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  1. Une éducation « dans l’instruction et l’admonestation du Seigneur ».

Le petit Arsène, avec le lait qu’il téta, apprit aussi de ses parents la piété. Au lieu de contes et d’histoires, ils lui racontèrent la vie et les miracles de saint Arsène. En lui se fit jour de l’admiration et de l’amour pour Hadji-Effendi, comme on surnommait saint Arsène. Dès son plus jeune âge, il voulut lui aussi devenir moine, pour ressembler à son saint.

La personne qui, après saint Arsène, influença pour son bien toute son existence, fut sa mère, pour laquelle il éprouvait une affection particulière et qu’il aidait autant qu’il pouvait. C’est d’elle qu’il apprit l’humilité. Elle lui conseilla de ne pas chercher à surpasser ses petits camarades d’école lorsqu’ils jouaient pour ensuite en tirer de l’orgueil, ni non plus de jouer des coudes pour arriver le premier sur la ligne, car cela revenait au même d’y arriver premier ou dernier.

De plus, elle lui enseigna la tempérance et à ne pas manger avant l’heure du repas. Elle considérait que désobéir à cette injonction équivalait à de la luxure.

Elle l’aida aussi à acquérir de la simplicité et de l’application au travail, à se comporter avec soin et attention avec les autres, et elle l’engagea à ne jamais mentionner le nom du tentateur (le diable).

Deux fois par jour toute la famille priait devant les icônes familiales. Sa mère cependant continuait à prier tout en accomplissant ses tâches domestiques en disant la prière de Jésus.

La piété de ses parents était telle que, même sur les aires de battage, ils emportaient de 1 ‘antidoron*.

Le petit Arsène, avec la vivacité d’esprit et l’intelligence dont il était pourvu, assimilait tout ce que ses parents disaient de bien.

Suivant leur exemple, il apprenait à jeûner, à prier, et à fréquenter l’église. C’était l’enfant chéri de la famille. « D’un côté, dira-t-il plus tard, mon père me chérissait parce que j’étais doué pour les travaux manuels et

 

que je m’en sortais bien, d’autre part, ma mère m’aimait en raison de la prétendue piété dont je faisais preuve. »

 

  1. Ascèses enfantines.

Le zèle que mettait le petit Arsène à jeûner était admirable. Il jeûnait rigoureusement depuis son plus jeune âge. Il avait l’habitude de demander à sa mère de lui préparer des légumes sans huile. Pour mieux être contraint de rester à jeun après la Divine Liturgie, il gardait Vantidoron* pour ne le consommer que plusieurs heures plus tard. Pour restreindre la quantité de nourriture qu’il mangeait, il serrait bien fort sa ceinture. Un jour, il jeûna tant qu’il tomba d’épuisement sur son lit. L’Ancien devait dire plus tard : « Mes mains étaient si menues qu’elles ressemblaient à celles des petits Africains, car mon organisme avait été privé des nourritures de base alors que j’étais encore petit. Mon cou avait l’air d’une queue de cerise, et les enfants me disaient que ma tête allait tomber. »

La pieuse Kaiti Pateras, qui était de Konitsa, et plus âgée que lui, disait à ce propos qu’elle l’avait interrogé un jour :

« Mon enfant, as-tu mangé quelque chose aujourd’hui ?

  • Je n’ai pas mangé. Que pourrais-je manger, puisque ma mère fait cuire toute la nourriture dans la même casserole, que ce soit de la viande ou de la nourriture de jeûne ? Puisque c’est la même casserole qui absorbe tout, je ne peux pas manger !
  • Mais, mon enfant, ta mère est quelqu’un de très propre : elle la lave soigneusement avec de Valsivia[1].
  • Je ne peux pas en manger », répondit-il.

Et il jeûnait, jeûnait encore tout en se retirant dans la solitude pour prier.

Lorsqu’il eut bien appris à lire, il découvrit l’Écriture Sainte et, quotidiennement, il lisait avec attention un passage de l’Évangile. Il trouva aussi les Vies de saints dont il faisait ses délices. Il avait bourré une boîte de Vies. Dès qu’il était rentré de l’école, sans même prendre le temps de manger, il commençait par ouvrir sa boîte pour en sortir des Vies de saints qu’il lisait. Son frère aîné les lui cachait, bien qu’il fût lui aussi pieux, car il ne voulait pas que le petit Arsène s’absorbât trop dans des choses religieuses susceptibles de le distraire de ses études. Arsène ne disait rien. Il trouvait d’autres Vies de saints qui le nourrissaient spirituellement. Selon son frère, « Arsène, depuis la dixième[2] [3], lisait des ouvrages religieux et il s’isolait souvent pour prier. Il ne jouait pas comme les autres enfants ».

