière192. »

Pour l’Ancien, plusieurs conditions préalables précises doivent être remplies pour que quelqu’un aille dans le désert. Qu’il aille devenir le disciple d’un Ancien, ou qu’il ait fait obéissance dans une communauté cénobitique. Il disait : « Si un jeune moine quelconque va vivre tout seul dans L’hésychia avec sa volonté, sans être suivi, même s’il ne fait pas l’objet d’une attaque du démon il ne fera aucun progrès. » Il interdit à un jeune moine qui le souhaitait de se rendre au Désert en lui disant : « Actuellement tu ne peux pas vivre seul dans L’hésychia. » Voici ce que l’Ancien conseilla à un athonite qui vivait seul dans un kellion en se perdant dans des préoccupations inutiles, sans pouvoir trouver de consolation spirituelle et de repos : « Prends la Philocalie* et ton chapelet*, et enfonce-toi plus avant sous les châtaigniers[97]. »

On lui demanda comment on pouvait vivre aujourd’hui en hésychaste à la Sainte-Montagne, il répondit que « c’était possible si l’on vivait dans l’obscurité sans avoir de relation avec les gens du monde ». L’Ancien aida des Pères qui avaient les dispositions nécessaires pour vivre la vie hésychaste. Grâce à lui, de nombreux kellia* se repeuplèrent et des foyers hésychastes furent créés.

C’est cet esprit hésychaste que l’Ancien vécut et transmit. Il attendait beaucoup et plaçait beaucoup d’espoirs dans l’hésychasme, et croyait aussi que « de l’hésychasme proviendrait la renaissance de l’Église ».

  1. Vigilance et sobriété spirituelles (nepsis).

S’il est difficile de parler en général de l’Ancien, il est presque impossible d’évoquer son activité intérieure : « Le cœur de l’homme est plus profond que tout ; qui le connaît[98] ? » Nous ne dirons ici que le minimum en ce qui concerne sa vigilance et sa sobriété (nepsis*).

Il pratiquait la nepsis depuis qu’il était laïc. Il faisait attention à ses fréquentations, à ses pensées et à ses sens. Il faisait quotidiennement un examen de conscience. Il s’était imposé comme règle de ne pas regarder les femmes en face. Une parente se plaignit à sa mère, parce qu’il ne la saluait pas, parce qu’il ne faisait pas attention à elle, car sa pensée et ses yeux étaient dirigés ailleurs.

Il ne fréquentait pas les cafés et fuyait les divertissements mondains. « Un jour, raconta-t-il, il y avait une fête dans une maison. Pour ma part, j’ai dormi sur la paille. Je dis ma prière, comme la crèche, et j’étais rempli de joie. »

«Quand je suis allé au monastère, dit-il, j’ai commencé à beaucoup prier. Mais je ne faisais pas très attention à moi-même. Un peu de temps passa, et je me suis dit que quelque chose ne tournait pas rond. Alors je me suis rendu compte que la nepsis me manquait, le contrôle permanent de soi-même. Au début, il faut plus d’attention que de prière. La prière ne sert à rien quand il n’y a pas de nepsis. Il faut que nous soyons constamment en état de nepsis. Que nous observions chacun de nos mouvements intérieurs. Plus que la prière et que la méditation, c’est l’observation de soi-même qui nous aide, la nepsis. »

Pour cultiver la nepsis, l’Ancien, lorsqu’il participait aux travaux communautaires d’un monastère cénobitique*, travaillait en silence dans son coin. Lorsque, venant de Katounakia, il allait à Daphni, il attendait seul dans les rochers l’heure du retour. De la Panagouda, il montait très rarement à Karyès, préférant un sentier inconnu et des heures où il ne risquait pas de rencontrer des gens. En chemin, il tenait son chapelet et disait la prière, ou « lisait sans livre », c’est-à-dire quelque chose qu’il avait lu et qu’il repassait dans son esprit. Il avait une œuvre spirituelle intérieure, « la seule que Dieu récompense ». Son cœur était rendu ardent par le souvenir de Dieu. Son esprit était pur et attentif ; il était ravi facilement et s’échappait des choses terrestres vers les réalités célestes. Deux jeunes qui aimaient le monachisme rendirent visite à l’Ancien à la Panagouda vers le coucher du soleil. Il avait fermé sa porte et commencé ses devoirs spirituels. Il leur ouvrit, ils s’assirent dans l’hôtellerie et lui posèrent différentes questions spirituelles. Il répondait brièvement, mais son esprit était ailleurs, captivé par Dieu. Il était comme en extase. Il parlait, mais vivait et pensait à autre chose.

En raison de son expérience et de son œuvre neptique permanente, son esprit rejetait facilement les pensées passionnées, en les transformant en pensées bonnes et divines. En lui-même il avait fait une « usine qui fabriquait des bonnes pensées », selon son expression. Il croyait qu’ « une bonne pensée a plus de force que l’ascèse la plus rude » et que « nos pensées révèlent notre état spirituel ». Il s’exprimait ainsi à propos des stades des pensées : « Quelqu’un qui travaille sur lui-même ne voit pas les défauts des autres. L’homme spirituel voit toute chose pure et bonne. Au début, on se bat pour ne pas blâmer (juger). Au deuxième stade, on essaye de faire venir une bonne pensée à la place de la pensée de blâme, et au troisième, on interprète tout bien. Alors l’humilité et l’amour se manifestent. Quand l’âme est purifiée, alors non seulement elle n’a plus besoin de produire de bonnes pensées, ceci d’autant moins qu’il ne lui arrive plus de pensées mauvaises, c’est-à-dire que celles qui semblent condamnables, elle les considère comme bonnes. »

« Lors de l’attaque des pensées, disait-il, la meilleure défense c’est le mépris, c’est de ne leur attribuer aucune importance. La discussion avec la pensée est dangereuse, parce que quand bien même cent avocats se réuniraient, ils n’arriveraient pas à l’emporter sur un petit démon. »

Quant à l’imagination, il conseillait d’éviter de la cultiver. Ce n’est que quand nous voulons chasser une imagination peccamineuse, qu’alors nous suscitons dans notre esprit des saintes images ; comme le Jugement Dernier, la Crucifixion, etc. Sinon, c’est le tentateur qui l’exploitera.

Quand il voyageait et qu’il y avait du bruit dans l’autobus, il chantait tout bas ou transformait ce bruit en basse[99]. À la skite d’Iviron, l’Ancien M. lui rendait souvent visite, désireux de discuter. L’Ancien l’écoutait debout et en silence tout en disant intérieurement la prière de Jésus. L’autre, fatigué de parler, s’en allait. L’Ancien n’interrompait pas son œuvre neptique, tout en ne blessant pas son frère.

Voyant quelle était la situation générale, il disait qu’il était affligé de voir que beaucoup de jeunes moines n’avaient pas appris à travailler pour gagner seul leur pain. Il voulait dire qu’ils n’avaient pas appris les tâches spirituelles fondamentales des moines, pour être nourris spirituellement et progresser. L’une d’entre elles est la nepsis, très importante et absolument indispensable pour notre salut. Mais, connaissant la difficulté de cette subtile œuvre neptique* pour les jeunes et surtout pour les moines sensibles, il disait avec discernement : « Le novice qui entreprend une œuvre délicate sur lui-même, devient fou comme un comptable débutant dans une entreprise géante. » Il conseillait de s’occuper en premier lieu des gros défauts et imperfections. Il soulignait avec des exemples la grande valeur de la sobriété spirituelle. « Il faut de l’attention. Je vois des hommes qui n’ont pas fait attention au début de leur existence et qui jusqu’à leur vieillesse restent les mêmes, même s’ils se sont fait moines. Si quelqu’un veut aller quelque part, disons à Karyès, et s’il est distrait, il prendra un autre chemin qui le mènera ailleurs, sans qu’il s’en rende compte. C’est aussi ce qui se produit dans la vie spirituelle quand nous n’avons pas de sobriété spirituelle. Nous sommes partis pour quelque part, et malheureusement nous arrivons ailleurs. Comme Pitsos[100] qui voulait devenir gazier, mais qui se retrouva faussaire. Quand il n’y a pas de sobriété, c’est notre pensée qui se relâche d’abord, puis le corps et finalement l’homme tout entier, et il n’a plus envie de faire quoi que ce soit, ni travail manuel, ni activité spirituelle. C’est pourquoi nous nous relâchons : il nous manque la sobriété spirituelle permanente. »

Les élèves de dernière année de l’Athoniade lui demandèrent ce à quoi ils devaient faire le plus attention dans leur existence, et il leur répondit : « Durant votre vie, faites attention aux petits événements quotidiens. Asseyez-vous confortablement sur votre fauteuil pour vous demander si ce que vous faites et dont vous pensez que “cela ne fait rien” n’est pas erroné ou n’est pas un péché. Cela ne fait rien de manger un peu plus ou de rechercher la bonne nourriture. Cela ne fait rien de dormir un peu plus. Cela ne fait rien si j’ai parlé un peu sèchement à mes parents ou à quelqu’un d’autre. Telle chose n’a pas d’importance, telle autre non plus… Nous considérons tout cela comme des petits manquements et nous les justifions. Mais en ne faisant pas attention aux petites choses, nous finirons par faire aussi de grandes fautes et nous dirons quand même : “Cela ne fait rien.” Ne laissons pas le corps se relâcher, car il exerce une influence sur l’esprit. Soyez donc vigilants ! »

Il conseillait à un jeune moine qui, distrait par le service des pèlerins, manquait d’entrain quand il commençait à prier, « d’avoir toujours un livre ouvert dans sa cellule et, quand il y entrait, d’y jeter un coup d’œil, et aussi un petit chapelet* pour dire la Prière* et ne pas s’oublier ». Ceci, il l’avait expérimenté et mis en pratique lui-même.

