« La Chaire de Pierre appartient à chaque évêque dans son évêché. Cyprien se tient sur la Chaire de Pierre à Carthage tout comme Cornelius à Rome contrairement à Novatien, l’usurpateur. Et il faut demeurer dans cette unité si l’on veut demeurer dans l’Église. » (Épitre 66.8)

 

Saint Cyprien avait raison d’appeler l’Église de Rome « chaire de Pierre, Eglise principale, d’où l’unité sacerdotale est sortie. (Saint Cyp., épît. 55 à Corneille.) Mais pour cela prétendait-il qu’elle jouissait d’une autorité de droit divin? Il le croyait si peu que, dans son Traité de l’unité de l’Eglise, il entend par chaire de Pierre l’épiscopat tout entier; qu’il regarde saint Pierre comme l’égal des autres apôtres et qu’il nie sa primauté; qu’il fait de saint Pierre la simple figure de l’unité du collège apostolique (1). C’est donc dans un sens restreint qu’il appelle l’Église de Rome chaire de Pierre; il en fait l’Église principale; mais cette principalité était un fait résultant de son importance extérieure. Elle était la source de l’unité sacerdotale, en ce sens que Pierre était le signe et la figure de l’unité du collège apostolique. Donner un autre sens au texte tiré de la lettre de saint Cyprien à Corneille, ce serait contredire le Traité de l’unité de l’Eglise, attribuer à saint Cyprien deux doctrines contradictoires, et lui enlever par conséquent toute logique et toute autorité.

Ceux qui ont attaché une si haute importance au texte de saint Cyprien, tiré de la lettre à Corneille, en ont oublié un autre qui l’explique si bien qu’on a peine à com prendre qu’ils l’aient omis, c’est celui où il déclare que « Rome doit précéder Carthage, à cause de sa grandeur, » pro magnitudine suâ (2). Cette doctrine est conforme à celle de saint Irénée et des autres Pères qui n’ont jamais parlé d’aucune prérogative divine dont l’Église de Romeaurait été favorisée.
Saint Optat, saint Jérôme, saint Augustin et plusieurs autres Pères occidentaux ont loué l’Église de Rome comme Église apostolique, et ont attaché une haute valeur à son témoignage dans les questions de foi. Mais aucun ne lui a attribué d’autorité doctrinale en ce sens que son témoignage suffirait pour terminer les discussions. On doit même remarquer que saint Augustin oppose aux donatistes l’autorité des Églises orientales et ne leur parle point de celle de Rome, quoiqu’elle fût l’Église apostolique de l’Occident. Saint Irénée serait le seul qui l’aurait soutenu, si l’on interprétait son texte comme les théologiens romains. Mais nous avons vu que cette interprétation est fausse et qu’il n’a attribué au témoignage de l’Église de Rome une grande autorité qu’en ce sens qu’elle avait reçu la tradition apostolique, et que, grâce aux fidèles qui s’y rendaient de toutes parts, cette tradition s’y était conservée pure jusqu’à son temps. Ce n’était donc point parce que l’Église de Rome était la principale, la première, la plus puissante de la chrétienté, que son témoignage avait surtout de la valeur, mais à cause des fidèles des autres Églises, qui le fortifiaient par leur adhésion.

Lorsque Constantinople fut devenue la capitale de l’empire romain, saint Grégoire de Nazianze dit de cette Église ce que saint Irénée avait dit de celle de Rome, et avec des expressions plus formelles encore : « Cette cité, dit-il, est l’œil du monde, les nations les plus reculées se rendent vers elle de toutes parts, et elles tirent d’elle, comme d’une source, les principes de la foi. » (Grég. Naz., discours 42, S 10, col. 470, édit. Migne.) Le traducteur latin de saint Grégoire de Nazianze s’est servi, comme celui d’Irénée, du mot convenire pour exprimer le concours des peuples à Constantinople. Faut-il lui donner le sens de s’accorder avec, parce que le saint docteur appelle Constantinople non-seulement Église principale et puissante, mais œil du monde, source de la foi ?