Il s’efforçait de mettre en pratique tout ce qu’il lisait dans les Syna- xaires*. Ainsi, il avait lu que lorsqu’on a peur d’aller quelque part, il faut s’y rendre souvent pour chasser sa crainte5. Comme il avait peur quand il passait devant un cimetière, il décida de s’y rendre de nuit pour chasser sa peur. Il était alors en huitième[4]. Il racontait : « J’avais vu, pendant qu’il faisait jour, un tombeau vide. À la tombée de la nuit, le cœur battant, j’y suis allé et je suis entré dans la tombe. Au début, ce fut difficile, mais par la suite je m’y suis habitué. J’y suis resté suffisamment longtemps pour me familiariser avec l’endroit. J’ai pris courage et je suis passé de tombe en tombe, mais j’ai fait attention de ne pas être vu pour que l’on ne me prenne pas pour un fantôme. Et voilà, j’y suis allé trois soirs, pour y rester jusqu’à une heure avancée, et ma peur a disparu. »

Il éprouvait un grand amour pour Dieu, et sa prière en était une manifestation. Lors des grandes fêtes, il restait éveillé, il allumait la veilleuse et restait debout en priant toute la nuit. Son grand frère tenta de l’empêcher de se lever la nuit pour lire le psautier. Alors il le mit sous ses couvertures. La tactique de son frère non seulement ne fléchit pas son zèle, mais elle augmenta son amour pour Dieu.

Depuis qu’il était petit, il allait dans la forêt pour ramasser des glands qu’il perçait avec un clou pour y faire passer une ficelle, et il en faisait des chapelets pour compter ses prières et ses prosternations.

Sa sœur Christine se souvient qu’un jour, alors que leurs parents étaient aux champs, il se mit à pleuvoir. Arsène pensait à eux, qui étaient sous la pluie. Il prit avec lui ses deux petites sœurs, ils allèrent devant l’iconostase, s’agenouillèrent, prièrent, et la pluie s’arrêta.

Lorsque les éclairs tombaient, il avait l’habitude de dire : « Grand est le nom de la Sainte Trinité. »

Son penchant naturel pour le monachisme se manifesta tôt. Quand on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard, Arsène répondait avec constance : « Moine », sans avoir jusque-là jamais vu de moines.

Il raconta aussi ce qui suit : « Lorsque j’étais encore à l’école, je lisais les Vies des saints et je désirais dès lors devenir un ascète. Je sortais souvent du village. J’avais alors douze ans. J’avais repéré un gros rocher. Un jour, je me mis en route pour l’escalader, afin de devenir un stylite. Je ne pris qu’un morceau de fer avec moi, pour extraire quelques légumes à manger[5], comme les ascètes de jadis. J’ai marché une heure et demie pour arriver dans les montagnes et j’ai trouvé le rocher. C’était un rocher élevé. J’y suis monté péniblement et j’ai commencé à prier. J’étais à bout de forces, et je me suis mis à réfléchir : « Les ermites avaient des racines qu’ils mangeaient, un peu d’eau, une datte. Toi, tu n’as rien du tout, là sur ton rocher. Comment vas-tu vivre ? » Je mourais de faim et je n’en pouvais plus, lorsque je me suis dit : « Allons manger quelque légume. » Mais par où descendre ? Je suis bien monté, mais comment vais-je descendre maintenant ? Finalement, je fis une de ces glissades qui faillit me faire perdre la vie. La Toute Sainte me protégeait, et je ne me suis pas cassé le cou sur les rochers. Tout doucement, en boitant, je me suis mis en marche pour la maison. Mais je me suis perdu dans la nuit et je suis rentré vers minuit avec beaucoup de difficultés. »

 

 

  1. Menuisier

Selon les témoignages de ses camarades, à l’école communale, il était un enfant attentif, sage et affectueux, faisant preuve d’une grande sensibilité dans son comportement et de piété lors du catéchisme. C’était un bon élève, intelligent, souple et plein de zèle généreux (philotimo*). Son dévouement pour les autres allait jusqu’au sacrifice. Il avait des yeux vifs et expressifs, si lumineux qu’il fût surnommé « Goupisia », ce qui signifie « luciole » dans le dialecte des Pharasiotes.