Sa conscience s’était affinée et il ne supportait pas de l’alourdir. Elle était sensible et résistante au péché, mais sensible et réceptive à la grâce ; Il affirmait : « Le moine est avant tout une conscience affinée. Il faut que notre conscience devienne fine comme du papier à cigarettes. »

La sensibilité spirituelle ressemble à la feuille d’or des iconographes. Elle est précieuse, mais exige beaucoup d’attention. Dès qu’on la touche, elle disparaît. Si l’on n’a pas de sensibilité, on en reste à une ascèse sèche quoi qu’on fasse. Mais il faut aussi avoir la force de contrôler cette sensibilité, sinon on se noie. Les femmes ont de la sensibilité, mais la plupart se perdent dans leurs mesquineries et leurs infortunes, parce qu’elles n’ont pas aussi la force indispensable. »

Si l’Ancien ne sentait pas que sa conscience était pure et en paix, il ne se mettait pas à prier et à lutter. Il essayait de ne blesser personne, parce que, disait-il, « si je blesse quelqu’un, il va falloir que j’aille à Athènes, frapper à toutes les portes jusqu’à ce que je le retrouve. Puis, lorsque je l’aurai retrouvé, que je lui fasse une profonde métanie* en lui disant : “Pardonne-moi, mon frère, car je t’ai blessé.” Ce n’est qu’après que je pourrai commencer à prier. »

La sobriété spirituelle est toujours indispensable au moine, « au début pour rassembler son esprit, ensuite pour ne pas tomber dans l’illusion ». Sans la sobriété, les agressions des pensées évoluent en passions et « l’homme en arrive à devenir l’épicerie des passions ». Il soulignait en particulier que si « nous ne nous saisissons pas de nous-mêmes (si nous ne nous surveillons et ne nous “traquons” pas), non seulement nous ne nous corrigerons jamais, eussions-nous mille ans à vivre, mais nous nous ferons une image fausse de nous-mêmes, en sorte qu’au jour du Jugement nous aurons des exigences déraisonnables de la part de Dieu. »

« Pour chacune de nos actions, il faut que nous nous demandions : “Bon, moi cela me satisfait, mais est-ce que Dieu est satisfait ?” Si nous omettons de le faire, nous oublierons Dieu par la suite. »

« Tournons-nous tout entier vers le Christ, et pour chacun de nos actes comme pour notre moindre mouvement demandons-nous comment le Christ le verra et non pas comment cela apparaît aux hommes. »

L’Ancien donna une si grande valeur et une si grande importance à la nepsis, qu’il nous la laissa en dépôt. À un moine, qui lui demandait, avant sa dormition*, à quoi il devait faire le plus attention, il répondit : « À la piété et à l’attention à soi-même. »

  1. Sa règle de prière.

Le principal combat de l’Ancien durant toute son existence fut l’acquisition de la prière. Il croyait que sa diaconie c’était la prière. Les autres ascèses ne servant qu’à faciliter la prière. Œuvre louable selon saint Isaac le Syrien : « Bienheureux celui qui a transformé toutes les actions corporelles dans la peine de la prière[101]. » Il en expérimenta toutes les formes et leurs manières. Alors qu’il était laïc, il lisait la Liturgie et s’exerçait à la Prière de Jésus*. Comme jeune moine, il participa sans faute aux offices en commun et en apprit à fond l’ordre et le typikon*. Au Stomion, il n’omettait rien de ce que le typikon prévoit. Son office durait cinq heures quotidiennement, en plus de son canon* de prière personnelle.

Il conseilla plus tard à un jeune moine qui s’était retiré seul dans un kellion pour se livrer avec zèle à la Prière de Jésus*, de lire aussi un peu de l’Office, parce que, ensuite, quand il verrait le chapelet*, il tremblerait, chose qui malheureusement arriva et qui eut d’autres conséquences désagréables. La Prière de Jésus est une nourriture puissante et consistante, mais certains ont aussi besoin de lait.

Il attribuait une grande importance à la disposition d’esprit. Il nous conseillait, selon son expérience, d’utiliser pour la prière tout moment libre : « Pour que la vie spirituelle puisse se dérouler facilement, il ne faut pas nous contraindre, mais que nous interrogions notre esprit : “Veux-tu lire l’Office? Réciter le Psautier ? Faire une promenade en disant la Prière de Jésus ou chanter un Office d’intercession (Paraklisis) avec des prosternations ?” Ainsi on n’est pas fatigué, parce que tout ce qu’on fait, on le fait volontiers.

Quand notre âme n’est pas bien disposée et que nous ne pouvons pas faire de prosternations, disons la Prière de Jésus assis, lisons, faisons tout ce que nous avons envie de faire. Lorsque le petit enfant n’a pas faim, il est impossible de le forcer à manger. On lui donne ce qu’il veut. Plus tard, quand il va bien, il mange même des pois chiches. Il en est de même pour l’âme. Les choses spirituelles doivent s’accomplir de tout cœur. L’acquisition spirituelle ne se fait que par le don spirituel, dans le sacrifice.

Pour que quelqu’un prie, il faut une préparation. La prière est, elle aussi, une communion avec Dieu ; c’est une communion où l’on reçoit la grâce de Dieu sous une autre forme. Comme dans la sainte Communion on reçoit une sainte parcelle, dans cette communion on trouve une flamme divine. »

L’étude de livres spirituels concentre l’esprit, réchauffe le cœur et prépare à la prière. « La nuit, disait-il, avant le canon de prière, on n’a pas besoin de lire un livre, parce que l’esprit est pur et reposé. » En particulier, « l’étude de l’Évangile est indispensable à la sanctification de l’âme, même si nous n’en comprenons pas le sens plénier. Lisez donc des livres pleins de sève, comme celui d’Abba Isaac le Syrien. Si on en lit un paragraphe, il peut vous nourrir pendant une semaine, un mois, avec les vitamines spirituelles qu’il contient. Je vois qu’aujourd’hui beaucoup de gens lisent ; ils y trouvent une satisfaction, mais ce qu’ils lisent ne les touche pas, et il ne leur en reste rien. Ils le prennent à la légère ; « l’eau peinte ne rafraîchit pas », dit Abba Isaac le Syrien. Je me souviens d’avoir lu peu de livres de Pères, mais j’ai pris des notes, j’ai fait des comparaisons avec les saints Pères de jadis, j’ai réalisé combien je me trouvais loin d’eux et, grâce à eux, je me suis vu comme en un miroir. D’habitude, les jeunes lisent des livres de théologie. Que dire ? C’est comme lorsqu’on a une marmite de citrouilles avec un ou deux petits morceaux de viande. C’est ainsi qu’est la théologie de nos jours : ici et là on trouve quelques paroles des Pères. »

Le chant liturgique constituait un élément significatif de son existence. Il aimait le chant, bien qu’il considérât que c’était une prière imparfaite. Il chantait lors des vigiles communes ainsi que lors des Liturgies célébrées dans sa calyve. Il ne voulut pas apprendre la notation musicale, bien qu’il en ait eu l’occasion. Mais il pratiquait le chant d’une façon très belle, avec douceur, piété et enthousiasme. Il était totalement pris, enthousiaste, sa voix montait de son cœur, nous transportait au ciel. On avait l’impression qu’il se trouvait alors en présence de Dieu. Il aimait particulièrement certaines mélodies qu’il connaissait par cœur. Le « Trisagion lent » de Nil, l’Axion estin («Il est digne») de Papanicolaou, du quatrième ton plagiai ; l’Hymne des Chérubins de Phocas, du quatrième ton, le psaume 135 du Polyéléos* (« Confessez le Seigneur… »), le « Depuis ma jeunesse… » des antiphones précédant l’Évangile des Matines, le « Le Seigneur est Dieu » selon la mélodie lente, les chants de communion du deuxième ton, les stichères solennelles des Vêpres, les Théotokia dogmatiques (du Paraclitique*), etc. Il disait : « Si lors d’une vigile on chante aussi quelques hymnes selon leur mélodie lente, celle-ci leur donne une grande dignité. »

Il conseillait : « Quand nous sommes contrariés, chantons. La psalmodie chasse le diable, car elle est à la fois prière et mépris du tentateur. Lors des pensées blasphématoires ne disons pas la Prière*, parce qu’alors nous créons un front avec le diable, qui nous combat dès lors encore davantage. Chantons, et le diable filera à cause de ce mépris. »

Outre le chant, il avait sans cesse à la bouche cette glorification de Dieu : « Gloire à Toi ô Dieu ! Gloire à Toi, ô Dieu ! » Il la disait du fond du cœur et la répétait sans cesse. C’était un débordement de reconnaissance envers le Seigneur. Il conseillait : « Il vaut mieux éviter les prières improvisées, excepté quand il s’agit d’un élan spontané du cœur ».

Il se détendait en veillant et priant seul dans son kellion, mais quand il participait à des vigiles communes, il participait aux chants. Parfois, il les suivait en silence, puis se plongeait en lui-même, il disait la Prière et alors c’était comme s’il n’était pas présent. Il ne mesurait pas les prières en heures, aux nombres de textes qu’on lisait ou de chapelets* que l’on faisait. Ce qui l’intéressait surtout, c’était qu’elle soit pure, qu’elle parvienne jusqu’à Dieu et qu’elle porte des fruits. « Le reste, disait-il, c’est pour occuper la nuit et dire que nous avons fait tant d’heures de veilles. » L’Ancien aimait en particulier et cultivait la Prière de Jésus, le « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi », qu’il avait appris de sa mère depuis son jeune âge. Depuis son séjour au Sinaï et ensuite, la Prière de Jésus, à quelques rares exceptions, remplaçait tous les offices. C’était sa respiration, sa nourriture et son délice. Il avait atteint un état spirituel où « son esprit était plongé dans la prière » et continuait de la dire même dans son sommeil.

Il insistait beaucoup pour que sa prière continuelle ne soit pas interrompue. Il la disait aussi en faisant son travail manuel, en cheminant, ou en compagnie d’autres personnes. Lorsqu’il faisait un travail manuel, il laissait pour un moment son travail, s’agenouillait dans un endroit tranquille, et se plongeait dans la Prière, jusqu’à ce qu’un visiteur le ramène à lui. Sa position habituelle pour prier était à genoux, les mains et la tête collées au sol. A cause des nombreuses heures d’agenouillement, ses genoux furent endommagés et le soutenaient difficilement dans les pentes.

Il est impossible de parler de la prière de l’Ancien, car ses étapes spirituelles sont invisibles et indicibles. Comment décrire les élans spirituels de son esprit et ses ascensions intérieures, puisque nous les ignorons totalement ? Le peu qui est évoqué ici montre confusément quelle était son œuvre spirituelle, mais ne révèle pas précisément sa mesure ou son état spirituel. Il dit un jour à un jeune moine : « Moi, à ton âge, je célébrais une fête chaque soir », faisant allusion à sa prière nocturne, qui est une « œuvre pleine de délices[102] ».

Un jour, il priait assis, et un scorpion le piqua, mais il n’interrompit pas sa prière. Son esprit était facilement et rapidement transporté dans la prière, il perdait alors le contact avec son environnement et était comme « n’étant pas ». Même lorsqu’il voyageait en voiture, ou se trouvait avec d’autres, intérieurement, il disait la Prière de Jésus. « Tout entier absorbé par Dieu, il ne faisait qu’un avec Lui », comme le rapportaient des témoins visuels.

Le fameux hiéromoine Athanase d’Iviron, homme docte et vertueux, personnalité éminente de la Sainte-Montagne, disait au bienheureux Père Athanase de Stavronikita : « Quand je mourrai, dis au Père Païssios de dire une prière pour moi. Qu’il prenne la Toute Sainte par sa robe en lui criant “Athanase, Athanase!..”» L’Ancien était alors très jeune et inconnu du plus grand nombre.

Il considérait comme naturel que le moine se consacrât à la Prière de Jésus, au « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ! » Un jeune moine dit à l’Ancien que sa gorge se fatiguait en lisant l’office seul. « Nous avons aussi le chapelet », lui répondit-il, pour l’inviter à dire la Prière.

