Traduction française, introduction et notes par

le R. P. PLACIDE DESEILLE

↓ Télécharger la version scannée en pdf

↓ Télécharger la version reconnue en docx

Table des matières

INTRODUCTION

TABLE DES DISCOURS

DISCOURS 1. LES FONDEMENTS DE LA VIE EN CHRIST

DISCOURS 2. LE RENONCEMENT AU MONDE

DISCOURS 3. LA VIE SOLITAIRE

DISCOURS 4. LA VOIE DE LA CROIX

DISCOURS 5. ÉLOIGNEMENT DU MONDE ET CONFIANCE EN LA PROVIDENCE

DISCOURS 6. LA FUITE DU MONDE

DISCOURS 7. LA RÈGLE DES COMMENÇANTS

DISCOURS 8. DISCERNER LES SIGNES DU PROGRÈS

DISCOURS 9. GRAVIR DANS L’ORDRE LES DEGRÉS DE LA VIE MONASTIQUE

DISCOURS 10. LA BEAUTÉ DE LA VIE MONASTIQUE

DISCOURS 11. LES TROIS ÉTATS, CORPOREL, PSYCHIQUE ET SPIRITUEL

DISCOURS 12. PROGRÈS OU RELÂCHEMENT ?

DISCOURS 13. L’ABSENCE DE SOUCIS ET LA STABILITÉ LOCALE

DISCOURS 14. LES VICISSITUDES QUI ADVIENNENT DANS LA VOIE DE L’HÈSYCHIA

DISCOURS 15. LES LARMES, SIGNE DU PROGRÈS

DISCOURS 16. LE BIENFAIT DES ÉPREUVES

DISCOURS 17. CONDUITE CORPORELLE ET CONDUITE SPIRITUELLE

DISCOURS 18. CONNAISSANCE NATURELLE ET CONNAISSANCE SPIRITUELLE

DISCOURS 19. CONNAISSANCE SPIRITUELLE ET L’ESPRIT D’ENFANCE

DISCOURS 20. LA GLOIRE DE L’HUMILITÉ

DISCOURS 21. CONNAÎTRE SA FAIBLESSE

DISCOURS 22. L’ESPÉRANCE

DISCOURS 23. LA MISÉRICORDE L’EMPORTE SUR LA JUSTICE ET LHÈSYCHIA SUR LES ŒUVRES

DISCOURS 24. L’IVRESSE DU DIVIN AMOUR

DISCOURS 25. L’IMPASSIBILITÉ, FRUIT DE L’AMOUR DIVIN

DISCOURS 26. L’ATTENTION AUX PETITES CHOSES

DISCOURS 27. DÉSIR NATUREL ET CONVOITISE PASSIONELLE

DISCOURS 28. LES AGRYPNIES I

DISCOURS 29. LES AGRYPNIES II

DISCOURS 30. LES DEUX CRUCIFIXIONS

DISCOURS 31-32. Les degrés de la prière

DISCOURS 33. LES CONDITIONS D’UNE PRIÈRE ARDENTE

DISCOURS 34. LES MÉTANIES, L’AMOUR DE L’HÈSYCHIA ET LE SOUVENIR DE LA MORT

DISCOURS 35. HÈSYCHIA, SILENCE, MISÉRICORDE

DISCOURS 36. NE RIEN DÉSIRER D’EXTRAORDINAIRE, SUPPORTER LES ÉPREUVES

DISCOURS 37. DIEU N’ACCORDE SES DONS QU’À L’HUMILITÉ

DISCOURS 38. COMMENT DIEU DEVIENT SENSIBLE AU CŒUR

DISCOURS 39-40. DU SOUVENIR DE LA MORT À L’IVRESSE DE L’AMOUR DIVIN

DISCOURS 41. GRAVITÉ DIVERSE DES PÉCHÉS

DISCOURS 42. FIDÉLITÉ DE L’ÂME, ÉPOUSE DU CHRIST, DANS LES PETITES CHOSES

DISCOURS 43. LE CIEL EST EN NOUS, MAIS IL FAUT SE GARDER DU RELÂCHEMENT

DISCOURS 44. LA GARDE DES SENS. LA PRIÈRE POUR NE PAS SUCCOMBER À LA TENTATION

DISCOURS 45. AU SEIN DE L’ÉPREUVE, CONFIANCE DANS LE VERBE, INCARNÉ POUR NOUS

DISCOURS 46. L’HUMILITÉ OBTIENT LA PATIENCE DANS L’ÉPREUVE ET LA JOIE DE L’ESPRIT-SAINT

DISCOURS 47. Intransigeance envers le corps

Discours 48. L’ÉPREUVE EST BÉNÉFIQUE POUR TOUT HOMME

DISCOURS 49. Les vicissitudes de la vie spirituelle. L’humilité peut suffire au salut

DISCOURS 50. NÉCESSITÉ DU REPENTIR, DE LA PRIÈRE ET DES ÉPREUVES

Discours 51-54. LES TROIS TACTIQUES DU DIABLE

DISCOURS 55. VIGILANCE CONTRE LES PASSIONS, DANS L’ATTENTE DE LA VIE ÉTERNELLE

DISCOURS 56. SE GUÉRIR SOI-MÊME AVANT DE PRÉTENDRE GUÉRIR LES AUTRES. L’ÉVEIL DE LA SENSIBILITÉ SPIRITUELLE

DISCOURS 57. ALTERNANCE DE LA LUMIÈRE ET DES TÉNÈBRES. LA DÉRÉLICTION PÉDAGOGIQUE

DISCOURS 58. LE ZÉLOTISME. INCOMPATIBILITÉ DE LA MISÉRICORDE ET DE LA STRICTE JUSTICE

DISCOURS 59. SEULE LA PRIÈRE OBTIENT LE DISCERNEMENT

DISCOURS 60. SOYEZ MISÉRICORDIEUX COMME L’EST VOTRE PÈRE CÉLESTE

DISCOURS 61. LA FORCE DU ZÈLE ; COMMENT IL S’AFFAIBLIT

DISCOURS 62-65. LES TROIS MODES DE LA CONNAISSANCE

Discours 66. LES TROIS CONNAISSANCES ET LA VISION DE DIEU DANS LE MIROIR DE L’ÂME

Discours 67. ÉMERVEILLEMENT DE L’ÂME DEVANT LES SPLENDEURS DE LA CRÉATION

Discours 68. NÉCESSITÉ DE L’EFFORT POUR ATTEINDRE À LA CONTEMPLATION

Discours 69. LA BONNE SANTÉ DE L’INTELLECT. DIEU SENSIBLE AU CŒUR

Discours 70. LA POSSIBILITÉ DU REPENTIR NE DOIT PAS INCITER AU PÉCHÉ

Discours 71. MENER SANS COMPROMIS LE COMBAT INVISIBLE

DISCOURS 72. DU REPENTIR À L’AMOUR PARFAIT DE DIEU. HYMNE À LA CHARITÉ

Discours 73. APHORISMES ET PARABOLES (LE NAGEUR ET LA PERLE, LE HÉRON, LA SIRÈNE, L’HUÎTRE ET LA PERLE, LE CHIEN QUI LÈCHE UNE LIME, ETC.)

DISCOURS 74. SENS TYPOLOGIQUE DU SABBAT ET DU DIMANCHE

DISCOURS 75-79. RÉCITS DIVERS. L’ERMITE ET LA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN

DISCOURS 80. AIDE-MÉMOIRE D’UN SOLITAIRE

DISCOURS 81. DU REPENTIR À LA MISÉRICORDE UNIVERSELLE

DISCOURS 82-83. LA NATURE DE L’ÂME ET LES PASSIONS. PURETÉ DE L’INTELLECT ET PURETÉ DU CŒUR

DISCOURS 84. LA VISION DES ÊTRES INCORPORELS. LA GÉHENNE ET L’AMOUR DE DIEU

DISCOURS 85. LE JEÛNE ET L’AGRYPNIE ; LES LARMES ; LA PRIÈRE CONTINUELLE

DISCOURS 86. PURETÉ DE L’ÂME ET ÉVEIL DES SENS SPIRITUELS

PREMIERE LETTRE

DEUXIEME LETTRE

TROISIEME LETTRE

QUATRIEME LETTRE

 

 

 

INTRODUCTION

IL est peu d’écrits, dans la tradition spirituelle de l’Orient chrétien, qui aient exercé une influence comparable à ceux de saint Isaac le Syrien, et qui aient éveillé un tel écho chez les hommes qui avaient une profonde expérience de Dieu.

Dès le XIeme siècle, cette influence s’est exercée sur saint Syméon le Nouveau Théologien, le plus grand mystique byzantin. Elle marqua profondément le mouvement hésychaste du XIVème siècle qui, parti des ermitages et des monastères du Mont Athos, rayonna sur toute l’Europe orientale, de la Grèce aux forêts du nord de la Russie, et posa une empreinte indélébile sur les peuples orthodoxes, en leur inspirant à la fois l’humble amour des hommes et le zèle pour la prière incessante.

En Russie, toute la tradition du monachisme d’inspiration hésychaste se réfère à Isaac, de saint Nil Sorsky à saint Païssy Velitchkovsky et aux grands startsy d’Optino. Il fut très apprécié par les penseurs russes du XIXèmc siècle ; son influence a été profonde sur des hommes tels qu’Ivan Kireievsky et Féodor Dostoievsky.

En Grèce et au Mont Athos, l’œuvre de saint Isaac est considérée aujourd’hui, à côté de Y Echelle de saint Jean Climaque, comme « le guide indispensable de toute âme orthodoxe pour marcher vers Dieu avec sûreté ; c’est pourquoi un grand spirituel contemporain, le Père Jérôme d’Egine (décédé en 1966), recommandait de ne pas hésiter à mendier, si nécessaire, pour pouvoir en acheter un exemplaire. » Elle a été le livre de chevet du Père Païssios, du Père Porphyrios, du Père Joseph F Hésychaste, du Père Éphrem de Katounakia et de leurs disciples, qui ont été les principaux artisans du renouveau spirituel que le Mont Athos et la Grèce connaissent depuis une trentaine d’années. De nombreux points de contact pourraient être relevés aussi entre les écrits de saint Isaac et l’enseignement de saint Silouane l’Athonite.

L’œuvre de saint Isaac a été écrite principalement pour des moines, c’est-à-dire, dans la langue de notre auteur, pour des ermites menant une vie de solitude rigoureuse et de silence. Mais, en vertu de la communion des saints, dans le christianisme, chacun est riche de ce que les autres possèdent, et il n’est pas sans utilité, pour les plus humbles eux-mêmes, d’entrevoir les hauteurs auxquelles peuvent atteindre, dès ici-bas, ceux qui ont permis à la grâce du baptême de porter en eux tous ses fruits. Mais Isaac lui-même revient souvent sur l’idée que, dans la vie spirituelle, chacun a sa mesure, et qu’il serait aussi périlleux de prétendre dépasser cette mesure que de rester en deçà par négligence. De tels textes doivent donc être lus avec discernement et en esprit d’humilité ; à cette condition, chacun trouvera à y glaner de précieux conseils valables pour tous, et obtiendra un grand profit à respirer cet air pur des sommets.

LA VIE DE SAINT ISAAC LE SYRIEN

Nous ne sommes renseignés sur la vie de saint Isaac que par deux courtes notices biographiques anciennes, auxquelles plusieurs passages de son œuvre permettent d’apporter quelques compléments.

Isaac naquit dans la région du Beit Qatrayé (Qatar et côte orientale de l’Arabie), probablement vers 613. Le monachisme était florissant dans cette région qui relevait de l’Empire perse, et Isaac embrassa ce genre de vie. Sa connaissance des Ecritures et de la tradition des saints Pères lui valurent assez tôt la renommée d’un maître. En 649, un schisme sépara les évêques de cette région du catholicos de Séleucie-Ctésiphon, chef de l’Église de Perse. Séleucie-Ctésiphon était passée sous la domination arabe en 637, et le Beit Qatrayé fut conquis vers 650. En 676, le schisme fut résorbé, et le catholicos Giwargis (Georges) se rendit au Qatar. C’est sans doute à cette occasion qu’il en ramena Isaac et le consacra évêque du siège important de Ninive. Mais au bout de cinq mois, Isaac renonça à l’épiscopat « pour une raison connue de Dieu seul », dit l’un de ses biographes, et alla se joindre aux solitaires de la montagne de Matout, dans la région du Beit Houzayé (actuellement en Iran, à l’est de Bassora).

Rempli d’une douceur, d’une paix et d’une humilité rayonnantes, Isaac ne se nourrissait que de trois pains par semaine et de quelques légumes crus. Sa grande ascèse, son assiduité à la lecture et à l’étude lui firent perdre la vue, mais les autres moines s’appliquaient à écrire les enseignements qu’il ne pouvait plus rédiger lui-même. On l’avait surnommé le second Didyme. Isaac avait mené, pendant une grande partie de sa vie, une existence solitaire, à proximité d’un groupement anachorétique assez informel ; mais, sans doute à cause de son infirmité, il passa ses dernières années dans le monastère de Rabban Sha-bour (Beit Houzayé), où il mourut probablement au début du VUI eue siècle.

L’aire géographique de l’Église de Perse correspondait à l’ensemble de l’Empire sassanide, c’est-à-dire, pour utiliser les dénominations actuelles, à une région couvrant la côte nord-est de la péninsule arabique, l’Iraq, le sud-est de la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et une partie du Turkestan. Cette Église eut des prolongements jusqu’au Tibet, en Chine, en Indonésie et au sud de l’Inde. L’Empire perse, attaché au mazdéisme et ennemi traditionnel de l’Empire romain, ne fut jamais officiellement chrétien ; il posséda cependant une chrétienté florissante qui eut d’innombrables martyrs, des moines qui comptèrent dans leurs rangs quelques-uns des plus grands mystiques chrétiens, et d’intrépides missionnaires. Héritière de l’Ecole d’Antioche dont les derniers représentants avaient émigré dans ce pays, l’Église de Perse était officiellement nes-torienne depuis le synode de Séleucie-Ctésiphon de 486, mais les textes d’Isaac ne contiennent aucune trace d’une christologie erronée. On sait d’ailleurs que la plupart des grands spirituels de l’Église de Perse étaient en disgrâce auprès de leur hiérarchie, et Isaac lui-même a manifesté clairement, en plusieurs passages de son œuvre, sa volonté de rester étranger aux querelles doctrinale et de s’en tenir à la foi traditionnelle de l’Église des Apôtres. Dans la suite, son œuvre fut reçue sans difficulté aussi bien dans l’Église syrienne occidentale jacobite que dans l’Église orthodoxe chalcédonienne, et leur auteur fut vénéré partout comme un saint et un maître spirituel de tout premier plan.

L’ŒUVRE DE SAINT ISAAC LE SYRIEN

Telle qu’elle est connue aujourd’hui, l’œuvre d’isaac comprend trois parties. La première se compose de 68 discours (l’édition de Spetsiéris en compte 82, en raison du démembrement de plusieurs discours et de l’adjonction de quatre textes inauthentiques). Les deux autres parties n’ont été éditées que récemment ; elle étaient restées inconnues dans les chrétientés grecque, slave et occidentale.

La première partie de cette œuvre, dont nous donnons ici une nouvelle version française, avait été traduite en grec dès le IXème siècle, par deux moines de la laure de Saint-Sabas en Palestine, Abramios et Patrikios. Ils avaient utilisé un texte syriaque où avaient été interpolés quelques textes de Jean de Dalyatha et de Philoxène de Mabboug. Ces interpolations, réalisées par des copistes qui, comme l’ensemble de leurs contemporains, attachaient plus de prix au contenu des textes qu’à leur authenticité littéraire, s’harmonisent d’ailleurs assez bien avec le reste de l’ouvrage.

Il nous a semblé utile de traduire en français cette version grecque, parce qu’elle représente le texte de l’œuvre de saint Isaac telle qu’elle a été reçue depuis des générations dans les Eglises orthodoxes grecques et slaves, et parce que c’est sous cette forme qu’elle y a exercé l’influence inappréciable que nous avons évoquée ; elle est la base de pratiquement toutes les traductions qui en ont été faites dans d’autres langues que le syriaque ou l’arabe. On peut la considérer comme un choix et une « relecture » dans l’esprit des Eglises chalcédoniennes des textes du grand mystique perse. Isaac appartenait à une Eglise qui se situait en dehors des frontières de l’Empire romain, et qui, de ce fait, ne se sentait pas liée par les conciles œcuméniques tenus dans cet Empire. C’est ainsi que, dans la seconde partie de ses écrits, il professe en toute bonne foi la doctrine de l’apocatastase, c’est-à-dire de la certitude du salut final de toutes les créatures douées d’intelligence, y compris de Satan et des anges rebelles, doctrine qui ne pouvait plus être admise dans les Eglises qui reconnaissaient comme œcuménique le I(ème concjie de Constantinople (553).

Les textes concernant cet aspect de l’enseignement d’Isaac sont précisément absents de la version grecque, qui n’a retenu que la première partie de son œuvre ; de même, les noms d’Evagre le Pontique et de Théodore de Mopsueste y ont été remplacés par des prête-noms moins compromettants. Tout cela n’empêche pas cette version d’être entièrement fidèle à ce qui constitue la substance de l’enseignement d’Isaac, et de constituer un maillon indispensable dans la transmission de cette doctrine spirituelle hors de sa région d’origine. Elle méritait à ce titre d’être mise à la disposition des lecteurs d’expression française.

BIBLIOGRAPHIE

Texte syriaque et traduction grecque ancienne

Bedjan, P. (éd.), Mar Isaacus Ninivita. Deperfectione religiosa, Paris, 1909.

Spetsiéris, I. (éd.), Tou hosiou Patros hèmôn Isaac Episkopos Nineui tou Syrou ta eurétenta askètika, Athènes, 1895 ; Réédition B. Règo-poulou, Thessalonique, 1977.

Traductions récentes

Wensinck, J., Mystic treatises by Isaac ofNiniveh, translatée1from Bedjan’s syriac text, Amsterdam, 1923 ; Réimpression Martin Sandig, Wiesbaden, 1969.

The Ascetical Homilies of saint Isaac the Syrian, trad. D. Miller, Boston, 1984. [Traduction établie d’après des mss. syriaques et grecs]. Isacco di Ninive, Discorsi ascetici /1, L ’ebbrezza délia fede, Trad. M. Gallo et P. Bettiolo, Rome, 1984 [traduction italienne des Discours 1-38 du texte syriaque],

Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles. Les 86 Discours ascétiques. Les Lettres. Trad. J. Touraille, Paris, 1981 [Traduction d’après le texte grec].

Études

Alfeyev, H., L’univers spirituel d’Isaac le Syrien, SO, n° 76, Abbaye de Bellefontaine, 2001.

De Andia, Y., « Hésychasme et contemplation chez Isaac le Syrien », dans Mystiques d’Orient et d’Occident (SO, n° 62), Abbaye de Belle-fontaine, 1994, p. 77-117.

Id., « La crucifixion de l’intellect dans les Homélies ascétiques d’Isaac le Syrien », dans Denys l ’Aréopagite. Tradition et métamorphoses, Paris, 2006, p. 110-125.

Bf.ulay, R., La Lumière sans forme. Introduction à l’étude de la mystique chrétienne syro-orientale, Chevetogne, 1987.

Khalifé-Hachem, E., Article « Isaac le Syrien », dans Dictionnaire de Spiritualité, tome 7/2, col. 2041-2054.

Pour la bibliographie générale de saint Isaac, on consultera l’ouvrage mentionné ci-dessus de Mgr Hilarion Alfeyev, SO, n° 76, p. 345 ss. et les 41 Discours nouvellement découverts, Trad. Dom André Louf, SO, n° 81, p. 89.

LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE SAINT ISAAC

Le dessein de l’œuvre

Le but que se proposait saint Isaac dans son enseignement était essentiellement de conduire ses disciples jusqu’au plein développement de la grâce de leur baptême (cf. 1, 41) autant qu’il est possible à l’homme d’y atteindre ici-bas, et de réaliser ainsi « ce pourquoi le Sauveur est venu. »

Dans sa pensée — fondée sur son expérience — ce but ne pouvait être pleinement atteint que par des hésychastes qui avaient renoncé à tout et embrassé une vie de solitude rigoureuse :

Personne ne peut s’approcher de Dieu, sinon celui qui s’est séparé du monde. Par séparation, je n’entends pas la sortie du corps, mais l’abandon des occupations du monde.

La vertu consiste en ce que l’homme, dans sa pensée, cesse de s’occuper du monde. Le cœur ne peut s’établir dans la sérénité ni être vide d’images, tant que les sens exercent leur activité. Ni les passions corporelles ne peuvent disparaître, ni les pensées mauvaises cesser, sans le désert (1, 5-6).