Le IX° canon du concile d’Antioche, tenu en 341, suffirait, à lui seul, pour déterminer le sens du texte de saint Irénée. Voici ce canon :

« Il faut que les évêques qui sont établis dans chaque province sachent que l’évêque de la ville métropole est chargé du soin de toute la province, parce que tous ceux qui ont des affaires viennent de toutes parts à la métropole. C’est pourquoi il a paru convenable de lui accorder un honneur supérieur. »

 

Si une simple métropole attirait les fidèles pour leurs affaires, à plus forte raison la capitale de l’empire, qui était un centre nécessaire pour eux, et dans laquelle ils devaient se rencontrer de toutes les parties de l’empire. Tel est le fait constaté par saint Irénée, et dont il conclut que le témoignage de l’Église romaine pouvait suffire pour confondre les hérétiques.

Remarquons enfin qu’il ne s’agissait dans le chapitre du saint docteur que des hérétiques de Rome, auxquels il destinait son livre, et l’on sera convaincu que c’est abuser étrangement de ses paroles que de leur donner un sens absolu, se rapportant à tous les hérétiques en général et à tous les temps, car il a affirmé seulement que l’Église romaine avait conservé jusqu’à son temps la tradition apostolique, et non qu’elle la conserverait toujours.

La discussion sur le baptême des hérétiques jette de nouvelles lumières sur la question que nous examinons.

De toute antiquité (3), on était dans l’usage d’imposer seulement les mains à ceux qui étaient tombés dans l’hérésie et qui voulaient rentrer dans le sein de l’Église. Une grave discussion s’éleva à ce sujet au troisième siècle. Saint Cyprien, évêque de Carthage, fut le premier en occident qui soutint que l’on devait administrer une seconde fois le baptême aux hérétiques convertis. Denys, évêque d’Alexandrie, qui jouissait alors d’une haute influence dans toute l’Église par sa sainteté, son zèle et sa science, se prononça ouvertement pour l’évêque de Carthage et écrivit à ce sujet à l’évêque de Rome, Étienne. Ce dernier, persuadé qu’il ne fallait rien changer à une tradition conservée de temps immémorial, fut très-affligé d’une opinion qu’il regardait comme une nouveauté. Saint Cyprien admettait l’existence de cette coutume, mais il prétendait qu’elle n’était pas légitime. Il se prévalait même d’une doctrine contraire que son Église aurait conservée et d’après laquelle on regardait comme nul le baptême administré par les hérétiques.

Saint Cyprien ayant réuni plusieurs conciles d’évêques de la province d’Afrique, en envoya les actes à Étienne, avec une lettre dans laquelle il disait (4) :

« J’ai cru devoir vous écrire sur un sujet qui intéresse l’unité et la dignité de l’Église universelle et devoir en conférer avec un homme aussi grave et aussi sage que vous. »

Ce n’est point, comme on voit, à un supérieur qu’il s’adressait, mais à un égal dont il estimait la gravité et la sagesse. Il lui fit même entendre qu’il était dans l’erreur en soutenant la coutume de l’Église romaine :

« Je suis persuadé, dit-il, que votre piété et votre foi vous rendent agréable ce qui est conforme à la vérité. Du reste, nous savons qu’il y en a qui ne veulent point abandonner les sentiments dont ils ont été une fois imbus et qui main tiennent leurs usages particuliers, sans préjudice de la concorde entre les évêques. Sous ce rapport, nous ne faisons violence et n’imposons de loi à personne. »

Saint Cyprien ne veut donc pas imposer son opinion à Étienne, mais il le blâme de conserver ce qu’il regardait comme un préjugé contraire à la vérité.

