Par saint SOPHRONE, Patriarche de Jérusalem
La vie de sainte Marie l’Égyptienne est un des plus remarquables exemples de conversion et de pénitence de toute l’histoire chrétienne. La mémoire de cette sainte est célébrée solennellement le cinquième dimanche du Grand Carême, ainsi que le 1er avril. Sa vie, écrite par saint Sophrone de Jérusalem (550-638), est lue pendant l’office du Grand Canon de saint André de Crête, le jeudi de la quatrième semaine du grand Carême, et un tropaire en son honneur y est chanté à la fin de chaque ode du Grand Canon.
La mémoire de saint Sophrone, patriarche de Jérusalem et grand défenseur de la foi orthodoxe contre les hérésies du VIIe siècle, est célébrée le 10 mars et celle de saint Zosime le 4 avril.
LES MIRACLES DE DIEU
Sceller le secret du roi est bien, révéler les faits de l’action divine est louable. Telles furent les paroles de l’Ange à Tobie après le miracle de la guérison de sa cécité et après tous les dangers qu’il traversa et dont il se libéra par sa piété.
Ne pas garder les secrets du roi est chose dangereuse et effrayante ; taire les miracles de Dieu est dangereux pour l’âme. C’est pourquoi, mû par la crainte de taire ce qui est divin, et me remémorant le châtiment promis à l’esclave qui, ayant reçu de son maître un talent, l’a enfoui dans la terre et a, sans aucun profit, caché ce qui lui avait été donné pour le faire fructifier, – je ne tairai pas le saint récit parvenu jusqu’à nous. Que nul n’hésite à me croire, moi qui ai écrit ce que j’ai entendu ; que nul ne pense que j’invente des fables, subjugué par la grandeur des miracles. Que Dieu me préserve de mentir et de falsifier un récit dans lequel est cité son saint Nom. Il n’est pas raisonnable, à mon sens, de nourrir des pensées peu élevées, indignes de la grandeur du Verbe fait homme et de ne pas avoir foi en ce qui est dit ici. S’il se trouve des lecteurs qui, surpris par cette merveilleuse parole, se refusent à y croire, que Dieu leur soit miséricordieux ; car, songeant à la faiblesse de la nature humaine, ils considèrent comme invraisemblables les miracles relatés sur les hommes. Mais j’aborde le récit des faits survenus dans notre génération, tel que me l’a conté un homme pieux qui, dès son enfance, a été habitué à la Sainte Parole. Et que l’on ne dise pas, pour justifier l’incrédulité, qu’il est impossible de nos jours d’observer de tels miracles. Car la grâce du Père, se déversant d’une génération sur l’autre par le canal des âmes saintes, crée des amis de Dieu et des prophètes, ainsi que l’enseigne Salomon. Mais il est temps de commencer ce saint récit.
PÈRE ZOSIME
Il y avait dans les monastères de Palestine un homme remarquable par sa vie et sa parole, élevé depuis son plus jeune âge dans la pratique des exercices de la vie monacale et du bien. Son nom était Zosime. Que nul ne pense qu’il s’agit là de ce Zosime qui fut naguère convaincu de croyances contraires à l’orthodoxie. Non, c’était un tout autre Zosime et, bien qu’ils portassent tous deux le même nom, il y avait entre eux une grande différence. Le Zosime dont je parle était orthodoxe et faisait dès le début son salut dans un des monastères de Palestine, où il s’était entraîné dans toutes les pratiques de la vie monastique et exercé à toutes les austérités. Il suivait en tout les règles léguées par les maîtres sur la voie de cet athlétisme spirituel et en avait lui-même trouvé d’autres en s’efforçant de soumettre sa chair à l’esprit. Ainsi n’a-t-il pas manqué son but : la renommée de sa vie spirituelle devint telle que de nombreuses personnes venaient le trouver des monastères proches ou éloignés pour puiser dans son enseignement un exemple et une règle. Mais, ayant tant œuvré durant sa vie active, le vieillard n’abandonnait cependant pas le souci de la parole divine, qu’il cultivait tant en se couchant et en se levant qu’en tenant entre ses mains le travail dont il vivait. Et si tu désires connaître quelle était la nourriture qui le soutenait, – eh bien, sa seule et continuelle occupation était de chanter à Dieu et de méditer sa Sainte Parole. On dit que ce vieillard, inspiré par Dieu, fut souvent favorisé de visions divines, selon la parole du Seigneur : « Ceux qui ont purifié leur chair et veillent inlassablement sur leur âme, auront des visions, éclairés par le Très-Haut, et y trouveront le gage de la béatitude qui les attend ».
Zosime racontait, qu’à peine sevré du sein maternel, il fut amené dans ce monastère et s’y adonna aux exercices ascétiques. Il fut ensuite tourmenté par l’idée de sa perfection en tout et pensa qu’il n’avait nul besoin de l’enseignement de qui que ce soit. Il commença à raisonner ainsi : « Y a-t-il au monde un moine susceptible de m’être utile et de m’apprendre quelque chose de nouveau, un exercice ascétique que je ne connaisse pas et que je n’aie déjà accompli ? Se trouvera-t-il parmi les sages du désert un homme qui me soit supérieur par sa vie et ses méditations ? » Telles étaient les pensées du vieillard, lorsqu’il lui fut dit : « Zosime, tu t’es exercé honorablement dans la mesure des forces humaines, tu as suivi la voie ascétique de manière louable, mais nul parmi les hommes n’a atteint la perfection et la tâche qui attend l’homme est plus grande que celle qu’il a déjà accomplie, bien que vous ne le sachiez pas. Pour que tu apprennes combien nombreuses sont les autres voies de salut, quitte ton pays natal, la maison de ton père – comme Abraham, illustre parmi les Patriarches — et rends-toi au monastère près du Jourdain ! »
Obéissant à l’injonction, le vieillard quitta immédiatement le monastère où il avait vécu depuis son enfance et, arrivé sur les rives du Jourdain, — la sainte rivière, — il se dirigea vers le monastère qui lui avait été désigné par Dieu. Ayant poussé de la main la porte du monastère, il vit d’abord le frère-portier qui le conduisit auprès du Supérieur. En le recevant, ce dernier remarqua son aspect et son maintien pieux – il s’était prosterné en entrant selon l’usage et avait dit une prière. Le Supérieur lui demanda : « D’où viens-tu, mon frère, et pourquoi es-tu venu trouver d’humbles vieillards ? » Zosime répondit : « D’où suis-je, il n’est nul besoin d’en parler. Je suis venu pour le profit de mon âme. J’ai entendu sur vous bien des choses louables et remarquables, qui peuvent rapprocher l’âme de Dieu ». Le Supérieur lui dit : « Dieu seul, qui guérit la faiblesse humaine, nous ouvrira, mon frère, à toi et à nous sa volonté divine et nous apprendra à faire ce qu’il convient. L’homme ne peut guère aider l’homme, si chacun ne s’observe continuellement et ne fait ce qu’il doit d’un esprit éclairé, ayant Dieu pour aide dans sa tâche. Mais si, comme tu le dis, l’amour de Dieu t’a poussé à venir nous trouver, nous, humbles vieillards, alors reste avec nous, et le Bon Pasteur, qui a donné sa vie pour nous sauver et qui connaît le nom de ses brebis, nous accordera à tous la grâce du Saint-Esprit. » Ainsi parla le Supérieur et Zosime, après s’être de nouveau prosterné et s’être recommandé à ses prières, dit « Amen » et resta au monastère.