Le petit Arsène termina l’école primaire avec une note de huit et une excellente appréciation sur sa conduite. Il ne voulait cependant pas continuer à étudier, étant donné qu’il n’y avait pas de lycée à Konitsa et qu’il désirait devenir menuisier, parce qu’il aimait la profession de notre Seigneur.

À l’époque où il travaillait avec le contremaître dans des maisons, il ne mangeait pas avec lui, mais il trouvait un prétexte pour rentrer chez lui. Plus tard son patron comprit qu’il agissait ainsi pour ne pas rompre son jeûne.

Lorsqu’il eut bien appris son métier, il fabriqua un beau support d’icônes pour la maison familiale ainsi qu’une croix, comme celle que tenaient les saints martyrs sur les icônes.

Plus tard il ouvrit sa propre menuiserie. Il fabriquait des encadrements de fenêtres, des plafonds, des planchers, des supports d’icônes, ainsi que des cercueils, pour lesquels il ne demandait jamais d’argent, prenant part à la douleur des gens. Dans son métier, il avait des « mains en or ». Tout le monde était enchanté de son travail. Tous, à Konitsa, disaient : « Quel enfant que celui de Madame Evlampia ! C’est un bon artisan, scrupuleux et rapide, doué d’un caractère droit et sincère. » C’est pourquoi, ils le préféraient. Ainsi il gagnait de quoi vivre tout en aidant les siens et en faisant l’aumône.

  1. Un enfant plein de grâce.

Parmi les habitants de Konitsa, la rumeur avait circulé selon laquelle le fils d’Eznépidis (Arsène) avait vu saint Georges, et qu’ensuite il avait jeûné pendant plusieurs jours. L’Ancien lui-même ne rapporta jamais rien à ce propos, et cela ne fot jamais confirmé par d’autres. Même s’il s’agit d’une rumeur, cela témoigne de la grande estime que ses compatriotes avaient pour lui. Ils le considéraient comme ayant été gratifié par Dieu d’une grâce particulière. Une Turque l’invitait chez elle chaque premier du mois, pour que le mois se passe bien. Il allait à l’école avec les enfants de cette dernière, et certains forent baptisés. Elle lui témoigna son respect aussi lorsqu’elle le vit moine ; elle lui dit : « Puissé-je m’offrir en sacrifice pour toi ! » Émue, elle prenait de la poussière de ses chaussures et en enduisait avec recueillement son bras paralysé. [6]

 

 

  1. Sous le signe de la Croix.

L’Ancien racontait : « [Un jour], mes frères et sœurs travaillaient aux champs. Notre mère prépara la nourriture, mais elle n’avait personne pour la transporter et cela la chagrinait. Les champs étaient à deux heures de marche. Je lui dis alors : “Donne-la moi, je vais y aller.

  • Mais comment vas-tu trouver ton chemin ?
  • Je demanderai”, répondis-je.

Je me mis en route sans en parler à personne et en tenant la croix à la main, comme je l’avais vu faire par les saints martyrs sur les icônes, et sans bien comprendre où j’allais. J’arrivais au champ, j’y laissai la nourriture et revins aussitôt, parce que ma mère m’attendait. »

 

 

  1. Vision de Dieu.

L’Ancien racontait : « Dès l’âge de onze ans je me mis à lire des Vies de saints, à jeûner et à veiller. Mon grand frère prenait les Vies de saints pour les cacher. Mais cela ne lui servait à rien. J’allais dans les bois et je continuais. Un de ses amis d’alors, Costas, lui dit : “Je vais te le faire tout laisser tomber.” Il vint et m’expliqua la théorie de Darwin. Je fus ébranlé et je lui dis : “Je vais aller prier, et si le Christ est Dieu, il m’apparaîtra pour que je croie. Il me manifestera quelque chose, une ombre, sa voix.” C’est ce qui m’était venu à l’idée. Je me rendis alors dans les bois et je commençai les prosternations et les prières. Cela dura des heures, mais rien ne se produisit. À la fin, rompu, je dus m’arrêter. Alors, il me revint quelque chose que Costas m’avait dit : “Je veux bien que le Christ ait été un grand homme, juste, vertueux, qu’on a haï parce qu’on jalousait sa vertu et que ses compatriotes l’ont alors condamné.” Alors je lui dis : “Puisqu’il était tel, et même s’il n’était qu’un homme, il mérite qu’on l’aime, qu’on lui obéisse et que l’on se sacrifie pour lui. Je ne veux ni Paradis, ni rien d’autre. À cause de sa sainteté et de sa bonté, il mérite que l’on sacrifie tout pour lui.” »