Étienne rejeta la doctrine de saint Cyprien; il déclara même qu’il ne communiquerait ni avec lui ni avec les évêques de Cilicie, de Cappadoce et de Galatie, qui suivaient la même doctrine. Denys d’Alexandrie (5) lui écrivit pour l’exhorter à la paix, en lui disant que toutes les Églises orientales, divisées sur les opinions de Novat, étaient dans l’union la plus parfaite et dans la joie de cet heureux résultat. C’était lui conseiller de ne pas troubler de nouveau l’Église à propos du baptême des hérétiques.

Sur ces entrefaites, Xyste succéda à Étienne. Denys d’Alexandrie se hâta de lui écrire pour le détourner de suivre la même voie qu’Étienne. Il dit de cet évêque (6) :

« Il a écrit des lettres contre Hélénus, contre Firmilien et contre les autres évêques de Cilicie, de Cappadoce et des provinces limitrophes, disant qu’il se séparerait de leur communion parce qu’ils rebaptisaient les hérétiques. Considérez, je vous prie, la gravité d’une telle chose. J’apprends en effet que, dans de très-grands conciles d’évêques, il a été décidé que ceux qui venaient de l’hérésie à l’Église catholique devaient d’abord être fait catéchumènes, et ensuite être, par le baptême, purifiés de l’ancien et impur levain. Je lui ai écrit concernant toutes ces choses une lettre dans laquelle je lui faisais des prières, des supplications. »

Saint Denys ne voyait pas dans la lettre d’Étienne un acte d’autorité, mais une intervention qui pouvait jeter dans l’Église un nouveau germe de trouble. C’est à ce titre qu’il voulait le retenir. Au lieu de troubler l’Église, Étienne l’eût pacifiée par son intervention, si on lui eût reconnu une autorité universelle. Cette simple observation suffit pour faire apprécier le caractère tout particulier de sa lettre.

Quel en avait été le résultat ? Y avait-on obéi comme on l’eût fait si l’évêque de Rome eût eu l’autorité? Regarda t-on sa séparation comme rompant l’unité de l’Église? Non assurément. Saint Denys d’Alexandrie agit en cette circonstance comme saint Irénée dans la question de la pâque : il se prononçait ouvertement pour ceux qui différaient d’avec l’évêque de Rome et il adressait à ce dernier des prières instantes pour la paix de l’Église. Saint Cyprien assembla un nouveau concile des évêques d’Afrique, qui confirmèrent leur première opinion, et il se concerta avec Firmilien pour opposer l’Église entière à l’Église romaine dans cette question. Firmilien répondit à saint Cyprien une lettre qui fera connaître la croyance de l’Orient chrétien touchant l’autorité des évêques de Rome (7) :

 

 « Firmilien à son frère Cyprien, salut, dans le Seigneur : « Nous avons reçu par notre très-cher diacre Rogatien, que vous nous avez envoyé, la lettre que vous nous avez écrite, très-cher frère; et nous avons rendu à Dieu de très-grandes actions de grâces de ce qu’étant séparés de corps, nous soyons unis d’esprit comme si nous habitions non-seulement le même pays, mais la même maison. C’est bien le cas de dire que la maison spirituelle de Dieu est une. Dans les derniers temps, dit le prophète, la montagne du Seigneur et la maison de Dieu, située sur le sommet des montagnes, seront manifestées. Réunis dans cette maison, nous y jouissons avec bonheur de l’unité. C’est ce que demandait au Seigneur le psalmiste : d’habiter dans la mai son de Dieu tous les jours de sa vie. Le même psalmiste dit, dans un autre endroit, que c’est un grand bonheur · pour les saints d’être unis. Oh ! dit-il, combien il est bon et délectable que des frères demeurent ensemble ! En effet, l’union, la paix et la concorde procurent un très-grand bonheur, non-seulement aux hommes fidèles qui connais sent la vérité, mais aux anges du ciel eux-mêmes qui, selon la divine parole, ressentent de la joie à propos d’un pécheur qui fait pénitence et qui revient au lien de l’unité. Ceci ne serait pas dit des anges qui habitent les cieux, si eux-mêmes ne nous étaient pas unis; mais, s’ils se réjouis sent de notre union, ils sont attristés lorsqu’ils voient les esprits et les cœurs de quelques-uns dans la division, non seulement comme s’ils n’invoquaient pas un seul et même Dieu, mais comme s’ils ne pouvaient plus ni se parler ni s’entendre. Nous ne pouvons donc être reconnaissants à Étienne de ce que, par sa violence, il nous a procuré l’occasion d’avoir un témoignage de votre foi et de votre sagesse ; car, si nous avons eu cet avantage à cause d’Étienne, ce n’est pas à lui que nous le devons. En effet, Judas, par sa perfidie et la trahison dont il a usé criminellement envers le Sauveur, ne doit pas être regardé comme la cause des grands biens que nous a procurés la passion du Seigneur, qui a délivré le monde et tous les peuples. Mais passons pour le moment sur ce qu’a fait Étienne, de peur qu’en nous souvenant de son audace et de son insolence, nous ne ressentions trop de chagrin de ses mauvaises actions. »