Il disait : « Le nom du Christ est tout puissant. La Prière est une arme redoutable contre le diable. Avant de commencer la Prière, il faut se confesser à Dieu, après avoir révélé toutes ses pensées à son père spirituel, et ensuite se livrer à la prière du cœur*. C’est ainsi que l’on peut faire un bon début. Il faut dire la Prière intérieurement et non de manière orale, c’est pourquoi on l’appelle Prière mentale*.

Il ne faut pas la dire avec trop de hâte – le chapelet de cent grains ne doit pas être dit en moins d’une minute et demie – car alors on ne le ressent pas, comme lorsque l’on mange hâtivement on ne se rend pas compte du goût de la nourriture, ni la dire trop lentement. »

A la question : « Qu’est-ce qui va nous aider pendant la Prière ? » Il répondit : « Le sentiment de notre état de pécheur et la reconnaissance pour les dons de Dieu, font que nous disons la Prière avec un zèle généreux (philotimo*) et non pas mécaniquement. Par la suite elle devient aussi une habitude. Quand nous nous connaissons nous-mêmes et que nous pensons à notre ingratitude, alors nous voulons dire la Prière. Lorsque nous nous éveillons alors que dans notre sommeil nous disions la Prière, et que nous continuons de la dire dans notre éveil, eh bien, c’est alors que se lève la douce aube spirituelle. »

Il voulait que l’ascèse accompagnât la Prière. Les éléments extérieurs, que les Pères mentionnent dans la Philocalie*, il considérait qu’ils n’étaient qu’auxiliaires ; comme par exemple le tabouret, l’obscurité – moi, j’allume des cierges et je prie, disait-il -, l’inclinaison de la tête, la respiration, etc. Si l’on insiste trop sur eux, ils peuvent provoquer des dommages psychosomatiques ou conduire à l’illusion spirituelle. Il acceptait la méthode du contrôle de la respiration quand elle est unie naturellement à la prière, et non pas artificiellement.

Il soulignait les dangers de déviations pendant l’accomplissement pratique de la Prière, mais il mettait en avant aussi la finalité de celle-ci, en disant : « Maintenant, la Prière de Jésus est à la mode. Certains pensent que la Prière c’est le Nirvana : ils s’asseyent et la disent, sans se rappeler quoi que ce soit d’autre, pour se tranquilliser. Ils essayent de prier et ils ont mal à la tête. Ils disent la Prière comme des mécaniques. Quoi ? Sommes-nous des horloges ? Tic tac, tic tac ? Mais comme cela on ne se défait pas du vieil homme. Nous devons dire la Prière en conscience. La reconnaissance de nos fautes est une grande chose pour le Christ. Il nous la demande. Seulement, nous ne devons pas perdre espoir.

Notre but n’est pas d’acquérir la prière continuelle, mais de nous défaire du vieil homme. De nous tourner vers l’intérieur, de nous connaître nous-mêmes, de combattre en repoussant les passions. Et en voyant les passions, demandons l’aide de Dieu. Ainsi, par la suite, demeure aussi l’habitude de la prière continuelle. N’essayons pas d’acquérir mécaniquement cette Prière.

Ne nous ennuyons pas en disant la Prière. Le Christ consent à s’entretenir sans cesse avec nous, et nous, nous restons indifférents ? Quel que soit le nombre de fois où quelqu’un parle avec le Christ (quand il prie), jamais il ne le regrettera. »

*

Comme l’Ancien avait fait beaucoup d’essais sur lui-même, en s’efforçant d’appliquer tout ce que disent les livres ascétiques et ce que conseillent des Anciens éprouvés, il en était arrivé à faire une règle (typi- kon). Selon les forces, l’âge, le temps qu’il avait, le lieu de son ascèse, il adaptait aussi sa règle. Il disait que « le moine doit s’engager dans une règle monastique. Tous les dix ans, il doit faire une récapitulation de ses forces et adapter à lui-même l’ascèse appropriée. Quand quelqu’un est jeune, il a davantage besoin de sommeil et moins besoin de repos. Quand il vieillit, il a besoin de davantage de repos et moins besoin de sommeil. L’habitude possède une grande force. Si l’organisme est habitué à quelque

chose, même sans en avoir besoin, lorsque le moment viendra, il le réclamera ».

Sa règle était à peu près la suivante : à 3 heures (neuvième heure byzantine), il récitait l’office de la neuvième heure et les Vêpres, puis il mangeait quelque chose. Ensuite, il disait les Complies et quelques heures de chapelet. Avant minuit, il s’éveillait et commençait son canon de prières suivi de l’office divin avec le chapelet. Quand il avait fini, il se reposait un peu et, avec les lueurs de l’aube, il recommençait ses devoirs spirituels. Quand il n’était pas dérangé par les gens, il disait chaque Heure canoniale à son heure et, dans l’intervalle, il faisait son travail manuel en disant la Prière. Pendant une certaine période, il se reposait tout de suite après le coucher du soleil, il veillait toute la nuit et se reposait un peu le matin. L’après-midi, il ne se reposait pas.

Il n’est pas possible de rendre compte de sa règle lorsqu’il était plus jeune et s’exerçait à l’ascèse dans le désert du Sinaï, parce que « chacune de ses voies était une prière perpétuelle et un amour sans faille pour Dieu » », et une grande quantité de travail manuel ne le fatiguait pas. Alors, il ne voyait personne, il était libre de tout souci et en paix.

Quand il était au kellion de la Précieuse-Croix, il ne lisait que l’Hexap- salme, le canon du Ménée et, l’après-midi, le recueil de Canons à la Mère de Dieu selon les huit tons (Théotokarion) de saint Nicodème l’Hagiorite. Le reste de l’office, il le disait sur le chapelet. Lorsqu’il vivait au kellion de la Nativité de la Mère de Dieu, il disait trois chapelets de trois cents grains pour le Christ, un pour la Toute Sainte, un pour le Vénérable Précurseur (S. Jean Baptiste), un pour le saint du jour, et un pour son saint. Puis il répétait ces séries pour les vivants et de nouveau une troisième fois pour les défunts, et priait pour divers cas.

Lors de ses dernières années, malgré les gens qui l’occupaient toute la journée, il disait plus de quarante chapelets de trois cents grains chacun, outre son canon de prière et son office.

Il divisait le Psautier en trois parties et le terminait en trois jours. À chaque psaume, il se prosternait pour la catégorie correspondante de personnes, suivant la façon dont saint Arsène avait distingué les psaumes[103] [104], et faisait mémoire de noms. De cette façon, il ne se fatiguait pas à lire jusqu’à six ou sept cathismes* de suite.

Lors de la Grande Semaine[105], chaque année, pour participer davantage à la Passion du Christ, il lisait les Évangiles de la Passion, depuis l’arrestation du Christ, jusqu’à la descente de la Croix, c’est-à-dire depuis la nuit du Grand Mercredi[106], jusqu’aux Vêpres du Grand Vendredi, sans s’asseoir, sans dormir, sans manger. Il disait en outre qu’il valait mieux se faire contrainte par l’absence de nourriture pendant les deux jours du Grand Vendredi et du Grand Samedi, plutôt que pendant les trois premiers jours de la Semaine Pure[107]. Il ne buvait qu’un peu de vinaigre, pour se souvenir du vinaigre du Maître. Ces jours-là, il n’ouvrait à personne. Il restait cloîtré dans son kellion et il n’avait pas non plus le cœur à chanter. « C’est la première fois que j’ai ressenti un tel état», dit-il lors de ses derniers jours dans son kellion de la Panagouda.

L’Ancien ne transgressait pas sa règle sans raison. Il l’observait avec zèle. C’était un moine rigoureux. « Même si quatre hommes devaient me tenir, je n’abandonnerais pas mon canon* », disait-il. C’est-à-dire que, même quand il était très malade au point de ne pouvoir se tenir debout sur ses jambes, même alors, il n’abandonnait pas son canon. Il considérait que c’était un grand dommage spirituel que de « laisser des dettes » en n’accomplissant pas ses obligations monastiques. « Aujourd’hui, je vais… » (il hochait la tête, voulant dire : je ne vais pas bien).

Lors de ses dernières années, le nombre des visiteurs avait augmenté, et ils ne le laissaient pas célébrer ses Vêpres à l’heure prescrite. Il disait : « Pour ne pas perdre l’office, ie fais les Vêpres sur mon chapelet le matin, et je dis le Lumière joyeuse[108] à l’heure où le soleil se lève. » Dans l’ensemble, il était totalement libre. Parfois, lorsqu’il le fallait, il sacrifiait tout par charité. Il faisait sa veille non pas en priant, mais en compatissant et en consolant une âme affligée, parce que Dieu veut « la miséricorde et non le sacrifice[109]. »

Dans un extrait de lettre adressée à un enfant spirituel se dessine en partie le typikon de l’Ancien :

« Quant au programme au sujet duquel vous m’écrivez, si vous en avez l’occasion, essayez pendant une brève période, le programme suivant.

Avec le lever du soleil, commencez la Première Heure. Pendant un quart d’heure, dites l’Heure, puis faites un quart d’heure de prosternations et de chapelet pour les petits enfants – “tout homme venant au monde” – pour qu’ils restent chastes dans le monde, et pour tous ceux qui observent la virginité, nous y compris. Puis, assis, la Prière de Jésus pendant la demi-heure restante, et ainsi on passe une heure après le lever et la Première Heure se termine.

Deux heures libres, avec une activité spirituelle, étude, prière si on en a envie, ou chant. J’entends que l’âme soit libre de faire ce qu’elle veut de spirituel, ou un travail manuel qu’on a à faire (artisanat).

Puis, commencez la Troisième Heure, de la même façon que la Première, avec la différence qu’elle doit être faite pour le clergé, et pour que les nations arrivent à la connaissance de la vérité. Je pense que ce n’est pas un péché si l’on dit : “Seigneur, dont le très Saint Esprit, à la Troisième Heure[110]…”

La même chose après la Troisième Heure : deux autres heures de libre avec une activité spirituelle ou quelque autre activité manuelle indispensable.

Et ensuite la même chose pour la Sixième Heure avec la différence qu’elle doit être consacrée au monde, pour que le bon Dieu lui accorde le repentir.

Ensuite, deux heures de la même façon ou repos jusqu’à la Neuvième Heure.

Puis, célébrez la Neuvième Heure de la même façon, en la consacrant aux défunts, puis ensuite les Vêpres.

Je ne parle pas de la nourriture, car vous l’adapterez à votre capacité de résistance. Il faut simplement ne pas atteindre le point de l’étourdissement, quand il n’y a pas de guerre spirituelle, pour conserver de la lucidité et combattre mieux, parce que la lutte se fait avec les pensées et il faut que l’esprit soit aidé au début de la vie spirituelle, pour qu’il trouve la vérité. Mais, quand l’homme a trouvé la vérité, le Christ, il n’a plus besoin de logique. De même, lorsque l’homme progresse, il n’a plus besoin de rechercher la lucidité dont je parle, parce qu’il sort alors de lui-même, mû en dehors de l’attraction terrestre, il n’est plus illuminé par le soleil sensible, par une créature, mais par le Créateur Lui-même.