« Dieu attendait que je fisse face, après ces événements, et peu après le Christ m’est apparu en personne, au milieu d’une lumière abondante. Il m’apparaissait depuis la taille jusqu’à la tête. Il m’a regardé avec beaucoup d’amour, et il m’a dit : “Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra” (Jn 1, 25). Ces paroles étaient aussi écrites sur l’Évangile qu’il tenait ouvert dans sa main gauche. »

Cet événement dissipa chez le petit Arsène, alors âgé de quinze ans, les pensées de doute qui troublaient son âme enfantine, et il connut alors, par la grâce de Dieu, que le Christ est le vrai Dieu et le Sauveur du monde. Il a été confirmé dans sa connaissance du Dieu fait homme, non pas par un homme ou par des livres, mais par le Seigneur lui-même qui s’est révélé à lui, malgré son jeune âge. Désormais, affermi dans la foi, il disait tout haut : « Costas, quand tu veux, maintenant viens, que nous discutions. »

  1. Préparation à la vie monastique.

Dès lors, il se mit à combattre avec davantage de zèle et à réfléchir sérieusement sur sa consécration à Dieu. Il se rendit à la cathédrale de Ioan- nina et demanda au protosyncelle* s’il pouvait, malgré son âge, devenir moine. Celui-ci répondit : « Maintenant ce n’est pas possible. Plus tard. Il faut que tu grandisses. » Il avait quinze ans.

Il se faisait une haute idée du monachisme et il s’y préparait du mieux qu’il pouvait. Il vivait et combattait comme un moine. A tous ceux qui lui proposaient un mariage, il coupait court une fois pour toutes : « Moi, je vais devenir moine », répondait-il. Lors d’un mariage, son père lui souhaita : « À ton mariage ! » Dès lors il cessa de lui baiser la main, non pas par manque de respect, mais pour manifester silencieusement son désaccord, montrant ainsi qu’il souhaitait réaliser non pas son propre souhait, mais bien la prophétie de saint Arsène.

Les siens en avaient pris conscience. Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de les persuader par des paroles. Sa vie et ses combats spirituels étaient la preuve de ce qu’il recherchait, et ils montraient ce que ce jeune homme plein de grâce allait devenir.

Il passait son temps libre dans la chapelle de Sainte-Barbara, en compagnie d’autres jeunes pieux. Parmi eux se trouvait le futur Père Paul Zi- sakis, higoumène du saint monastère de la Grande Lavra au Mont-Athos, et le futur Père Cyrille Manthos, l’Ancien du kellion* de Bourazeri, aussi au Mont-Athos. Chaque jour ils y laisaient les offices. L’après-midi, ils célébraient les Vêpres, les Complies avec l’Hymne Acathiste*, pour ensuite étudier l’Écriture Sainte et les Vies des saints.

Comme il n’y avait pas à proximité de monastère en activité, Arsène se mit à la recherche d’Anciens vertueux dans des régions plus éloignées. Un jour qu’il était avec le futur Père Paul Zisakis, ils firent la connaissance du Père Jacques Balodimos. L’Ancien disait que c’était un homme saint et un excellent père spirituel, et il racontait beaucoup de choses admirables à son sujet.