 

Ce préambule de la lettre de Firmilien démontre qu’il était bien éloigné de mettre le centre d’unité dans le pape. Étienne n’était à ses yeux qu’un évêque plein d’audace et d’insolence, parce qu’il avait osé se séparer de la communion de ceux qui avaient une autre croyance que la sienne sur la question du baptême des hérétiques, et il va jusqu’à le comparer à Judas. Il ne faut pas oublier que Firmilien était un des plus saints et des plus savants évêques de son temps.

Le principe de l’unité, il le mettait en Dieu :

« Comme c’est, dit-il, un seul et même Seigneur qui habite en nous, il joint et lie les siens entre eux, par le lien de l’unité, en quelque lieu qu’ils soient. »

Quant à l’Église de Rome, que l’on voudrait nous donner aujourd’hui comme centre d’unité, il en parle ainsi :

« Ceux qui sont à Rome n’observent pas toutes les choses qui ont été données au commencement, et c’est en vain qu’ils prétendent s’appuyer de l’autorité des apôtres; c’est ainsi que sur le jour de la célébration de la pâque et sur un grand nombre d’autres mystères de la religion, il y a chez eux quelques diversités, et qu’ils n’observent pas tout ce que l’on observe à Jérusalem; de même, en d’autres provinces, on rencontre beaucoup de variétés, selon la diversité des lieux et des langues; toutefois, on ne les a point séparés pour cela de la paix et de l’unité de l’Église universelle. »

L’Église de Jérusalem était l’Église modèle, selon Firmilien, elle était la mère de toutes les autres et le type le plus pur d’après lequel elles devaient se former; quant à l’Église de Rome, elle pouvait, comme toute autre Église particulière, être retranchée de l’unité. C’est pourquoi il s’élève énergiquement contre Étienne qui avait osé rompre la paix avec les évêques d’Afrique, qui diffamait les apôtres Pierre et Paul, en prétendant qu’il suivait leurs traditions.

« C’est avec raison, dit-il, que je m’indigne de la folie manifeste d’Étienne qui, d’un côté, se glorifie du siège de son épiscopat et prétend posséder la succession de Pierre, sur lequel les fondements de l’Église ont été placés, et qui, d’un autre côté, introduit d’autres Pierres, et construit les nouveaux édifices de nombreuses Églises, en affirmant, de sa propre autorité, qu’elles possèdent le vrai baptême…