Cela ne signifie pas toutefois que seuls peuvent être sauvés les hommes qui atteignent à ces sommets ; Isaac, qui savait allier les extrêmes avec un discernement souverain, reconnaît l’existence d’une voie moins exigeante :

Certes, la majorité des hommes ne parviendra jamais à une telle innocence ; nous espérons toutefois que, en raison de leurs bonnes , actions, une place leur est réservée dans le Royaume des cieux (194).

Je ne dis pas cela pour briser l’espérance, comme si celui qui n’est pas parvenu à l’extrême pointe de la perfection ne pouvait obtenir la grâce de Dieu ni recevoir sa consolation. En vérité, lorsqu’un homme a rejeté tout mal, lorsqu’il s’en est parfaitement éloigné et qu’il est accouru vers le bien, il éprouve vite le secours [de Dieu]. Et s’il combat un peu, il trouvera la consolation dans son âme, il obtiendra le pardon des fautes, il sera digne de la grâce et il recevra nombre de biens. Cependant, un tel homme demeure en dessous de la perfection de celui qui s’est séparé du monde, qui a trouvé dans son âme le mystère de la béatitude à venir, et qui a obtenu cette chose pour laquelle est venu le Christ (2325).

Il n’en reste pas moins que l’enseignement d’Isaac, dans son ensemble, s’adresse à des hommes qui ont résolu, avec l’aide de la grâce divine, de s’engager de tout leur être dans la voie la plus parfaite, — même si nombre de ses conseils seront profitables à tout chrétien fervent.

Le Dieu de l’Evangile

Sous-jacente à toute la doctrine spirituelle de saint Isaac, nous trouvons une certaine idée de Dieu, qui lui est inspirée à la fois par sa méditation des Évangiles et par sa propre expérience spirituelle, nourrie de cette rumination des Écritures :

De même qu’un grain de sable ne fait pas le poids en face d’une masse d’or, ainsi l’exercice de la stricte justice de Dieu ne fait pas le poids en comparaison de sa miséricorde. Semblables à une poignée de sable tombant dans l’océan sont les fautes de toute chair en comparaison de la Providence et de la miséricorde de Dieu. Semblable à une source qui coule à flots et ne saurait être obstruée par une poignée de sable, la miséricorde du Créateur ne saurait être vaincue par la malice des créatures (58, 3-4).

Sois un héraut de la bonté de Dieu, car il te conduit, bien que tu en sois indigne, et, quoique ta dette à son égard soit immense, on ne voit pas qu’il en exige le paiement. Et en échange des petites œuvres que tu accomplis, il t’accorde de grandes récompenses. N’appelle pas Dieu «juste », car sa justice n’apparaît pas dans les choses qui te concernent. Et si David l’appelle «juste et droit » (cf. Ps., 24, 8 et 144, 17), son Fils nous a révélé qu’il est bon et rempli de douce bonté. « Il est bon, dit-il, pour les méchants et les impies » (cf. Le, 6, 35). Et comment appelles-tu Dieu « juste », alors que tu as devant toi le chapitre [de l’Évangile] qui parle du salaire des ouvriers : « Mon ami, je ne te lèse en rien. Il me plaît de donner à ce dernier venu autant qu’à toi. Faut-il que ton œil soit mauvais, parce que je suis bon ? » (cf. Mt., 20, 13-15). Un homme peut-il encore appeler Dieu «juste » alors qu’il a sous les yeux le passage [de l’Évangile] sur l’enfant prodigue, qui avait dissipé son bien dans la débauche ? Seulement à cause de la componction qu’il manifestait, son père courut à sa rencontre, se jeta à son cou et lui donna autorité sur tous ses biens (cf. Le, 15, 11-24). Si un autre nous avait dit cela à son sujet, nous aurions pu le mettre en doute, mais c’est son propre Fils qui a rendu de lui ce témoignage. Où est donc la justice de Dieu, puisque, alors que nous étions pécheurs, le Christ est mort pour nous ? S’il est ici miséricordieux, nous pouvons croire qu’il ne changera pas. Loin de nous la pensée blasphématoire que Dieu ne serait pas miséricordieux ! Ce qui est propre à Dieu ne peut changer, comme c’est le cas pour les mortels. Dieu ne peut acquérir quelque chose qu’il ne posséderait pas, ni perdre ce qu’il possède, ni y ajouter quelque chose, comme les créatures. Mais ce que Dieu possède depuis le commencement, il le possède à jamais (60, 7).

Nulle part dans les textes traduits en grec, cette certitude de l’infinie miséricorde divine ne conduit Isaac à remettre en cause l’existence ou l’éternité de l’enfer ; au contraire, il affirme clairement qu’après la mort, nul ne peut rien changer à son propre sort éternel :

La vie en ce monde est semblable à un texte provisoire, à l’état de brouillon. Quand on le veut, quand on en a envie, on ajoute, on retranche, on change ce qui est écrit. Mais la vie dans le siècle à venir ressemble à des textes écrits au propre dans des livres scellés du sceau royal, dans lesquels on ne peut plus rien ajouter ni retrancher, et dont il n’est plus possible de modifier le texte. Par conséquent, tant que nous sommes susceptibles de changement, soyons attentifs à nous-mêmes. Tant que nous avons pouvoir sur le manuscrit de notre vie, que nous avons écrit de nos propres mains, efforçons-nous d’y ajouter quelque chose par une bonne conduite, et effaçons les manquements de notre vie passée. Tant que nous sommes en ce monde, Dieu n’appose pas son sceau, ni sur ce qui est bien, ni sur ce qui est mal. Il ne le fait qu’à l’heure de notre départ, quand s’achève l’œuvre accomplie dans notre patrie [terrestre], et que nous partons pour le grand voyage. Comme l’a dit saint Éphrem, « il nous faut considérer que notre âme est semblable à un navire prêt au voyage, mais qui ne sait pas quand va venir le vent ; ou encore à une armée qui ne sait pas quand va sonner la trompette qui annonce le combat. » Si cela est vrai de marins qui se préparent pour une courte absence et vont sans doute revenir bientôt, combien davantage faut-il que nous fassions nos préparatifs et que nous soyons prêts pour ce jour décisif où sera jetée la passerelle et ouverte la porte du siècle nouveau (38, 9).

Mais il n’hésite pas à interpréter le pire supplice des damnés comme le tourment de ceux qui ont conscience d’avoir trahi l’amour que Dieu ne cesse de leur porter :

Quant à moi, je dis aussi que ceux qui sont châtiés dans la Géhenne sont flagellés par le fouet de l’amour. Qu’y a-t-il de plus amer et de plus violent que le châtiment de l’amour ? Ceux qui sentent qu’ils ont péché contre l’amour subissent un châtiment bien plus grand que les châtiments les plus redoutés. La douleur qu’éprouve le cœur qui a péché contre l’amour est plus déchirante que tout autre tourment. Il est absurde de penser que les pécheurs, dans la Géhenne, sont privés de l’amour de Dieu (84, 9).

Une anthropologie spirituelle

L’enseignement spirituel de saint Isaac présuppose aussi une conception de l’homme qui est en substance celle de tous les saints Pères, mais qui, en même temps, et comme il est normal, possède quelques caractères particuliers.

L’homme, appelé à la communion la plus intime avec Dieu, est à la fois corps et âme, et son progrès spirituel mettra enjeu l’un et l’autre de ces éléments. Malgré les attaches sémitiques de sa culture, Isaac admet spontanément cette dualité fondamentale, que n’expriment pas les textes les plus anciens de la Bible. Mais il y a là une donnée essentielle de la philosophia perennis admise par tous les saints Pères, et dont la négation compromettrait gravement la conception chrétienne de l’homme telle qu’elle se dégage du Nouveau Testament lui-même.

La complexité spirituelle de l’homme vient précisément de cette dualité. Son corps, ici-bas, n’est pas encore le corps glorieux qu’il est appelé à devenir après sa résurrection (cf 69, 12) ; il est doté de cinq sens et de diverses fonctions, qui ont chacun leur objet propre. L’obtention de ces objets lui cause un plaisir sensible ; celui-ci, en lui-même, n’a pas de qualification morale (cf 37, 4). Mais l’homme, en tant qu’il est, par la partie la plus noble de lui-même, une âme, est fait pour s’unir à Dieu ; la caractéristique de l’esprit est en effet d’être doté d’une ouverture vers l’Infini, et d’être animé d’un désir de bonheur qui ne peut s’assouvir dans la possession d’objets limités et que seule la communion consciente et aimante avec Dieu peut combler. Mais cet homme peut aussi inverser, en quelque sorte, ce désir d’infini, et l’investir dans une quête sans fin et contre nature du plaisir sensible et des satisfactions de l’ego ; et de toutes manières, l’usage des sens corporels incite l’homme à céder à l’attrait du plaisir, ou au moins l’entraîne dans un état de distraction qui paralyse son attention aux mouvements intérieurs qui le portent vers Dieu et les choses de Dieu ; c’est en ce sens que le corps et les sens — qui, en eux-mêmes, sont bons, puisque créés par Dieu — peuvent causer la maladie de l’âme et l’entraîner au péché :

Tant que l’âme, dans sa foi en Dieu, n’a pas atteint l’ivresse, en éprouvant sensiblement la puissance de cette foi, elle ne peut être guérie de la maladie qui lui vient des sens, et elle ne peut fouler vigoureusement aux pieds la matière visible, qui lui ferme l’accès aux réalités intérieures et invisibles.

Quand il se sert des sens, le cœur perd les délices qui se trouvent en Dieu. Comme on l’a dit, nos pensées, [bien qu’] intérieures, quand elles perçoivent une réalité sensible, sont liées aux organes des sens dont elles se servent.

Si le désir, comme on l’a dit, naît de la sensation, que se taisent ceux qui prétendent garder la paix de la pensée parmi les distractions (1, 7, 11, 15).

On ne peut jamais dire que ce qui survient par adjonction appartient à la nature ; cela vient de l’extérieur et produit un changement. Or, la nature ne connaît ni changement, ni altération. Toute passion qui nous est profitable est un don de Dieu. Les passions corporelles ont été mises dans le corps pour son profit et sa croissance. Il en va de même des passions de l’âme. Mais lorsque le corps, privé de ce qui lui est propre, [par exemple si l’âme le prive de nourriture, en le contraignant à jeûner], se trouve, par nécessité, hors de ce qui assure son bien-être et est obligé de suivre l’âme, il s’affaiblit et subit un détriment. Et lorsque l’âme, délaissant ce qui lui appartient, suit le corps [par exemple en cédant à la gourmandise], elle subit aussitôt un détriment. C’est ce que dit le divin Apôtre : « L’esprit désire contre la chair, et la chair contre l’esprit ; il y a entre eux antagonisme » (Gai., 5, 17) (83, 7-8).

Ainsi donc, pour Isaac, la nature de l’âme est bonne, et les passions lui sont « surajoutées », lui viennent du dehors. Lorsqu’elle est dans son état naturel, elle tend spontanément vers la vertu et la pureté. Elle possède deux tendances fondamentales, le désir (épithymètikon), qui l’enflamme pour Dieu et les choses de Dieu, et le courage (ou « irascible », thymikon), appelé aussi le zèle, qui l’anime au combat contre tout ce qui s’oppose à ce désir (cf. 19, 15 et 30, 19). Mais lorsque le désir de l’âme, contrariant l’ordre naturel où les sens doivent lui être soumis, s’enflamme pour les choses terrestres et corporelles, et lorsque la colère rend la nature zélée pour accomplir les désirs de la chair, cela constitue une maladie de l’âme, qui lui est surajoutée et qui est étrangère à sa propre nature :

Le mouvement naturel que [Dieu] a mis en nous en vue de [la procréation] ne peut ni troubler la pureté, ni ébranler la chasteté. Car Dieu n’a pas donné à la nature la capacité d’aller contre son but, qu’il a lui-même voulu et qui est bon. De même, lorsqu’un homme est mû par l’agressivité ou le désir, ce ne sont pas ces puissances naturelles qui le forcent à sortir des limites de la nature et à s’écarter de son devoir, mais ce que nous ajoutons à la nature par la malice de notre volonté. Car toutes les choses que Dieu a faites, il les a faites belles et bien proportionnées. Tant que nous gardons correctement la mesure dans les choses qui relèvent de notre nature, les mouvements naturels ne peuvent nous contraindre à sortir de la bonne voie. Le corps n’est mû que d’une façon normale, paisible, qui nous révèle que la passion naturelle est en nous, mais elle ne provoque ni excitation, ni trouble suffisamment violent pour nous fermer le chemin de la chasteté, ou pour que l’agressivité enténèbre notre intellect et nous fasse passer de la paix à la colère. Mais si nous nous mettons à convoiter les choses sensibles, ces choses qui suscitent habituellement une agressivité contre nature, comme la nourriture, la boisson, la fréquentation et la vue des femmes, les conversations à leur sujet, qui allument la flamme de la luxure et la font jaillir dans le corps, alors nous changeons notre douceur naturelle en sauvagerie, soit à cause de l’accumulation des humeurs, soit à cause de tout ce que nous voyons (27, 2 ; cf 83, 5).

Le paradoxe de l’esprit humain est cependant que, d’une part, il possède un désir naturel de Dieu et du bien, et un zèle naturel qui l’anime au combat spirituel, mais d’autre part, ces tendances naturelles ne peuvent être discernées de leurs contrefaçons diaboliques et devenir efficaces que si elles reçoivent l’appoint du secours divin, qu’il faut donc sans cesse implorer dans la prière :

Choisir ce qui est bon relève de la volonté de l’homme qui en a le désir, mais mettre en œuvre ce choix dépend de Dieu et requiert son secours. C’est pourquoi nous devons accompagner le bon désir qui s’est éveillé en nous de continuelles prières, non seulement parce que nous avons besoin du secours divin, mais aussi pour que nous puissions discerner si cela plaît à Dieu ou non. En effet, tout désir apparemment bon qui naît dans le cœur ne vient pas nécessairement de Dieu, mais seulement celui qui est [réellement] profitable. Il arrive que l’homme désire une bonne chose, mais que Dieu ne lui apporte pas son secours, car cette apparence de bon désir peut en effet venir du Diable. Il semble à l’homme que telle ou telle chose lui sera bienfaisante, mais souvent elle ne correspond pas à sa mesure. Le Diable lui-même machine un moyen de lui nuire et le force à rechercher quelque chose, alors que cela ne correspond pas à sa situation actuelle, soit parce que cela est étranger au degré qu’il a atteint dans la vie spirituelle, soit parce que, lorsque l’homme est incité à réaliser ce désir, ce n’est pas le bon moment pour le faire, soit parce que cet homme n’a ni la connaissance, ni la force physique suffisante, ou parce que le moment n’est pas favorable. De multiples façons, le Diable s’efforce, sous l’apparence d’un bien, de troubler l’homme, ou de lui nuire en son corps, ou de cacher des pièges dans son esprit.

Ainsi donc, nous devons faire de continuelles et ferventes prières au sujet de ce bon désir qui est apparu en nous, et chacun d’entre nous doit dire : « Que ta volonté soit faite, et que j’accomplisse ce bon désir que j’ai conçu et que je désire réaliser, s’il est conforme à ta volonté.

Il m’est en effet facile de le vouloir, mais il m’est impossible, sans ta grâce, de le réaliser, et, en réalité, les deux choses – le vouloir et le faire – dépendent de toi (cf Phi/., 2, 13). En effet, ce n’était pas sans ta grâce que j’étais persuadé d’accepter ce désir qui s’était éveillé en moi, ou que j’étais mû par lui. » Quiconque désire accomplir une bonne chose avec discernement doit avoir l’habitude de prier laborieusement et continuellement à son sujet, pour recevoir ainsi par la prière l’aide nécessaire pour accomplir cette œuvre, et la sagesse pour distinguer ce qui est authentique des contrefaçons. Pour discerner le [vrai] bien, il faut beaucoup de prières, le labeur de l’ascèse, de la vigilance, un désir continuel, des larmes incessantes, de l’humilité et le secours du ciel – surtout si des pensées d’orgueil viennent s’y opposer. Celles-ci en effet écartent de nous le secours de Dieu, mais nous pouvons les anéantir par la prière (59, 2).

Autrement dit, l’homme, créé en son âme à l’image et à la ressemblance de Dieu, a un désir naturel de Dieu et des choses de Dieu, mais, parce que Dieu est un Dieu personnel, infiniment libre, et que l’homme lui-même est une personne douée de liberté, ce désir naturel, d’une part, doit être assumé librement par lui et, d’autre part, ne peut constituer une exigence qui devrait être satisfaite « nécessairement » en dépit de la liberté divine. L’objet du désir naturel de l’âme humaine ne peut être qu’un libre don venant de l’amour de l’Auteur de tout bien. D’où le rôle essentiel de la prière.

Les fondements de la vie en Christ

La conscience, le baptême et la foi. – Dès son premier discours, Isaac affirme le rôle fondamental du baptême et de la foi à l’égard du développement de la vie chrétienne :

Tout bien qui s’est accompli en toi, d’une manière spirituelle et secrète, sois-en certain, tu l’as obtenu par le moyen du baptême et de la foi, selon lesquels tu as été appelé pour accomplir des œuvres bonnes, par notre Seigneur Jésus-Christ (1,41).

L’homme, même lorsqu’il n’est pas encore baptisé, possède une connaissance naturelle, qui se manifeste par la voix de la conscience. Cette connaissance, d’une part, lui apprend à discerner le bien du mal, et d’autre part, lui inspire la certitude instinctive de l’existence de Dieu et de la nécessité d’obéir à sa volonté, quand il la fait connaître. Elle est « la bonne semence de la vertu » :

Cette connaissance a été implantée par Dieu dans la nature raisonnable ; grâce à l’enseignement, elle se développe. Il n’est personne qui en soit dépourvu […]. Grâce à cette connaissance, nous pouvons trouver le chemin de Dieu […]. Mais à ceux qui ont perdu cette connaissance qui permet de distinguer le bien du mal, le Prophète adresse ce blâme : L’homme, quand il était dans l’honneur, n ‘a pas compris, il s ‘est mis au rang des animaux sans raison (Ps. 48, 13). Mais quand nous recouvrons cette connaissance naturelle du voile de notre volonté amie du plaisir, nous perdons tous ces biens (18, 1 et 5).

Préparée par cette connaissance naturelle, la foi, qui se nourrit de la Parole de Dieu contenue dans l’Écriture sainte et portée par la tradition de l’Église, nous fait connaître à la fois le dessein de Dieu sur sa création et ce qu’il a daigné nous révéler au sujet de Lui-même, et nous incite à nous confier à sa Providence dans tout le détail de notre vie :

La foi est la porte des mystères. Ce que les yeux du corps sont pour les choses sensibles, la foi l’est pour les yeux cachés de l’âme. De même que nous avons deux yeux corporels, nous avons aussi deux yeux spirituels de l’âme, comme le disent les Pères, et chacun n’a pas le même objet de vision que l’autre. Par un œil, nous voyons les secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres, à savoir sa puissance, sa sagesse et la Providence éternelle dont il nous entoure et que nous comprenons à partir de la manière merveilleuse dont il nous dirige. Par le même œil nous voyons aussi les ordres des anges, nos compagnons de service. Et par l’autre œil, nous voyons la gloire de la sainte nature de Dieu, lorsque, dans sa bienveillance, il nous fait entrer dans les mystères spirituels et qu’il ouvre à notre pensée l’océan de la foi (721).

On notera au passage la présence des « ordres des anges » parmi les réalités invisibles que la foi nous permet de percevoir : les anges tiennent en effet une grande place dans la vision qu’lsaac a du monde spirituel. Ils sont à la fois les célébrants de la liturgie céleste, les ministres de la Providence divine qui sans cesse veille sur chaque homme et le protège d’une façon qui devrait susciter son émerveillement, et les intermédiaires par lesquels les premiers degrés au moins de la contemplation lui sont communiqués. Une discrète présence de l’enseignement de Denys l’Aréopagite est perceptible en divers passages des Discours d’Isaac.

Du repentir à la vision de Dieu. — La foi n’est que le degré initial de la connaissance des réalités invisibles ; elle est appelée à s’épanouir en sensation spirituelle et en vision de ces divines réalités, en cette « foi qui voit » qui appartient au degré le plus élevé de la vie spirituelle (cf 18, 3-4 ; 62, 18-20). Le baptême nous donne le germe, le « gage » de cette connaissance spirituelle ; mais, après le baptême, l’homme retombe malgré tout dans le péché ; c’est pourquoi le repentir remplit un rôle essentiel dans le cheminement du chrétien :

La foi engendre en nous la crainte, et celle-ci nous oblige à nous repentir et à nous mettre au travail. Et c’est ainsi qu’est donnée à l’homme la connaissance spirituelle, qui est la sensation spirituelle (aisthè-sis) des mystères, laquelle engendre « la foi qui voit véritablement »

(pistis tès a/èthous théôrias). Toutefois, la connaissance spirituelle n’est pas engendrée seulement par la simple foi ; mais la foi engendre la crainte de Dieu, et, quand nous commençons à agir sous l’emprise de celle-ci, de son impulsion naît la connaissance spirituelle […].