Il y vit des vieillards honorables par leur vie et leurs méditations, animés d’une foi ardente, œuvrant pour le Seigneur. Leurs chants étaient inlassables, leurs prières duraient toute la nuit. Ils avaient toujours du travail entre les mains, des psaumes aux lèvres. Pas une parole inutile, pas une pensée pour les choses d’ici bas : les bénéfices, calculés annuellement, et les soucis des besognes terrestres ne leur étaient même pas connus de nom. Leur unique préoccupation était de parvenir à rendre leur corps semblable à un cadavre, de se détacher complètement du monde et de tout ce qu’il comprend. Leur aliment inépuisable était la Sainte Parole. Ils n’accordaient au corps que la nourriture strictement indispensable : du pain et de l’eau, car chacun d’eux brûlait d’une sainte ardeur. En voyant cela, Zosime, comme il le disait lui-même, profitait grandement de cet enseignement et accélérait sa course en avant, car il avait trouvé des compagnons qui cultivaient avec zèle le jardin de Dieu.
Bien des jours passèrent ainsi et vint enfin l’époque à laquelle il est recommandé aux chrétiens de faire carême, afin de se préparer à saluer dignement la sainte Passion et la Résurrection du Christ. Les portes du monastère demeuraient toujours fermées, permettant ainsi aux moines de s’exercer dans le calme. Elles ne s’ouvraient que lorsqu’une nécessité absolue obligeait un moine à sortir de l’enceinte. Cette région était déserte et non seulement inaccessible aux moines des alentours, mais même inconnue d’eux. Ce monastère avait une règle qui, je pense, était la raison pour laquelle Dieu y fit venir Zosime. Quelle était cette règle et comment était-elle observée ? – je vais vous le dire immédiatement. Le premier Dimanche de Carême on célébrait à l’église comme à l’accoutumé la Sainte Eucharistie et chacun communiait. Ensuite, comme d’habitude, les moines prenaient quelque nourriture. Puis, tous se rassemblaient à l’église et, après avoir prié avec ferveur, les vieillards se prosternaient et s’embrassaient mutuellement, ils se prosternaient et embrassaient également le Supérieur et chacun demandait aux autres de prier pour lui et d’être son compagnon dans la lutte qui l’attendait.
Les portes du monastère s’ouvraient alors et, au chant du psaume : « Le Seigneur est mon illumination et mon Sauveur, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie, qui redouterai-je ? » les moines sortaient du monastère. Un ou deux moines demeuraient cependant au cloître, non pas pour garder leurs biens (ils ne possédaient rien qui puisse tenter les voleurs), mais pour ne pas laisser le monastère sans offices. Chaque moine emportait avec lui la nourriture qu’il pouvait et voulait prendre. L’un prenait un peu de pain, l’autre des figues, celui-ci des dattes, celui-là des graines macérées dans de l’eau. Le dernier, enfin, n’avait rien d’autre que son corps et les pauvres vêtements qui le couvraient et, lorsque celui-ci réclamait sa nourriture, il mangeait les plantes qu’il trouvait dans le désert. Ils avaient en outre pour règle (qui était strictement observée par tous) d’ignorer entre eux leur manière de vivre et de pratiquer le jeûne. Traversant immédiatement le Jourdain, ils se dispersaient dans le désert loin les uns des autres. Si, par hasard, l’un d’eux apercevait de loin un frère s’avançant dans sa direction, il s’éloignait immédiatement de lui. Chacun vivait seul en présence de Dieu, mangeant peu et chantant inlassablement des psaumes.
Ayant ainsi passé tout le Carême, ils revenaient au monastère une semaine avant la Résurrection du Sauveur, lorsque l’Église a établi de fêter avec des rameaux la première annonce de la grande fête. Chacun rentrait au monastère chargé des fruits de sa conscience, qui savait comment il avait œuvré et de quel labeur il avait jeté la semence en terre. Nul ne s’inquiétait de savoir comment l’autre s’était acquitté de sa tâche. Telle était la règle du monastère, règle qui était strictement observée. Chacun d’eux, durant son séjour dans le désert, luttait contre lui-même face à l’Arbitre de ce combat – Dieu, sans chercher à plaire aux hommes ni à pratiquer le jeûne devant leurs yeux. Car tout ce qui est fait dans le but de plaire aux hommes, non seulement ne profite pas à son auteur, mais se trouve parfois être pour lui la raison d’un grave châtiment.
Se conformant aux règles du monastère, Zosime traversa également le Jourdain, emportant avec lui un peu de nourriture et les humbles vêtements qui le couvraient. Il traversait le désert en priant et mangeait lorsque sa nature l’exigeait. Il dormait la nuit, s’arrêtant là, où le surprenait le crépuscule. Au matin, il reprenait sa route, brûlant du désir d’aller de plus en plus loin. Il voulait, disait-il, pénétrer jusqu’au cœur du désert, dans l’espoir d’y trouver un père qui y habitât et qui serait susceptible d’apaiser sa faim spirituelle : Et il marchait inlassablement, comme s’il se hâtait vers un gîte bien connu de tous. Il marchait déjà depuis vingt jours, lorsque vers le soir il s’arrêta et, se tournant vers l’Orient, il dit sa prière habituelle. Il interrompait toujours sa route régulièrement et se reposait quelque peu de ses fatigues tantôt en demeurant debout et en chantant des psaumes, tantôt en s’agenouillant pour la prière.