« Étienne, qui se vante de posséder par succession la chaire de Pierre, ne montre aucun zèle contre les hérétiques…Vous, Africains, vous pouvez dire à Étienne qu’ayant connu la vérité, vous avez rejeté la coutume de l’erreur; mais nous, nous possédons en même temps la vérité et la coutume; nous opposons à celle des Romains notre coutume à nous, qui est celle de la vérité, conservant depuis le commencement ce qui nous a été donné par le Christ et par les apôtres… Et Étienne n’a pas honte d’affirmer que ceux qui sont, dans le péché peuvent remettre le péché, comme si le bain de vie pouvait se trouver dans la maison de la mort! Quoi! ne crains-tu pas le jugement de Dieu en te montrant favorable aux hérétiques contre l’Église? Mais tu es pire que tous les hérétiques; car lorsque ceux d’entre eux qui ont reconnu leur erreur viennent à toi pour recevoir la vraie lumière de l’Église, toi, tu viens en aide à leurs erreurs, et éteignant la lumière de la vérité de l’Église, tu amasses autour d’eux les ténèbres de la nuit de l’hérésie. Ne com prends-tu pas qu’on te demandera compte de ces âmes au jour du jugement, puisque tu as refusé le breuvage de l’Église à ceux qui avaient soif, et que tu as causé la mort de ceux qui voulaient vivre? Et pourtant tu t’indignes! vois quelle est ta folie lorsque tu oses reprendre ceux qui , combattent contre le mensonge pour la vérité ! quel est celui qui s’indigne avec le plus de raison contre un autre? est-ce celui qui s’entend avec les ennemis de Dieu, ou bien celui qui, pour la vérité de l’Église, se déclare contre celui qui s’entend avec les ennemis de Dieu?… Que de contestations, que de discussions tu prépares à toutes les Églises du monde ! quel grave péché tu as commis lorsque tu t’es séparé de tant de troupeaux ! tu t’es tué toi-même; ne t’y trompe pas; car celui-là est véritablement schismatique qui a renoncé à la communion de l’unité de l’Eglise. Tandis que tu penses que tous les autres sont séparés de toi, c’est toi qui es séparé des autres. »

Firmilien parlait ainsi à l’évêque de Rome; et personne ne songea à le taxer d’erreur, même parmi ceux qui n’admettaient pas sa croyance touchant le baptême des hérétiques (8).

Saint Denys d’Alexandrie, sans prendre ouvertement parti contre l’évêque de Rome, cherchait à l’amener au sentiment des rebaptisants. C’est dans ce but qu’il lui exposa ses doutes à propos d’un homme qu’il avait admis à la communion sans le rebaptiser, et qui cependant n’osait qu’avec peine participer au corps du Seigneur, parce qu’il n’avait reçu le baptême que chez des hérétiques et avec des paroles et des rites coupables (9).

« Frère, écrivait-il à Xiste, j’ai besoin de votre conseil et je vous demande votre sentiment, afin que je ne me fasse pas d’illusion dans une affaire si grave qui m’a été déférée. »

Ce n’est point à un supérieur qu’il s’adresse pour demander une décision, mais à un égal, à un frère, pour connaître sa manière de voir, afin de prendre ensuite lui-même une détermination. Nous le demandons à tout homme de bonne foi : est-ce ainsi que l’évêque d’Alexandrie aurait écrit à celui de Rome si ce dernier eût joui d’une autorité universellement reconnue pour terminer es discussions dogmatiques ou disciplinaires?

Nous trouvons dans les actes du dernier concile de saint Cyprien une critique très-significative des prétentions de l’évêque de Rome qui commençaient à se produire. Après avoir demandé l’avis de ses collègues, il parla ainsi :

« Que chacun de vous dise son avis sans juger personne et sans séparer de la communion celui qui ne serait pas de son avis; car aucun de nous ne s’établit évêque des évéques et ne réduit ses collègues à lui obéir au moyen d’une terreur tyrannique, tout évêque ayant une pleine liberté de sa volonté et une entière puissance ; comme il ne peut être jugé par un autre, il ne peut non plus le juger. Attendons tous le jugement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui seul a la puissance de nous préposer au gouvernement de son Église et de juger notre conduite (10). »