Ce n’est pas toutefois la crainte de Dieu qui engendre cette connaissance spirituelle ; mais la connaissance est accordée comme un don en réponse à l’œuvre inspirée par la crainte de Dieu. Si tu recherches soigneusement quelle est cette œuvre qu’inspire la crainte de Dieu, tu trouveras que c’est le repentir, qui conduit à la connaissance spirituelle. Comme nous l’avons dit, nous recevons le gage de cette connaissance au baptême ; mais par le repentir, nous en obtenons pleinement le don.

Et ce don, que nous recevons du repentir, comme nous l’avons dit, est lui-même la connaissance spirituelle, qui nous est donnée, moyennant l’action de la crainte. Cette connaissance spirituelle est la sensation spirituelle (aisthèsis) des choses cachées. Et quand quelqu’un perçoit ainsi quelque chose de ces réalités invisibles et qui dépassent absolument toute autre réalité – d’où le nom de connaissance spirituelle — il naît de cette perception une autre foi, qui n’est pas contraire à la foi initiale, mais qui la confirme. On l’appelle « la foi qui voit » (pistis tès théôrias). Jusque là, on connaissait par l’audition ; maintenant, par la vue ; et la vue est incomparablement plus sûre que l’audition (18, 3-4).

Comme une grâce venant après une grâce, le repentir a été donné aux hommes après le baptême. Le repentir est en effet une seconde naissance, qui vient de Dieu. Ce que nous avons reçu comme un gage par le baptême, nous le recevons comme un don par le repentir. Le repentir est la porte de la miséricorde, laquelle s’ouvre à ceux qui la recherchent. C’est par cette porte que nous avons accès à la miséricorde divine, et, si nous n’entrons pas par elle, nous ne trouverons pas la miséricorde, « car tous ont péché, dit la divine Ecriture, et tous sont justifiés gratuitement par sa grâce » (Rom., 3, 23-24). Le repentir est la seconde grâce, et il naît dans le cœur moyennant la foi et la crainte. La crainte est la verge paternelle qui nous conduit, jusqu’à ce que nous soyons parvenus au paradis spirituel [rempli de tous] les biens. Quand nous y sommes arrivés, elle nous laisse et s’en retourne (72, 2).

Ce rôle pédagogique donné à la crainte du châtiment au début du cheminement spirituel est une constante de l’enseignement des saints Pères. Ils estiment tous que, chez des âmes encore fortement sensibles à l’attrait du péché, l’amour véritable est faible ou inexistant. Les ferveurs sensibles sont trop insta-blés et trop sujettes à illusion pour opposer à l’attirance du mal un contrepoids efficace et durable. La crainte des châtiments divins, inspirée par la foi, constitue alors un motif puissant et efficace pour détourner l’homme du péché. Mais dans la suite, la crainte s’effacera devant l’amour. Tout l’itinéraire spirituel tel que le trace saint Isaac est un cheminement de la crainte à l’amour, du repentir à la vision de Dieu.

Les degrés de la vie spirituelle

En jalonnant l’itinéraire spirituel, en décrivant les divers degrés que l’homme devra parcourir pour s’élever progressivement de la domination des passions à l’amour parfait de Dieu et du prochain, Isaac, comme beaucoup d’autres auteurs spirituels, obéit à un souci pédagogique. D’une part, comme nous aurons l’occasion de le signaler en son lieu, à maintes reprises, il invitera son lecteur — ou plutôt son disciple — à faire retour sur lui-même, non dans un souci d’introspection scrupuleuse ou pour en tirer satisfaction, mais pour discerner s’il n’est pas dans l’illusion, s’il ne stagne pas, si ses efforts sont réels et s’il progresse véritablement. D’autre part, il estime que la connaissance de ces degrés a une grande importance, parce que, sous peine de graves illusions, ils doivent être parcourus l’un après l’autre, dans l’ordre, sans que l’on cherche à atteindre ce qui est plus élevé avant d’avoir réalisé ce qui est plus humble.

Isaac recourt surtout à deux façons de décrire les degrés qui permettent à l’âme, soumise aux passions, de s’en dépouiller et de retrouver sa vraie nature. La première lui vient d’Évagre le Pontique, qui partageait l’itinéraire spirituel en deux phases, la « pratique » (praxis) et la « contemplation » (théôria) ; mais il l’aménage à sa façon :

Il y a deux modes de crucifixion, qui correspondent au double aspect de notre nature, laquelle possède deux puissances. Le premier mode est le support des tribulations de la chair, qui s’accomplit par l’exercice de la puissance irascible (thymikon) de l’âme, et que l’on appelle « la pratique » (praxis). Le second consiste dans l’activité subtile de l’intellect, dans la méditation assidue des choses de Dieu, dans la prière continuelle et dans les autres choses semblables. Il s’accomplit dans la puissance de désir (épithymètikon) de l’âme, et s’appelle « contemplation » (théôria). Le premier, la pratique, purifie par l’énergie du zèle la partie de l’âme sujette aux passions ; le second décante la partie intelligente (noèton meros) de l’âme par l’exercice de l’amour (agapè), qui en est le désir naturel (30, 19 ; cf. 16, 3).

Une autre façon de désigner les étapes de la vie spirituelle, assez constante chez Isaac et qui demeurera classique chez les auteurs syriens, vient de Jean d’Apamée — qui s’inspirait lui-même d’Origène. L’ascension de l’âme est alors envisagée à travers les trois degrés corporel, psychique et spirituel :

Tant qu’un homme vit dans la négligence, il craint l’heure de la mort. Quand il s’approche de Dieu, il craint l’heure du jugement. Mais quand il va de l’avant de tout son être, les deux craintes sont submergées par l’amour. Comment cela se fait-il ? C’est parce que, quand un homme demeure dans la façon de connaître et la manière de vivre de la chair, il redoute la mort. Lorsque sa connaissance devient « psychique » et qu’il mène une vie bonne, sa pensée se souvient à tout moment du jugement futur, car il se conduit d’une façon droite, conforme à la nature ; il a accédé au degré « psychique », il se comporte selon le mode de connaissance et la manière de vivre propres à ce degré, et il se plaît auprès de Dieu. Mais quand il accède au degré spirituel, à cette connaissance de la vérité que procure la sensation des mystères de Dieu, et quand il est devenu inébranlable dans son espérance des biens à venir, il est submergé par l’amour. L’homme charnel craint la mort comme un animal craint l’abattoir. L’homme raisonnable craint le jugement de Dieu. Mais celui qui est devenu un fils est revêtu de la beauté de l’amour et n’est plus mené par la verge de la crainte. « Moi et la maison de mon père, nous servirons le Seigneur » (Jos24, 15) (38, 1).

Ces trois degrés correspondent à trois modes de vie caractérisés par les expressions « contraire à la nature », « selon la nature » et « au-dessus de la nature ». Isaac attribue cette terminologie à saint Basile le Grand :

L’état naturel de l’âme est la connaissance des créatures de Dieu sensibles et intelligibles. L’état au-dessus de la nature est le mouvement dans la contemplation de la Divinité suressentielle. L’état contre nature est le mouvement passionné. C’est ce que dit le divin et grand Basile : « Quand l’âme est selon la nature, elle vit dans les hauteurs ; quand elle est hors de sa nature, elle se trouve en bas sur la terre. Lorsqu’elle est dans les hauteurs, elle est impassible. Mais dès que la nature déchoit de son ordre propre, on y trouve les passions » (82-83, 4).

Ces degrés, les Pères les nomment « selon la nature », « contre nature », et « au-dessus de la nature ». Ce sont là les trois voies par lesquelles, comme il a été dit, les pensées de l’âme douée de raison montent ou descendent, selon que l’âme accomplit la justice dans les limites de la nature, ou est ravie dans ses pensées au-dessus de la nature dans la vision de Dieu, ou sort de sa nature pour paître les pourceaux, comme celui (cf. Le, 15, 11-32) qui avait perdu la richesse de son discernement et travaillait parmi la multitude des démons (62-65, 18)

TABLEAU DES DEGRÉS DU PROGRÈS SPIRITUEL SELON SAINT ISAAC
Degré corporel état contre nature sujétion aux passions sujétion aux passions
Degré psychique état selon la nature conduite corporelle purification du corps
conduite de Pâme purification de la pensée
apathéia ; charité ;
théôria physikè début de la purification de l’intellect
Degré spirituel état au-dessus de la nature conduite spirituelle

théôria suprême

état au-delà de la prière,

« émerveillement »

purification de l’intellect, puis du cœur

Le degré corporel

S’écartant en cela des autres auteurs syriaques, qui font du « degré corporel » une première étape du progrès spirituel en l’identifiant à la « conduite corporelle », Isaac appelle degré corporel l’état « contraire à la nature » où l’homme est dominé par l’amour du corps et les passions :

Voici quelles sont ces passions : l’amour des richesses ; l’accumulation de toutes sortes de possessions ; le plaisir du corps, d’où procède la passion de l’union chamelle ; la soif des honneurs, qui engendre l’envie ; l’esprit de domination ; la vaine complaisance dans le luxe qui accompagne l’exercice du pouvoir ; les parures et la frivolité ; [le désir de] la gloire qui vient des hommes, d’où procède la rancune ; la crainte de [ce qui fait souffrir] le corps (30, 26).

Dans le domaine de la connaissance, c’est le règne du scientisme, de la science opposée à la foi, et qui souvent persécutera les croyants. La description qu’en donne Isaac sera, du XIXème au XXIème siècles, d’une actualité étonnante :

Lorsque la connaissance est sous la domination de l’amour du corps, elle s’attache à toutes les choses de ce genre : la richesse, la vaine gloire, l’élégance vestimentaire, le confort du corps, l’intérêt pour la sagesse rationnelle, laquelle est bien adaptée à la conduite de ce monde, au foisonnement d’inventions nouvelles dans le domaine des techniques et des sciences, et à tout ce qui contribue à glorifier le corps dans ce monde visible. De tout cela résulte qu’elle est opposée à la foi, […] et qu’on l’appelle « connaissance dépouillée » (psi/è gnô-sis), parce qu’elle est dépouillée de tout souvenir de Dieu et engendre une faiblesse d’esprit déraisonnable, du fait qu’elle est dominée par le corps et ne se soucie de rien d’autre que de ce monde. A ce degré, la connaissance ignore complètement qu’il existe une Puissance spirituelle, un Gouverneur invisible qui conduit l’homme, une Providence divine qui se soucie de lui et en prend soin d’une façon parfaite. Elle pense que tout le bien qui advient à l’homme, que tout ce qui le sauve de ce qui pourrait lui nuire, qui le préserve des dangers et des nombreux périls qui nous menacent ouvertement ou secrètement et sont inhérents à notre nature, procède uniquement de nos efforts et de notre ingéniosité naturels. Tel est ce degré où la connaissance croit pouvoir se vanter d’être elle-même la Providence universelle, en accord avec ceux qui prétendent qu’il n’existe aucun gouvernement [supérieur] du monde visible […]. Elle ne sait pas jeter en Dieu ses soucis (cf. Ps. 54, 23) avec la confiance que donne la foi en Lui. C’est pourquoi elle ne cesse de ruminer des industries et de calculer à propos de tout, et lorsque tous ces procédés échouent en raison de quelque circonstance et qu’elle ne voit pas [réussir] ses secrets desseins, elle combat les hommes qui lui font obstacle et s’oppose à eux (62-65, 11-12).

Le degré psychique

La voie de la croix. – Lorsque l’homme accède au degré psychique (c’est-à-dire de l’âme, psyché), il entreprend de combattre les passions, pour que son âme recouvre sa nature véritable. En maints endroits, Isaac insiste sur le fait qu’il n’y a pas d’autre voie pour cela que celle de la croix, et que l’aide que Dieu lui apportera consistera souvent à permettre qu’il subisse des épreuves purifiantes, mais redoutables :

Il est impossible que Dieu accorde à celui qui veut s’unir à lui un autre bienfait que de lui donner de porter des épreuves pour la vérité. L’homme, par lui-même, ne peut se rendre digne d’une chose aussi grande que de subir l’épreuve pour obtenir ces dons divins, et de s’en réjouir ; ce ne peut être qu’une grâce venant du Christ. Saint Paul en témoigne ; cette chose est si grande qu’il n’hésite pas à appeler « charisme » le fait qu’un homme, parce qu’il met son espérance en Dieu, soit prêt à souffrir : « Il vous a été accordé ce don, non seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui » (Phil., 1, 29). Et saint Pierre, dans son Épître, écrit : « Bienheureux êtes-vous quand vous souffrez pour la justice, car vous devenez participants des souffrances du Christ » (1 Pierre, 3, 14). Tu ne dois donc pas te réjouir quand tu es dans la prospérité, et, dans la tribulation, prendre un air triste, comme si tu pensais que ces épreuves sont étrangères à la voie de Dieu. En effet, depuis le commencement et de génération en génération, c’est par la croix et par la mort que Ton avance sur ce chemin. D’où vient que tu estimes que les afflictions rencontrées sur le chemin sont en dehors du chemin ? Ne veux-tu pas marcher sur les traces des saints ? Ou bien veux-tu avoir un chemin tracé spécialement pour toi, exempt de souffrance ? La voie de Dieu est une croix quotidienne. Personne ne peut monter confortablement au ciel. Nous savons où aboutit la voie de la facilité. Lorsque quelqu’un se donne à Dieu de tout son cœur. Dieu ne le laisse jamais sans souci, – sans souci de la vérité. C’est à cela qu’on reconnaît que Dieu prend soin d’un homme : il lui envoie sans cesse des afflictions (44).

Ce n’est pas l’Esprit de Dieu qui demeure en ceux qui vivent dans le repos, mais l’esprit du Diable. Comme l’a dit l’un des amis de Dieu : «Je l’affirme, chaque jour je meurs » (cf I Cor., 15, 31 ). C’est en cela que les fils de Dieu se distinguent des autres : ils vivent dans les afflictions, tandis que le monde se réjouit dans les délices et le repos.

Il n’a pas plu à Dieu que ceux qui l’aiment se reposent tant qu’ils sont dans leur corps. Bien plutôt il a voulu, tant qu’ils sont dans le monde, qu’ils soient dans la tribulation, dans l’accablement, dans les souffrances, dans la pauvreté, dans le dénuement, dans l’isolement, dans le besoin, dans la maladie, qu’ils soient méprisés, frappés, qu’ils aient le cœur brisé, le corps épuisé, qu’ils renoncent à leurs parents, qu’ils aient de pénibles soucis, qu’ils soient étrangers par leur aspect à toute la création, qu’ils habitent ailleurs et autrement que les autres hommes, dans des demeures solitaires et hésychastes, loin de la vue des hommes et devenus étrangers à tout ce qui peut réjouir ici-bas. Ils pleurent, et le monde rit. Ils sont dans le deuil, et le monde est gai. Ils jeûnent, et le monde vit dans les délices. Le jour ils s’épuisent, et la nuit ils vont au combat dans la souffrance et la peine, et pour certains, dans les afflictions volontaires. D’autres luttent avec leurs passions. D’autres sont persécutés par les hommes. D’autres encore sont soumis aux périls des tentations que suscitent les démons et à d’autres choses semblables. Certains ont été persécutés, d’autres tués. D’autres allaient vêtus de peaux de bête. En eux s’est accomplie la parole du Seigneur, qui a dit : « Vous serez dans la tribulation dans le monde, mais vous vous réjouirez en moi » (Jn, 16, 33). Le Seigneur sait qu’il n’est pas possible de demeurer dans son amour quand le corps est dans le repos. C’est pourquoi il nous a détournés du repos et du plaisir qu’il procure (36, 5).

Les trois degrés de la purification. — Le progrès spirituel implique une triple purification de l’homme ; les deux premières, la « purification du corps » et la « purification de l’âme » correspondent au degré psychique, et préparent la troisième, la « purification de l’intellect », dont les prémices relèvent encore du degré psychique, mais qui correspond surtout au degré spirituel :

La purification du corps est la sainteté [obtenue] en se débarrassant des souillures de la chair. La purification de l’âme est la liberté à l’égard des passions secrètes qui se tiennent dans la pensée. La purification de l’intellect résulte de la révélation des mystères. En effet, il est [ainsi] purifié de tout ce qui, en raison de sa matérialité, tombe sous les sens (17, 5).

Quelles sont ces choses, et en quoi chacune d’entre elles consiste, écoute-le : d’abord, la conduite (polileia) corporelle qui plaît à Dieu. On appelle « labeurs corporels » ce que l’on fait pour purifier la chair, en agissant vertueusement par des actions visibles qui débarrassent la chair de ses impuretés. La conduite spirituelle est, elle, l’œuvre du cœur, œuvre que l’on accomplit en se souciant constamment du

Jugement, c’est-à-dire de la justice de Dieu et de ses sentences ; en pratiquant la prière continuelle du cœur ; en pensant à la Providence et à la sollicitude de Dieu, qui s’exercent en ce monde sur tous et sur chacun à la fois ; en étant vigilant à l’égard des passions secrètes, de peur qu’il ne se rencontre quelque chose qui en provienne dans notre domaine secret et spirituel. Tout cela est le travail du cœur, que l’on appelle « conduite de la pensée ». Grâce au travail accompli au moyen de cette conduite, que l’on appelle aussi « pratique psychique », le cœur s’affine et fuit toute participation à cette vie appelée à disparaître et contre nature. Il est alors amené à comprendre, lorsqu’il contemple les choses sensibles, qu’elles ont été créées pour les besoins du corps, pour favoriser sa croissance, et pour que, grâce à elles, soient fortifiés les quatre éléments qui le composent, [et non pour satisfaire les passions] (17, 2).

La purification du corps et de l’âme s’accomplira donc en deux phases : d’une part, la séparation effective du monde, qui préserve le moine des distractions et des tentations venant de la présence des choses qui peuvent les susciter, ainsi que l’ascèse corporelle, dont le jeûne et l’agrypnie sont les pièces maîtresses, et d’autre part la garde du cœur et le combat invisible contre les « pensées ».

Le jeûne. — Au premier rang des pratiques qui constituent la « conduite corporelle » figurent le jeûne et l’agrypnie, c’est-à-dire la veille nocturne :

La sainte voie de Dieu, le fondement de toute vertu, est le jeûne et l’agrypnie, ainsi que la vigilance à ne pas céder à la douceur du sommeil pour s’adonner à la divine liturgie, le corps crucifié, de jour et de nuit. Lejeune est le rempart de toute vertu […]. De même que la bonne santé des yeux entraîne le désir de [voir] la lumière, ainsi le jeûne pratiqué avec discernement suscite le désir de la prière. Dès qu’un homme commence à jeûner, il ressent dans sa pensée le désir de s’entretenir avec Dieu. En effet, un corps qui jeûne ne supporte pas de passer toute la nuit à dormir sur sa couche […]. Jamais on n’a vu un homme jeûner avec discernement et être asservi à un désir mauvais. Le jeûne mené avec discernement est une vaste demeure qui renferme tous les biens. Mais celui qui néglige le jeûne rend chancelants tous ces biens.

Car le jeûne est le commandement qui a été donné dès le commencement à notre nature, pour la garder de goûter [le fruit de l’Arbre du bien et du mal], et c’est sur ce point que le chef de notre race commit sa faute. C’est pourquoi les athlètes [spirituels] commencent par où se produisit la première chute, lorsqu’ils entreprennent, pour [obtenir] la crainte de Dieu, de garder ses commandements. C’est par là aussi que commença le Sauveur, quand il se manifesta au monde dans le Jourdain. Après le baptême en effet, l’Esprit le conduisit au désert, où il jeûna quarante jours et quarante nuits (cf. Mt., 4, 1-2). Tous ceux qui suivent ses traces doivent commencer pat établir leur combat sur ce fondement. Cette arme a été forgée par Dieu ; qui pourrait la négliger, comme si elle était méprisable ? Et si l’Auteur de la Loi a jeûné, quel observateur de la Loi ne devra pas en faire autant ?

Jusque là, la race des hommes n’avait pas connu la victoire, et le Diable n’avait jamais expérimenté de défaite de la part de notre nature ; mais grâce à cette arme, il fut vaincu pour la première fois. Notre Seigneur fut l’Initiateur et le Premier-né de la victoire et il obtint la première couronne qui fut placée sur la tête de notre nature. Et maintenant, dès que le Diable voit cette arme dans la main d’un homme, aussitôt la crainte s’abat sur cet adversaire tyrannique, il se souvient de cette première défaite que le Sauveur lui infligea au désert, et sa force est brisée ; il se consume quand il voit l’arme que notre Archistratège a placée dans nos mains. Y a-t-il arme plus puissante que celle-là ? Qu’est-ce qui donnera davantage confiance à notre cœur, dans sa lutte contre les ennemis, que la faim endurée pour le Christ ? Car plus le corps peine et se donne du mal au temps où la phalange des démons assaille l’homme, plus le cœur de celui-ci est fortifié par la confiance. Celui qui se revêt de l’armure du jeûne est continuellement brûlé par le zèle comme par un feu. Quand Elie le Zélé brûla de tout son zèle pour la Loi de Dieu, c’est à cette œuvre du jeûne qu’il eut recours (85, 16-18).