LA RENCONTRE INATTENDUE
Et voici que, pendant qu’il chantait les yeux fixés au ciel, il vit, à droite de l’éminence sur laquelle il se trouvait, se profiler comme l’ombre d’un corps humain. D’abord, il pensa être victime d’une vision démoniaque et sursauta même. Mais, s’étant signé pour chasser sa frayeur (sa prière était déjà terminée), il tourna son regard et vit, en effet, un être s’avancer en direction du sud. Cet être était nu, noir de corps comme s’il avait été brûlé par l’ardeur du soleil ; ses cheveux étaient blancs comme du lin et courts, ne descendant pas au-delà du cou. L’ayant vu, Zosime, comme en proie à une forte joie, se mit à courir dans la direction où s’éloignait la vision. Sa joie était immense. Pas une seule fois, durant tous ces jours, il n’avait aperçu ni figure humaine, ni oiseau, ni animal terrestre, ni même une ombre. Il cherchait à savoir qui était l’être qui lui était apparu et d’où il venait, dans l’espoir que lui seraient révélés quelques grands mystères.
Mais, lorsque le spectre aperçut de loin Zosime, il se mit à fuir rapidement dans le désert. Et Zosime, oubliant sa vieillesse, ne songeant même plus aux fatigues de la route, s’efforçait de rejoindre le fugitif. Il le rattrapait, l’autre le fuyait. Mais Zosime était plus rapide et bientôt la distance diminua entre eux. Lorsque Zosime s’en approcha suffisamment pour que sa voix pût être entendue, il se mit à crier en pleurant : « Pourquoi fuis-tu devant un vieillard pécheur ? Serviteur de Dieu, attends-moi, qui que tu sois, je t’en conjure au nom de Dieu, pour l’amour duquel tu vis dans ce désert. Attends l’homme faible et indigne que je suis, je t’en conjure par la récompense que tu en espères. Arrête-toi, prie pour moi et donne-moi ta bénédiction, au nom du Seigneur, qui ne méprise personne ». Ainsi parlait Zosime et ils couraient tous deux dans une région qui ressemblait au lit d’un torrent desséché. Mais je pense qu’il n’y a jamais eu de torrent en ce lieu et que le sol avait naturellement cet aspect.
Lorsqu’ils atteignirent cet endroit, l’être qui fuyait y descendit, puis remonta sur la rive opposée du ravin, tandis que Zosime fatigué et incapable de poursuivre sa course, s’arrêta de ce côté, accentuant ses larmes et ses supplications, qui pouvaient maintenant être entendues de près. Alors le fugitif fit entendre sa voix : « Père Zosime, pardonne-moi, pour l’amour de Dieu ; je ne puis me retourner et te montrer ma face. Je suis femme et nue, comme tu la vois ; mon sexe n’est pas voilé. Mais si tu veux exaucer la prière d’une pécheresse, lance-moi ton vêtement pour que je puisse en couvrir ma faiblesse féminine et me tourner vers toi pour recevoir ta bénédiction ». L’effroi et la stupeur confondirent Zosime avouait-il, lorsqu’il s’entendit appeler par son nom. Mais, étant homme de vive intelligence et habitué aux manifestations de la puissance de Dieu, il comprit que la femme ne l’aurait pas appelé par son nom sans l’avoir jamais vu auparavant, ni en avoir entendu parler, si elle ne possédait pas le don de clairvoyance.
Il s’exécuta donc immédiatement et, enlevant son vieux manteau monastique il le lança à la femme qui en couvrit sa nudité. Se tournant alors vers Zosime elle dit : « Pourquoi Zosime, as-tu désiré voir une pécheresse ? Que veux-tu voir ou apprendre de moi, pour ne pas avoir craint d’assumer une telle fatigue ? »
Il s’agenouilla en demandant la bénédiction d’usage ; elle se prosterna également. Ils restèrent ainsi prosternés à terre, chacun implorant la bénédiction de l’autre et les seuls mots que chacun d’eux prononçait étaient : « Donne-moi ta bénédiction ».
Au bout d’un long moment, la femme dit à Zosime : « Père Zosime, c’est à toi qu’il appartient de bénir et de prier. Tu es honoré de la dignité de prêtre, depuis de nombreuses années tu officies devant l’autel et présentes à Dieu l’offrande des Saints Dons ». Ces paroles augmentèrent encore l’effroi du vieillard ; il se mit à trembler, son corps se couvrit de sueur, il gémit et sa voix se brisa. Enfin, reprenant son souffle à grand peine, il dit à la femme : « Oh, mère habitée par le Divin Esprit, il apparaît de ta façon de vivre que tu demeures près de Dieu et que tu es déjà presque morte pour ce monde. Évidente est également la Grâce qui t’est accordée par le Seigneur, puisque tu m’as appelé par mon nom et as reconnu ma qualité de prêtre sans m’avoir jamais vu auparavant. La Grâce se reconnaît non au rang, mais aux dons spirituels. Donne-moi donc ta bénédiction, pour l’amour de Dieu, et prie pour moi, qui ai besoin de ton intercession ». Alors, cédant au désir du vieillard, la femme dit : « Béni soit Dieu, qui veille au salut des hommes et des âmes ». Zosime répondit « Amen » et tous deux se relevèrent. La femme dit au vieillard : « Pourquoi es-tu venu, homme, trouver une pécheresse ? Pour quelle raison as-tu voulu voir une femme dépourvue de toute vertu ? Du reste, tu as été amené ici par la grâce du Saint-Esprit, afin d’assurer à mon intention un service opportun. Dis-moi, comment vit maintenant le monde chrétien ? Et les rois ? Comment est gouvernée l’Église ? » Zosime lui répondit : « Par les saintes prières, ma mère, le Christ nous a donné à tous une paix durable. Mais exauce l’humble requête d’un vieillard et prie pour le monde entier et pour moi, pauvre pécheur, afin que mon séjour en ce désert ne reste pas sans fruit pour moi ». Elle lui répondit : « Il t’appartient à toi, père Zosime, au prêtre, de prier pour moi et pour tous. Car à cela tu as été appelé. Mais, puisque nous devons faire preuve d’obéissance, je ferai volontiers ce que tu me commandes ».
Ceci dit, elle se tourna vers l’Orient, regarda vers le ciel et, en levant les bras, commença à prier. Zosime ne distinguait pas les mots, de sorte qu’il ne pouvait comprendre sa prière. Il demeurait là, disait-il, tout tremblant, les yeux au sol, sans dire un mot.