Il est évident que saint Cyprien avait en vue l’évêque de Rome, Étienne, qui avait osé déclarer hors de sa communion ceux qui pensaient autrement que lui sur le baptême des hérétiques. Les théologiens romains veulent considérer ces excommunications des évêques de Rome comme des sentences qui séparaient de l’unité ceux qui en étaient frappés. Mais la manière dont on considéra la sentence de Victor dans la question de la pâque et celle d’Étienne dans la discussion sur le baptême, démontre qu’on ne les considérait que comme des actes personnels à l’évêque de Rome et qui n’avaient d’autre effet que de rompre les relations entre lui et ceux qui ne partageaient pas sa manière de penser. Quant à l’unité de l’Église, elle restait intacte, par la raison toute simple que cette unité ne consistait point dans l’union avec l’évêque de Rome, et que ceux qu’il séparait de sa communion communiquaient avec le reste de l’Église. On ne considérait comme hors de l’Église que ceux qui étaient frappés d’excommunication par l’Église elle-même réunie en concile œcuménique ou en des conciles particuliers auxquels le reste de l’Église adhérait.

La critique que fait saint Cyprien du titre d’évêque des évêques donne à penser que l’évêque de Rome cherchait dès lors à se l’attribuer, et rappelle une critique de Tertullien. Ce savant prêtre de Carthage disait ironiquement d’un évêque romain dont il blâmait la doctrine (11) :

« J’apprends que l’on a donné un édit, et même un édit péremptoire ; le souverain pontife, c’est-à-dire l’évêque des évéques, a dit : « Je remets les péchés d’impureté et de « fornication à ceux qui ont fait pénitence. » O édit! on ne pourra du moins mettre dessus l’étiquette : Bonne œuvre ! Mais où affichera-t-on cet édit si libéral? Ce sera, je pense, sur les portes des lieux de prostitution… »

Tertullien se moque également des titres de pape et d’apostolique que prenaient les évêques de Rome. Des hommes comme Zéphyrin et Calliste, son successeur (12), pouvaient bien s’attribuer des titres pompeux qu’ils ne méritaient pas ;  mais l’Église, au lieu d’en reconnaître la légitimité et de les regarder comme émanant du droit divin, les blâmait par l’organe de ses plus savants docteurs, et les regardait comme un mauvais fruit de l’orgueil et de l’ambition.

Saint Cyprien n’eût pas été conséquent avec lui-même s’il se fût soumis et s’il se fût déclaré en faveur des prétentions des évêques de Rome. En effet, dans son Traité de l’unité de l’Église, il nie positivement la primauté de saint Pierre lui-même; il ne fait de cet apôtre que la figure de l’unité, laquelle résidait dans l’ensemble du collège apostolique, et, par succession, dans l’ensemble du corps épiscopal qu’il appelle la chaire de Pierre. Ce n’est que par suite de la plus étrange des préoccupions que les théologiens romains ont entendu, par cette dernière expression, le siège de Rome. Ils n’ont pu lui attribuer un tel sens qu’en oubliant complétement le reste du texte de saint Cyprien d’où elle est tirée. Nous le donnerons comme un exemple entre mille du peu de bonne foi des partisans de la papauté, lorsqu’ils citent les monuments de la tradition. Après avoir mentionné les pouvoirs promis à saint Pierre, le saint docteur fait remarquer que Jésus-Christ les a promis à lui seul, quoiqu’ils dussent être donnés à tous.

« Pour manifester l’unité, dit-il, le Seigneur a voulu que cette unité tirât son origine d’un seul (13). Certainement les AUTRES APOTRES ÉTAIENT CE QUE FUT PIERRE ; ils avaient le MÊME HONNEUR et la MÊME PUISSANCE que lui (14). Tous les pasteurs sont établis, et le troupeau, nourri par tous les pasteurs ensemble, est un, afin que l’Église du Christ apparaisse dans son unité. »

 La chaire de Pierre, dans l’idée de saint Cyprien, c’est l’autorité du corps apostolique, et, par succession, celle du corps épiscopal ;