Les agrypnies. — Au jeûne, il faut joindre les agrypnies :

Rien ne rend l’âme pure et joyeuse, ni ne l’illumine et en éloigne les pensées mauvaises, autant que les agrypnies continuelles. Pour cette raison, tous les saints Pères ont persévéré dans ce labeur des veilles et ont adopté pour règle de rester éveillés durant la nuit, pendant tout le cours de leur vie. Ils l’ont fait spécialement parce qu’ils avaient entendu notre Sauveur nous y inviter instamment, en divers endroits, par sa vivante parole : « Veillez et priez en tout temps » (Le, 21,36) ; « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt., 26, 41) ; et encore : « Priez sans cesse » (cf. Le, 18, 1), etc. Et il ne s’est pas contenté de nous avertir seulement par ses paroles ; il nous a aussi donné l’exemple en sa personne en honorant la pratique de la prière au-dessus de toute autre chose. C’est pourquoi il s’isolait constant-ment pour prier, et cela non d’une façon arbitraire, mais en choisissant pour temps la nuit, et pour lieu le désert, afin que nous aussi, évitant la foule et le tumulte, nous devenions capables de prier dans la solitude (cf. Mt., 14, 23 ; Mc, 1, 35). De même, toutes les révélations dont les saints ont bénéficié sur des sujets divers, que ce soit pour leur instruction personnelle ou pour l’utilité de tous, se sont généralement produites durant la nuit et au moment de la prière.

C’est pourquoi nos Pères ont reçu ce haut enseignement concernant la prière comme s’il venait du Christ lui-même, et ils ont choisi de veiller dans la prière, selon l’ordre de l’Apôtre, avant tout afin de pouvoir demeurer sans aucune interruption dans la proximité de Dieu par la prière continuelle. Ils se sont enfuis dans la solitude, non seulement pour que rien ne les détourne de leur continuelle liturgie, mais aussi pour qu’aucune chose venant du dehors ne les atteigne et n’altère la pureté de leur intellect, ce qui troublerait ces veilles qui les remplissent de joie et qui sont la lumière de l’âme […].

La prière qui est offerte au temps de la nuit possède un grand pouvoir, plus que celle qui est offerte durant le jour. C’est pourquoi tous les saints ont eu l’habitude de prier durant la nuit, en combattant l’assoupissement du corps et la douceur du sommeil, et en rejetant leur nature corporelle (28, 6-8).

’hèsychia et le combat invisible. — A l’ascèse corporelle, il est nécessaire de joindre à la fois la séparation effective du monde — L’hèsychia — et le combat invisible contre les pensées :

Les labeurs de l’ascèse corporelle, ô frère, non seulement ne suffisent pas pour corriger les passions cachées dans l’âme, mais ils n’empêchent pas non plus les pensées en ceux qui sont continuellement sollicités par les sens. Ces labeurs en effet préservent l’homme des convoitises et des tromperies des démons pour qu’ils ne soient pas vaincus par elles, mais les labeurs eux-mêmes ne donnent pas à l’âme la paix et la sérénité. C’est seulement quand nous avons part à L’hèsychia que les œuvres et les labeurs de l’ascèse procurent à l’âme l’impassibilité, mortifient les membres qui sont sur la terre (cf. Col.,

3, 5) et donnent le repos aux pensées. Alors les sens extérieurs cessent d’être troublés et persévèrent un certain temps au service de la sagesse. Jusqu’à ce que l’homme se soit éloigné des hommes, que ses membres soient délivrés du flux incessant des pensées et qu’il se soit rassemblé en lui-même, il ne peut pas connaître sa passion. Car l‘hèsychia, comme l’a dit saint Basile, est le commencement de la purification de l’âme. Quand les membres du corps suspendent leur activité extérieure et suppriment les distractions qui en résultent, la pensée se détourne des distractions et de l’errance des pensées et elle demeure au calme au-dedans d’elle-même ; le cœur s’éveille et scrute les pensées à l’intérieur de l’âme. S’il persévère patiemment dans cette voie, l’homme parviendra progressivement à la pureté de l’âme (85, 20).

L’attention et la vigilance, appelées aussi « sobriété » (nèpsis) spirituelle, auront donc toujours un rôle essentiel à jouer ; mais, les pensées une fois détectées, plutôt que de les combattre par la contradiction et en leur opposant des raisons, il sera plus efficace de les neutraliser par le « souvenir des vertus », c’est-à-dire en réveillant et en fortifiant dans l’âme, grâce à la prière, l’attrait et le goût des choses de Dieu :

Si l’on n’oppose pas la contradiction aux pensées que l’Adversaire sème en nous, mais si l’on refuse tout dialogue avec elles en adressant à Dieu sa supplication, c’est un signe que l’intellect a trouvé la sagesse qui vient de la grâce, et que sa vraie connaissance l’a délivré de beaucoup agir par lui-même ; il a découvert le raccourci qui lui épargne les détours d’une longue route (33, 10).

Il vaut mieux faire disparaître les passions par le souvenir des vertus qu’en leur résistant. En effet, lorsque les passions sortent de leur retraite et engagent la lutte, elles impriment dans l’intellect des formes et des images. Le combat demande alors un grand déploiement d’énergie, et l’intellect en est grandement agité et troublé. Au contraire, lorsqu’on emploie la première méthode dont nous avons parlé, on ne voit plus la moindre trace des passions après leur expulsion (56, 15).

Ce n’est pas toutefois en combattant les passions qu’on les empêche d’entrer dans le cœur, mais c’est par le rassasiement de la conscience, par la connaissance dont l’âme est comblée, et par le désir des contemplations merveilleuses qu’on y découvre. C’est là ce qui empêche les assauts des passions de s’en approcher. Cela ne vient pas, comme je l’ai dit, de ce que l’âme délaisse la vigilance et la pratique du discernement, qui sauvegardent la connaissance de la vérité et la lumière de l’âme, mais de ce que la pensée n’a plus à combattre, pour les raisons que j’ai dites. En effet les riches dédaignent la nourriture des pauvres ; de même, les gens sains ne supportent pas la nourriture des malades. Mais la richesse et la santé de l’âme ne subsistent que grâce à la sobriété et à l’attention. Sa vie durant, un homme a besoin de la sobriété, de l’attention, de la vigilance, pour garder son trésor. S’il néglige de les pratiquer selon sa mesure, il tombe malade et son trésor lui est dérobé. Il faut donc non seulement travailler jusqu’au moment où l’on voit en paraître le fruit, mais encore combattre jusqu’à l’heure du départ [de ce monde]. Car il arrive souvent que la grêle fasse soudainement tomber le fruit mûr. Celui qui se mêle aux affaires [du monde] et se dissipe dans des conversations ne peut pas être assuré de rester en bonne santé (38, 6).

Les diverses formes de la prière. – La récitation des psaumes tient un rôle fondamental dans la vie monastique (34, 2) ; ils sont comme le moule de la prière la plus personnelle du moine :

Quand tu dis les versets des psaumes, ne le fais pas comme un homme qui récite les paroles d’un autre, afin de ne pas avoir l’impression que le pénible labeur de ta récitation s’allonge interminablement, et de ne pas passer complètement à côté de la componction et de la joie qu’ils recèlent ; mais prononce-les comme tes propres paroles, afin de supplier [Dieu] avec componction et d’en bien discerner le sens, comme un homme qui comprend vraiment ce qu’il fait (33, 8).

Néanmoins, très diverses sont les formes de prière que mentionne Isaac, et auxquelles le moine se livrera en particulier durant ses agrypnies :

Une agrypnie ne consiste pas seulement à se tenir debout, ni à réciter des psaumes. Tel [moine] consacre toute la nuit à la récitation des psaumes ; un autre la passe dans le repentir, en disant des prières de componction et en se prosternant jusqu’à terre ; un autre encore veille en gémissant, en pleurant, en se lamentant sur ses fautes. On raconte au sujet de l’un des premiers Pères que, pendant quarante ans, sa prière consista en cette unique phrase : « Moi, j’ai péché comme homme, toi, comme Dieu, pardonne ». Les Pères l’entendaient répéter ces mots, rempli de tristesse ; il pleurait, sans pouvoir se taire, et cette unique prière lui tenait lieu de liturgie nuit et jour. Un autre dira quelques psaumes le soir, puis passera le reste de la nuit à chanter des tropaires. Un autre alternera doxologies et lectures. Un autre enfin se fixera comme règle de ne pas plier le genou [et de se tenir debout] aussi longtemps qu’il sera combattu par l’esprit de la luxure (28, 5).

L’insistance toute particulière avec laquelle Isaac recommande la lecture priante de l’Ecriture sainte et des écrits des Pères rappelle l’importance que les moines latins du Moyen-Age accordaient à la Lectio divina :

La méditation continuelle de l’Écriture est la lumière de l’âme, car elle y imprime des souvenirs qui sont utiles pour se garder des passions et pour demeurer dans l’amour de Dieu et la prière pure. En outre, elle nous montre le chemin de la paix tracé devant nous par les pas des saints. Mais ne place pas ta confiance dans la récitation des versets de l’Écriture, quand ils ne sont pas accompagnés d’un grand éveil [de l’âme] et d’une continuelle componction, que ce soit dans les prières ou dans les lectures que tu accomplis à n’importe quel moment (33,2).

Vers la pureté et la limpidité — Le degré psychique sera ainsi un parcours tout au long duquel l’homme se libérera progressivement des liens des passions ténébreuses, pour que son intellect obtienne la pureté (katharotès) et la limpidité Mélangés) nécessaires pour « voir Dieu tel qu’il est », et non en projetant sur lui nos conceptions trop humaines :

Bénie soit la majesté du Seigneur qui nous ouvre la porte pour que nous ne désirions plus rien d’autre que Lui. C’est pour cela que nous abandonnons tout et que notre âme se met en quête de Lui seul, rejetant tout souci qui pourrait faire obstacle à la vision du Seigneur. Plus l’intellect, ô mes bien-aimés, abandonne tout souci pour les choses visibles et ne pense plus qu’à l’espérance des choses à venir – ce qui dépend du degré de son élévation au-dessus des préoccupations pour le corps et de leur rumination continuelle – plus il devient subtil et translucide dans la prière. Et plus le corps est libéré des liens des affaires du monde, plus l’intellect en est lui aussi délivré. Et plus l’intellect est délivré des soucis du monde, plus il devient limpide. Et plus il devient limpide, plus il s’affine. Et plus il s’affine, plus il s’élève au-dessus des conceptions du siècle présent, qui portent la marque de l’opacité. Dès lors, l’intellect sait comment voir Dieu tel qu’il est, et non tel que nous sommes […].

De la vraie prière naît l’amour envers Dieu, car l’amour vient de la prière, comme la prière procède du retrait du monde. Nous avons en effet besoin du retrait du monde pour nous entretenir seul à seul avec Dieu. Mais le retrait du monde est précédé par le renoncement au monde, car, si un homme ne renonce pas d’abord au monde et à la jouissance de tout ce qu’il contient, il ne peut vivre en solitude. Et de nouveau, le renoncement au monde présuppose la patience, et la patience la haine du monde. Et la haine du monde présuppose la crainte et le désir. En effet, si la pensée n’est par terrifiée par la crainte de la Géhenne, et animée du désir de la béatitude [à venir], la haine de ce monde ne peut être suscitée en l’homme. Et s’il ne hait pas le monde, il ne pourra pas supporter avec patience d’être privé du repos qu’il procure. Et si l’on n’a pas d’abord acquis la patience, on ne pourra pas choisir un lieu très sauvage et totalement inhabité. Et si on ne choisit pas pour soi-même une vie séparée du monde, on ne pourra pas s’établir dans la prière. Et si l’on ne converse pas sans cesse avec Dieu, si l’on ne s’adonne pas à toute cette activité intérieure mêlée de prière et à ces formes successives de prière dont nous avons parlé, on ne peut ressentir de l’amour [envers Dieu]. L’amour de Dieu vient en effet de ce que l’on s’entretient avec lui. La conversation avec lui et la méditation priante présupposent I’hèsychia, et l’hèsychia la non-possession. La non-possession présuppose la patience ; la patience implique la haine des convoitises ; la haine des convoitises procède de la crainte de la Géhenne et du désir de la béatitude. La convoitise est haïe par celui qui en connaît les fruits, qui sait ce qu’elle lui prépare, et de quels biens elle le prive.

Ainsi, chaque degré de la vie spirituelle est lié à celui qui le précède, il en reçoit ce qui lui permet de se développer, et il en prépare un autre plus élevé. Mais si l’un de ces degrés est omis, le suivant ne peut se réaliser, et l’on voit tout l’édifice s’effondrer et se perdre (35, 1 et 4).

Pureté de l’âme et éveil des sens spirituels. – Au cours de ce cheminement, qui doit conduire l’homme du repentir à la pureté de l’âme, il importe de ne pas brûler les étapes, puisqu’il existe un ordre de succession, un enchaînement, entre les vertus. Et c’est ainsi que s’éveillera dans l’homme, sous la motion de l’Esprit-Saint, une « sensibilité spirituelle » qui lui permettra de percevoir les réalités divines et les choses de Dieu et d’en goûter la douceur d’une façon aussi immédiate et concrète que nos sens corporels perçoivent les objets matériels :

Bienheureux est le moine qui court véritablement, de toutes ses forces, après la pureté de son âme, qui suit la voie bien frayée sur laquelle ont marché nos Pères, et qui emprunte les degrés qu’eux-mêmes ont gravis dans l’ordre et progressivement. Il s’approchera de la pureté avec sagesse et en supportant avec patience les tribulations, mais non pas en inventant des degrés étrangers [à la tradition des Pères].

La pureté de l’âme est le premier charisme de notre nature. Si l’âme ne se purifie pas des passions, elle ne guérit pas des maladies du péché, et elle n’acquiert pas la gloire qu’elle a perdue par la transgression. Mais si un homme a été trouvé digne de la pureté, qui est la santé de l’âme, par cette purification son intellect obtiendra la joie grâce à [l’éveil de] sa sensibilité spirituelle. Car il est devenu fils de Dieu et frère du Christ, et il n’a plus le loisir de ressentir les biens et les maux qui lui arrivent (86, 4).

Sous la motion du Saint-Esprit. — Au baptême, l’homme reçoit la grâce du Saint-Esprit, mais, ordinairement, il n’en « sent » pas encore la présence. Le chrétien dont le cœur n’est pas encore purifié par le repentir, l’ascèse et la garde du cœur ne peut mener sa vie spirituelle que selon un mode humain, laborieusement, en réfléchissant et en délibérant intérieurement, et non comme instinctivement, sous le souffle du Saint-Esprit. Mais lorsqu’il parvient à la pureté de l’âme, sa vie spirituelle change de régime. Il n’a plus à faire avancer sa barque à force de rames, mais il doit tendre ses voiles pour capter le souffle de l’Esprit-Saint. Celui-ci prend en quelque sorte l’initiative et le mène où il veut par les instinct intérieurs qu’il éveille en lui :

Quand la puissance de l’Esprit pénètre dans la puissance de l’âme et que celle-ci opère en cet Esprit, alors, au lieu de la Loi contenue dans les Ecritures, les commandements de l’Esprit prennent racine dans son cœur (56, 16).

Dès lors, l’âme ayant recouvré sa vraie nature, la pratique des vertus lui devient naturelle, comme spontanée, et elle n’a plus à se contraindre ni à se faire violence pour pratiquer le bien. C’est cette spontanéité dans la pratique des vertus qui explique la « liberté des fils de Dieu » (cf. 33, 8) et qui place le moine parfait au-dessus des règles particulières ; la solitude de l’anachorète est le « royaume de la liberté » (3, 1) en ce sens que l’homme qui a pleinement maîtrisé ses passions et qui est dépouillé de toute volonté propre, vit dans une entière docilité aux inspirations du Saint-Esprit ; c’est pourquoi les saints reclus de Gaza pouvaient donner ces conseils à un hésychaste :

Nos Pères, qui étaient parfaits, n’avaient pas de règle précise, car toute la journée, leur règle était de psalmodier un peu, de réciter un peu par cœur, d’examiner un peu leurs pensées, de s’occuper un peu de leur nourriture, et cela selon la crainte de Dieu, car il est dit : « Tout ce que vous faites, faites-lc pour la gloire de Dieu » (/ Cor., 10, 31).

Et encore :

L’homme qui vit en hésychaste n’a pas de règle : sois comme un homme qui mange et boit selon qu’il en a envie ; ainsi quand il t’arrive de lire et que tu vois de la componction dans ton cœur, lis tant que tu le peux ; de même pour la psalmodie. Garde bien de toutes tes forces l’action de grâces et le Kyrie eleison et n’aie pas de crainte, car les « les dons de Dieu sont sans repentance » (Rom., 11,29)

Cette conception de la vie spirituelle apparaît dès les débuts du monachisme, notamment dans les écrits attribués à saint Macaire d’Egypte, qui sont l’une des sources de la doctrine d’Isaac :

Il faut se forcer à faire tout ce qui est bien, à accomplir tous les préceptes du Seigneur, quand même le cœur résisterait à cause du mal qui est en lui […]. Et ainsi, ce que maintenant il fait par force et à contre-cœur l’habituera à faire le bien en tout temps, à penser toujours au Seigneur et à l’attendre perpétuellement avec beaucoup de vertu et d’amour. Alors le Seigneur, voyant de telles dispositions en lui et cette bonne volonté par laquelle il se fait violence constamment pour penser à lui, pour être humble, doux et charitable, voyant que malgré toutes ses répugnances, il soumet son cœur en y employant toute sa force ; alors le Seigneur lui fait miséricorde, il le délivre de ses ennemis et du péché qui est en lui, il le remplit de l’Esprit-Saint ; et ainsi, désormais sans violence et sans peine, il accomplit tous les préceptes du Seigneur, ou plutôt le Seigneur accomplit en lui ses propres préceptes, donnant les fruits de l’Esprit quand il fructifie purement […].

Il lui donne la véritable prière du Christ, il lui donne des entrailles de miséricorde, une véritable bonté […]. Toutes les pratiques des vertus lui deviennent comme sa nature,6. »

Cet enseignement, fondé sur l’expérience des saints, est rapidement devenu traditionnel. À l’autre extrémité de la chrétienté, au VIème siècle, saint Benoît de Nursie, ne proposait pas un autre itinéraire aux moines d’Occident pour lesquels il rédigeait sa Régula Monachorum, admirable guide pour la praxis, conduisant le moine jusqu’aux sommets de la théôria :

Lors donc que le moine aura gravi tous ces degrés d’humilité, il arrivera à cet amour de Dieu qui est parfait et met dehors la crainte. Grâce à lui, tout ce qu’il observait auparavant non sans crainte, il commence à le garder sans aucun effort, comme naturellement, par habitude, non plus par peur de la géhenne, mais par amour du Christ et par l’habitude même du bien et pour le plaisir que procurent les vertus. Cet  état, daigne le Seigneur le faire apparaître par le Saint-Esprit, dans son ouvrier purifié de ses vices et de ses péchés !

C’est là aussi ce qu’au début du XIXsiècle, en Russie, saint Séraphin de Sarov, pénétré de l’enseignement de saint Isaac, appellera « l’acquisition du Saint-Esprit » et désignera comme but de l’effort ascétique.

La « théôria physikè ». — Tel qu’il se manifeste lorsque l’âme purifiée parvient au sommet du degré psychique, l’éveil des sens spirituels permet à celle-ci d’accéder au premier degré de la théôria, la contemplation de la nature des choses (théôria physikè). Elle perçoit alors le « dedans des choses », c’est-à-dire le reflet en elles des énergies créatrice et des logoi, « pensées-volontés » divines qui leur donnent d’être et d’être ce qu’elles sont :

Dès qu’il a reçu une sensibilité spirituelle qui lui permet de percevoir le dedans des choses, aussitôt, selon la mesure de cette sensibilité, son intellect est souvent élevé au-dessus d’elles (56, 19 : cf. 23, 12 et 30, 23).