Et il jura, invoquant Dieu pour témoin, que lorsque la prière de la femme lui parut longue, il leva les yeux et vit : la femme s’était élevée d’un coude au-dessus du sol et demeurait ainsi debout dans les airs en priant. Son émoi devint encore plus grand et, n’osant proférer une parole, il tomba à terre en répétant inlassablement : « Seigneur, pardonne-moi ».
Pendant qu’il était prosterné à terre, le vieillard fut assailli par le doute : « Ne serait ce pas un esprit et cette prière ne serait-elle pas simulée ? » Cependant, la femme se retourna et releva le vieillard en disant : « Pourquoi doutes-tu de moi, mon Père, et pourquoi penses-tu que je simule la prière ? Sache, homme, que je suis pécheresse, bien que je sois protégée par le saint baptême. Je ne suis pas un esprit, mais de la terre et de la cendre – une simple chair. Je n’ai rien de spirituel. » À ces mots, elle traça le signe de la croix sur son front et ses yeux, sa bouche et sa poitrine en disant : « Mon Père, que Dieu nous préserve du malin et de ses œuvres, car dur est le combat qu’il mène contre nous. »
Ayant entendu et vu cela, le vieillard retomba à terre en pleurant et étreignit les jambes de la femme en disant : « Je te conjure au nom du Christ notre Dieu, né de la Vierge Marie et pour l’amour duquel tu t’es résignée à cette nudité, pour l’amour duquel tu as tant mortifié ta chair, ne cache pas de ton esclave qui tu es, d’où tu viens, quand et comment tu es venue dans ce désert ? Révèle-moi tout, afin que soit connue l’action merveilleuse de Dieu. La sagesse cachée et les trésors enfouis – de quelle utilité peuvent-ils être ? Dis-moi tout, je t’en conjure. Car, en parlant, tu n’agiras pas par vanité, mais pour me faire voir la vérité, à moi, pauvre et indigne pécheur. J’ai foi que Dieu, au service duquel tu vis, m’a amené dans ce désert pour me montrer ses voies à ton égard. Il n’est pas en notre pouvoir de nous opposer aux desseins de Dieu. S’il n’entrait pas dans la volonté du Christ, notre Dieu, de te révéler, toi et ton ascèse, il n’aurait permis à personne de te voir et ne m’aurait pas donné la force d’accomplir un tel trajet, à moi qui n’ai jamais souhaité et n’ai jamais osé quitter ma cellule ».
LE RÉCIT D’UNE PÉCHERESSE
Le père Zosime parla longtemps ; enfin la femme lui dit en le relevant : « Je suis gênée, mon Père, de te révéler la honte de mes actes, pardonne-moi pour l’amour de Dieu. Mais puisque tu as déjà vu la nudité de mon corps, je te révélerai également mes actes, afin que tu saches de quelle honte est remplie mon âme. Et si je me suis refusée jusqu’à présent à te raconter ma vie, ce n’est pas pour fuir la vanité, comme tu le supposes, car de quoi pourrais-je me glorifier, moi qui fus le vase de prédilection de Satan ? Je sais également que lorsque je commencerai mon récit, tu t’enfuiras comme on fuit un serpent, car tes oreilles ne pourront supporter l’horreur de ma conduite. Mais je te dirai tout, sans rien celer, en te suppliant de prier pour moi, afin que Dieu me soit miséricordieux lors du Jugement dernier ». Le vieillard pleurait, la femme commença son récit :
« Mon pays natal, frère, est l’Égypte. Du vivant de mes parents, alors que j’avais douze ans, j’ai renié leur amour et suis venue à Alexandrie. J’ai honte de me remémorer comment j’ai perdu ma chasteté et me suis ensuite adonnée avec une frénésie insatiable à la luxure. Il est plus décent de noter cela brièvement, afin que tu connaisses mon vice et mon indignité. J’ai vécu près de dix sept ans en étant, pour ainsi dire, le bûcher du vice d’un peuple entier – mais ceci non par esprit de lucre, je te dis bien toute la vérité. Souvent, lorsqu’on voulait me payer, je refusais l’argent. J’agissais ainsi dans le but d’obliger le plus grand nombre possible d’hommes à me rechercher ; j’accomplissais bénévolement ce qui m’était agréable. Ne pense pas que j’étais riche et que je refusais l’argent pour cette raison. Je vivais d’aumônes, parfois je gagnais un peu d’argent en filant du lin ; mais j’étais possédée par un désir inassouvissable et une passion indomptable de me rouler dans la fange. Pour moi, c’était la vie ; j’estimais que toute souillure de la nature était la vie.
« Ainsi vivais-je. Puis, un jour d’été, je vis une multitude de Libyens et d’Égyptiens courir en direction de la mer. Je demandai à un passant : « Où courent ces gens ? » Il me répondit : « Tout le monde part pour Jérusalem afin d’assister à l’Exaltation de la Sainte Croix, qui, selon la coutume, doit avoir lieu dans quelques jours. » Je lui dis : « Ne me prendraient-ils pas avec eux si j’en exprimais le désir ? » – « Personne ne s’y opposera, si tu as de l’argent pour payer ton voyage et tes vivres ». Je lui dis : « En fait, je n’ai ni argent, ni vivres. Mais j’irai moi aussi à Jérusalem en montant à bord d’un des bateaux. Ils me nourriront, qu’ils le veuillent ou non. J’ai un corps ; ils le prendront en paiement de la traversée. » L’envie me vint de partir (pardonne-moi, mon Père), afin de trouver davantage d’amants pour assouvir mon vice. Je t’avais bien dit, Père Zosime, de ne pas m’obliger à te révéler ma honte. Je crains – Dieu en est témoin – de t’offenser et de souiller l’air par mes paroles ».
Zosime, dont les larmes mouillaient abondamment le sol, répondit : « Parle, pour l’amour de Dieu, parle et n’interromps pas le fil d’un récit à ce point édifiant ». Elle reprit donc son récit : « Ce jeune homme rit en entendant mes paroles éhontées et partit. Quant à moi, abandonnant là le rouet que je portais alors avec moi, je courus vers la mer, où tout le monde allait en hâte. Apercevant des jeunes gens debout sur le rivage – une dizaine environ, peut-être un peu plus, – pleins de force et alertes, – je les estimais aptes à servir à mes desseins. Certains d’entre eux semblaient encore attendre d’autres voyageurs, tandis que leurs compagnons étaient déjà montés à bord. Sans vergogne, comme à l’ordinaire, je me mêlai à leur groupe. « Prenez-moi avec vous, dis-je. Je ne serai pas de trop pour vous ». J’ajoutai quelques mots encore pires, provoquant le rire général. Quant à eux, voyant mon consentement au vice, ils me prirent avec eux et m’emmenèrent sur leur bateau. Bientôt arrivèrent ceux qu’on attendait et nous partîmes.