Après Vêpres et Complies, recherche la prière pendant trois heures après le coucher du soleil. Ou, conjointement avec les Complies et ton canon de prière, complète trois heures. Ce sont les meilleures heures pour la prière.

Puis, dormez six heures et ensuite célébrez l’Office de minuit et les Matines.

Vous pouvez lire un peu et, ensuite, dire la Prière de Jésus (à la place des textes de l’office). Pour que vous n’éprouviez pas d’inquiétude (ou que vous regardiez l’heure) ou que vous fassiez attention au nombre de chapelets, mettez le réveil à sonner selon le nombre d’heures que vous voulez consacrer à prier.

Essayez de faire ne serait-ce qu’un cinquième de ce que je vous écris ; l’essentiel est que cela ne vous suscite pas d’inquiétude, pour que vous ne souffriez pas comme les malheureux petits veaux qui, si on les tracasse quand on commence à les mettre sous le joug, dès qu’ils voient le joug et se rendent compte qu’on veut les atteler pour le champ, s’enfuient. »

Il ressort de cette règle que l’esprit de l’Ancien était celui d’une activité très spirituelle, mais avec décontraction et bonne disposition.

À un autre disciple qui, lui aussi, pratiquait l’ascèse seul, il donna la règle suivante, où apparaissent d’autres détails concernant le canon monastique et la veille qui lui est particulière :

  1. Règle monastique.

Quand les jours sont égaux aux nuits (en mars et en septembre).

  • 3h de l’après-midi (9e heure byzantine) : Neuvième Heure et Vêpres.
  • 4h de l’après-midi : dîner, sauf les lundi, mercredi et vendredi.
  • au coucher du soleil : Petites Complies.
  • 3 h du matin : lever.
  • de 3h à 4h : canon de prière.
  • 4h : office.
  • 1 lh : repas (quand il y a un seul repas)
  • de 1 lh à 3h de l’après-midi : diaconie*, travail manuel.
  1. Règle de prière monastique.
  • Un chapelet de 300 grains pour le Seigneur avec signes de croix et petites prosternations, jusqu’à ce que la main touche le genou. Ce n’est pas grave si l’on fléchit un peu les genoux. Cela contribue à ne pas fatiguer les genoux, et donne de la componction, parce que, avec les flexions des genoux, nous montrons notre adoration pour Dieu.
  • Un chapelet de 100 grains pour la Toute Sainte – “Très sainte Mère de Dieu, sauve-moi !” – avec de petites prosternations et des signes de croix comme ci-dessus.
  • “Gloire… et maintenant…” “Alléluia” (3 fois). “Gloire à Toi, ô Dieu !” (3 fois), avec trois grandes prosternations.
  • Psaume 50 (“Aie pitié de moi ô Dieu…”), à voix basse et avec de grandes prosternations, tant que c’est nécessaire, jusqu’à la fin du psaume.
  • Tropaires pour la Mère de Dieu : “Tu protèges…”, “Toi qui es tout mon espoir…”, etc. avec des grandes prosternations.
  • “À Toi convient la gloire, Seigneur notre Dieu…” et Doxologie, à voix basse, avec de grandes prosternations.
  • “Il est digne en vérité…” avec de grandes prosternations.
  • “Gloire… et maintenant…” “Alléluia” (3 fois). “Gloire à Toi ô Dieu !” (3 fois), avec de grandes prosternations.

Les prosternations peuvent être fréquentes ou rares, selon la disposition de chacun.

Telle est la première partie, pour nous-mêmes.

On répète la même chose en disant : “Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de Tes serviteurs” et “Très sainte Mère de Dieu, sauve tes serviteurs”. Prière pour le monde. Nous pouvons aussi mentionner les noms des personnes qui en ont besoin.

La même chose une troisième fois en disant : “Accorde le repos Seigneur, aux âmes de Tes serviteurs !” “Très sainte Mère de Dieu, assiste tes serviteurs.”

À la fin, on dit un chapelet de 100 grains pour le saint du monastère. Puis on lit l’office et ensuite on se repose un peu.

Avant de se coucher, que le moine croise ses bras sur la poitrine et dise des tropaires funèbres, pour se souvenir de la mort.

Le canon du moine du Grand Habit est de 300 prosternations et de 12 chapelets (de 100 grains) ; celui du rasophore (moine du Petit Habit), de 150 prosternations et 12 chapelets ; celui du novice de 60 prosternations et 6 chapelets.

  1. Règle pour me agrypnie avec le chapelet.
  2. Gloire à Toi ô Dieu…

Chapelet de 300 grains (3[111])

Salut, Épouse inépousée… (1)

  1. Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ! (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (1)

  1. Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ! (pour les Pères) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour les Pères) (1)

  1. Croix du Christ sauve-nous par ta puissance ! (3)
  2. Seigneur Jésus-Christ… (pour les défunts) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour les défunts) (1)

Paraclisis (office d’intercession) à la Mère de Dieu.

Lecture.

  1. Seigneur Jésus-Christ… (pour les bienfaiteurs) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour les bienfaiteurs) (1)

  1. Seigneur Jésus-Christ… (pour le monde) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour le monde) (1)

  1. Seigneur Jésus-Christ… (pour les malades) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour les malades) (1)

  1. Seigneur Jésus-Christ… (pour la fraternité) (3)

Très Sainte Mère de Dieu… (pour la fraternité) ( 1 )

Pour les morts, pour les saints que nous vénérons particulièrement.

On voit par là la liberté de l’Ancien, qui n’était pas lié par des règles ou des canons. Il donnait une mesure pour aider le moine, mais il ne fixait pas en détail ce qui concernait le sommeil et la nourriture. Il laissait chacun les fixer suivant ses forces et sa pugnacité. II n’imposait à personne l’exigence de sa vie. Tout le monde n’est pas fait selon le même moule. On peut facilement distinguer quelques éléments, comme le repentir, la doxologie et la prière pour les vivants et les morts.

Pour finir, ajoutons une règle de veille qu’il donna à un monastère de moniales pour leur veille individuelle en cellule. Elle date des dernières années de sa vie, et la prière pour le monde y domine.

  1. Ordre à observer dans les agrypnies*…

On fait le canon au début ou à la fin de l’agrypnie, suivant l’inclination de chacun.

On commence par un peu de lecture.

Ensuite on dit les chapelets suivants en disant :

1 chapelet de 300 grains : Gloire à Toi notre Dieu, gloire à Toi.

1 chapelet de 100 grains : Salut, épouse inépousée !

Ensuite : Gloire au Père… et maintenant… ; Alléluia, alléluia, alléluia ; Gloire à Toi, ô Dieu (3 fois) ; Seigneur aie pitié (3 fois) ; Gloire au Père… et maintenant… ; le psaume 50; le tropaire “Dans ta compassion…”; doxologie ; « Il est vraiment digne ».

Toutes ces prières se font avec des prosternations.

Puis on continue ainsi :

1 chapelet de trois cents grains : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi !

1 chapelet de cent grains : Très Sainte Mère de dieu, sauve-moi !

Puis on dit l’office de la Paraclisis à la Mère de Dieu (facultatif).

1 chapelet de cent grains : Croix du Christ sauve-nous par ta puissance ! 1 chapelet de cent grains : Baptiste du Christ, intercède pour moi ! (pour le repentir).

1 chapelet de cent grains : Saint (Apôtre) du Christ, intercède pour nous ! (à saint Jean le Théologien, pour l’amour).

1 chapelet de cent grains : Saint de Dieu, intercède pour moi ! (à saint Arsène de Cappadoce, pour la santé).

Ensuite les demandes suivantes :

  • Pour les Anciens (Mère higoumène et Père spirituel) :

1 chapelet de 300 grains : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de Tes serviteurs !

1 chapelet de 100 grains : Très Sainte Mère de Dieu, sauve tes serviteurs !

  • Pour la fraternité :

1 chapelet de 300 grains : Seigneur Jésus-Christ, sauve nous !

1 chapelet de 100 grains : Très Sainte Mère de Dieu, sauve nous !

  • Pour les défunts :

1 chapelet de 300 grains : Seigneur Jésus-Christ, accorde le repos à Tes serviteurs !

1 chapelet de 100 grains : Très Sainte Mère de Dieu, accorde le repos à tes serviteurs !

  • Pour les bienfaiteurs :

1 chapelet de 300 grains : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de Tes serviteurs !

1 chapelet de 100 grains : Très Sainte Mère de Dieu, sauve tes serviteurs !

  • Trois chapelets de 300 grains pour des demandes générales, comme suit :
  • Mon Dieu n’abandonne pas Tes serviteurs qui vivent loin de l’Église ; que Ton amour agisse pour les ramener près de toi !
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui souffrent de maladies graves ou bénignes !
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui souffrent d’infirmités corporelles !
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui souffrent d’infirmités mentales.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des autorités (présidents, ministres…) et aide-les à gouverner en chrétiens.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des enfants issus de familles en crise.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des familles en crise et des divorcés.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des orphelins du monde entier, de tous les affligés et des malmenés par la vie, des veufs et des veuves.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de tous les emprisonnés, des anarchistes, des drogués, des criminels, des malfaiteurs, des voleurs ; éclaire-les et aide-les à se corriger.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de tous les expatriés.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de tous ceux qui voyagent en mer, sur terre et dans les airs, et protège-les.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de notre Église, des pères (clercs) de l’Église et des fidèles.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de toutes les fraternités monastiques, masculines et féminines, des Anciens et Anciennes et de toutes les fraternités et des pères athonites.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui vivent dans un pays en guerre.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui sont pourchassés dans les montagnes et les plaines.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui sont traqués comme du gibier.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui ont quitté leurs maisons et leur travail et qui souffrent.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des pauvres, des sans-abris et des réfugiés.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de toutes les nations, place-les sur Ton sein, abrite-les sous Ta sainte protection, protège-les de tout mal et de la guerre. Souviens-Toi aussi de notre Grèce bien-aimée ; puisses-Tu la tenir sur Ton sein jour et nuit, l’abriter sous Ta sainte protection, la protéger de tout mal et de la guerre.
  • Souviens-Toi, Seigneur, des familles malmenées, abandonnées, injustement traitées, éprouvées, et accorde-leur une abondante miséricorde.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui souffrent de maux psychiques et corporels de toutes sortes.
  • Souviens-Toi, Seigneur, de Tes serviteurs qui ont demandé que l’on prie pour eux.

Il faut aider les défunts : ils ne peuvent rien faire seuls et attendent de nous que nous les aidions, comme les emprisonnés attendent une boisson rafraîchissante.