Quand te couvrira de son ombre la puissance de l‘hèsychia, après un long temps passé dans ta cellule à t’adonner à l’ascèse, à pratiquer la vigilance intérieure, à retirer tes sens loin de tout contact extérieur, tu ressentiras d’abord une joie qui, de temps en temps, sans cause, envahira ton âme, et alors s’ouvriront tes yeux, pour que tu voies, selon la mesure de ta pureté, la force qui anime la création de Dieu et la beauté des créatures. Quand ton intellect aura été ainsi conduit à l’émerveillement que suscite une telle vision, il ne distinguera plus la nuit du jour, dans son admiration devant la splendeur de la création de Dieu. Dès lors l’âme ne ressentira plus les passions, ravie par le plaisir [que lui procurera] cette contemplation. Grâce à elle, elle accédera au deuxième degré des révélations spirituelles, qui, dans l’ordre, la suit. L’une et l’autre viennent de la pureté, et mènent plus haut. Que Dieu nous en rende dignes ! Amen ( L 3, 14).

L’esprit d’enfance. — L’apparition et le développement de la sensibilité spirituelle requiert de l’homme une attitude de simplicité, d’abandon et de foi confiante qui s’identifie à la pureté de l’âme et qu’Isaac compare à celle d’un petit enfant, en l’opposant à un comportement trop humain, trop raisonnable, voire animé par un esprit rationaliste et scientiste :

Qu’est-ce que la pureté, et où se situent ses frontières ? — La pureté est l’oubli des modes de la connaissance qui sont contre nature et qui, dans le monde, ont été trouvés par la nature [humaine]. La frontière au-delà de laquelle on est libéré de ces modes et on se retrouve en dehors d’eux est que l’homme revienne à la simplicité et à l’absence de malice originelles de sa nature, et qu’il redevienne comme un enfant, sans toutefois les défauts de l’enfant (85, 30).

Quand le psalmiste dit : « Le Seigneur garde les petits enfants »

(Ps. 114, 6), il ne parle pas seulement de ceux qui sont corporellement de petits enfants, mais aussi de ceux qui, bien qu’étant sages dans le monde, ont renoncé à leur connaissance, se sont appliqués entièrement à la seule sagesse qui suffise, sont devenus volontairement comme de petits enfants, et ont appris cette autre sagesse qui ne s’enseigne pas dans les écoles. Paul, sage lui-même dans les choses divines, a dit très justement : « Si quelqu’un pense être sage selon ce monde, qu’il devienne fou, afin de devenir sage » (7 Cor., 3, 18). Demande donc à Dieu de te donner d’atteindre à la [pleine] mesure de la foi. Et si tu en viens à goûter dans ton âme les délices de cette foi, il ne me sera pas difficile de te dire que rien désormais ne te sépare plus du Christ. Et toi, il ne te sera pas difficile alors d’être, à tout moment, arraché aux choses de la terre, d’oublier ce monde malade et de perdre le souvenir de ses occupations. Prie instamment pour cela, supplie avec ferveur, demande-le avec zèle, jusqu’à ce que tu l’aies obtenu. Ne t’en lasse pas. Tu en seras jugé digne si, d’abord, tu te fais violence pour «jeter ton souci sur le Seigneur » (cf Ps. 54, 23) avec foi, et si tu échanges ta propre Providence contre la sienne. Alors, quand il verra ta résolution et qu’avec une totale pureté de cœur tu as mis ta confiance en lui seul, et non plus en toi-même, et que tu t’es fait violence pour espérer en lui plus qu’en ta propre âme, alors une force qui t’est inconnue viendra demeurer sur toi, et tu percevras sensiblement que sa puissance est indubitablement avec toi. Beaucoup, lorsqu’ils ont ressenti cette puissance, sont entrés sans crainte dans le feu, ou ont marché sur les eaux, sans que la pensée qu’ils risquaient d’être engloutis les fasse hésiter. En effet, la foi fortifie les sens de l’âme, et l’homme, grâce à une autre vision qui dépasse les sens, perçoit une présence invisible qui le persuade de ne pas se laisser impressionner par les choses terrifiantes qu’il voit.

Ne crois surtout pas que ce soit en se servant de la connaissance psychique que l’on peut recevoir cette connaissance spirituelle. Non seulement il est impossible de l’obtenir par cette connaissance psychique, mais aucun de ceux qui s’y appliquent intensément ne peut avoir la moindre idée de la connaissance spirituelle ni en être jugé digne. Si certains d’entre eux veulent s’en approcher, ils ne le pourront pas, si peu que ce soit, tant qu’ils n’auront pas renoncé à leur connaissance psychique, à ses détours subtils et à ses méthodes compliquées, pour retrouver leur âme de petit enfant. L’habitude d’user de cette connaissance psychique et la tournure d’esprit qu’elle implique agissent comme un frein puissant, jusqu’à ce que, petit à petit, on parvienne à les effacer. La connaissance spirituelle est simple, et elle ne répand pas sa lumière parmi les raisonnements psychiques. Tant que la pensée ne s’est pas libérée de la multiplicité des pensées et n’est pas parvenu à la simplicité unifiée de la pureté, elle ne peut rien ressentir de la connaissance spirituelle […].

Quant à cette connaissance spirituelle, nul ne peut la recevoir s’il ne change et ne redevient comme un petit enfant. C’est alors qu’il peut percevoir par ses sens [spirituels] les délices du Royaume des cieux. On appelle « Royaume des cieux » la contemplation spirituelle, et celle-ci ne s’obtient pas par l’activité des pensées, mais c’est la grâce qui nous donne de la goûter. Et tant que l’homme n’est pas purifié, il n’est même pas capable d’en entendre parler, car nul ne peut l’acquérir par un enseignement [extérieur]. Mais, mon enfant, si tu parviens à la pureté du cœur, laquelle vient de la foi et s’acquiert loin des hommes, dans L’hèsychia, et si tu oublies ta connaissance selon ce monde, au point de n’en plus rien ressentir, soudain la connaissance spirituelle se présentera devant toi, sans que tu aies rien fait pour cela. « Erige une stèle, est-il écrit, verse de l’huile sur elle, et tu trouveras un trésor dans ton sein. » Mais si tu es retenu dans les filets de la connaissance psychique, je puis dire sans exagération qu’il te serait plus facile de te libérer de liens de fer que de t’en échapper. Jamais tu n’éviteras les pièges de l’illusion, jamais tu n’auras de confiance filiale (parrhèsia) ni d’assurance à l’égard du Seigneur, à chaque moment tu marcheras sur le fil d’une épée, et tu ne seras jamais sans tristesse. Prie avec simplicité, [reconnaissant] ta faiblesse, afin de bien vivre en présence de Dieu, et tu n’auras plus de soucis. De même en effet qu’un corps est toujours suivi de son ombre, ainsi l’humilité est toujours suivie par la miséricorde [divine]. Ainsi donc, si tu veux passer ta vie dans les choses spirituelles, ne fais aucune concession aux pensées psychiques. Et même si tous les malheurs, tous les maux et tous les dangers possibles t’entouraient et voulaient t’effrayer, ne t’en inquiète pas, et n’en tiens aucun compte (19, 2-5).

À l’égard de celui qui s’abandonne à lui dans la foi et la confiance, Dieu se comporte comme un père ou une mère avec un petit enfant :

La puissance divine […] instruit les hommes à la manière du maître qui apprend à nager à un petit enfant : quand l’enfant commence à enfoncer, il le soulève ; l’enfant, en effet, nage au-dessus des mains de celui qui lui apprend. Quand il se met à avoir peur de se noyer, celui qui le soutient de ses mains l’encourage de la voix et lui dit : « Ne crains pas, je te tiens. » Et de même qu’une mère qui enseigne à marcher à son petit enfant s’éloigne de lui et l’appelle, et quand, venant vers elle, il se met à trembler et tombe à cause de la fragilité et de la délicatesse de ses pieds et de ses jambes, elle court et le prend dans ses bras, ainsi la grâce de Dieu tient et enseigne les hommes qui en toute pureté et simplicité se sont confiés aux mains de leur Créateur, ont de tout leur cœur renoncé au monde et marchent à sa suite (51, 7).

Larmes, impassibilité, humilité, silence. — Les larmes seront un premier indice de ce que le moine approche du terme du degré psychique :

De l’activité spirituelle dans laquelle on se fait violence naît une chaleur sans mesure qui est allumée dans le cœur par des pensées ardentes nouvellement apparues dans l’intellect. Cette activité et la vigilance affinent l’intellect grâce à la chaleur qui les anime et lui procurent la vision. Et cette vision engendre les pensées ardentes dont je viens de parler, [qui jaillissent ainsi] de la profondeur de cette vision de l’âme. C’est cette vision qui est appelée contemplation. Cette contemplation donne naissance à la chaleur [spirituelle], et de cette chaleur, qui naît de la grâce de la contemplation, provient le jaillissement des larmes. Au début, ce n’est qu’à un faible degré : au cours d’une même journée, les larmes viennent à plusieurs reprises, et s’en vont. Mais ensuite, leur flot devient incessant, et, par ce flot incessant, l’âme obtient la paix des pensées. Par cette paix des pensées, elle est élevée jusqu’à la pureté de l’intellect. Et par cette pureté de l’intellect, l’homme en arrive à voir les mystères de Dieu. En effet, cette pureté est contenue secrètement dans la paix qui a succédé aux combats [contre les pensées]. Après cela, l’intellect en vient à voir des révélations et des signes, comme en vit le prophète Ezéchiel. Celui-ci, sous l’image du torrent (cf. Ez., 47, 3-5), vit représentées les trois étapes que l’âme traverse pour s’approcher de Dieu ; après la troisième, l’espace restant est infranchissable (9, 1).

L’intellect exerce alors une « vigilance instinctive » à l’égard des passions (81, 8), et, en ce sens, l’âme acquiert l’impassibilité (apathéia). Elle est remplie de la « véritable humilité », qui est un don de Dieu, et elle éprouve un besoin profond de se tenir en silence. Isaac se plaît à contempler en saint Arsène, cet ancien précepteur des fils de l’empereur Théodose devenu moine au désert, un parfait exemple de cet état spirituel :

Plus que toutes choses, aime le silence, car il t’apporte un fruit que la langue est impuissante à décrire. Commençons par nous faire violence pour nous taire, et ensuite de notre silence même naîtra en nous quelque chose qui nous amènera au silence. Que Dieu te donne de ressentir ce quelque chose qui naît du silence ! Si tu commences à t’adonner à cette pratique, je ne sais combien de lumière se lèvera en toi. On raconte au sujet de l’admirable Arsène, que, lorsque les pères le visitaient et que les frères venaient le voir, il s’asseyait avec eux en gardant le silence, puis les congédiait en silence. Ne crois pas qu’il agissait ainsi par sa seule volonté, même si au début il devait se faire violence pour cela ; mais, au bout de quelque temps, un certain plaisir naît dans le cœur du fait de la pratique de cette manière d’agir, et le corps est amené comme par force à se tenir en silence. De cette pratique naît aussi en nous une abondance de larmes, qui accompagnent la merveilleuse et divine vision de quelque chose que le cœur ressent distinctement. Tantôt en se donnant de la peine, tantôt du fait de son émerveillement, le cœur devient humble et comme un petit enfant, et dès qu’il se met à prier, les larmes jaillissent en abondance. Grand est l’homme qui, par la patience de ses membres, a acquis d’admirables dispositions habituelles au-dedans de son âme. Si tu places toutes les œuvres de la vie monastique sur l’un des plateaux d’une balance, et le silence sur l’autre, tu verras que celui-ci pèse davantage. Nombreuses sont les directives des Pères qu’il n’est plus nécessaire qu’un homme suive laborieusement quand il s’approche du silence, et leur pratique lui devient alors superflue ; il est au-dessus d’elles, car il est proche de la perfection (34, 7).

Nous n’appelons pas humble, bien que la chose soit digne de louange, celui qui s’humilie en se rappelant ses fautes et ses manquements, et qui en garde mémoire jusqu’à ce que son cœur se brise et que son intellect ait fait disparaître en lui-même les pensées d’orgueil. Car l’esprit d’orgueil garde [contre lui] sa force, et il n’a pas acquis l’humilité, mais il s’en approche au moyen de diverses considérations. Même si la chose est louable, comme je l’ai dit, il n’a pas encore l’humilité. Il la veut, mais il ne la possède pas. L’humble parfait est celui qui n’a pas besoin de chercher des raisons et de procéder à des considérations pour être humble. Mais en toutes choses, d’une façon naturelle et parfaite, il se comporte humblement, sans avoir à [réfléchir] laborieusement pour cela. Il a reçu en lui-même l’humilité, comme un grand charisme qui dépasse toute la création et toute la nature. Il se voit à ses propres yeux comme un pécheur, comme un homme de rien et méprisable. Il a pénétré [par la contemplation] dans le mystère de toutes les natures spirituelles, il possède une grande sagesse concernant toute la création, et cependant il se considère comme ne sachant absolument rien. Et cette conviction ne procède pas de la réflexion, mais, sans se forcer, il est ainsi dans son cœur.

Mais est-il possible qu’un homme devienne tel ? La nature peut-elle produire en lui ce changement ? Non. Mais n’en doute pas, la force mystérieuse que l’humble a reçue le rend parfait en toute vertu. C’est la force même que reçurent les bienheureux apôtres sous forme de [langues de] feu (Ad., 1, 8). C’est pour cela que le Sauveur leur avait ordonné de ne pas quitter Jérusalem jusqu’à ce qu’ils aient reçu la puissance d’en haut (Act., 1,4), c’est-à-dire le Paraclet, dont le nom signifie « Esprit consolateur ». C’est là ce qu’avait dit la divine Écriture à son sujet : « Les mystères sont révélés aux humbles (Sir., 3, 19) » (207-8).

Pureté de l’intellect et pureté du cœur. — Isaac fait une distinction importante entre les deux degrés de la pureté de l’âme ; c’est pour lui l’occasion de préciser qu’il entend par « le cœur » l’orientation spontanée la plus profonde, la plus fondamentale et la plus stable de l’être humain, et la racine de ses divers sens spirituels :

En quoi la pureté de l’intellect diffère-t-elle de la pureté du cœur ? — Autre est la pureté de l’intellect, et autre celle du cœur. La première diffère de la seconde, comme un membre diffère du corps entier. L’intellect est l’un des sens de l’âme, mais le cœur contient et maîtrise tous les sens intérieurs. Il est le sens des sens, car il en est la racine.

Si la racine est sainte, les branches seront saintes. Si le cœur est pur, il est évident que tous les sens seront purs. L’intellect, s’il s’applique à la lecture de l’Écriture sainte, ou s’il se donne un peu de peine pour pratiquer les jeûnes, les veilles et L’hèsychia, oubliera sa conduite antérieure et sera purifié dès lors qu’il aura rompu avec sa manière honteuse de vivre. Mais sa pureté ne sera pas constante. Autant il est vite purifié, autant il se souille vite. Le cœur, lui, n’est purifié que par de nombreuses afflictions, par des privations, par l’éloignement de toute relation avec le monde et par la mort à toutes choses. Une fois que le cœur est purifié, sa pureté n’est pas souillée par les moindres choses.

Il ne craint pas davantage d’avoir à affronter de grands et redoutables combats. Car il a désormais un estomac solide, capable de digérer facilement toutes les nourritures que les malades ne peuvent assimiler. C’est ce que disent les médecins : [pour un malade,] la viande est difficile à digérer, mais lorsqu’un estomac solide peut la supporter, elle donne beaucoup de force aux corps qui sont sains. Ainsi donc, toute pureté qui s’acquiert facilement, en peu de temps et avec peu de peine, se perd et se souille aussi vite. Mais la pureté qui a traversé beaucoup de tribulations et qui a mis longtemps à s’édifier n’a rien à redouter d’une attaque proportionnée à ses forces, en quelque partie de l’âme que ce soit, car Dieu la fortifie (83, 12).

Charité et miséricorde universelles. — Mais en quoi consiste, en définitive, cette pureté que le moine atteint quand, dépouillé de tout attachement à son ego, il parvient au terme du degré psychique, et qui constitue la porte de la contemplation ? Nous sommes ici au cœur de l’enseignement de saint Isaac :

Qu’est-ce, en un mot, que la pureté ? C’est un cœur miséricordieux envers toute la nature créée (81, 1).

Et qu’est-ce qu’un cœur miséricordieux ? – C’est une flamme qui embrase le cœur pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les animaux, pour les démons et pour tout être créé. Quand l’homme miséricordieux se souvient d’eux, et quand il les voit, ses yeux répandent des larmes, à cause de l’abondante et intense miséricorde qui étreint son cœur. A cause de sa grande compassion, son cœur devient humble et il ne peut plus supporter d’entendre ou de voir un tort, ou la plus petite offense, faits à une créature. C’est pourquoi il offre continuellement des prières accompagnées de larmes pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et pour ceux qui lui ont fait du tort, pour qu’ils soient protégés et qu’il leur soit fait miséricorde ; il prie de même pour les reptiles, à cause de la grande miséricorde qui remplit son cœur au-delà de toute mesure, à la ressemblance de Dieu (81, 2).

Question : Quel est le signe qu’un homme a atteint la pureté du cœur, et quand sait-il que son cœur est parvenu à la pureté ? – Réponse : Lorsqu’il voit tous les hommes comme bons, et lorsque aucun ne lui paraît impur et souillé ; c’est alors qu’il est véritablement pur de cœur. Comment s’accomplirait autrement la parole de l’Apôtre, selon laquelle il nous faut, d’un cœur sincère, considérer les autres comme supérieurs à nous-mêmes (cf Phi!., 2, 3), si l’on n’est pas encore arrivé à ce que dit le prophète : « L’œil bon ne voit pas le mal (Hab1, 13)»? (85, 29)

Réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent, et pleure avec ceux qui pleurent : c’est le signe de la limpidité de l’âme. Souffre avec les malades, afflige-toi avec les pécheurs, réjouis-toi avec ceux qui se repentent. Sois l’ami de tout homme, mais reste solitaire dans ta pensée. Prends part à la souffrance de tous, mais reste corporellement loin de tous (58, 14).

Isaac n’hésite pas à mettre en opposition la stricte justice et la miséricorde, la première correspondant plutôt à la conception des relations humaines selon l’Ancien Testament, la seconde à l’idéal évangélique :

Si celui qui fait l’aumône ne s’élève pas au-dessus de la pratique de la justice, il n’est pas miséricordieux ; autrement dit, il n’est pas un homme qui est miséricordieux envers les autres non seulement en leur donnant de ce qu’il possède, mais encore en supportant avec joie l’injustice de la part des autres et en se montrant miséricordieux envers eux. Lorsqu’il aura vaincu la justice par la miséricorde, il recevra la couronne, non pas celle des justes selon la Loi, mais celle des parfaits selon l’Évangile. Car donner aux pauvres de ce que l’on a, revêtir celui qui est nu, aimer son prochain comme soi-même, ne pas commettre d’injustice, ne pas mentir, l’ancienne Loi aussi P ordonnait ; mais la perfection selon l’économie de l’Évangile prescrit : « À celui qui te prend ton bien, ne le réclame pas, et donne à quiconque te demande » (Le, 6, 30). Non seulement il faut supporter avec joie l’injustice en ce qui concerne les biens matériels et toutes les choses extérieures, mais il faut donner même son âme pour son frère. Tel est l’homme miséricordieux, et non pas celui qui se contente de faire l’aumône à son frère. Un homme est vraiment miséricordieux si son cœur brûle quand il entend ou voit quelque chose qui afflige son frère. De même est miséricordieux celui qui, s’il est frappé par son frère, n’ose pas lui répondre durement pour ne pas affliger son cœur (23, 4).

La miséricorde et la stricte justice, si elles demeurent dans une même âme, sont comme un homme qui adore Dieu et les idoles dans une même maison. La miséricorde est le contraire de la stricte justice. Celle-ci consiste en une répartition équitable entre tous ; elle distribue à chacun ce qu’il mérite, ne penche ni d’un côté ni de l’autre, est sans partialité dans la répartition. Mais la miséricorde est une affliction suscitée par la grâce, elle se penche sur chacun avec compassion, ne rend pas ce qu’il mérite à celui qui est digne de châtiment, et elle comble au-delà de toute mesure celui qui est digne de récompense. Si la miséricorde est du côté du bien, la stricte justice est donc du côté du mal ; de même que le foin et le feu ne peuvent demeurer dans un même lieu, la stricte justice et la miséricorde ne peuvent pas demeurer dans une même âme. De même qu’un grain de sable ne fait pas le poids en face d’une masse d’or, ainsi l’exercice de la stricte justice de Dieu ne fait pas le poids en comparaison de sa miséricorde (58, 3).

Cette miséricorde universelle, qui est une participation à l’Amour que Dieu est (cf 1 Jn, 4, 8), fait de l’âme un parfait miroir de la divinité, ce qui va rendre possible la contemplation :

Veux-tu entrer en communion avec Dieu dans ton intellect, en éprouvant la sensation de ce plaisir (hèdonè) qui n’est pas esclave des sens ? Efforce-toi d’acquérir la miséricorde, car, lorsqu’elle se trouvera en toi, elle y reproduira l’image de cette sainte Beauté dont tu porteras la ressemblance. La possession effective de la miséricorde universelle produit aussitôt dans l’âme la communion à la divinité et l’unit à sa gloire resplendissante (1, 32).