Ce qui se passa ensuite, comment te le dire ? Quelle bouche décrira, quelles oreilles entendront ce qui se passa à bord pendant la traversée ? Par surcroît, je contraignais les malheureux même contre leur gré. Il n’y eut pas un aspect du vice, – qui puisse ou non être exprimé par des mots, – que je n’aie enseigné à ces malheureux. Je me demande, mon Père, comment les flots ont pu tolérer notre inconduite ! Comment la terre ne s’est-elle pas entrouverte, comment l’enfer n’a-t-il pas englouti vivante celle qui a pris tant d’âmes dans ses filets ! Mais je pense que Dieu cherchait mon repentir, car il ne souhaite pas la mort du pécheur, mais attend généreusement son amendement. C’est ainsi que nous atteignîmes Jérusalem. Je passai tous les jours qui nous séparaient de la fête en ville ; mes occupations étaient les mêmes que sur le bateau, sinon pires. Je ne me contentai pas des jeunes gens que j’avais connus durant la traversée et qui m’avaient aidée à faire le voyage, mais je recrutai à ces œuvres de nombreux hommes parmi les habitants et les étrangers.
Le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix s’était déjà levé que je courais encore après les jeunes gens. À l’aube, je vis que tout le monde se hâtait vers l’église ; j’y courus aussi. J’arrivai ainsi jusqu’au parvis. Lorsque survint l’heure de la Cérémonie, je m’efforçai de pénétrer en même temps que le flot humain me bousculait en se dirigeant vers l’entrée de l’église. À grand peine et très pressée, je parvins finalement jusqu’à la porte par laquelle apparaissait aux fidèles la Sainte-Croix. Lorsque je mis le pied sur le seuil de l’église que tous franchissaient sans encombre, une force inconnue me retint, m’empêchant de passer. Je fus de nouveau repoussée et me retrouvai seule, isolée sous le porche.
LE VŒU ET LE REPENTIR
Trois fois, quatre fois, je répétai la manœuvre, jusqu’à ce que, fatiguée, j’eus perdu la force de me démener dans la foule et de supporter ses coups. Je m’écartai et restai debout dans un angle du porche. À grand peine commençai-je entrevoir la raison qui m’empêchait de pénétrer et d’apercevoir la Sainte et Vivifiante Croix. Mon cœur s’ouvrit à la parole de salut et je compris que l’indignité de mes actes me barrait l’entrée de l’église. Je commençai à pleurer et à me lamenter en me frappant la poitrine. Tout en pleurant, j’aperçus au-dessus de moi une icône de la Vierge. Je lui dis, en la fixant du regard : « Sainte Vierge, qui donna sa chair à Dieu le Verbe, je sais, je sais qu’il est indécent qu’une femme aussi impure et vicieuse contemple ton icône, Vierge très Sainte et pure, à toi, qui a préservé ton corps et ton âme de toute impureté et de toute souillure. Vicieuse comme je le suis, je dois à juste titre inspirer la colère et la répulsion à ta pureté. Si, comme je l’ai entendu dire, Dieu, qui naquit de toi, s’est fait homme pour amener les humains au repentir, viens en aide à une femme solitaire, qui ne peut attendre d’aide de personne. Ordonne que l’entrée de l’église me soit ouverte, ne me prive pas de la possibilité de contempler la Croix sur laquelle fut cloué en chair Dieu que tu mis au monde et sur laquelle il versa son Sang pour mon rachat. Ordonne que me soit rendue possible la sainte prosternation devant la Croix. Je t’invoque comme sûre garante devant Dieu, ton Fils, que je ne souillerai plus jamais ce corps par un accouplement honteux, mais, sitôt que j’aurai vu la Sainte Croix de ton Fils, je renoncerai au monde et à tout ce qu’il contient et me retirerai là où tu me l’ordonneras et me conduiras, Sainte Garante de mon salut ».
« Ainsi parlai-je et, ayant, semble-t-il, acquis quelque espoir dans une foi ardente, encouragée par la miséricorde de la Sainte Mère de Dieu, je quittai la place où je priai. Je me mêlai de nouveau à la foule qui entrait à l’église ; personne ne me bousculait plus, ne me repoussait plus, personne ne m’empêchait de m’approcher davantage des portes de l’église. En proie à la crainte et à l’agitation, je tremblais. Arrivée près de la porte qui m’était demeurée fermée jusque là, je sentis que la force qui m’empêchait d’entrer auparavant m’ouvrait à présent la voie, j’entrai sans difficulté et me trouvai au milieu de l’enceinte sacrée. Je fus admise à contempler la Sainte Croix et entrevis les voies de Dieu ; je vis comment le Seigneur reçoit les repentants. Je me prosternai et, après avoir embrassé cette sainte terre, je me précipitai, vers la sortie, me hâtant vers ma Sainte Garante. Je retournai à la place où j’avais fait mon vœu et, m’agenouillant devant la Très Sainte Vierge, je lui dis :
« Oh, Mère miséricordieuse, tu as montré sur moi ton amour de genre humain. Tu n’as pas repoussé la prière d’une femme indigne. J’ai vu la gloire que nous ne voyons pas, nous, pauvres malheureux – et c’est justice. Gloire à Dieu, qui reçoit par toi le repentir des pécheurs. De quoi pourrai-je me souvenir ou parler encore ? Il est temps, Très Sainte Vierge, que j’accomplisse mon vœu. Et maintenant, conduis-moi où tu le désires. Sois la Monitrice de mon salut, conduis-moi par la main sur le sentier du repentir. « À ces mots, j’entendis une voix venant d’en haut : « Si tu traverses le Jourdain, tu y trouveras un glorieux repos ». Entendant cette voix et ne doutant pas qu’elle ait retenti pour moi, je me mis à pleurer et m’écirai en m’adressant à la Sainte Mère de Dieu : « Sainte Vierge, ne m’abandonne pas ». Je sortis alors du porche et me mis en route.