Il n’y a pas de pause dans Pagrypnie ; que chacun fasse ce qu’il veut ! »

L’Ancien désirait que le moine qui pratique l’ascèse en solitaire ait une règle qui l’aide dans son combat. Il conseillait : « Il faut se préparer depuis la cellule pour la diaconie et de la diaconie pour la cellule. Ainsi, l’on sera toujours prêt et joyeux. Quand quelqu’un est distrait, son esprit vagabonde. Le fait d’avoir un programme pour toute la journée depuis le matin est d’une grande aide, car ainsi les pensées ne peuvent provoquer la confusion. »

A tous ceux qu’il n’avait pas sous sa direction spirituelle et qu’il ne pouvait pas suivre, il ne donnait pas de règle. Un étudiant lui demanda un jour de lui donner une règle, l’Ancien lui répondit : « Je ne peux pas, parce que lorsque le médecin donne une ordonnance au malade, il doit être auprès de lui pour le suivre. » Il se limitait à leur donner quelques conseils utiles pour la vie spirituelle.

Il respectait sans limite tout ce que les saints Pères ont établi. À quelqu’un qui modifiait sans raison la règle de l’office liturgique, il fit la remarque suivante : « Bon, le monde ne s’écroulera pas si l’on change quelque chose à l’office, mais ainsi nous nous plaçons au-dessus des saints Pères. »

L’Ancien observait avec respect et piété les règles de l’Église, et celles- ci l’aidèrent à trouver une règle spirituelle et à atteindre le plus fondamental : l’inhabitation de la prière perpétuelle qui nous unit à Dieu.

  1. Impassibilité.

L’Ancien disait que « nous sommes venus au monastère pour la perfection. La vie monastique, c’est la vie parfaite, et nous la rabaissons par notre existence». C’est elle qu’il recherchait et c’est pour elle qu’il répandit sa sueur et son sang.

L’Ancien, par sa cohérence, son acribie et sa recherche de la perfection dans l’observance des commandements, suscite l’admiration. Il réussit à faire de lui-même une « demeure de l’impassibilité[112] » avec comme matériau les vertus. Le trésor des impassibles est composé de toutes les vertus. L’impassibilité* ressemble à une couronne constituée de toutes les fleurs (les vertus). S’il manque ne serait-ce qu’une seule vertu, l’impassibilité n’est pas complète. « L’impassibilité, c’est l’assemblage de beaucoup de vertus, et à la place de l’âme se trouve le Saint Esprit[113]. » Il ne combattait plus contre les passions, puisqu’il les avait maîtrisées, mais il s’enrichissait sans cesse de vertus. Ses rayons spirituels s’étaient enrichis de miel, qui réconfortait et nourrissait beaucoup de gens.

En outre, l’impassibilité de l’Ancien transparaissait au travers de son extrême pureté. Non seulement « le Seigneur le protégeait des péchés charnels », comme il le confia un jour, mais sa chasteté arrivait au point de ne jamais consentir à une pensée chamelle. Et, le seul souvenir de la suggestion d’une pensée honteuse le faisait encore rougir de honte comme un petit enfant bien des années après. Même dans son sommeil lorsqu’il était tenté par une imagination diabolique, il combattait avec acharnement et il se réveillait en sursaut. Ceci se produisit au début. Plus tard, il restait totalement inébranlable[114] [115] lors de telles tentations. Puisque son regard avait acquis l’impassibilité, le spectacle de la beauté de la femme, ne l’émouvait ni ne le scandalisait1 . Les quelques cas de guerre chamelle qu’il rapportait avaient eu pour cause une pensée de jugement ou d’orgueil.

Son état spirituel stable, la paix[116] [117] et la plénitude de la joie qu’il ressentait, dénotaient un homme libéré des passions et rempli de la grâce de l’Esprit Saint. Il avait traversé la mer des passions, il « célébrait le sabbat » non seulement du péché en acte ou du péché dû aux pensées passionnées, mais il avait aussi acquis une immutabilité envers les passions .

Il avait purifié et dominé sa chair par des ascèses persistantes, faisant de la peine un repos et recherchant la souffrance. Il évitait le plaisir qui nous conduit aux passions, même le plaisir spirituel lors de la prière, qu’il ne recherchait pas. « Ne se donnant pas au plaisir charnel et ne craignant absolument pas la souffrance, il devint impassible[118]. »

Ses charismes étaient pour l’Ancien une cause d’humilité[119] et de combats plus intenses. En tant qu’homme humble, il ne s’enorgueillisait pas quand on le glorifiait, ni n’était affligé par la calomnie. Il était dans un état spirituel d’impassibilité, parce qu’il avait en permanence le souvenir de Dieu[120]. Ou il pensait à Dieu, ou il parlait de Dieu aux hommes, ou il priait Dieu. Quand il priait, son esprit sortait de la réalité terrestre, était ravi en contemplation, sans être troublé par les attaques des pensées[121]. Le pur d’esprit inspectait le nouvel éon. L’Ancien, revêtu désormais de « la mort porteuse de vie » et parlant de Dieu, transmettait à ses auditeurs le parfum de la vie étemelle et la douceur de l’amour divin.

Selon saint Maxime le Confesseur, l’impassibilité engendre le parfait amour[122], et « Dieu fera Sa demeure parfaite en ceux dont le cœur a été purifié par l’impassibilité, car ceux-là verront Dieu[123] ».

  1. Noble Charité[124].

Le sommet et la couronne de tous les combats de l’Ancien, c’était la charité. Il disait : « Je ressens pour tous les hommes la même affection que celle que j’avais pour mes parents. Désormais, je ressens tous les hommes comme des frères. »

L’Ancien était plein d’amour pour les hommes, pour la création, et était consumé par un amour divin.

Dès son jeune âge, il faisait l’aumône et aidait beaucoup de gens. Les pauvres de Konitsa, quand ils en avaient besoin, se réfugiaient auprès de lui et lui demandaient de l’aide. « Par compassion et à cause de la plainte des pauvres », il donnait même les vêtements qu’il portait. Mû par son grand amour, il embrassait les villageois de Konitsa et il trouvait un moyen d’aider les nécessiteux et les malades.

Au Sinaï, au début, lorsqu’il partait le dimanche soir pour son ermitage, l’économe du monastère lui fournissait du pain, de la farine et d’autres aliments. Les pauvres petits bédouins qui connaissaient son itinéraire, l’arrêtaient en chemin pour lui demander un bakchich (pourboire). Il leur donnait tout ce qu’il avait à manger et il montait vers son ermitage, le sac vide.

Il accordait une grande valeur à l’aumône. Il considérait que c’était un critère pour savoir si quelqu’un était digne de la miséricorde divine et du salut. « Il se peut que quelqu’un soit indifférent à la vie spirituelle, mais s’il souffre pour un malade, s’il fait l’aumône, ne crains pas pour lui. »

Il était présent et aida à l’exhumation de l’ancien Prodromos du kellion voisin de Saint-Jean-le-Théologien. Il fut frappé parce que ses os étaient jaunes[125], alors que l’ancien Prodromos s’occupait la plupart du temps de ses mules (il était muletier) et pas beaucoup de ses devoirs monastiques. L’Ancien fit ce commentaire : « On dirait qu’il a pratiqué l’aumône. »

Il s’affligeait de l’inégalité sociale : « Quels chrétiens sommes-nous ? Il y en a qui ont deux ou trois maisons et des maisons de campagne, tandis que d’autres n’ont même pas “un endroit pour poser leur tête.” »

Il invitait les gens à faire l’aumône, car il croyait que « quand on prend quelque chose, on reçoit une joie humaine. Mais quand on donne, on reçoit aussi une joie divine. Le gain spirituel advient avec le don. »

Sa charité n’avait pas de limites. Il distribuait tout et comprenait les besoins de chacun avant même qu’il demande de l’aide. La nourriture et les vêtements qu’on lui envoyait, il les distribuait avec discernement à des moines malades ou pauvres, et à des enfants de l’Athoniade[126]. Personne ne partait sans recevoir quelque chose et inconsolé.

En même temps que l’offrande (kerasma), monacale mais abondante[127], il distribuait des cadeaux en guise de bénédiction : des croix, des chapelets, des petites icônes, des livres, etc., et il aidait spirituellement les gens. Les gens repartaient joyeux et apaisés. Lors de ses sorties dans le monde aussi, il avait toujours dans son sac des cadeaux pour les gens. Il disait : « J’ai une tirelire dans ma cellule et, chaque jour, j’y mets un ou deux chapelets de trente-trois grains. Maintenant que je dois aller à Athènes, je les ai tous pris – près de cinq cents – et, malgré tout, cela n’a pas suffit. Sans compter les petites icônes et les petites croix que je fabrique avec la presse. »

« C’était un homme qui avait en permanence le souci de faire le bien ; de faire en sorte qu’il ne se passe pas un instant, dans la mesure du possible, sans aider quelqu’un », témoigne Kaiti Patéras. Et le bien qu’il faisait était revêtu de grâce et de beauté, car il avait de la manière et de la délicatesse. Il ne voulait pas que l’on se sente redevable, il considérait la personne comme son frère et la mettait à l’aise.

Alors qu’il donnait facilement, il avait du mal à recevoir. Et quand il prenait, pour ne pas que l’autre soit vexé, il le lui rendait sous une autre forme en donnant plus que tout ce qu’il avait reçu.

Bien que lui-même ait été dépourvu de tout bien, il gardait sur lui un peu d’argent ou pouvait en emprunter aux Pères, pour pouvoir faire face à des cas urgents. Quand, par exemple, un jeune avec des problèmes venait à l’Athos et restait sans titre de transport, l’Ancien s’occupait de lui avec discernement.

Il aurait pu aider matériellement beaucoup de pauvres, parce qu’on lui confiait d’importantes sommes d’argent, mais l’Ajncien ne les prenait pas. Parfois, il renvoyait ceux qui en avaient besoin à la personne appropriée, dont il savait qu’elle les aiderait. Il n’ambitionnait pas de devenir une caisse de dépôts pour les aumônes, mais il avait réussi à devenir une caisse de la grâce, destinée à aider spirituellement les gens. Il ne ressemblait pas à un puits fermé, mais à une source jaillissant en permanence, dont l’eau abreuvait les arbres, les oiseaux, les animaux sauvages et qui reste en surcroît.

Quand il voyait quelqu’un avec un besoin particulier, il lui donnait son cœur et, inévitablement, quelque bénédiction en plus. Dans les cas où il n’avait rien d’autre, il donnait son chapelet ou son gilet.

Pour son grand amour, il allait même jusqu’à sacrifier sa piété ! Ainsi, il n’hésitait pas à donner des objets sacrés qu’il vénérait particulièrement. Il donna la croix qu’il portait avec un fragment de la Précieuse Croix ou encore un coquillage qui était suspendu à son cou et qui contenait une molaire de saint Arsène pour faire le signe de croix sur les malades et les possédés. Seul celui qui connaissait son amour ardent pour sainte Euphé- mie peut comprendre ce que représentait pour lui le fait de se priver d’un fragment de sa sainte relique, dont Dieu veilla à ce qu’elle arrive entre ses mains, et ceci ne se produisit pas qu’une fois – car la sainte veilla à ce qu’il obtienne à plusieurs reprises en bénédiction un fragment de sa précieuse relique – avec comme résultat, finalement, de ne plus avoir la présence corporelle de la sainte qu’il vénérait tant ! Il en fut de même pour les icônes qui avaient produit des signes miraculeux.