Je te prescris ceci, frère : Que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’à ce que tu sentes en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve pour le monde Que notre propre état devienne ainsi un miroir dans lequel nous contemplerons en nous-mêmes la ressemblance et l’empreinte véritable de ce qui appartient par nature à la divine essence. Par elles et par ce qui leur ressemble, nous sommes illuminés et nous nous approchons de Dieu avec un intellect limpide. Un cœur dur et sans miséricorde ne peut parvenir à la pureté (34,11).

À cause de son grand amour, [le Père] n’a pas voulu faire violence à notre liberté, bien qu’il en eût le pouvoir, mais il a préféré que nous nous approchions de lui par l’amour de notre cœur. Le Christ lui-même, par obéissance à son Père et à cause de son amour pour nous, a subi avec joie les outrages et l’affliction, comme le dit l’Écriture :

« Renonçant à la joie qui lui revenait, il a souffert la croix, méprisant l’infamie » (Hébr., 12, 2). C’est pourquoi le Seigneur a dit, dans la nuit où il fut livré : « Ceci est mon corps donné pour la vie du monde, et ceci est mon sang, répandu pour la multitude, en rémission des péchés » (Mt., 26, 26). Et, en notre faveur, il dit encore : « Je me sacrifie moi-même » (Jn. 17, 19). De la même manière, quand les saints sont devenus parfaits, c’est à une telle perfection qu’ils sont tous parvenus, et par la surabondance de leur amour et de leur miséricorde envers tous les hommes, ils sont devenus semblables à Dieu. Tel est le signe de la parfaite ressemblance avec Dieu que les saints cherchent à obtenir : l’amour parfait du prochain. C’est là ce que faisaient les moines, nos Pères, quand ils s’efforçaient de porter toujours en eux-mêmes cette perfection et cette ressemblance tellement vivante au Seigneur Jésus-Christ (81, 5).

L’amour de Dieu et des hommes est le but de la vie spirituelle, en quoi tout se résume, comme Isaac le chante dans cet admirable hymne à la charité :

Le paradis est l’amour (agapè) de Dieu, amour qui porte en lui les délices de tout ce qui peut rendre l’homme bienheureux. C’est là que le bienheureux Paul avait reçu un aliment étranger à la nature. Et dès qu’il eut goûté en ce lieu [au fruit] de l’arbre de vie, il s’écria : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, c’est ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (7 Cor., 2, 9). Adam fut empêché d’accéder à cet arbre par le conseil du Diable. L’arbre de vie est l’amour de Dieu, qu’Adam perdit par sa chute, et plus jamais il ne retrouva la joie ; mais il dut travailler et peiner sur la terre [qui produisait] des épines. Même s’ils marchent sur une voie droite, ceux qui sont privés de l’amour de Dieu mangent le pain gagné à la sueur de leur travail, comme il fut ordonné au premier créé de le manger après la chute. Jusqu’à ce que nous trouvions l’amour, nous devons travailler sur cette terre [couverte] d’épines, nous devons semer et moissonner au milieu des épines, même si notre semence est une semence de justice. Constamment, nous sommes blessés par les épines et, quoi que nous fassions pour être des justes, c’est à la sueur de notre visage que nous vivons. Mais quand nous avons trouvé l’amour, nous sommes nourris du pain céleste et nous sommes revêtus de force sans labeur ni peine. Le pain céleste est le Christ, qui est descendu du ciel et a donné la vie au monde. Et telle est la nourriture des anges.

Celui qui a trouvé l’amour mange le Christ chaque jour et à toute heure, et il en devient immortel. Car il a dit : « Celui qui mange du pain que je lui donnerai ne verra jamais la mort » (Jn, 6, 58). Bienheureux celui qui mange le pain de l’amour, qui est Jésus ! Car celui qui se nourrit d’amour se nourrit du Christ, le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, comme Jean en témoigne lorsqu’il dit : « Dieu est amour »

(7 Jn, 4, 8). Ainsi donc, celui qui vit dans l’amour reçoit de Dieu le fruit de vie, et, alors qu’il est encore en ce monde, il respire déjà l’air de la Résurrection, cet air dont feront leurs délices les justes lors de la Résurrection. L’amour est le Royaume. C’est de [cet amour] que le Seigneur a mystérieusement promis à ses apôtres qu’ils se nourriront dans son Royaume : « Mangez et buvez à la table de mon Royaume » (cf. Le, 22, 30). De quoi s’agit-il, sinon de l’amour ? Car l’amour est capable de nourrir l’homme à la place d’aliments et de boisson. Il est « le vin qui réjouit le cœur de l’homme » (P.v. 10, 16). Bienheureux celui qui boit de ce vin ! Les débauchés en ont bu, et ils sont devenus chastes. Les pécheurs en ont bu, et ils ont oublié le chemin du péché. Les ivrognes en ont bu, et ils sont devenus des jeûneurs. Les riches en ont bu, et ils ont désiré la pauvreté. Les pauvres en ont bu, et ils sont devenus riches en espérance. Les malades en ont bu, et ils ont été fortifiés. Les ignorants en ont bu, et ils sont devenus sages (72, 3-4).

La prière pure. — Au terme du degré psychique, Isaac place la « prière pure », c’est-à-dire une prière qui est exempte de distractions parce que l’intellect de l’homme adhère spontanément et avec force aux mouvements profonds de son cœur :

De même que sur dix mille hommes, on en trouvera à peine un qui ait accompli les commandements et les préceptes dans une mesure appréciable, qui soit parvenu à la pureté et qui ait obtenu la sérénité de l’âme, de même on en trouvera difficilement un, parmi une multitude, qui, au prix d’une extrême vigilance, ait obtenu la prière pure, ait franchi cette limite, et soit entré dans ce mystère. Il n’est pas donné en effet à beaucoup d’atteindre à la prière pure, mais seulement à un petit nombre […].

La prière est une demande, un souci et un désir qui ont pour objet la délivrance des maux de ce monde ou du monde à venir ; elle peut aussi exprimer le désir de l’héritage [qu’ont reçu] les Pères, ou une demande du secours divin. Toutes les formes de prière se ramènent à ces mouvements de l’âme. Mais que la prière soit pure ou ne le soit pas, cela dépend de ceci : si, quand l’intellect se prépare à présenter à Dieu l’un de ces mouvements intérieurs, quelque considération étrangère ou quelque distraction vient s’y mêler, cette prière est qualifiée d’impure, parce qu’on a porté sur l’autel du Seigneur, – cet autel spirituel qu’est le cœur, – un animal qu’il n’est pas permis d’offrir. Mais si l’intellect s’unit avec ferveur à l’un de ces mouvements [de l’âme] durant le temps de la supplication, sous la pression des circonstances qui la font naître, et si, à cause de cette ardeur, l’œil de la foi fait pénétrer ce mouvement derrière le voile du cœur, alors les entrées de l’âme seront fermées aux pensées étrangères, à ces étrangers auxquels la Loi interdit l’accès de la tente du Témoignage (cf. Nombr., 16, 40). Tels sont le sacrifice du cœur que Dieu agrée et la prière pure. Là se situent leurs limites ; ce qui est au-delà ne peut plus être appelé prière (31326-7)

Le degré spirituel

La théôria, connaissance par connaturalité. — Saint Isaac conçoit la forme la plus élevée de la théôria comme une vision de Dieu dans le miroir de l’âme. C’est là l’enseignement commun des Pères qui ont abordé ce sujet, à la suite de saint Grégoire de Nysse. Selon Jean Daniélou, « que l’âme connaisse Dieu par un retour à elle-même, parce que c’est en elle que se trouve l’image (eikôn) de Dieu, — que la condition de la connaissance de Dieu soit ainsi la purification (katharsis) de l’âme, de façon à restituer les traits de cette image, c’est le thème essentiel de la théologie mystique de Grégoire de Nysse. » Et cet auteur précise très justement, au sujet de la pureté de l’intellect qui conditionne la théôria : « Cette pureté est une participation (koinô-nia) de la nature divine. Aussi l’âme voit-elle en elle, comme dans un miroir (katoptron), la nature divine, le disque du soleil, qui se reflète. Rien ici d’une identité naturelle de l’âme avec Dieu [comme dans le néoplatonisme et le gnosticisme], sauf au sens où cette orientation vers Dieu qui attire Dieu en elle est la vocation naturelle de l’âme. » Ces remarques correspondent très exactement à la pensée d’Isaac. Comme l’écrivait de son côté Jacques Maritain, « quand l’âme est devenue tout entière amour, sans que rien en elle fasse obstacle à la lumière du Saint-Esprit, elle devient tout entière moyen de percevoir Dieu par un certain toucher et un certain goût spirituels […]. C’est une connaissance vraiment, bien qu’imparfaitement, immédiate de Dieu […]. Il ne s’agit pas d’une connaissance claire, mais d’une connaissance tout expérimentale, obscure, et apophatique, qui unit l’âme à Dieu comme caché. » Ces remarques correspondent très exactement aux desciptions d’Isaac. J. Maritain développe cette conception de la « connaissance par connaturalité » en employant une terminologie thomiste qui est évidemment étrangère à Isaac, aussi bien qu’à Grégoire de Nysse ; elle n’en est pas moins utile pour comprendre leur pensée.

Celle-ci est proche également de la conception selon laquelle « l’amour est intellection ». Cette formule est, selon J.-M. Déchanet, « le dernier mot que nous livre, sur la nature de la contemplation, l’exploration attentive des auteurs bénédictins et cisterciens du XIIème siècle », dont la pensée reste à beaucoup d’égards fidèle à la tradition des Pères d’Orient et d’Occident. Mais, chez Isaac, c’est l’amour du prochain qui fonde cette connaturalité de l’âme avec Dieu ; il explicite sur ce point la pensée d’Evagre le Pontique, pour qui se mettre en colère contre son frère ou garder de la rancune, « c’est ressembler à un homme qui voudrait avoir une vue perçante et qui se crèverait les yeux ».

La déréliction pédagogique. — Parvenu à ces sommets, l’homme n’en est pas pour autant fixé dans un état permanent de consolation, et encore moins d’impeccabilité. Dans un dessein pédagogique, Dieu permettra qu’il soit encore éprouvé par des moments de désolation et de déréliction :

De même qu’il arrive que l’air se refroidisse, ainsi ceux qui ont atteint le degré de la pureté peuvent retomber [en dessous], sans négligence ni relâchement de leur part. Mais alors que tout allait bien pour eux, il leur est arrivé quelque vicissitude contraire au but que poursuivait leur volonté […]. Au combat succède le secours de la grâce ; puis l’âme se retrouve pour un temps dans la tempête, et elle est assaillie par la violence des vagues ; puis de nouveau se produit un changement, la grâce la visite et remplit son cœur de la joie et de la paix qui viennent de Dieu, ainsi que de pensées chastes et paisibles (49, 2-4).

Lorsqu’il nous arrive d’être dans les ténèbres, surtout si nous n’en sommes pas nous-mêmes la cause, ne nous troublons pas. Estime que ces ténèbres t’ont été ménagées par la Providence de Dieu pour des raisons que Lui seul connaît. En effet, notre âme parfois suffoque, elle est comme submergée par des vagues. Que l’on s’adonne à la lecture de l’Écriture, ou à sa liturgie, ou à toute autre occupation, ce ne sont que ténèbres sur ténèbres. L’homme quitte alors la prière, et souvent il ne peut même plus s’en approcher. Il ne croit plus du tout que cet état pourra changer et qu’il retrouvera la paix. Ce temps est rempli de désespoir et de crainte. L’espérance en Dieu, la consolation de la foi, ont été entièrement chassées de l’âme. Celle-ci est tout entière remplie de doute et de crainte. Cependant, ceux qui ont été éprouvés par l’assaut de telles vagues savent d’expérience qu’il prendra fin et sera suivi d’un changement […]. Même si le trouble où te jettent de telles ténèbres se prolongeait, attends-toi à ce que survienne promptement, au milieu d’elles, un changement qui te fasse revivre.

Quant à toi, ô homme, voici ce que je te propose et te conseille : si tu n’as pas la force de te ressaisir et de tomber face contre terre pour prier, entoure ta tête de ton manteau et dors, jusqu’à ce que soit éloignée de toi cette heure de ténèbres, mais ne sors pas de chez toi. Cette tentation éprouve surtout ceux qui désirent vivre selon la conduite spirituelle et qui recherchent tout au long de leur voyage [ici-bas] la consolation de la foi. C’est pourquoi cette heure où la pensée est en proie au doute les fait souffrir et les met en peine plus que tout. Puis vient ensuite le blasphème, qui les attaque fortement. Tantôt viennent des doutes au sujet de la résurrection, tantôt d’autres choses dont nous n’avons pas besoin de parler. Nous avons souvent fait l’expérience de tout cela, et c’est pour la consolation de beaucoup de nos frères que nous avons décrit ce combat (57, 1 -2).

Bien qu’il ait été lui-même un maître très apprécié, Isaac parle peu du rôle des Pères spirituels, — sauf ici, précisément, à propos de ces moments de déréliction ; mais il tient manifestement à ce qu’un tel recours ne soit pas trop fréquent, et ne serve pas de prétexte pour multiplier les sorties hors de la cellule :

L’acédie s’apaise un moment, mais revient ensuite à l’attaque avec plus de violence. On a alors absolument besoin d’un homme éclairé qui a l’expérience de ces choses, pour recevoir de lui la lumière et la force chaque fois que c’est nécessaire, mais non pas tout le temps. Bienheureux celui qui supporte de telles tentations en restant entre les murs de sa cellule. Car, comme le disent les Pères, il parviendra ainsi à demeurer au large et sera revêtu de force (57, 3).

Au-delà de la prière. — C’est ici qu’apparaît ce qu’Irénée Hausherr appelait « l’immense théorie » d’Isaac sur « un état tellement sublime que la prière pure elle-même y disparaît ». Mais, selon cet éminent auteur, cette doctrine ne serait qu’une « interprétation étrange » d’un texte d’Evagre le Pontique mal traduit en syriaque. En réalité, il ne s’agit pas ici d’une « théorie », mais d’un enseignement fondé sur la profonde expérience personnelle d’Isaac, à laquelle la traduction syriaque, bien que fautive, du texte d’Évagre n’a fourni qu’un moyen d’expression bien adapté. Le texte original d’Évagre portait : « La prière est un état de l’intellect produit seulement par la lumière de la Sainte-Trinité. » Selon le vocabulaire d’Évagre en effet, la contemplation de la Sainte-Trinité constitue le degré le plus élevé de la prière. Mais l’interprète syriaque a traduit : « La prière est un état de l’intellect qui n ’est arrêté que par la lumière de la Sainte-Trinité. » Ce contresens a permis à saint Isaac de formuler une doctrine juste, en l’attribuant à tort à son maître vénéré Évagre. Pour Isaac, la prière proprement dite, la « prière pure » elle-même, est toujours demande, épiclèse, imploration de la descente du Saint-Esprit ; quand celui-ci survient, l’activité propre, délibérée, de l’homme, et donc « la prière », n’a plus qu’à s’effacer, et l’expérience du don lui-même du Saint-Esprit n’est plus une prière. S’apprêtant à décrire ce « degré spirituel », Isaac commence par voiler ses confidences d’une protestation d’humilité qui ne trompera aucun lecteur :

Par mes propres combats, je n’ai pas été rendu digne d’expérimenter la millième partie des choses que j’ai écrites de ma main, et particulièrement de ce discours que je vais composer pour stimuler et illuminer nos âmes et celles de quiconque l’aura entre ses mains, en espérant que quelques-uns seront incités à désirer ce dont je parle, et ainsi à le mettre en pratique (31-32, 1).

Se fondant en fait sur sa propre expérience, Isaac tient ensuite à bien différencier l’état au-delà de la prière des sentiments spirituels de plaisir, de douceur et de joie intime que l’on peut éprouver au cours de la psalmodie ou de la méditation de la sainte Écriture ; ceux-ci en effet se situent encore dans le domaine de la prière, et sont bien différents de l’éblouissement intérieur que provoque la pleine effusion de l’Esprit-Saint :

Autre chose est le plaisir (hèdonè) éprouvé dans la prière, et autre chose la vision divine (théôria) obtenue dans la prière. La seconde l’emporte en perfection sur le premier, comme l’homme adulte sur l’enfant. Il arrive que les versets d’un psaume deviennent doux dans la bouche, et que l’on répète continuellement ce même verset durant la prière, sans pouvoir passer au suivant, car on ne peut s’en rassasier. Mais parfois, il arrive que de la prière naisse une certaine vision divine qui fait s’évanouir la prière sur les lèvres. Frappé de stupeur par cette vision, l’homme devient comme un corps privé de souffle. C’est là ce que nous appelons vision divine dans la prière ; ce n’est ni un produit de l’imagination, ni une illusion, comme le prétendent les sots.

Cette vision dans la prière comporte d’ailleurs des degrés divers et des dons différents. Mais, jusque-là, il s’agissait toujours de la prière, car on n’était pas encore parvenu à ce stade où il n’y a plus de prière, mais un état supérieur à la prière. Les mouvements de la langue et du cœur dans la prière sont des clefs. Mais ce qui succède à leur usage, c’est l’entrée dans la chambre du trésor. Alors, toute lèvre et toute langue se taisent ; le cœur, qui contient les pensées, l’intellect, qui gouverne les sens, et la pensée, cet oiseau rapide et audacieux, font silence. Toute leur activité, toute leur industrie et toutes leurs recherches s’arrêtent, car le Maître de maison est là (31-32, 1-3).

Alors qu’aux différents moments du degré psychique, l’âme était « active » sous la coopération de la grâce, elle entre ici dans un « état passif » sous la motion de l’Esprit ; ravie dans l’« émerveillement » et la « stupeur », elle se trouve, si l’on peut dire, dans un « état de consentement » et d’adhésion, libre en sa racine, mais au-delà de toute réflexion et délibération, à ce que l’Esprit-Saint opère en elle :

De même que toutes les obligations des lois et des commandements que Dieu a donnés aux hommes ont leur terme dans la pureté du cœur, comme l’ont dit les Pères, de même toutes les formes et tous les modes de prière par lesquels les hommes s’adressent à Dieu ont leur fin dans la prière pure. Les lamentations, les protestations d’humilité, les supplications, les demandes secrètes, les douces larmes et toutes les autres formes de prière, comme je l’ai dit, se meuvent dans un domaine qui a pour limites la prière pure. Dès que l’intellect a atteint les limites de la prière pure et s’est avancé au-delà, il n’y a plus de prière, ni de mouvements intérieurs, ni de larmes, ni d’autorité, ni de liberté, ni de supplications, ni de souhaits, ni de désir pour aucune des choses que l’on peut espérer en ce monde ou en l’autre. Il n’y a plus de prière au-delà de la prière pure. Toute l’activité discursive de la prière et toutes ses formes ont conduit l’intellect jusque-là, par le pouvoir de la volonté libre. C’est pourquoi cette phase comportait des combats. Mais une fois la limite franchie, c’est la stupeur émerveillée, ce n’est plus la prière. Tout ce qui relève de la prière cesse, c’est une contemplation, et l’intellect cesse d’agir pour prier. Toute forme de prière implique une activité de l’âme, mais quand l’intellect en vient à être mû par l’Esprit-Saint, il cesse de prier (31-32, 4).

Ainsi donc, mon frère, tu peux en être sûr : le pouvoir que possède l’intellect de diriger ses mouvements avec discernement a pour limite la pureté dans la prière. Quand l’intellect a atteint ce point, il peut soit revenir en arrière, soit s’arrêter de prier. La prière est ainsi un intermédiaire entre le stade psychique et le stade spirituel. Tant qu’il produit des mouvements, l’intellect est dans le stade psychique ; dès qu’il franchit la limite, il cesse de prier. De même que les saints, dans le monde à venir, ne prient plus, car leur intellect a été submergé par l’Esprit, mais demeurent en extase dans cette gloire qui les comble de délices, de même l’intellect, lorsqu’il lui a été donné de percevoir la béatitude future, s’oublie lui-même et oublie tout ce qui est terrestre, et ne peut plus être mû par la pensée de quoi que ce soit.