Quelqu’un, à la sortie, me donna trois pièces de monnaie en disant : « Prends cela, petite mère. » J’achetai alors trois pains que j’emportai avec moi comme un don du ciel. Je demandai au marchand de pain : « Où est le chemin pour le Jourdain ? » On m’indiqua la porte de la ville qui y conduisait, je la franchis en courant et commençai ma route en pleurant. Je demandai mon chemin aux passants et, ayant marché le reste de la journée, (il était trois heures, je crois, lorsque j’aperçus la Sainte Croix), j’atteignis enfin, au crépuscule, l’église de Saint-Jean-Baptiste, non loin du Jourdain. Je fis une prière dans cette église et je descendis immédiatement jusqu’au Jourdain ; je baignai mon visage et mes mains dans ses saintes eaux. Je reçus la Sainte Communion à l’église du Précurseur, mangeai la moitié d’un pain et bus un peu d’eau du Jourdain. Je passai la nuit allongée sur le sol. Au matin, ayant découvert une petite embarcation, je me rendis sur l’autre rive et priai de nouveau la Reine des Cieux de me conduire où elle le désirait. Je me retrouvai donc dans ce désert et, depuis lors et jusqu’à ce jour, je m’éloigne et fuis, vivant ici dans la recherche constante de Dieu qui préserve ceux qui l’implorent du découragement et des tempêtes. »
Zosime lui demanda : « Depuis combien d’années, ma mère, demeures-tu dans ce désert ? » La femme répondit : « Quarante sept ans se sont écoulés, me semble-t-il, depuis que j’ai quitté la ville Sainte ». Zosime demanda : « Quelle nourriture trouves-tu ici ? » La femme dit : « J’avais deux pains et demi lorsque je traversai le Jourdain. Bientôt ils devinrent durs comme de la pierre. Petit à petit je les terminai. » Zosime demanda : « Est-il possible que tu aies pu vivre tant d’années sans souffrir d’un si brusque changement d’existence ? » La femme répondit : « Tu me questionnes sur des choses, Zosime, dont je tremble de parler. S’il me fallait revivre en mémoire tous les dangers que j’ai vaincus, toutes les mauvaises visions qui ont troublé ma pensée, je crains qu’ils ne m’assaillent de nouveau ». Zosime dit : « Ne me cache rien ; je t’ai priée de tout me dire sans réticence. »
Elle continua : « Crois-moi, mon Père, j’ai vécu dix sept ans dans ce désert en luttant contre les animaux sauvages – mes désirs forcenés. Dès que je m’apprêtais à prendre quelque nourriture, j’aspirais à manger de la viande ou du poisson, si abondants en Égypte. Je désirais boire du vin, que j’aimais tant – j’en buvais beaucoup au temps où je vivais dans le monde. Ici, je n’avais même pas d’eau et souffris horriblement de la soif. J’étais également torturée par un désir ardent de chanter les chansons grivoises du démon que j’avais apprises naguère. Je me frappais immédiatement la poitrine en pleurant et me remettais en mémoire le serment que j’avais fait en me retirant dans le désert. Je revoyais en pensée l’icône de la Vierge qui m’avait reçue, je l’implorais et la suppliais de chasser les visions qui torturaient mon âme. Lorsque j’eus suffisamment pleuré en me frappant la poitrine de toutes mes forces, je voyais une clarté m’éclairer de toutes parts. Puis, après l’orage, survenait une longue période d’accalmie.
« Et que puis-je te dire, mon père, des pensées qui me poussaient vers la luxure ? Un feu s’allumait dans mon pauvre cœur ; il me brûlait tout entière et réveillait en moi la soif des enlacements. Dès que cette tentation s’emparait de moi, je me jetais à terre, mouillais le sol de mes larmes comme si ma Sainte Garante eût apparu devant mes yeux et me menaçât de châtier le crime. Je ne me relevais (cela durait parfois un jour et une nuit) que lorsque la douce clarté m’illuminait et chassait les visions qui me hantaient.
J’ai toujours dirigé ma pensée vers ma Sainte Garante en implorant son secours pour celle qui se noyait dans les flots du désert. Elle a été mon Aide et la Marraine de mon salut. Ainsi ai-je vécu dix-sept ans au milieu de mille dangers. Depuis et jusqu’à ce jour, ma Protectrice me soutient en toute circonstance et semble me conduire par la main ».
Zosime demanda : « Est-il possible que tu n’aies pas manqué de nourriture et de vêtements ? » Elle répondit : « Ayant fini les pains dont je t’ai parlé, je me suis nourrie pendant dix-sept ans des herbes et de tout ce que l’on peut trouver dans le désert. Quant aux vêtements que je portais lorsque j’ai traversé le Jourdain, ils se sont déchirés et usés. J’ai beaucoup souffert du froid, de même que de la chaleur torride de l’été : tantôt j’étais brûlée par le soleil, tantôt je tremblais de froid et, souvent, tombant sur le sol, j’y demeurais allongée sans respiration ni mouvement. J’ai lutté contre de nombreuses adversités et de terribles tentations. Mais, depuis cette époque et jusqu’à ce jour, la Providence a protégé mon âme de pécheresse et mon pauvre corps par les voies les plus variées. Lorsque je pense de quels maux m’a sauvé le Seigneur, j’y trouve un aliment spirituel et un espoir de salut. Je me nourris et me vêtis de la parole de Dieu, Maître de toutes choses… et, » à défaut de vêtements, ceux qui auront rejeté les voiles du péché, se vêtiront de pierre « . »
Zosime constatant qu’elle citait les saintes Écritures – Moïse et Job – lui demanda : « Tu as lu les psaumes et autres livres ? » Elle sourit à ces mots et dit au vieillard : « Crois-moi, je n’ai pas même vu figure humaine depuis le jour où j’ai traversé le Jourdain, sauf toi aujourd’hui. Je n’ai vu ni bête, ni aucun être vivant depuis que j’ai connu ce désert. Je n’ai jamais lu de livres. Je n’ai même jamais entendu quelqu’un chanter ou lire un livre. Mais la Parole Divine, vivante et agissante, donne elle-même à l’homme toutes les connaissances. Voici la fin de mon récit. De même que je t’en ai prié au début, je te conjure encore maintenant, au nom du Verbe, de prier le Seigneur pour moi, pauvre pécheresse ». Ceci dit et ayant mis fin à son récit elle se prosterna devant le vieillard, qui s’écria avec des sanglots dans la voix : « Béni soit Dieu, qui a créé sans compter ce qui est grand et merveilleux, admirable et surprenant ! Béni soit Dieu qui m’a montré comment il comble ceux qui le craignent. En vérité, Seigneur, tu m’abandonnes pas ceux qui te recherchent ».