Une manifestation de son amour, c’était aussi le blâme et la réprimande de ceux qui avaient pris un mauvais chemin. Comme une mère gronde son enfant sans que celui-ci s’enfuie, il en était de même pour les hommes qui se rendaient compte de son amour et acceptaient avec bienveillance ses remarques et ses critiques. Ils savaient qu’il était juste et ils en ressentaient l’utilité.

Son indulgence impressionne. Il pardonnait et priait pour des gens qui étaient ouvertement ses ennemis. S’il apprenait qu’ils avaient cédé à une tentation ou qu’ils étaient dans le besoin, il accourait pour les aider avec un cœur compatissant, comme s’ils avaient été ses frères. « Si nous ne pardonnons pas aux autres, nous nous retrouvons en dehors du Paradis », soulignait-il notamment.

L’amour de l’Ancien était débordant et incluait les animaux sauvages. Ceux-ci le ressentaient ; ils s’approchaient de lui et venaient manger dans sa main. Il disait : « Je dirai au Christ : “Mon Christ, aie pitié de moi qui ne suis qu’une bête.” S’il me demande : “Et toi, as-tu eu pitié des bêtes ?”, que lui répondrai-je alors ? »

Vraiment il eut pitié d’elles et il les aima comme étant des créatures de Dieu. Il disait : « Les pauvres ! elles n’attendent pas un autre paradis. »

Partant de Katounakia, il y laissa un petit chat. Par compassion, il sacrifia deux jours pour aller le chercher. A la Panagouda, quand, la nuit, un chat étranger venait et qu’il miaulait devant la porte, l’Ancien se levait, même s’il était malade, pour lui ouvrir la porte et le faire entrer sur le balcon pour qu’il ait à manger et soit protégé du froid et de la pluie.

  1. Panayotis Drositis, président honoraire de la cour d’appel, témoigne : « L’amour de l’Ancien était indicible et englobait tous les hommes, la création, même les démons. Je l’ai vu accueillir dans sa calyve et embrasser un inconnu non orthodoxe avec la chaleur et la cordialité d’un frère bien-aimé. J’ai entendu de sa bouche que, alors qu’il priait en larmes à cause de la situation affligeante du démon, celui-ci lui apparut et se moqua de lui. Je l’ai même vu s’occuper avec tendresse et amour de plantes, de fourmis, de serpents et d’autres créatures du monde animal. »

Un jour, un clerc trouva l’Ancien assis sur un billot dans la cour, en train de nourrir des fourmis avec des loukoums. « Je les repose, dit-il, et je les amadoue, parce que par elles-mêmes elles ne savent pas s’arrêter un peu pour manger et se reposer. »

De la même façon que l’âme est plus précieuse que le corps, ainsi la miséricorde spirituelle est incomparablement supérieure à l’aumône matérielle. Lui-même, comme il agissait humblement et avait acquis des vertus, dispensait humblement, par amour, ses expériences mystiques. Tel était son plus grand bienfait, parce qu’il donnait une aumône spirituelle, et il aida positivement beaucoup d’âmes faibles et vacillantes dans la foi[128].

C’est uniquement pour cette raison, qu’il souffrit d’une « hémorragie spirituelle», comme il appelait la révélation «de mystères ignorés[129]». C’est aussi le signe distinctif de l’amour des parfaits de ne rien pouvoir garder pour eux-mêmes.

Toute la vie de l’Ancien ne fut qu’un don, une kénose, un sacrifice sous de multiples formes, à chaque occasion. Il disait : « L’homme, tant qu’il fait le bien, se dissout ; il est tout entier bon et il rejette (n’estime pas) son ego. Quand il fait sien les problèmes des autres, il n’a plus aucun problème en propre. »

Priant pour les malades, il disait : « Mon Dieu, aide ce malade et enlève-moi la santé », et il acceptait avec joie toutes les maladies que Dieu lui envoyait.

Quand il suivait un traitement à Konitsa, Chrysanthe, une petite fille qui aidait Madame Pateras, souffrit d’un cancer de l’intestin. L’Ancien compatissait, lui faisait des signes de croix et priait. Il suppliait : « Mon Christ, donne-moi ce cancer, c’est moi qui devrais l’avoir. » Et le bon Dieu ne dédaigna pas sa requête. À la fin de sa vie, selon son désir, il eut la très douloureuse maladie qu’est le cancer, et il en mourut, bien que durant toute sa vie il ait compatit avec les malades et particulièrement avec les cancéreux.

Il disait : « Les gens viennent pour me raconter leurs souffrances, et ma bouche s’emplit d’amertume, comme si j’avais mangé des oignons. Et lorsqu’arrive quelqu’un dont l’état s’est amélioré ou dont le problème a trouvé une solution, je dis : “Gloire à Dieu, on m’a donné aussi un morceau de halva.” Quand j’entends l’autre me parler de sa souffrance, même si j’étais assis sur du verre brisé ou si je marchais sur des épines, je ne pourrais pas m’en rendre compte. Quand l’autre souffre vraiment, je suis prêt même à mourir pour l’aider. »

Un jour, alors qu’il priait à genou dans la chapelle avec un jeune en difficulté, l’Ancien, dont le cœur était sensible, n’en pouvait plus, et il éclata en sanglots. Ses larmes coulèrent à flots et humidifièrent une petite carpette. Dans une autre circonstance, comme celle d’un athonite en proie à beaucoup de tentations, l’Ancien fondit en larmes et en sanglots. Un jeune lui raconta ses souffrances en pleurant, et l’Ancien pleurait avec lui. Il lui dit : « Arrête mon enfant, parce que si quelqu’un nous voit pleurer, il va nous prendre pour des fous. »

Il prenait part à la souffrance des hommes en s’oubliant lui-même, ses progrès spirituels, ses maladies et il priait du fond du cœur : « Mon Christ, laisse-moi m’occuper de moi, ne t’occupe pas de moi. Prends en considération les hommes qui souffrent. »

Ses flots de larmes et ses prières dolentes s’accompagnaient de jeûnes et d’un immense labeur. Quand il apprit qu’un jeune courrait un danger corporel et psychique, pendant des jours il ne porta rien à sa bouche ni ne s’arrêta de prier, jusqu’à ce qu’on lui dise qu’il avait échappé au danger.

Il faisait des carêmes entiers pour aider une âme. Il y a des cas précis : pour un jeune qui voulait connaître la volonté de Dieu et savoir quel chemin suivre ; pour un jeune moine désordonné, pour qu’il soit affermi ; pour un autre jeune qui aimait la vie monastique et qui combattait pour vaincre une passion ; et aussi pour qu’un moine faible fasse des progrès, etc.

Pendant toute sa vie, il jeûna, se donna du mal et pria pour le peuple de Dieu, mû par son grand amour. C’est cet amour qui était sa force motrice. Il parfumait ses combats ascétiques et ses prières de l’arôme de l’amour.

Voici un autre exemple, révélateur de la grandeur de sa charité, qu’il évoqua lui-même : « Ces jours-ci, je ressentais un si grand amour pour tous que j’ouvris les bras et que je voulais, si cela était possible, allaiter les arbres. » Il fit un geste expressif, comme s’il voulait embrasser une personne qu’il aimait beaucoup.

Pour arriver à un tel niveau de perfection dans l’authentique charité, il ne se prenait pas en considération. Il haïssait l’amour égoïste de soi (phi- lautia) et avait mis à sa place l’amour pour Dieu et pour l’homme. Un athonite témoigne : « Ce que l’Ancien Païssios avait de spécial, c’est qu’il ne se prenait pas lui-même en considération. Je lui ai dit un jour : “Père, économise un peu tes forces !”, et il me répondit : “Quand les hommes viennent me voir avec leurs problèmes, que dois-je faire ? Veiller sur moi ?” »

Même à la fin de sa vie, malgré le grand épuisement dû à l’hémorragie fréquente, quand il s’apercevait qu’il le fallait, il oubliait son état et qu’il soit pendu à la barrière de sa calyve ou écroulé sur la planche qui lui servait de siège, « il réconfortait des frères ».

Effectivement, tant que l’amour de soi n’a pas été banni de nous, l’amour divin ne vient pas habiter en nos cœurs. « L’amour de Dieu se trouve dans le renoncement de l’âme[130]. »

Il disait du pur amour : « Si nous n’extrayons pas notre ego, notre amour aussi grand qu’il soit n’est pas pur. Il est “frelaté”. Mais quand nous chassons notre moi, il est épuré. Quand notre moi se trouve au sein de notre amour, cela signifie qu’au sein de l’amour se trouve l’égoïsme.

Mais l’égoïsme et l’amour ne peuvent aller de pair. L’amour et l’humilité sont des jumeaux étroitement unis. Celui qui a l’amour a aussi l’humilité, et celui qui a l’humilité a aussi l’amour. Nous pouvons nous donner du mal, mener des combats ascétiques, mais si notre amour n’est pas purifié et assaini, nous n’en verrons pas les fruits. Dieu a fait don au grand Antoine du charisme des miracles, parce qu’il avait le pur amour, alors que les labeurs des autres, qui étaient plus grands, furent en quelques sortes vains ».

C’est pourquoi il remarquait que « les moines ont des occasions que n’ont pas les gens du monde. Il n’y a qu’eux qui puissent acquérir le pur amour. Il suffit de considérer l’autre comme son père, comme son frère, chaque grand-mère comme sa grand-mère, chaque vieillard comme son grand-père, que l’autre soit beau ou laid[131]. »

Pour parvenir à l’amour, l’Ancien combattit pour observer les commandements de Dieu. « Si nous aimons Dieu, nous nous préoccupons d’observer les commandements. » « Celui qui a mes commandements et qui les observe, c’est celui qui m’aime[132]. » De cette façon, il purifia son cœur et devint une demeure de l’amour de Dieu.

En réfléchissant au type d’amour qu’il avait, et suivant ses propres critères, il le trouva défectueux. « Si j’avais un frère catholique, combien pleurerais-je ? Maintenant que tant de millions de personnes ne croient même pas au Christ, ai-je pleuré suffisamment ? »

Ce grand amour désintéressé, les gens le ressentaient. Un jeune avec des problèmes et des blessures psychiques vint voir l’Ancien. Il le rencontra à l’extérieur de sa calyve, sur le chemin, il l’embrassa et pleura à gros sanglots. L’Ancien le consola et l’aida à terminer ses études. Quand il alla à l’armée, il lui écrivit des lettres en l’appelant « mon gentil pépé ».