Arsène essayait d’observer les usages de la vie monastique. Il préférait les nourritures insipides. Il ne mettait pas de sel dans ses plats, pour ne pas boire beaucoup d’eau. Il lavait lui-même ses vêtements. Il ne laissait pas sa mère ou ses sœurs les laver. Il jeûnait rigoureusement depuis qu’il était très jeune, et pour s’empêcher de beaucoup manger, il serrait sa ceinture. Un jour, il jeûna tant, qu’il s’effondra sur son lit, épuisé. L’Ancien devait dire plus tard : « Mes mains étaient fines comme celles des petits Africains, parce que mon organisme avait été privé des nourritures de base quand j’étais petit. Mon cou était devenu une queue de cerise. Les enfants mé disaient : “Ta tête va tomber !” »

A un moment, alors qu’il se rendait aux champs avec ses frères et sœurs pour y travailler, arrivé à un endroit précis, il les laissa prendre de l’avance et lui-même resta en arrière. Par curiosité, ils l’observèrent en cachette, et voilà qu’ils le virent enlever ses chaussures et traverser en courant un champ de trèfle que l’on venait de couper. C’était comme courir sur des clous fins. Le trèfle coupé transperçait ses pieds et rentrait dans sa chair. La plante de ses pieds était couverte de sang. Il supportait cependant la souffrance avec joie à l’imitation des martyrs, comme ce qu’il lisait dans les Synaxaires*, essayant de se faire lui aussi participant et communiant à leurs épreuves. Son âme enfantine était enflammée par un tel esprit de martyre et un tel amour divin.

Il avait pour habitude de se rendre sur la montagne un jour par semaine. Il passait là son temps dans la quiétude, le jeûne, la prière de Jésus et les prosternations. L’hésychia* l’attirait et il désirait être rendu digne de vivre comme les ascètes et les ermites. Il portait sur lui une croix. « J’avais alors une telle foi que, lorsque je montais sur la montagne avec la croix, je ne craignais rien. »

Raphaël, son grand frère, le voyant se consacrer à de grands combats ascétiques, essaya de l’en empêcher. Mais alors qu’Arsène, jusqu’à l’âge de quinze ans, avait accepté sa tutelle sans broncher, maintenant il avait grandi et il réagit. Depuis lors, Raphaël n’osa plus s’opposer à lui. Plus tard, lorsqu’il le revit moine, il lui demanda pardon. Cependant ses parents se réjouissaient et étaient fiers d’Arsène. Comme ils étaient pieux, ils comprenaient ses combats spirituels et ils n’étaient pas inquiets.

Arsène combattait non seulement avec un enthousiasme de jeune homme, mais aussi avec une sagesse de vieillard. Il accompagnait ses ascèses de beaucoup d’attention* et de maîtrise de soi. Chaque jour il faisait son examen de conscience, analysant comment il avait parlé, ou si par son comportement il n’avait pas blessé quelqu’un.

  1. Souci des autres.

Arsène, par sa vie bien réglée et ses conseils, aidait spirituellement aussi d’autres jeunes. Il fréquentait habituellement les petits enfants. Il les rassemblait dans la chapelle de Sainte-Barbara, il leur lisait des Vies de saints et il les incitait à faire des prosternations et à jeûner. Quelques mères s’inquiétèrent et interdirent à leurs enfants de le fréquenter. Les parents d’un enfant avec lequel il travaillait chez le même contremaître et avec lequel il priait, eurent peur qu’il ne devînt moine et ne le laissèrent pas avoir des relations avec Arsène, ni combattre spirituellement. Plus tard il alla travailler en Allemagne et il mourut. Ses parents en eurent des remords et dirent : « Il aurait mieux valu qu’il se fît moine ! » Arsène voulut prendre avec lui comme moine un enfant originaire de Pharassa et il essaya de persuader sa mère. Il confirma un autre jeune dans sa vocation de prêtre. Un hiéromoine originaire de Konitsa reconnaît qu’il fut aidé dans sa vocation par Arsène alors qu’il était encore laïc.

Arsène portait beaucoup d’intérêt et il avait un grand désir que les gens connaissent Dieu. Il aborda un jour un vieux berger qui vivait seul sur la montagne et qui était allé deux ou trois fois à l’église dans toute sa vie, et il parvint à le rapprocher du Christ.

Il y avait à Konitsa un musulman nommé Baïram dont la mère était malade. Le petit Arsène se rendit de nuit auprès de la malade et lui vint en aide. À la suite de cela, Baïram manifesta le désir de devenir chrétien.

Le peu d’argent qu’il recevait comme apprenti menuisier, il le distribuait en aumônes pour les enfants pauvres de l’orphelinat. Il invitait aussi à manger chez lui de pauvres enfants.