LA SAINTE COMMUNION
Retenant le vieillard, la femme ne lui permit pas de se prosterner devant elle, mais dit : « Je te conjure au nom du Christ notre Seigneur et Dieu, de ne révéler à personne ce que tu viens d’entendre, tant que Dieu ne m’aura pas délivrée de cette terre. Et maintenant, pars en paix et, l’année prochaine, tu me reverras et je te verrai de nouveau, si Dieu miséricordieux te conserve la vie. Serviteur de Dieu, fais ce que je vais te demander maintenant : au Grand Carême de l’année prochaine, ne traverse pas le Jourdain comme il est de coutume dans votre monastère ». Zosime fut surpris de constater qu’elle connaissait même les règles de son monastère, mais ne prononça pas d’autre parole que : « Gloire à Dieu, qui combe ceux qui l’aiment ». La femme continua : « Demeure au monastère, mon Père ; même si tu le voulais, il te sera impossible d’en sortit. Mais, au crépuscule du jour où l’on commémore la Cène, prends à mon intention dans un vase sacré digne d’un tel dépôt, une parcelle de la Chair et du Sang vivifiants du Christ, apporte les ici et attends moi sur la rive du Jourdain la plus proche des lieux habités, afin que je puisse recevoir la Sainte Communion. Depuis que j’ai communié à l’église du Précurseur avant de traverser le Jourdain et jusqu’à ce jour, je n’ai pas approché de la Sainte Table. Mais maintenant j’y aspire avec un irrésistible amour. C’est pourquoi je te demande et te supplie d’accéder à ma requête – apporte-moi les Saints et vivifiants Dons à l’aube du jour où le Seigneur fit participer ses Disciples à la Sainte Cène. Et dis au Père Jean, Supérieur du monastère où tu demeures : » Observe-toi et observe ton troupeau, il se passe chez vous des choses qui demandent à être corrigées » ». Mais je désire que tu lui dises cela non pas maintenant, mais lorsque le Seigneur te le suggérera. Prie pour moi ! » À ces mots, la femme disparut dans les profondeurs du désert. Zosime s’agenouilla, embrassa le sol sur lequel s’étaient posés ses pieds et rendit gloire et grâce à Dieu. Traversant de nouveau le désert, il revint au monastère le jour même où les autres moines y faisaient leur rentrée.
Toute l’année il garda le silence, n’osant révéler à personne ce qu’il avait vu. Mais, en lui-même, il priait Dieu de lui montrer de nouveau le visage désiré. Il se tourmentait et s’impatientait à l’idée du long délai que représente une année et souhaitait que sa durée fût, si possible, ramenée à un jour. Lorsque arriva le Dimanche qui commence le Carême, les moines sortirent du monastère après les prières d’usage en chantant des psaumes. Quant à Zosime, il fut retenu par la maladie : il brûlait de fièvre. Il se rappela alors les paroles de la sainte : « Même si tu le voulais, il te sera impossible de quitter le monastère ».
Bien des jours passèrent ; puis, se relevant de maladie, il demeura au monastère. Mais, lorsque les moines revinrent au cloître, le Jeudi Saint, il fit ce qui lui avait été ordonné. Déposant dans un petit ciboire une parcelle de la Sainte Chair et du Sang du Christ, notre Dieu, il mit dans un panier quelques figues, des dattes ainsi qu’une faible quantité de lentilles trempées dans de l’eau, et sortit du monastère tard dans la soirée. Arrivé sur les bords du Jourdain, il s’y assit en attendant la venue de la sainte. Elle tardait à venir, mais Zosime ne dormait pas et ne quittait pas le désert des yeux, attendant l’arrivée souhaitée. Assis sur le sol, le vieillard pensait : « Mon indignité l’a-t-elle empêchée de venir ? Ou est-elle venue et, ne me trouvant pas, s’en est-elle retournée ? » En parlant ainsi, il se mit à pleurer ; en pleurant, il gémit, leva les yeux au ciel et commença à prier : « Seigneur, permets-moi de revoir encore ce que j’ai été admis à contempler une fois. Ne me laisse pas repartir en emportant la preuve de mes péchés ». Ayant prié et pleuré ainsi, il eut une autre pensée : « Et qu’arrivera-t-il si elle vient ? Il n’y a pas de barque. Comment traversera-t-elle le Jourdain pour venir me rejoindre moi, l’indigne ? Oh, pauvre et malheureux que je suis ! Qui m’a privé – mais ce n’est que justice – d’un tel bienfait ? »
Et pendant qu’il réfléchissait ainsi, la sainte femme arriva et s’arrêta de l’autre côté du Jourdain. Zosime se leva, se réjouissant et rendant grâce à Dieu. Et de nouveau lui vint la pensée qu’elle ne pourrait pas traverser le Jourdain. Alors il la vit tracer le signe de la Sainte Croix au-dessus du fleuve (il faisait clair de lune, disait-il), s’avancer aussitôt sur l’eau et marcher sur les vagues dans sa direction. Mais lorsqu’il voulut se prosterner devant elle, elle l’en empêcha, en lui craint tout en marchant sur l’eau : « Que fais-tu, mon Père, tu es prêtre et tu portes les Saints Dons ! » Il lui obéit et se releva. Sortant sur le rivage, elle dit au vieillard : « Bénis-moi, mon Père, bénis-moi ». Il lui répondit en tremblant (l’émotion s’était emparée de lui à la vue de la vision miraculeuse) : « En vérité, Dieu est fidèle, lui qui a promis que lui seront semblables tous ceux qui se purifieront dans la mesure de leurs forces. Gloire au Christ notre Dieu, qui m’a montré, par sa servante, à quel point je suis éloigné de la perfection ». La femme le pria de dire le Symbole des apôtres et l’Oraison Dominicale. Il commença, elle termina la prière et, selon la coutume, donna au vieillard le baiser de paix. Ayant communié, elle leva les bras au ciel, soupira en pleurant et s’écria : « Maintenant, Seigneur laisse ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut ».
LE DERNIER SOUHAIT
Puis elle dit au vieillard : « Pardonne-moi, mon père, et exauce un autre de mes désirs. Rentre au monastère à présent et que la grâce de Dieu te protège. Et l’année prochaine retourne de nouveau au torrent où je t’ai rencontré pour la première fois. Viens, pour l’amour de Dieu ; et tu me verras de nouveau, car telle est la volonté de Dieu ». Il lui répondit : « À dater de ce jour, je voudrais te suivre partout et toujours contempler ton saint visage. Exauce la seule prière d’un vieillard et prends un peu de la nourriture que j’ai apportée avec moi ». Ce disant, il lui montra son panier. Quant à elle, ayant effleuré les lentilles du bout de ses doigts et en ayant pris trois grains elle les porta à sa bouche. Elle dit que la Grâce de l’Esprit Saint suffit pour conserver la pureté de la substance de l’âme. Puis elle dit de nouveau au vieillard : « Prie pour moi, pour l’amour de Dieu, prie pour moi et souviens toi de la malheureuse que je suis ». Quant à lui, ayant effleuré les pieds de la sainte et l’ayant suppliée de prier pour l’Église, pour le monde et pour lui-même, il la laissa partir à regret et reprit le chemin du retour en pleurant et gémissant. Car il n’espérait guère vaincre l’invincible femme.