On peut donc dire avec assurance (parrhèsia) que toute vertu et toute forme de prière, corporelle ou mentale, relève de la libre volonté ; il en est de même de [l’activité propre de] l’intellect, qui domine sur les sens. Mais dès que l’Esprit règne sur l’intellect, ce régisseur des sens et des pensées, la nature humaine est privée de sa libre volonté, elle passe sous la conduite d’un autre et ne se dirige plus elle-même. Comment y aurait-il encore là de la prière, alors que la nature humaine ne possède plus de pouvoir sur elle-même, mais est conduite par une force extérieure sans savoir où ? La nature ne dirige plus les mouvements de l’intellect selon sa volonté, mais elle est réduite en captivité, et elle est menée là où la perception des sens s’arrête. L’homme en effet n’a plus de volonté, si bien qu’il ne sait plus s’il est dans son corps ou hors de son corps, comme l’Écriture l’atteste (cf. 2 Cor., 12,

2). Un homme peut-il encore prier, quand il est ainsi captif et n’a plus conscience de lui-même ? (31329-10)

Quel temps pourrait être aussi saint, et aussi adapté par sa sainteté à la réception des dons [divins], que le temps de la prière, où l’homme parle avec Dieu ? A ce moment, quand nous adressons à Dieu nos demandes et nos supplications et lui parlons, l’homme rassemble nécessairement tous les mouvements et toutes les pensées [de son âme] et s’entretient avec Dieu seul, et son cœur est abondamment rempli de Dieu. A partir de là, le Saint-Esprit suscite en lui des perceptions qui dépassent toute compréhension, en prenant occasion de cette prière, dans la mesure où l’homme est susceptible de cette motion. Ainsi, par l’effet de ces perceptions, la prière est arrêtée dans son mouvement, et l’intellect est absorbé dans un émerveillement plein de crainte, si bien qu’il en oublie l’objet de sa demande. Les mouvements de l’intellect sont plongés dans une profonde ivresse, et l’homme n’est plus de ce monde. Il n’a plus de perception distincte ni du corps, ni de l’âme, ni d’aucun souvenir de quoi que ce soit. Comme le dit Evagre, « la prière est la pureté de l’intellect qui n’est arrêtée que par la lumière de la Sainte-Trinité, moyennant un émerveillement plein de crainte ». Tu vois comment la prière est arrêtée par la stupeur qui naît quand on obtient ce qui était demandé dans la prière, comme je l’ai dit au début de ce discours et en beaucoup d’autres endroits. Le même Evagre a dit encore : « La pureté de l’intellect est le haut vol des facultés spirituelles, pareil à la nuance du ciel dans lequel se lève, au temps de la prière, la lumière de la Sainte-Trinité. »

Question : Quand un homme est-il jugé digne de la plénitude d’une telle grâce ? – Réponse : « Quand l’intellect se dépouille du vieil homme et revêt le nouveau par la grâce ; alors, au temps de la prière, il voit son propre état pareil au saphir ou à la couleur du ciel ; c’est ce que les anciens d’Israël ont appelé le Lieu de Dieu, quand il leur apparut sur la montagne (cf. Ex., 24, 9-11). »

Ainsi donc, comme je l’ai dit, ce don ne doit pas être appelé « prière spirituelle ». Mais alors, comment le nommer ? Fruit de la prière pure, lorsqu’elle est submergée par l’Esprit. L’intellect s’est élevé au-delà de la prière et, ayant rencontré une chose plus excellente, il cesse de prier. A partir de là, il n’y a plus de prière, mais un regard accompagné de stupeur sur une réalité sans composition qui n’appartient pas au monde des mortels, et la prière se tait dans l’ignorance de tout ce qui est de la terre. C’est là l’ignorance supérieure à toute connaissance dont Evagre a dit : « Bienheureux celui qui a atteint, dans la prière, à l’ignorance qui ne peut être dépassée. » (31-32, 14-17).

La prière continuelle. — Les expériences spirituelles qu’Isaac vient de décrire sont nécessairement transitoires ici-bas. Mais il nous laisse entrevoir aussi, au terme de l’itinéraire, un état de prière constante qui constitue le sommet de la vie en Christ initiée au baptême :

Question : Quel est le fruit de tous les labeurs que comporte cette activité, je veux dire L’hèsychia, afin que celui qui l’a obtenu sache qu’il a atteint la perfection de son genre de vie? — Réponse : C’est qu’un homme ait été trouvé digne de demeurer sans cesse en prière. Celui qui y est parvenu a atteint le sommet de toutes les vertus, et il est devenu désormais la demeure du Saint-Esprit. En effet, celui qui n’a pas reçu pleinement la grâce du Consolateur ne peut pas pratiquer avec facilité la prière continuelle. Mais il est dit que lorsque l’Esprit a établi sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s’arrêter de prier, car l’Esprit lui-même ne cesse pas de prier [en lui]. Qu’il dorme ou qu’il veille, la prière ne se sépare plus de son âme. Qu’il mange, qu’il boive, qu’il soit couché, qu’il se livre à quelque travail, ou qu’il soit plongé dans un profond sommeil, le parfum de la prière s’élève spontanément de son cœur. Désormais, sa prière ne connaît plus d’interruption, mais constamment, même lorsqu’il semble prendre son repos, elle se célèbre secrètement en lui, car « le silence des cœurs purs est une prière », comme l’a dit un homme revêtu du Christ. En effet, leurs pensées sont désormais des motions divines. Les mouvements d’un cœur et d’un esprit purifiés sont des voix paisibles qui chantent dans le secret des psaumes à l’invisible (85, 39).

LE VOCABULAIRE SPIRITUEL D’ISAAC LE SYRIEN

Le vocabulaire d’Isaac est proche de celui de la plupart des auteurs syriens qui ont essayé de rendre dans leur langue la terminologie des auteurs spirituels grecs, en particulier d’Évagre le Pontique. Les traducteurs grecs de son œuvre ont opéré une rétroversion en grec de ce vocabulaire syriaque. Mais beaucoup de ces termes n’ont pas d’équivalents exacts en français, ce qui contraint le traducteur à des choix toujours discutables. Comme il n’est pas possible de toujours traduire un mot grec par le même mot français, nous indiquerons souvent, entre parenthèses, au cours de la traduction, le mot grec « technique» employé.

Amour, charité (agapè) ; amour passionné (érôs) : Nous avons traduit le terme agapè, selon le contexte et un peu arbitrairement, tantôt par amour, tantôt par charité. La distinction entre agapè et érôs n’est évoquée par Isaac qu’en 39-40, 4.

Assurance, confiance filiale, familiarité (parrhèsia) : Prise dans son sens favorable, la parrhèsia est l’attitude faite de confiance, d’assurance et de sainte audace qui caractérise la prière de l’homme pleinement rétabli dans sa condition de fils de Dieu ; dans son acception défavorable, la parrhèsia est la familiarité déplacée, l’excessive liberté de parole et d’allure de l’homme livré à ses passions.

Aumône, miséricorde (é/éos) : Le terme é/éos désigne tantôt l’aumône, tantôt la miséricorde comme disposition intérieure ; seul le contexte permet de trancher entre ces deux significations, avec une marge d’incertitude.

Charisme : Ce terme peut désigner tout don gratuit accordé par Dieu à l’homme.

Connaissance (gnôsis, épignôsis) : Ce terme désigne, dans la version grecque d’Isaac, tous les degrés et tous les modes de la connaissance, depuis la « connaissance dépouillée » (psilè gnôsis), purement intellectuelle et que ne nourrit pas l’expérience, proche de la « connaissance psychique », purement notionnelle et discursive, jusqu’à la « connaissance spirituelle » intuitive et savoureuse, qui est une vision de Dieu dans le miroir de l’âme (cf supra, p.45 s.). La « connaissance naturelle » correspond approximativement à la conscience morale et à la connaissance spontanée de la loi naturelle inscrite dans le cœur de l’homme créé à l’image de Dieu. Agir « avec connaissance » signifie agir en connaissance de cause et avec discernement.

Contemplation, vision divine (théôria) : Le couple praxis et théôria : « pratique » et « contemplation » garde approximativement, chez Isaac, le sens qu’il a dans les écrits d’Evagre le Pontique, l’une de ses sources principales. La praxis désigne la phase de la vie spirituelle caractérisée par la lutte contre les passions, l’ascèse corporelle et le combat invisible contre les « pensées » ; la théôria désigne la perception intuitive et savoureuse des réalités divines ; elle présuppose la praxis. Les termes « contempler » et « contemplation » ont habituellement chez Isaac une signification plus proche de celle des termes « voir », « vue » ou « vision », que du sens que « contempler » a couramment en français. La contemplation est ainsi une perception des réalités divines par les yeux intérieurs ouverts dans le cœur de l’homme par la grâce du Saint-Esprit, et une vivante communion avec ces réalités.

Économie, Disposition divine (oikonomia) : Isaac emploie ce terme, comme ses sources patristiques, pour désigner les dispositions pédagogiques selon lesquelles Dieu adapte son action aux nécessités de chacun, compte tenu de sa faiblesse et de ses besoins. L’« économie » par excellence, en faveur de toute l’humanité déchue, est évidemment l’incarnation rédemptrice du Verbe.

Émerveillement (thaumasmos et autres dérivés de thauma’), et stupeur (ekplèxis) en présence de Dieu. Ces deux termes désignent les plus hautes expériences spirituelles, le second pouvant, selon le contexte, être pratiquement synonyme du premier, ou désigner un ravissement encore plus total. L’émerveillement, fruit du don plénier de l’Esprit-Saint, se situe au-delà de la prière, dont il est le parfait exaucement.

Esprit : L’emploi du mot pneuma pour désigner l’esprit de l’homme est assez rare chez Isaac ; il est alors à peu près synonyme de nous. Cependant, l’expression « de l’esprit » — par exemple dans « connaissance de l’esprit » — est fréquente pour désigner ce qui se rapporte au troisième degré de la vie en Christ, où l’intellect est sous la mouvance de l’Esprit-Saint ; nous l’avons alors ordinairement traduite par l’adjectif « spirituel ».

Hèsychia : Ce terme, dont dérivent les mots « hésychas-me » et « hésychaste », est bien connu de tous ceux qui sont un peu familiarisés avec la littérature spirituelle orthodoxe ; nous avons préféré ne pas le traduire. Il signifie à la fois, d’une part, le calme intérieur, le silence et la paix des pensées, et, d’autre part, la vie solitaire et silencieuse que l’anachorète mène au désert. Son sens précis est déterminé par le contexte, mais chez Isaac, le plus souvent, il désigne la vie anachorétique stricte.

Intellect (nous), pensée (dianoia), pensées (logismoi) : Le nous, chez Isaac comme chez l’ensemble des Pères, est la partie supérieure de l’âme, sa fine pointe qui perçoit intuitivement les réalités divines et en goûte la douceur lorsqu’elle est illuminée par la grâce et entre ainsi en communion, en contact immédiat, avec ces réalités. Le nous est l’organe de la contemplation ; il est traduit ordinairement par « intellect », bien que ce mot ait en français une résonance trop intellectualiste pour rendre exactement la pensée d’Isaac (ou celle d’Evagre le Pon-tique, trop souvent accusé injustement d’intellectualisme). Le terme de dianoia est lui aussi parfois quasi synonyme de noûs, et peut dans ce cas être traduit par « intellect » ; mais, chez Isaac, il a ordinairement un sens plus général que noûs ; il été traduit ici par « la pensée » (au singulier), sauf dans quelques cas où la traduction par le mot « esprit » (au sens de « avoir dans l’esprit », « perdre l’esprit ») semblait acceptable. En revanche, les logismoi, « les pensées » (au pluriel) sont les inspirations, les suggestions intérieures, bonnes ou mauvaises, qui surgissent dans l’âme ; pris souvent en mauvaise part, ce terme est alors à peu près synonyme de « tentations ». L’expression « les pensées » (logismoi) peut désigner aussi les réflexions, les raisonnements et toute l’activité discursive qui caractérisent notamment la connaissance intellectuelle purement humaine (« connaissance psychique »).

Méditation (mélétè) : La méditation, chez les saints Pères, n’a pas le sens qu’elle a pris dans le monde occidental à l’époque moderne ; elle consiste surtout en une répétition et une « rumination » de textes empruntés essentiellement à l’Ecriture sainte, ce terme pouvant désigner chez Isaac non seulement les textes bibliques, mais aussi des écrits des Pères de l’Église. Cependant, chez Isaac, mélétè peut aussi, dans un sens plus général, désigner le fait de retourner quelque chose dans son esprit et d’y réfléchir.

Mystère : Ce terme peut désigner soit une réalité du monde présent qui symbolise des réalités du monde à venir, c’est-à-dire qui les préfigure en y participant et en en contenant secrètement les prémices, soit les « choses cachées », c’est-à-dire le contenu de l’expérience intime de Dieu qui se révèle dans les degrés supérieurs de la théôria.

Parrhèsia : voir Assurance.

Pratique (praxis), voir Contemplation.

Repos (anapausis) : terme ambivalent, qui peut, pris en bonne part, désigner le calme intérieur, la paix de l’âme et les joies intimes de la théôria ou le bonheur éternel ; pris en mauvaise part (le plus souvent), il signifie la tranquillité égoïste, le refus de l’effort, l’attachement au confort et au plaisir des sens.

Sensation, sens, sensibilité, sentir ou ressentir (aisthèsis et termes apparentés). Selon le contexte, ces expressions peuvent se rapporter soit à la sensibilité naturelle, soit, plus souvent, aux sens spirituels et à la connaissance expérimentale et savoureuse des choses divines à laquelle l’homme accède, par la grâce de l’Esprit-Saint, lorsque son cœur a été purifié des passions.

Souvenir (mnèmè) : le souvenir n’est pas la simple évocation mentale d’un fait ou d’une chose appartenant au passé ; c’est la marque laissée dans la pensée par un acte ou une réalité appartenant au passé ou absente, mais qui excerce par cette empreinte une influence bonne ou mauvaise, selon sa nature, sur le comportement actuel du sujet. La signification de ce terme est souvent proche de celle du mot « pensée » (/ogismos) pris en mauvauis part (cf supra).

Tentation, épreuve (peirasmos) : le terme grec peirasmos correspond aux deux mots français « épreuve » et « tentation », ce dernier impliquant l’idée de sollicitation au mal par Satan, l’« Adversaire ». Nous avons donc traduit l’unique mot peirasmos le plus souvent par « épreuve » ou par « mise à l’épreuve », plus rarement par « tentation », en fonction du contexte, avec parfois une certaine marge d’incertitude.

LA PRÉSENTE TRADUCTION

La présente traduction est basée sur l’édition grecque de Joachim Spetsiéris (Athènes, 1895) ; cette édition reproduit la traduction des moines de Saint-Sabas Abramios et Patrikios, mais dispose les textes dans un ordre différent de celui des manuscrits, lequel n’a d’ailleurs rien de systématique, a varié avec les copistes et ne semble pas présenter un intérêt particulier. Pour faciliter la lecture, nous avons introduit une division en paragraphes. Lorsque l’édition Spetsiéris morcelle certains discours en plusieurs fragments, nous avons rétabli l’ordre donnés par les manuscrits.

La traduction en grec moderne littéraire (katharévousa) réalisée au XIXcme siècle par le hiéromoine Callinique du monastère de Pantocrator et rééditée à Athènes par les Éditions « As-tèr » en 1961, est basée sur celle d’Abramios et de Patrikios. Le hiéromoine Callinique appartenait à la postérité spirituelle de saint Macaire de Corinthe, de saint Nicodème l’Athonite et des « Collyvades » ; sa traduction représente ainsi une relecture du texte d’Isaac dans l’esprit de ce mouvement qui a profondément marqué le Mont Athos et la Grèce jusqu’à nos jours ; à ce titre, elle n’est pas sans intérêt, mais elle ne peut aider à retrouver le texte grec original.

Nous nous sommes référés au texte syriaque lorsque cela permettait de dissiper certaines obscurités du texte grec, ou de corriger certaines erreurs de lecture des traducteurs sabaï-tes. Il nous a semblé nécessaire d’éviter une traduction trop littérale, qui n’aurait pas toujours permis de rendre la pensée d’Isaac d’une manière intelligible, et aurait pu donner lieu à des contresens ; souvent en effet, cette pensée s’exprime d’une façon qui, traduite trop littéralement en français, la dénaturerait. Parfois, nous avons ajouté quelques mots entre crochets [ ] pour aider à la compréhension du texte, en faisant l’économie d’une note. Il reste qu’Isaac est un auteur assez difficile à traduire, et, en plusieurs endroits, notre interprétation reste conjecturale. On ne saurait d’ailleurs attendre de propos jaillis du cœur brûlant d’un vieux moine aveugle, recueillis et notés par des disciples fervents, la même rigueur logique et la même cohésion formelle que d’un exposé écrit longuement ciselé par son auteur.

TABLE DES DISCOURS

DISCOURS 1. Les fondements de la vie spirituelle

DISCOURS 2. Le renoncement au monde (Jean de Dalyatha) 

DISCOURS 3. La vie solitaire 

DISCOURS 4. La voie de la Croix

DISCOURS 5. Éloignement du monde et confiance en la Providence

DISCOURS 6. La fuite du monde

DISCOURS 7. La règle des commençants (Jean de Dalyatha)

DISCOURS 8. Discerner les signes du progrès

DISCOURS 9. Gravir dans l’ordre les degrés de la vie monastique

DISCOURS 10. La beauté de la vie monastique

DISCOURS 11. Les trois états, corporel, psychique et spirituel

DISCOURS 12. Progrès ou relâchement ?

DISCOURS 13. L’absence de soucis et la stabilité locale

DISCOURS 14. Les vicissitudes qui adviennent dans la voie de l’hèsychia

DISCOURS 15 Les larmes, signe du progrès

DISCOURS 16. Le bienfait des épreuves

DISCOURS 17. Conduite corporelle et conduite spirituelle

DISCOURS 18. Connaissance naturelle et connaissance spirituelle

DISCOURS 19. Connaissance spirituelle et l’esprit d’enfance

DISCOURS 20. La gloire de l’humilité

DISCOURS 21. Connaître sa faiblesse

DISCOURS 22. L’espérance

DISCOURS 23. La miséricorde l’emporte sur la justice et l’hèsychia sur les œuvres

DISCOURS 24. L’ivresse du divin amour

DISCOURS 25. L’impassibilité, fruit de l’amour divin 

DISCOURS 26. L’attention aux petites choses 

DISCOURS 27. Désir naturel et convoitise passionnelle 

DISCOURS 28. Les agrypnies I 

DISCOURS 29. Les agrypnies II 

DISCOURS 30. Les deux crucifixions 

DISCOURS 31-32. Les degrés de la prière 

DISCOURS 33. Les conditions d’une prière ardente

DISCOURS 34. Les métanies, l’amour de L’hèsychia et le souvenir de la mort

DISCOURS 35. Hèsychia, le silence, la miséricorde

DISCOURS 36. Ne rien désirer d’extraordinaire, supporter les épreuves

DISCOURS 37. Dieu n’accorde ses dons qu’à l’humilité

DISCOURS 38. Comment Dieu devient sensible au cœur

DISCOURS 39-40. Du souvenir de la mort à l’ivresse de l’amour divin

DISCOURS 41. Gravités diverses des péchés

DISCOURS 42. Fidélité de l’âme, épouse du Christ, dans les petites choses

DISCOURS 43. Le Ciel est en nous, mais il faut se garder du relâchement (Jean de Dalyatha)

DISCOURS 44. La garde des sens et la prière pour ne pas succomber à la tentation

DISCOURS 45 Au sein de l’épreuve, confiance dans le Verbe, incarné pour nous.

DISCOURS 46. L’humilité obtient la patience dans l’épreuve et la joie de l’Esprit-Saint

DISCOURS 47. Intransigeance envers le corps

DISCOURS 48. L’épreuve est bénéfique pour tout homme

DISCOURS 49. Les vicissitudes de la vie spirituelle. L’humilité peut suffire au salut

DISCOURS 50. Nécessité du repentir, de la prière et des épreuves

DISCOURS 51-54. Les trois tactiques du diable

DISCOURS 55. Vigilance contre les passions, dans l’attente de la vie éternelle

DISCOURS 56. Se guérir soi-même, avant de prétendre guérir les autres. L’éveil de la sensibilité spirituelle

DISCOURS 57. Alternance de la lumière et des ténèbres. La déréliction pédagogique

DISCOURS 58. Le zélotisme. Incompatibilité de la miséricorde et de la stricte justice

DISCOURS 59. Seule la prière obtient le discernement

DISCOURS 60. Soyez miséricordieux, comme l’est votre Père céleste

DISCOURS 61. La force du zèle ; comment il s’affaiblit

DISCOURS 62-65. Les trois modes de la connaissance

DISCOURS 66. Les trois connaissances et la vision de Dieu dans le miroir de l’âme

DISCOURS 67. Emerveillement de l’âme devant les merveilles de la création

DISCOURS 68. Nécessité de l’effort avant d’obtenir la contemplation

DISCOURS 69. La bonne santé de l’intellect. Dieu sensible au cœur.

DISCOURS 70. La possibilité du repentir ne doit pas inciter au péché

DISCOURS 71. Mener sans compromis le combat invisible

DISCOURS 72. Du repentir à l’amour de Dieu. Hymne à la charité

DISCOURS 73. Aphorismes et paraboles (le nageur et la perle, le héron, la sirène, l’huître et la perle, le chien qui lèche une lime, etc.)