«Tous les évêques ont le même honneur et la même autorité, pour ce qui regarde leur ordre, comme les apôtres avaient LE MÊME HONNEUR ET LA MÊME AUTORITÉ QUE PIERRE. »

Dès que saint Cyprien admet ce principe, comment peut-on abuser, comme on l’a fait, de quelques unes de ses expressions? Alors même qu’il faudrait entendre par chaire de Pierre le siège de Rome, que s’ensuivrait-il de favorable aux prétentions de l’évêque de ce siège, puisque, comme évêque, il ne posséderait ni plus d’honneur ni plus d’autorité que les autres, et que, comme l’établit un peu plus loin saint Cyprien, l’épiscopat est un et que chaque évêque le possède solidairement ?

Mais l’évêque de Carthage appelle l’Eglise de Rome : racine et matrice de l’Église catholique (15). Que s’ensuit-il, si de telles expressions étaient généralement employées de son temps pour désigner toutes les Eglises apostoliques ? Personne ne nie que l’Église de Rome n’ait été fondée par les apôtres; elle a donc été une racine de l’Église catholique, une Église mère, mais elle n’a pas été par excellence LA racine, LA mère de l’Église. En effet, Tertullien appelle toutes les Églises apostoliques matrices et originales (16), ce qui signifie : « mères et ayant donné à d’autres l’origine : » le même docteur appelle Jérusalem : mère de la religion, matricem religionis (17). Le premier concile de Constantinople (18) donne à l’Église de Jérusalem le titre de mère de toutes les Églises. En Afrique, on donnait le titre de matrices ou mères aux grandes Églises métropolitaines (19). Un évêque gaulois du cinquième siècle, Avitus de Vienne, écrivait au patriarche de Jérusalem :

« Votre Apostolat exerce une primauté qui lui a été accordée par Dieu, et il a soin de montrer qu’il occupe la place principale (principem locum) dans l’Église, non-seulement par ses privilèges, mais par ses mérites (20).»

Il n’est donc point étonnant que saint Cyprien ait donné le titre d’Église mère, d’Église racine à celle de Rome, qui en avait enfanté d’autres, peut-être même en Afrique, et dont l’origine remontait aux apôtres. Par eux, elle était, au même titre que les autres Églises apostoliques, la mère et la racine de l’Église catholique. Dès que ces qualifications ne lui sont pas données d’une manière exclusive, elles ne prouvent rien en faveur de l’autorité qu’elle s’attribue. Personne ne nie que Rome n’ait été un des centres les plus importants du rayonnement chrétien sur le monde; personne ne conteste qu’elle n’ait été une Église puissante, vénérable, apostolique. Mais tout concourt à démontrer que son importance ne lui conféra pas d’autorité pendant les premiers siècles. On voit que, dès le troisième siècle, les évêques de Rome, à cause de saint Pierre qui avait été un des fondateurs de leur siège, prétendaient exercer une certaine autorité sur le reste de l’Église et se donnaient quelquefois le titre d’évêque des évêques; mais on voit aussi que l’Église entière protestait contre ces prétentions ambitieuses et n’en tenait aucun compte.


 

(1) Nous donnerons plus bas en entier les textes de saint Cyprien et de Tertullien.

(2) Saint Cyprien, leture 59 à Corneille. parlé d’aucune prérogative divine dont l’Église de Rome aurait été favorisée.

(3) Eusèb. Hist. Eccl., liv. VI, c. II et III.

(4) Cyp., lettres 72 et 73 à Étienne.

(5) Lettre de saint Denys d’Alexandrie, dans l’Histoire d’Eusèbe, liv. VII, c. v.

(6) Lettre de saint Denis à Xyste dans l’Hist. d’Eusèbe, liv. VII, c. v.

(7) Lettre de Firmil. à S. Cyp., parmi les lettres de ce dernier. Lettre soixante-quinzième. Edit. Baluze, revue par les Bénédictins.