Quant à elle, ayant fait le signe de la croix au-dessus du Jourdain, elle s’avança sur l’eau et traversa la rivière comme précédemment. Le vieillard rentra au monastère rempli de joie et de crainte, se reprochant de n’avoir pas pensé à s’enquérir du nom de la sainte. Mais il espérait réparer cet oubli l’année suivante.
Un an après il retourna au désert, ayant observé tous les usages du monastère et se hâtant vers la vision miraculeuse.
Ayant traversé le désert et apercevant déjà certains indices de l’endroit qu’il cherchait, il regarde à droite, il regarde à gauche, fouillant partout des yeux comme un chasseur désireux de capturer l’animal préféré. Mais ne voyant aucun mouvement, il commença à verser des larmes. Dirigeant son regard vers le ciel, il pria : « Seigneur, montre-moi le pur trésor que tu as caché dans ce désert. Montre-moi, je t’en supplie, l’ange de chair dont le monde est indigne ». En priant ainsi, il arriva à la région dont l’aspect était celui d’un torrent desséché et, sur la rive opposée il vit la sainte étendue morte – tournée vers l’Orient – ses mains étaient croisées comme il convient. S’approchant d’elle, il couvrit de larmes les pieds de la bienheureuse ; il n’osa la toucher autrement.
Ayant pleuré longtemps et ayant récité les psaumes de circonstance, il dit la prière des morts et pensa : « Ne conviendrait-il pas d’inhumer le corps de la sainte ? À moins que cela ne lui déplaise ? » À cet instant il aperçut près de la tête de la morte ces mots tracés sur le sol : « Père Zosime, enterre à cet endroit le corps de l’humble Marie, restitue la poussière à la poussière, après avoir prié le Seigneur pour moi, morte au mois de Farmouphy égyptien, appelé avril en romain, le premier jour, dans la nuit même de la Passion du Seigneur, après avoir reçu la sainte Communion ». Ayant lu ces mots, le vieillard se réjouit d’avoir appris le nom de la Sainte. Il comprit qu’aussitôt après avoir communié sur les bords du Jourdain, la sainte s’était transportée à l’endroit où elle était morte. Cette distance, que Zosime mit vingt jours à parcourir avec peine, Marie la couvrit en une heure et rendit immédiatement son âme à Dieu.
Rendant gloire à Dieu et couvrant le corps de la défunte de ses larmes, il dit : « Il est temps, Zosime, de faire ce qui t’est ordonné. Mais comment pourras-tu creuser une tombe, malheureux, sans rien avoir en main ? » À cet instant il aperçut non loin de là un morceau de bois jeté dans le désert. Il le prit et commença à creuser. Mais la terre était sèche et ne cédait pas aux efforts du vieillard. Il se fatigua, transpirant abondamment. Soupirant du fond du cœur, il leva les yeux et vit un grand lion debout près de la dépouille de la sainte, dont il léchait les pieds. Apercevant le lion, le vieillard se mit à trembler de peur et ceci d’autant plus qu’il se souvint des paroles de Marie, qui affirmait n’avoir jamais rencontré de bêtes. Mais, se protégeant d’un signe de croix, il ne douta pas que le pouvoir de celle qui gîsait en ce lieu le protégerait. Le lion s’approcha de lui en témoignant de ses bonnes intentions par tous ses mouvements. Zosime lui dit : « La Glorieuse a ordonné d’inhumer son corps, mais je suis vieux et n’ai pas la force de creuser une tombe, je n’ai pas de pelle et ne peux retourner si loin pour apporter un coutil convenable ; fais donc ce travail avec tes griffes et rendons à la terre la dépouille mortelle de la sainte ». Il parlait encore que le lion avait déjà creusé avec ses pattes un trou suffisant pour enfouir le corps.
Le vieillard versa de nouvelles larmes sur les pieds de la sainte et, l’implorant de prier pour tous, il recouvrit son corps de terre en présence du lion. Le corps de la sainte était nu, n’était protégé que du manteau déchiré que lui avait lancé Zosime et dont Marie s’était couverte. Puis tous deux s’éloignèrent. Le lion, doux comme un agneau, s’enfonça dans le désert, Zosime retourna chez lui rendant gloire et grâce au Christ notre Dieu. Rentré au monastère, Zosime raconta tout aux moines, sans rien taire de ce qu’il avait entendu et vu. Il leur raconta tout en détail, depuis le commencement. Les moines témoignaient de leur étonnement devant les miracles de Dieu et commémoraient avec respect et amour la mémoire de la sainte. Quant au Supérieur, le Père Jean, il découvrit que quelques moines avaient besoin de s’amender ; aucune parole de la sainte ne demeura par conséquent inutile ou incomprise. Zosime mourut au monastère, ayant presque atteint l’âge de cent ans.
Les moines conservèrent la tradition de ces faits sans les inscrire et les proposaient en exemple édifiant à tous ceux qui voulaient bien les écouter. On n’a pas entendu dire jusqu’à ce jour que quelqu’un ait inscrit ces faits. Quant à moi, j’ai exposé par écrit ce qui m’a été transmis verbalement. D’autres ont peut-être décrit la vie de la sainte, – bien mieux et plus dignement que je ne l’ai fait – bien qu’aucun renseignement ne me soit parvenu à ce sujet. Pour ma part, j’ai, selon mes moyens, consigné par écrit cette relation en m’attachant à la vérité avant toute chose. Que Dieu, qui accorde sa grâce à ceux qui L’implorent, permette à ceux qui liront ce récit d’y trouver un profit spirituel en récompense pour la peine de celui qui a fait ce travail ; que Dieu l’admette là où demeure à présent la bienheureuse Marie (dont nous dépeignons ici la vie) avec tous ceux qui ont su plaire au Seigneur, auquel est dû tout honneur, toute Gloire et adoration avec son Père sans Commencement et le Saint, Bon et Vivifiant Esprit, maintenant et toujours dans les siècles des siècles. Amen.