Monsieur Apostolos Hadji-Roumbis, habitant de Konitsa, rapporte dans une lettre intitulée Mes souvenirs d ’un saint :

« Nous habitions avec Arsène dans des quartiers différents. La première fois que je le vis, je fus impressionné par sa mobilité. Lorsqu’il était apprenti menuisier, il se distinguait par son agilité, sa bonne volonté et surtout par son humanité. Le contremaître dira de lui plus tard : “Arsène, c’était quelqu’un.”

Enfants d’agriculteurs, nous faisions paître nos chevaux sur les pâturages communs. À cette époque, je reconnus la grandeur spirituelle d’Arsène. Comme cela ressortait de nos petites disputes enfantines, il était évident qu’il était le seul qui préférait subir une injustice plutôt que de risquer d’en commettre une.

À chacune de nos rencontres, je reconnaissais que son unique désir était de confesser le Seigneur. Il avait toujours dans sa poche un livre religieux qu’il lisait souvent. Je me souviens de son zèle à s’assurer un auditoire enfantin, à n’importe quel prix. Comme, par exemple, le fait de se charger de la garde de nos animaux, de devenir notre porteur d’eau, etc., il lui suffisait, en échange, que nous lui prêtions attention quand il nous lisait l’Écriture Sainte.

Je n’oublierai jamais la chaleur qu’il mettait lorsqu’il illustrait ce qu’il disait, en rapportant la Crucifixion du Christ. Il devenait expressif au point qu’il arrivait à attirer l’attention des enfants, même les plus vifs. Je voyais très clairement dans son jeune visage sa satisfaction et sa jubilation, pour avoir pu enseigner la parole du Seigneur à un auditoire si pur. Pour autant que je me souvienne, il a continué cette tactique pendant quatre ou cinq ans, jusqu’à ce qu’il devienne soldat. »

  1. Dangers et épreuves.

Arsène passa sa jeunesse l’esprit libre des préoccupations du monde et dans les combats ascétiques. Ensuite vinrent les années difficiles de la guerre entre l’Italie et la Grèce, de l’occupation et de la guerre civile. Il connut alors beaucoup de difficultés et de dangers.

Pendant l’occupation, beaucoup de pauvres se rendaient auprès de sa mère pour échanger des objets précieux contre deux poignées de farine. Elle leur donnait de la farine et du pain, mais elle n’acceptait ni argent ni bijoux de famille. Elle pétrissait souvent. Le pain était vite épuisé, parce qu’elle en distribuait beaucoup aux affamés. Son frère Raphaël donnait du maïs, sans recevoir d’argent, ou il l’échangeait contre de l’huile qu’il donnait à l’église. L’Ancien, plus tard, était triste de ne pas avoir pu, en raison de son âge, aider plus les gens durant les dures années de famine de l’occupation. Lors de la guerre civile, les communistes l’arrêtèrent et l’emprisonnèrent. Il pâtit pendant toute la période où il resta en prison et il souffrit des poux et de la grande promiscuité. Dans une petite pièce, ils mettaient beaucoup de monde. Lorsqu’on s’allongeait, le dernier entrait comme un coin parmi eux !

Il fut aussi éprouvé moralement, parce qu’ils l’enfermèrent seul dans une pièce pour ensuite y mettre deux partisanes pratiquement nues. Il pria avec force en invoquant la Toute Sainte et aussitôt il ressentit « une puissance d’en haut», qui le confortait et il les considéra impassiblement comme ses sœurs, comme Adam voyait Ève au Paradis. Il leur parla avec aménité. Celles-ci reprirent leurs esprits, eurent honte et repartirent en pleurant. Lors de l’interrogatoire, l’enquêteur lui demanda :

« Pourquoi t’a-t-on arrêté ?

  • Parce que mon frère est avec Zervas[7], répondit-il.
  • Et pourquoi est-il avec Zervas ?
  • Est-ce mon frère l’aîné ou moi ? Est-ce que je peux donner des ordres à mon frère ? »

Comme ils appréciaient sa sincérité et son courage, ils le laissèrent en liberté.

Un jour il donna du pain à des partisans affamés, en sachant qu’ils pourchassaient son frère pour le tuer. Ces derniers le considérèrent comme suspect, ne pouvant pas comprendre son amour désintéressé, et il risquait d’être jugé. Il les protégea même de la vengeance de ceux qui avaient perdu des parents à la guerre.