(8) Quelques ultramontains ont contesté l’authenticité de la lettre de Firmilien, mais les plus érudits d’entre eux s’accordent, avec les autres savants de toutes les écoles, à la regarder comme authentique. La raison la plus forte qu’apporte Barruel pour contester l’authenticité, c’est que Firmilien ne pouvait écrire une telle lettre, puisque, d’après saint Denys d’Alexandrie, il s’était réconcilié avec le pape avant l’époque où il l’aurait écrite. Si Barruel eût été un peu plus érudit, il eût su que dans la lettre de saint Denys d’Alexandrie à Étienne, lettre à laquelle il fait allusion, Denys ne dit pas que toute l’Église était en paix au sujet du baptême des hérétiques, puisque la discussion ne faisait que commencer, mais qu’il dit seulement à Étienne qu’il aurait tort de troubler par cette discussion l’Église, qui se trouvait si heureuse de jouir de la paix après les troubles suscités par Novat. Les autres prétendues preuves de Barruel sont encore plus faibles et ne méritent pas d’être discutées. Disons seulement qu’il lui a fallu une audace peu ordinaire pour s’élever contre les érudits les plus illustres de toutes les écoles, qui admettent sans contestation la lettre de Firmilien comme authentique.

(9) Lettre de saint Denys, dans l’Hist. Eccl. d’Eusèbe, liv. VII, C. IX.

(10) Concil. Carth., OEurr. de saint Cyprien, p.329, 330, édit. Bénéd.

(11) Tertull., Livre de la Pudicité, S 1.

(12) V. sur le scandale de ces deux indignes évêques de Rome, l’ouvrage intitulé : « Philosofumen », que l’on attribue avec raison à saint Hippolyte, évêque d’Ostie, ou au docte prêtre Caïus. Il est certain du moins que ce livre est l’œuvre d’un écrivain contemporain des événements qu’il a racontés, et qui jouissait d’une grande autorité dans l’Église romaine. Tertullien reproche à un évêque de Rome d’avoir adopté, par suite des séductions de Praxéas, l’hérésie des Patripas siens (Liv. Cont. Prax., S 1). L’auteur des Philosofumen attribue cette hérésie à Zéphyrin et à Calliste, évêques de Rome à cette époque. Ils ne croyaient pas, comme on voit, à leur infaillibilité.

(13) Voilà l’explication du passage dont nous avons parlé plus haut où saint Cyprien appelle l’Eglise de Rome : Source de l’unité sacerdotale.

(14) On a ajouté en cet endroit, dans quelques manuscrits : « mais la Primauté a été donnée à Pierre, afin qu’il n’y eût qu’une seule Eglise et une seule chaire. » Sed primatus Petro datur ut una Ecclesia et cathedra una monstretur. On pourrait expliquer ces paroles dans un sens non-ultramontain par ce qui précède dans saint Cyprien sur Pierre, figure de l’unité ; mais il est inutile de perdre le temps à expliquer un texte interpolé. Il était regardé comme tel par le savant Baluze, qui avait préparé l’édition des œuvres de saint Cyprien publiée depuis par dom Maran, bénédictin. Lorsque cette édition fut publiée, un nommé Masbaret, professeur au séminaire d’Angers, obtint du gouvernement que le passage serait rétabli. On tenait alors à ne pas contrarier Rome, et le passage fut rétabli au moyen d’un carton. Voir dans l’Histoire des Capitulaires les observations de Chiniac sur le Catalogue des ouvrages d’Étienne Baluze.

(15) Saint Cyprien, lettre 45 à Corneille.

(16) Tertull. Prœscript., c. xxI.

(17) Tertull., Contre Marcion, liv. VI, c. xxxv.

(18) Labbe, Collect. des Conciles.

(19) V. les Conciles d’Afrique dans la même Collection.

(20) Oeuvres de saint Avit, éditées par le P. Sirmond, t. II des Oeuvres diverses de Sirmond.

Un extrait du livre du père Wladimir Guettée, « la Papauté schismatique« .


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