Tous les visiteurs soupçonnaient sa grande ascèse en voyant son visage ascétique, mais ils ressentaient que son grand amour les enveloppait totalement. Ils le voyaient pour la première fois, et c’était comme s’ils le connaissaient depuis des années. Ils partaient, mais lui restaient liés. L’amour de l’Ancien les accompagnait partout, même quand ils quittaient cette existence, parce qu’il continuait de prier pour eux.

Des dizaines de personnes se sentaient particulièrement aimées par l’Ancien. Chacun croyant être celui qu’il aimait le plus, qu’il les suivait plus que les autres. Chacun se croyait proche de lui et ressentait un amour particulier pour lui.

En réalité, l’Ancien avait un amour individualisé pour chacun. Il se donnait totalement à chacun et aimait chaque âme, telle qu’elle était, avec ses passions et ses faiblesses, comme un véritable frère et une image de Dieu. Il distribuait à tous son amour, et son cœur ne se tarissait pas, parce qu’il était uni à la source inépuisable, à l’amour étemelle, au Christ.

Il disait : « Je ne me préoccupe pas de savoir où je vais aller (après ma mort ), j’ai rejeté mon ego. Mon but n’est pas de faire le bien pour gagner le Paradis. » Il préférait que ce soit « les pauvres hommes qui vivent loin de Dieu qui y aillent, pour éprouver ne serait-ce qu’un peu le Paradis ; nous, au moins, nous y avons goûté, alors qu’eux vivent l’enfer dès ici- bas ». Il demanda à Dieu qu’il fasse sortir un damné de l’enfer pour prendre sa place. Cela diffère-t-il de ce que disait l’apôtre Paul : « Car je voudrais moi-même être anathème et séparé du Christ pour mes frères[133]» ?

Il conseillait aux moines de « cultiver l’esprit de fraternité » : « D’abord pour contenter mon frère, et par la suite la vie du moine devient un paradis. Je me souviens, au monastère, combien chacun cherchait à faire plaisir à son frère. Parce que le Christ a dit que tout ce que l’on fait à un pauvre frère, c’est à Lui qu’on le fait. Si quelqu’un aide le pauvre, le malmené, qu’il pense à ce que ce serait s’il était le Christ[134]. »

 

Quant à nos relations mutuelles, il disait que « tout doit se commencer, non pas comme cela nous arrange, mais comme cela convient à l’autre. Alors tous seront satisfaits, et il y aura de la charité. »

Après cela, n’était-il pas juste qu’ayant tout donné pour Dieu et l’homme, Dieu lui donne sa grâce en abondance ? Comme un enfant bien- aimé de Dieu qu’il était, Dieu entendit ses prières et répondit par des miracles.

L’amour était chez l’Ancien une vertu naturelle. « Depuis ma jeunesse, je l’avais dans le sang », disait-il. Mais, par la suite, purifié dans la fournaise de l’ascèse et dans la fournaise de la prière intérieure perpétuelle, il accéda au divin amour, comme les Pères nomment « l’amour tendu vers Dieu[135] ».

Puisqu’il aima tant les hommes, combien plus grand devait être son amour pour Dieu ?

Quelqu’un lui dit : « Je veux ressentir l’amour divin. » L’Ancien sourit et lui répondit : « Écoute, un petit enfant commence par boire du lait, puis de la crème ou de la bouillie, ensuite de la soupe, et quand il a grandi, il mange une côtelette. S’il mangeait une côtelette alors qu’il est petit, ne s’étranglerait-il pas ? » Il disait encore : « Il faut que nous parvenions à l’amour de Dieu, pour que notre cœur bondisse. Jusqu’à ce que vienne l’amour de Dieu, il faut combattre sans arrêt. Ensuite, on ne veut plus ni manger ni dormir, comme l’abbé Sisoès. Quand l’amour de Dieu s’empare de l’homme, alors il accède à une folie divine. Quel dommage que le monde ne le comprenne pas. »

Décrivant l’homme qui a atteint l’état de l’amour divin, il se découvre alors lui-même « comme un petit chat qui fait la culbute et se frotte à tes pieds ; il se roule par terre et les lèche ; toi aussi, abasourdi par l’amour du Christ, tu agis de même aux pieds du Christ. Quand l’amour de Dieu s’abat sur l’homme avec une grande intensité, l’homme se dissout. Les gros os deviennent mous comme des cierges. Quand l’homme arrive jusqu’à l’amour divin, il est comme enivré. Il est captivé par l’amour divin et ne peut s’occuper de rien d’autre. Il devient indifférent à tout, comme celui qui, après s’être enivré, apprit que sa maison brûlait. Il resta indifférent et rétorqua : “Laissez-la brûler.” C’est pour cette raison qu’il n’est pas bon que l’homme demeure longtemps dans cet état spirituel. »

Les icônes de la Toute Sainte et du Crucifié, détériorées et décolorées par ses sanglots et ses larmes ardentes, furent les témoins silencieux de son amour divin.

Un jour, il reçut tant de grâce et ressentit tant d’amour, qu’il n’en pouvait plus ; ses genoux fléchirent. Il exprimait son grand amour en priant avec compassion pour les hommes. Il voulait aimer Dieu « de tout son cœur », c’est pourquoi il disait : « Même si notre cœur était aussi grand que le soleil, il ne serait quand même pas digne d’être donné. Maintenant que notre cœur est aussi petit que notre poing, si nous le partageons, que restera-t-il pour le Christ ? »

Dans une lettre (du 6 avril 1969), il écrivait : « Quand l’homme réussit à se libérer de tous et de tout, alors il peut ressentir le grand amour de Dieu, qui le réduit en esclavage et en fait un esclave de Dieu. »

C’est cet amour de l’Ancien que ressentaient les bêtes sauvages de la forêt, et aussi les Bédouins bien qu’ils parlassent une langue différente, et c’est lui qui émeut les jeunes affligés d’aujourd’hui. En sa personne, ils trouvent la tendresse paternelle et l’amour dont ils ont été privés. Beaucoup d’entre eux, même sans l’avoir connu au préalable, se rendent auprès de son tombeau et mouillent la terre de leurs larmes, parce qu’ils ressentent que son amour seigneurial les enveloppe depuis l’endroit où il se trouve.

 

 

 

[1]  Sans doute allusion au fait que l’on devient souvent marin poussé par la pauvreté.

[2] Voir 1 Co 2, 14 : « L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu. »

[3] En général, l’Ancien ne disait pas la prière pour ses proches. Ce n’est que lorsqu’il fut informé de leur dormition qu’il lut VA mono (le psaume 118 dit pour les défunts), fit un chapelet* et déplaça leur nom dans les diptyques* de la liste des vivants à celle des morts.

[4] S. Jean Climaque, L ‘Échelle Sainte, XXV, 43, SO 24, p. 226.

[5]  Avant de cuire un poulpe, il faut le frapper pour attendrir sa chair.

[6]  S. ThÉOGNOSTE, Sur l’action et la contemplation, 11.

[7] S. Jean Climaque, L ’Échelle Sainte, XXV, 43, SO 24, p. 226.

[8]  Avant de cuire un poulpe, il faut le frapper pour attendrir sa chair.

[9]  S. ThÉOGNOSTE, Sur l’action et la contemplation, 11.

[10] S. Pierre Damascène, Exorde.

[11]      Allusion aux visites qu’il devait faire dans les monastères qu’il avait fondés en dehors de l’Athos.

[12] S. Barsanuphe, Lettres, 73, SC, 427,1998, p. 577.

[13]  « Bénédiction ».

[14] Lorsqu’un novice choisit un Ancien, il fait une prosternation (métanie) devant lui ; signifiant ainsi que désormais il lui obéira. Par ailleurs, la thématique des « pensées » remonte aux Pères du désert.

[15] S. Isaac LE Syrien, Discours, 20 : « Car l’humilité est la parure de la divinité ; en Se faisant homme, le Verbe l’a revêtue. »

[16]  Voir S. Jean Climaque, L‘Échelle, V, 9.

[17]    Ici le corps. La comparaison du corps avec un sanctuaire se trouve déjà dans l’Évangile.

[18] Tb 4,13.

[19]  Psaumes, lectures et tropaires qui, selon la règle, doivent être lus par l’Ancien.

[20] Voir Ps 112, 7.

[21] Jadis, on frappait sur des bidons lorsque l’on voulait ridiculiser quelqu’un.

[22]    « Celui qui est loué à juste titre n’en reçoit pas de dommage ; mais s’il se complaît dans la louange (qu’on lui adresse), il est un travailleur qui ne mérite pas de salaire » (S. Isaac le Syrien, Discours, 43,2).

[23]     Dans l’Église grecque, tous les prêtres ne confessent pas, mais seulement ceux qui en ont reçu la permission de l’évêque.

[24]  Lettres, p. 214-5.

[25] S. Isaacle Syrien, Discours, 56 : « Supporter avec joie les accusations fausses est la perfection de l’humilité ».

[26]  Des « bénédictions ».

[27] S. Isaac le Syrien, Discours, 21 : « Bienheureux l’homme qui connaît sa propre faiblesse, car cette connaissance est en lui le fondement, la racine, le principe de tout bien. »

[28] S. Maxime le Confesseur : « Si Dieu, sauveur par nature, ne nous a pas sauvés sans consentir à s’humilier, comment l’homme, qui par nature est sauvé, sera-t-il sauvé ou sauvera-t-il les autres sans s’humilier ? » (Dispute à Bizya, 13).

[29] Il est de coutume, pour des raisons de place, d’exhumer les corps des défunts au bout de quelques années. La croyance populaire veut que s’il reste de la chair sur les os ou si les os sont noirs, ce soit le signe que le défunt a mené une vie dissolue.

[30]  Grande place d’Athènes.

[31]  C’est-à-dire à l’extérieur du Mont-Athos.

[32] Canon de près de trois-cents tropaires, composé par S. André de Crète. Modèle de prière de repentir, il est chanté solennellement le jeudi de la cinquième semaine du Grand Carême et partiellement aux Grandes Complies de la première semaine.

[33] Attribuée au roi Manassé, qui se serait repenti de sa vie de péché, cette prière est lue aux Grandes Complies pendant le Grand Carême.

[34]  Cf. S. ISAAC, Discours, 85.

[35]  Paraclitique, mode 2. Theotokion des Vêpres du mercredi.

[36] Le « Désert », désigne les régions du sud de l’Athos où résident les ermites, comme Karoulia, Katounakia, etc.

[37] Familier pour « trotteur » : instrument dont on se sert pour apprendre aux enfants à marcher.

[38] Expression traditionnelle pour désigner les chrétiens qui accompagnaient les martyrs et les néo-martyrs pour les encourager à ne pas fléchir au dernier moment.

[39] Il est d’usage, dans les monastères, d’organiser de petites réunions au cours desquelles un Ancien donne un enseignement ; à la fin de celui-ci, on distribue à chacun un verre de boisson rafraîchissante et une douceur (fruit confit, confiture, gâteau…).