Plusieurs incidents témoignent des épreuves successives et des dangers qu’il affronta. Sa maison familiale servit pendant plusieurs mois de bivouac à huit partisans, et Arsène se cacha durant deux mois dans une maison turque. Une autre fois, en plein hiver et sous la neige, il dut se cacher en plein air. Une autre fois encore, les partisans le réquisitionnèrent, et l’emmenèrent jusqu’en Macédoine. Il resta deux autres mois à Ioannina avec sa sœur Christine. C’est alors qu’un ami, qui était devenu protestant évangélique, leur rendit visite. Il leur laissa une valise avec des livres hérétiques. Quand il les vit, Arsène dit à sa sœur de les brûler parce qu’ils contenaient beaucoup de venin.

Lors de la bataille de Konitsa, il rendit service comme volontaire pour s’occuper des blessés et enterrer les morts.

  1. Soutien de famille.

Arsène voyait souvent sa mère pleurer et se faire du souci pour ses frères et sœurs qui se trouvaient engagés dans la guerre. Il fut sa consolation et son soutien. Il ne cherchait pas alors à devenir moine, durant cette période difficile, parce qu’ils avaient un impérieux besoin de sa présence. « L’exil volontaire (monastique) ce n’est pas que je me case et que je laisse tomber les autres », dira-t-il plus tard. Il continuait bien sûr de combattre, mais il reporta « pour plus tard » le fait d’« accomplir ses vœux envers le Seigneur » (Ps 115,9).

Il entreprit de faire tous les travaux agricoles de la maison, qui étaient fort nombreux. Il embaucha un employé qui était un peu effronté. Celui-ci montait le cheval mais Arsène marchait à pied. C’est lui qui semblait être le patron et Arsène l’ouvrier. Il ne lui disait jamais de travailler, mais lui travaillait dur, et l’ouvrier agricole seulement quand il en avait envie. Lorsqu’il emmenait paître les mulets, il enlevait leurs bâts et il allait à pied. Il préférait souffrir et se fatiguer lui, plutôt que de fatiguer les mulets. Quand on lui demanda pourquoi il les enlevait, il répondit que c’était pour éviter qu’ils ne se prennent dans les branches. Lors de la moisson, lorsque les autres, à midi, se reposaient, lui allait chercher des épis pour nourrir leur petit cheval. Au lieu de manger les figues, il les donnait aux animaux. Il se préoccupait plus des animaux que de lui-même.

Bien que la guerre eût obligé Arsène à différer son départ, malgré tout son zèle ne fléchissait pas. Aux combats spirituels et aux ascèses, il ajouta de nouveaux combats et des ascèses plus rigoureuses. Il voyait que la situation du pays était mauvaise. D’ici peu, on allait l’appeler pour servir la patrie.

Dans la chapelle de Sainte-Barbara, il supplia ainsi la Toute Sainte : « Laisse-moi souffrir, laisse-moi être en danger, seulement ne me laisse pas tuer un homme, pour que je sois jugé digne de devenir moine. » C’est alors qu’il fit le vœu, si la Toute Sainte le préservait durant la guerre, de servir pendant trois ans son monastère que les Allemands avaient brûlé, et d’aider à reconstruire le saint monastère du Stomion.

 

 

 

[1] Mélange d’eau et de cendres bouillies, qui était jadis utilisé pour laver les vêtements et la vaisselle.

[2]  Classe correspondant au CEI.

[3]       Cf. S. JEAN Climaque, L ‘Échelle sainte, XX, 7 : « N’hésite pas à te rendre en pleine nuit dans les lieux où d’habitude tu as peur. Mais si tu te laisses un peu aller à la crainte, cette passion puérile et risible se fortifiera en toi avec l’âge. Pendant que tu es en chemin, arme-toi de la prière. Quand tu es arrivé, étends les mains. Flagelle tes ennemis avec le nom de Jésus… ». Cette citation et celles qui suivent sont tirées de la traduction française de L’Échelle sainte par l’Archimandrite Placide Deseille, collection « Spiritualité orientale » n° 24, Abbaye de Bellefontaine, 1987.

[4]  Classe correspondant au CM1.

[5]  Ou plutôt pour rechercher des bulbes.

 

[7] Napoléon Zervas était un officier de l’armée grecque. Lors de l’occupation, il organisa un corps de volontaires. Il combattit d’abord les Allemands et par la suite les communistes. Après la libération, il participa à la vie politique.