[40] Expression désignant les saints qui ont vécu dans une pauvreté particulière au point de n’avoir pas de vêtement de rechange, comme S. Syméon de Philothéou, « le Déchaussé » (voir le Synaxaire au 19 avril).

[41]  Voir 2 Co 6, 10.

[42]  L’école secondaire qui fonctionne à Karyès sous l’égide de la Sainte Communauté.

[43]  Jeu de mots en grec sur le verbe peu5, qui a le sens de « jeter » et de « s’envoler ».

[44] S. Syméon le Nouveau Théologien, Hymnes, III, SC 156, p. 188.

[45] Fait de ne pas manger avant la neuvième heure byzantine, qui est l’heure des Vêpres.

[46]  Tropaire souvent chanté en l’honneur des saints ascètes.

[47] S. Isaac le Syrien, Discours, 71 : « L’amour de soi précède toutes les passions. Et le mépris du repos du corps précède toutes les vertus ».

[48]  S. Isaac le Syrien, Discours, 27.

[49] Bâton en forme de T, parfois utilisé par les moines âgés ou malades pour s’y appuyer quand ils doivent prier debout.

[50] Expression tirée de l’idiomèle des saints Ascètes, évoquant les instruments favorisant les stations debout nocturnes que les saints gardaient secrètes.

[51] Définition du monachisme par S. Jean Climaque, L’Échelle sainte, I, 12: «Le moine, c’est une violence continuelle faite à la nature et une vigilance incessante sur les sens. »

[52] Cf. S. Grégoire le SinaIte, De l’hésychia : « Aucune œuvre du corps et de l’esprit faite sans peine et sans fatigue ne portera jamais de fruit à celui qui la mène, car “le Royaume des cieux se force, dit le Seigneur, et les violents s’en emparent” (Mt 11,12)»; S. Isaac LE Syrien, Discours, 76 : « Toute prière qui ne passe pas par la peine du corps et l’affliction du cœur est comme un fruit avorté, car cette prière est sans âme. »

[53] S. Isaac le Syrien, Discours, 16 : « L’œuvre accomplie sans peine est la justice des gens du monde, qui font l’aumône de manière extérieure et ne gagnent rien en eux- mêmes. »

[54]  S. Jean Climaque, L’Échelle sainte, XXVI (1), 49.

[55] Que l’on ne se scandalise pas, car l’Ancien ressemblait à un combattant qui se battait avec tous les moyens à sa disposition, au moyen des armes de la justice, droites et gauches. S. Barsanuphe le Grand écrit à ce sujet : « Moi, jusqu’à présent, quand je veux faire le signe de croix sur ma main droite, je le fais de la gauche » (Lettre 437, dans Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance, SC 451, p. 517).

[56]  S. Isaacle Syrien, Discours, 61.

[57]  Pr 12, 8.

[58] Chrysoxulo. Appelation commune : cotinus, arbre à perruques ou fustet (Cotinus coggygria, Rhus cotinus). On tire de son bois une teinture orangée.

[59] Dans le sens piétiste (eusebismos), ou formaliste, et non pas dans le sens patristique de la vraie foi (eusebia).

[60] De plus, ce n’était pas un ordre, mais une possibilité : c’est-à-dire qu’il pouvait le devenir, parce que quand on l’interrogea à ce sujet, il répondit : « Le Christ nous fait des cadeaux. Faut-il que nous les acceptions tous ? »

[61]  Pr2, 8.

[62] Anthologie de textes patristiques relatifs à la vie spirituelle, composée au XIe siècle par le moine Paul Evergétinos.

[63]  Voir Gn 4, 3

[64]  Voir 1 Sam 2, 12 -17

[65]  Qui ne doivent pas être frelatées.

[66] Jeu de mots en grec entre le mot employé pour « explication » (synexegêsis) et « malentendu » (parexegêsis).

[67]  1 Tm 5, 22.

[68]  Ps 36,17.

[69]  Ps 18,21.

[70]  VoirJr4, 1 etEz 14, 14.

 

 

[72]  1 Th 2,7.

[73]  Jr 18,7.

[74]  S. Jean de Cronstadt, Ma vie en Christ.

[75] S. Nectaire d’Égine, Le Connais-toi toi-même, éd. S. Nicodème, Athènes (sans date), p. 207.

[76]  « Car II (le Christ) est notre paix » (Ep 2, 14).

[77] Le « bon ordre » intérieur. Cf. Isaac LE Syrien, Discours, 73 : « La paix vient du bon ordre. »

[78] S. Basile DE CÉSARÉE, Grandes Règles, PG 31, 1037.

[79]  Si 19,29.

[80]  Mc 9, 49.

[81]  Recevaient de lui une assurance intérieure.

[82]  Le 5, 16.

[83]  Oikonomouse : arranger, appliquer les bienfaits du salut, etc.

[84]  C’était à la fin de sa vie.

[85] Selon la tradition athonite, il existe sept selon les uns, douze, selon les autres, ascètes qui vivent nus dans les grottes du Mont-Athos en priant pour l’univers entier. Lorsque l’un d’entre eux vient à mourir, un autre prend sa place, pour que leur nombre demeure stable. Ils sont appelés « nus », parce qu’ils portent de vieilles soutanes et vivent dans un complet dénuement, dormant dans des grottes et des abris provisoires, changeant souvent de lieu pour ne pas être remarqués.

[86] Mt 26,41.

[87] Abba Poemen, Apophtegmes des Pères, PG 65, 329 A.

[88]  S. NiCÉPHORE LE Solitaire, Sur la sobriété et la garde du cœur.

[89]  S. Isaac le Syrien, Discours, 58.

[90]  S. JeanClimaque, L’Échelle Sainte, Degré XXXI, 43.

[91]  Lettres, p. 110.

[92]  Monastère situé en dehors de la Sainte-Montagne.

[93]  S. Isaac le Syrien, Discours, 23.

[94] S. Isaac le Syrien, Lettres, 3 : « L’œuvre vénérable de Yhésychia est un port des mystères. »

[95] S. Jean Climaque interdit aux personnes passionnées de vivre seules dans L’hésychia : « Celui que troublent encore la colère et l’orgueil, l’hypocrisie et le souvenir des injures, ne devrait jamais oser s’engager sur la voie de Yhésychia » (L’Échelle sainte, XXVII, 38).

[96]  S. Isaac le Syrien, Discours, 85.

[97]  Il y a, au Mont-Athos, de vastes forêts de châtaigniers.

[98]  Jr 18, 9.

[99] Il s’agit de la basse continue des chœurs de chant byzantin qui accompagne la voix principale et que l’on appelle aussi « bourdon » ou « ison ».

[100]   Riche homme d’affaires grec qui partit de rien.

[101]    Isaac LE Syrien, Discours, 23 : « Bienheureux celui qui connaît ces choses, qui demeure dans L’hésychia, qui n’est pas troublé par le nombre de ses œuvres, mais qui a fait passer par la peine de la prière toutes les actions du corps… »

[102]   « Choisis-toi une œuvre délicieuse, la veille nocturne perpétuelle, dans laquelle tous les Pères se défirent du vieil homme et furent jugés dignes de renouveler leur esprit. En de tels moments, l’âme dans cette vie se sent immortelle, et dans l’état sensible se défait de l’habit des ténèbres pour revêtir l’Esprit Saint » (S. Isaac le SYRIEN, Lettres, 3).

[103] Vie de saint Jean le Sinaïte, dans l’édition de l’Échelle sainte.

[104]  Cette attribution des psaumes à des intentions de prières qu’utilisait saint Arsène de Cappadoce est traduite dans C. Lopez-Ginitsy, Le Secours des saints. Dictionnaire des intercessions orthodoxes, éd. Xenia, Vevey, 2007.

[105] La Semaine Sainte.

[106] Mercredi de la Semaine Sainte.

[107] Première semaine du Grand Carême.

[108] Prière des Vêpres.

[109] Mt 9, 13.

[110] Tropaire de la Pentecôte lu à la Troisième Heure.

[111]  Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de chapelets de trois cents grains.

[112] S. Jean Climaque, L’Échelle sainte, XXVI, 14.

[113] S. Pierre Damascène, Livre.

[114]  S. Isaac LE Syrien, Discours, 1

[115] «D’une façon générale, il y a parmi les moines trois états fondamentaux de l’éthique. Le premier est de ne pas pécher en action. Le second, de ne pas laisser demeurer dans l’âme les pensées passionnées. Enfin le troisième, de regarder impassiblement en pensée la forme des femmes et l’image de ceux qui nous ont offensés » (S. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, II, 87).

[116] « L’impassibilité, c’est l’état paisible de l’âme, dans lequel il est difficile à celle-ci de se porter au mal » (S. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, 1,36).

[117] Cf. S. Maxime LE Confesseur, Centuries sur la théologie et l’économie, V, 5.

[118] Cf. ibid., III, 51.

[119] «L’abondance d’humilité engendre l’impassibilité» (Jean Climaque, L’Échelle sainte, XXVI, Récap., 67).

[120] « L’impassibilité consiste en la mémoire de Dieu» (S. Calliste et Ignace XANTHOPOULOS, Centurie spirituelle).

[121] « Quand jamais, au moment de la prière, aucune pensée du monde ne vient plus troubler l’esprit, sache alors que tu n’es plus hors des frontières de l’impassibilité» (S. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, 1,88).

[122] Ibid, IV, 91.

[123]  S. Jean Climaque, L’Échelle sainte, XXVI, Récap., 67.

[124] Expression de l’Ancien pour désigner l’amour qui n’attend pas de récompense. C’est-à-dire le fait de donner, comme le Seigneur qui offre sans rien attendre en retour. De l’absence de ce type d’amour proviennent les souffrances et les tentations, parce que les hommes ne cessent de rechercher de la reconnaissance et une récompense. L’Ancien, par ces deux simples mots, indiquait l’attitude juste à avoir envers son prochain.

[125] Ce qui est considéré en général comme étant le signe que le défunt a été agréable à Dieu.

[126] École secondaire installée à Karyès, dont les élèves sont boursiers des monastères.

[127] Lorsque l’on arrive quelque part à la Sainte-Montagne, il est d’usage de recevoir un verre d’eau fraîche, parfois accompagné d’un petit verre d’alcool et d’une sucrerie.

[128] Cf. Lettres, p. 101.

[129] S. Isaacle Syrien, Discours, 85.

[130]  S. Isaacle Syrien, Discours, 69, p. 354.

[131] Voir S. Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, II, 10 : « À cette inégalité sache que tu es encore loin de l’amour parfait, qui se propose d’aimer tous les hommes également. »

[132] Jn 14,21.

[133] Rm 9, 3.

[134]  « Celui qui aime le Seigneur a commencé par aimer son frère ; car ce second amour est un témoignage du premier » (S. Jean Climaque, L’Échelle sainte, XXX, 26).

[135] Cf. Calliste CataphygiotÈS, Sur l’union divine et la vie contemplative, 23 : « L’éros est l’amour tendu que la loi naturelle et la loi écrite de Dieu demandent que nous ayons pour Dieu. »