DISCOURS 74. Sens typologiquee du sabbat et du dimanche

DISCOURS 75-79. Récits divers. L’ermite et la charité envers le prochain

DISCOURS 80. Aide-mémoire d’un solitaire (Jean de Dalyatha)

DISCOURS 81. Du repentir à la miséricorde universelle

DISCOURS 82-83. La nature de l’âme et les passions ; pureté de l’intellect et pureté du cœur

DISCOURS 84. La vision des êtres incorporels ; la géhenne et l’amour de Dieu

DISCOURS 85. Lejeune et l’agrypnie ; les larmes ; la prière continuelle

DISCOURS 86. Pureté de l’âme et éveil des sens spirituels

PREMIÈRE LETTRE. L’hèsychia 1

DEUXIÈME LETTRE. L’hèsychia II

TROISIÈME LETTRE. L’hèsychia III

QUATRIÈME LETTRE. L’hèsychia et la pratique de la charité envers le prochain (Philoxène de Mabboug)

DISCOURS 1. LES FONDEMENTS DE LA VIE EN CHRIST

Sur le renoncement et la vie monastique

LA crainte de Dieu est le commencement de la vertu. Comme on l’a dit, elle naît de la foi. Elle est semée dans le cœur de l’homme lorsqu’il retire sa pensée des embarras du monde, pour rassembler ses pensées errantes, en les écartant de la distraction, dans la méditation de la restauration universelle (apocatastasis) à venir.

  1. Pour poser le fondement de la vertu, il n’est rien de meilleur que se recueillir en soi-même en s’éloignant des choses de ce monde et en concentrant son attention sur la Parole lumineuse qui enseigne les voies droites et saintes, et que le Psalmiste appelle une lampe(cf Ps.118, 105).
  2. On trouvera difficilement un homme capable de supporter sans dommage les honneurs ; peut-être n’en existe-t-il aucun ; cela vient de ce que l’homme peut très vite changer, fût-il l’égal d’un ange par sa conduite.
  3.    Le commencement de la voie de la Vie (cf. Ps.16, 11) consiste à appliquer constamment son intellect aux paroles de Dieu et à vivre dans la pauvreté. En effet, les premières aident à parfaire la seconde, car la méditation des paroles de Dieu, en irriguant ton âme, t’incite à pratiquer la pauvreté ; et la liberté à l’égard des possessions terrestres nous procure le loisir nécessaire pour nous appliquer constamment aux paroles de Dieu. Ainsi, l’une et l’autre nous aident à bâtir rapidement tout l’édifice des vertus.
  4.    Personne ne peut s’approcher de Dieu, sinon celui qui s’est séparé du monde. Par séparation, je n’entends pas la sortie du corps, mais l’abandon des occupations du monde.
  5.    La vertu consiste en ce que l’homme, dans sa pensée, cesse de s’occuper du monde. Le cœur ne peut s’établir dans la sérénité ni être vide d’images, tant que les sens exercent leur activité. Ni les passions corporelles ne peuvent disparaître, ni les pensées mauvaises cesser, sans le désert.
  6.    Tant que l’âme, dans sa foi en Dieu, n’a pas atteint l’ivresse, en éprouvant sensiblement la puissance de cette foi, elle ne peut être guérie de la maladie qui lui vient des sens, et elle ne peut fouler vigoureusement aux pieds la matière visible, qui lui ferme l’accès aux réalités intérieures et invisibles.
  7.    Raisonner provient de [ce qu’on veut] agir à sa guise ; le fruit de l’un et l’autre est l’égarement. Sans la première chose, la seconde ne peut exister ; et quand celle-ci manque, la troisième est retenue comme par un frein.
  8.    Quand la grâce abonde dans l’homme, alors, dans son amour de la justice, il méprise facilement la crainte de la mort, et il trouve dans son âme de nombreux motifs qui le convainquent de la nécessité de supporter la tribulation à cause de la crainte de Dieu. Dès lors, toutes les choses qui paraissent léser le corps et qui attaquent soudainement sa nature, et par conséquent le font souffrir, comptent désormais pour rien à ses yeux, en comparaison de ce qu’il espère obtenir un jour (ç/. Rom., 8, 18). Il nous est d’ailleurs impossible de connaître la vérité sans avoir été soumis aux épreuves. De cela, un tel homme ressent dans sa pensée la certitude intime (plèrophoria), ainsi que du grand soin que Dieu prend des hommes, sans qu’aucun n’échappe à sa Providence ; tout cela lui est manifesté clairement et comme montré du doigt, surtout s’il est du nombre de ceux qui sont partis [au désert] pour chercher Dieu et qui supportent la souffrance à cause de lui. Mais quand l’homme est privé de cette abondance de grâce, tout ce que nous avons dit se change en son contraire. Il accorde alors plus d’importance à la connaissance née de ses propres raisonnements qu’à la foi, sa confiance en Dieu ne s’étend plus à toutes choses, il a d’autres pensées à l’égard de la Providence de Dieu envers l’homme ; aussi est-il sans cesse exposé aux embuscades de ceux qui le guettent dans l’ombre pour le percer de leurs flèches (cf Ps. 102).
  9.    Le début de la vraie vie de l’homme, c’est la crainte de Dieu. Mais la crainte de Dieu ne consent pas à demeurer dans l’âme avec la distraction.
  10.    Quand il se sert des sens, le cœur perd les délices qui se trouvent en Dieu. Comme on l’a dit, nos pensées, [bien qu’] intérieures, quand elles perçoivent une réalité sensible, sont liées aux organes des sens dont elles se servent.
  11.    Le doute dans le cœur produit la pusillanimité dans l’âme. En revanche, la foi fortifie notre résolution, quand bien même on nous couperait les membres du corps. Dans la mesure où l’amour de la chair te domine, tu ne pourras jamais être courageux et intrépide, à cause des nombreux dangers qui menacent l’objet de ton amour.
  12.    Celui qui recherche l’estime d’autrui ne peut être sans sujet de tristesse.
  13.    Il n’est point d’homme qui, lorsqu’un changement se produit dans les circonstances extérieures, n’en reçoive dans sa pensée un changement correspondant.
  14.    Si le désir, comme on l’a dit, naît de la sensation, que se taisent ceux qui prétendent garder en paix leur pensée parmi les distractions.
  15.    Est chaste non pas celui qui reconnaît que c’est à force de peine, de luttes et de combats que s’apaisent en lui les pensées honteuses, mais celui dont la rectitude du cœur est telle que le regard de sa pensée ne peut se porter sur des imaginations impures sans en éprouver de la honte. Alors, la noble réserve de sa conscience est attestée fidèlement par celle de ses yeux, et sa pudeur est tendue comme un voile sur le secret de ses pensées. Et sa pureté devient comme une vierge chaste gardée fidèlement pour le Christ.
  16.    Rien n’est plus propre à chasser de notre âme les prédispositions impures et à empêcher que ne se réveillent les souvenirs qui suscitent les révoltes de la chair et y allument un feu troublant, que de se plonger dans un amour brûlant des enseignements divins et de scruter la profondeur des sens de la sainte Écriture. Lorsque les pensées d’un homme sont totalement plongées dans les délices que procure la recherche de la sagesse contenue dans les paroles de l’Écriture, lorsque son intelligence est illuminée par elles, cet homme laisse derrière lui le monde et tout ce qu’il renferme, ainsi que tous les souvenirs propres à susciter en lui des images des réalités matérielles qui sont en ce monde. Souvent aussi, il oublie même l’usage des pensées ordinaires conformes à notre nature, et son âme demeure hors d’elle-même devant les choses inouïes qu’elle découvre dans l’océan des mystères de l’Écriture. Même si l’intellect ne fait que nager à la surface des eaux, je veux dire de l’océan des saintes Écritures, et si ses pensées ne parviennent pas à plonger dans ses profondeurs pour saisir tous les trésors qui y gisent, néanmoins la seule méditation pleine d’amour des paroles suffira pour lier fortement ses pensées en une seule pensée d’émerveillement. Elles seront ainsi empêchées de courir après les réalités matérielles, comme l’a dit l’un des Pères théophores. Et cela, ajoutait-il, vient de ce que le cœur est fai-

ble et ne peut supporter ni les coups qui lui viennent de l’extérieur, ni les combats intérieurs. Vous savez combien une pensée mauvaise a de poids [sur l’âme] ; si le cœur n’est pas occupé par la connaissance [divine], il ne peut supporter l’agitation intérieure que provoquent les attaques venant du corps.

  1.    De même que la charge placée sur le plateau d’une balance empêche le fléau d’osciller à tout souffle de vent, ainsi la honteet la crainte arrêtent les oscillations de la pensée. A l’inverse, plus la crainte et la honte font défaut, plus l’âme agit à sa guise. Plus diminue le poids de la charge, plus s’agitent les plateaux de la balance, qui ne peuvent s’immobiliser. De même, plus l’âme agit à sa guise, parce qu’elle a banni la crainte, plus rapidement la balance de la pensée s’agite de tous côtés. Ainsi donc, de même que les plateaux de la balance, lorsqu’ils sont lestés par une charge, ne s’agitent pas facilement sous le souffle du vent, ainsi la pensée, si elle est lestée par la crainte de Dieu et la honte, n’est pas facilement agitée par ceux qui veulent l’ébranler. Inversement, moins la crainte pèse sur la pensée, plus celle-ci est dominée par l’agitation et l’instabilité.
  2.    Aie la sagesse de poser la crainte de Dieu comme base de ton voyage, et en peu de jours elle te mènera à la porte du Royaume, par un chemin sans détours.
  3.    (Absent du grec) Ne scrute pas d’une façon trop scolaire, à la manière des disciples des maîtres, des paroles qui procèdent de l’expérience et ont été écrites pour te faire progresser, et pour que, par l’élévation de leurs vues, tu t’élèves toi-même.
  4.    Chaque fois que tu rencontres un passage des Ecritures, scrute le sens de ce qui est dit, afin de t’y immerger et de comprendre parfaitement la profondeur des pensées des saints [auteurs].
  5.    Ceux qui, dans leur manière de vivre, sont conduits par la grâce divine vers l’illumination, perçoivent toujours sensiblement comme un rayon de lumière spirituelle qui brille à travers les lignes et permet à leur pensée de distinguer les paroles « dépouillées» de celles qui procèdent de l’expérience et peuvent conduire Pâme à la [vraie] connaissance.

2.3. L’homme qui lit d’une façon « dépouillée » des versets lourds de sens, rend son cœur « dépouillé » et éteint en lui cette sainte faculté qui donne au cœur de percevoir la douce saveur qu’éprouve une âme remplie d’émerveillement.

  1.    Tout être tend naturellement vers son semblable. Ainsi, l’âme qui possède une parcelle de l’Esprit, dès qu’elle entend une parole dans laquelle est cachée une vertu spirituelle, brûle du désir de s’en assimiler le sens.
  2.    Tous ne sont pas suffisamment éveillés pour pouvoir être saisis d’émerveillement devant toute parole dite dans l’Esprit et recelant en elle une signification profonde. Une parole concernant la vertu requiert un cœur désoccupé de la terre et de tout rapport (homilia) avec elle.
  3.    Si un homme a sa pensée accablé par le souci des choses passagères, les paroles qui traitent de la vertu ne pourront en éveiller en lui le désir, ni l’inciter à se mettre en quête de l’obtenir.
  4.    Il faut que soient d’abord déliés les liens de la matière, pour que l’on soit lié à Dieu. Parfois cependant, chez certains, en vertu [d’une divine] économie de la grâce, l’attachement à Dieu précède le détachement de la matière, de telle sorte que l’amour [de Dieu] vient recouvrir l’amour [des choses terrestres], L’ordre propre à cette économie [divine] diffère de ce qui constitue l’ordre normal pour l’ensemble des hommes. En ce qui te concerne, suis l’ordre normal. Si la grâce te prévient, cela dépend d’elle seule. Sinon, suis le chemin commun à tous les hommes et gravis degré après degré la tour spirituelle.
  5.    Tout ce qui relève de la contemplation (théorie)et accomplit le commandement qui la concerne est absolument invisible aux yeux de la chair. En revanche, tout ce qui relève de la praxisest entièrement composé. En réalité, il n’existe qu’un seul commandement, qui requiert l’une et l’autre, à savoir la théôria et la praxis, en raison de l’élément corporel et de l’élément incorporel qui entrent en composition pour former [l’homme] dans sa totalité. (La suite du paragraphe manque dans le grec) C’est pour la même raison que l’intellect illuminé perçoit deux sens [aux paroles de l’Écriture], comme l’établit jadis le bienheureux Moïse, à savoir le sens sans composition [= spirituel] et le sens composé [= littéral],
  6.    Les actions accomplies avec un grand souci de pureté n’effacent pas le souvenir des fautes passées, mais elles font disparaître de la pensée la tristesse qui accompagnait ce souvenir. Dès lors, quand il nous revient en mémoire, il nous est très utile.
  7.    L’ardeur insatiable de l’âme pour l’acquisition de la vertu l’emporte sur le désir de son compagnon, le corps, pour les choses visibles.
  8.    Toute chose tient sa beauté de la mesure ; sans la mesure, les meilleures choses peuvent se changer irrémédiablement en maux.
  9.    Veux-tu entrer en communion avec Dieu dans ton intellect, en éprouvant la sensation de ce plaisir (hèdonè) qui n’est pas esclave des sens ? Efforce-toi d’acquérir la miséricorde, car, lorsqu’elle se trouvera en toi, elle y reproduira l’image de cette sainte Beauté dont tu porteras la ressemblance. La possession effective de la miséricorde universelle produit aussitôt dans l’âme la communion à la divinité et l’unit à sa gloire resplendissante.
  10.    L’unification de l’intellect, c’est le souvenir perpétuel [de Dieu], qui enflamme continuellement le cœur d’un désir brûlant. Par la persévérance dans la pratique des commandements, le cœur devient capable d’être ainsi lié, d’une façon qui n’est ni une manière de parler, ni un effet de la nature. L’âme y trouve l’aliment de la contemplation, sur laquelle elle peut s’appuyer entièrement. Ainsi, l’âme parviendra à la stupeur [en présence de Dieu], ayant clos ses deux sources de sensations, la source corporelle et la source psychique.
  11.    Il n’est pas d’autre chemin pour parvenir à l’amour spirituel, qui forme en nous l’image invisible, que de pratiquer avant tout la miséricorde en imitant la perfection du Père, selon la parole de notre Seigneur (cf. Mt.,5, 48 et Le,6, 38). Il a en effet prescrit à ses disciples de poser ce fondement.
  12.    Autre est la parole fondée sur la pratique, et autres sont les beaux discours. Même dépourvue d’expérience, la sagesse [humaine] est habile à revêtir ses paroles de beauté, à dire la vérité sans réellement la connaître, et à révéler les secrets de la vertu sans en avoir jamais pratiqué les actes. La parole née de la pratique est un trésor sur lequel on peut compter, tandis que la sagesse sans la pratique ne procure que la honte. Celui qui parle sans pratiquer ce qu’il dit est semblable à un peintre qui représente de l’eau sur un mur et ne peut en étancher sa soif, ou à un homme qui fait de beaux rêves.
  13.    Celui qui parle de la vertu à partir de sa propre expérience la transmet à qui l’écoute comme s’il distribuait de l’argent gagné par son propre travail. Il sème son enseignement dans l’oreille de ceux qui l’entendent comme s’il puisait dans ses réserves, et il ouvre la bouche avec assurance (parrhèsia)devant ses enfants spirituels, comme le vieillard Jacob devant le chaste Joseph, lorsqu’il lui disait : « Voici que je t’ai donné une part de plus qu’à tes frères, une part que j’ai arrachée à la main des Amorrhéens avec mon épée et mon arc » (Gen., 48, 22).
  14.    La vie temporelle est chère à tout homme dont la conduite est souillée, et, en second lieu, à celui qui est privé de connaissance.
  15.    Quelqu’un a dit avec raison : « La crainte de la mort jette dans la tristesse l’homme que sa conscience condamne ; mais celui à qui elle rend un bon témoignage désire la mort comme [on désire] la vie. »
  16.    Ne considère pas comme véritablement sage l’homme dont la pensée, craignant pour la vie présente, est asservie à la lâcheté et à la peur.
  17.    Tout ce qui advient de bon ou de mauvais à ta chair, considère-le comme un songe, car ce n’est pas seulement la mort qui t’en séparera, mais souvent, avant la mort, tout cela t’abandonnera et te laissera seul. En revanche, si certaines de ces choses ont un rapport avec ton âme, considère que ce sont des acquisitions d’ici-bas qui te suivront dans le siècle à venir. Si ce sont de bonnes choses, réjouis-toi et rends grâces à Dieu en ton intellect. Si c’en est de mauvaises, afflige-toi, gémis, et cherche à en être délivré tandis que tu es encore dans ce corps.
  18. Tout bien qui s’est accompli en toi, d’une manière spirituelle et secrète, sois-en certain, tu l’as obtenu par le moyen du baptême et de la foi, selon lesquels tu as été appelé pour accomplir des œuvres bonnes, par notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire, l’honneur, l’action de grâces et l’adoration, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 2. LE RENONCEMENT AU MONDE

Sur le renoncement au monde et la fuite de la familiarité avec les hommes

QUAND nous voulons fuir le monde et devenir étrangers aux affaires terrestres, rien ne peut mieux nous séparer de ce monde, mettre à mort nos passions, nous éveiller et nous faire revivre aux choses spirituelles, que l’affliction (jjenthos) et la peine du cœur, accompagnées de discernement. En effet, le visage d’un homme modeste et réservé reflète l’humilité du Christ bien-aimé.

  1. À l’inverse, rien ne nous lie davantage au monde et aux choses du monde, et à tous ceux qui s’y livrent à la boisson et vivent dans la débauche, et rien ne nous sépare davantage des trésors de la sagesse et de la connaissance des mystères de Dieu, que les plaisanteries lascives et les paroles empreintes d’une familiarité (parrhèsia) déplacée. Elles sont l’œuvre du démon de la luxure.
  2. Mais puisque j’ai éprouvé ta sagesse spirituelle, mon bien-aimé, je t’exhorte avec amour fraternel à te garder des manœuvres et des entreprises de l’Ennemi, de peur que ses paroles trompeuses ne refroidissent dans ton âme la ferveur de l’amour du Christ qui, pour toi, a goûté le vinaigre sur l’arbre de la croix ; de peur aussi que, à la place des douces méditations et des libres entretiens avec Dieu, il ne remplisse ton âme, lorsque tu es éveillé, d’une foule d’imaginations inconvenantes, et, lorsque tu dors, cet Adversaire ne s’en empare avec des rêves déplacés et honteux, dont les saints anges de Dieu ne peuvent supporter la puanteur ; de peur enfin que tu ne deviennes ainsi pour les autres une cause de chute spirituelle, et que, toi-même, tu ne sois sans cesse aiguillonné par la tentation.
  3.    Fais-toi donc violence pour imiter l’humilité du Christ, de sorte que le feu qu’il a allumé dans ton cœur y brûle toujours davantage ; par ce feu, tous les troubles que suscite le monde sont anéantis, eux qui tuent l’homme nouveau selon le Christ et souillent les demeures spirituelles du Seigneur saint et puissant. Je peux dire en effet, en accord avec le saint Apôtre Paul, «Nous sommes le temple du Dieu vivant » (7 Cor.,3, 16) ; sanctifions donc et purifions ce temple, comme [Dieu] lui-même est pur et saint, afin qu’il désire y demeurer. Omons-le de toutes sortes d’actions bonnes et vertueuses ; afin que sa divine volonté trouve en nous son repos, parfumons-le de l’encens d’une prière pure et venant du cœur, prière qu’il est impossible d’acquérir si on est continuellement mêlé à l’agitation du monde. Ainsi, la nuée de la gloire de Dieu couvrira ton âme de son ombre, et la lumière de sa majesté resplendira dans ton cœur. Les saints anges, habitants de sa demeure, seront remplis de joie et de bonheur, et les démons impudents disparaîtront devant la flamme du Saint-Esprit.
  4.    Blâme-toi donc continuellement toi-même, frère, et dis : « Malheur à toi, âme misérable ! Ta séparation du corps est imminente ; pourquoi mettre ta joie dans ce qu’aujourd’hui même tu vas devoir quitter, et que tu ne reverras jamais plus ? Examine-toi donc toi-même, ô mon âme, songe à toutes tes actions, à leur nature et à leurs circonstances. Avec qui as-tu passé les jours de ta vie, pour qui as-tu peiné, qui as-tu réjoui par tes combats, pour qu’il vienne au-devant de toi lors de ton départ ? Vois à qui tu as apporté joie et satisfaction pendant ta course, en sorte que tu puisses trouver le repos dans son port. Et pour qui as-tu enduré tant de maux et de peines, en sorte que tu puisses aller vers lui avec joie ? De qui t’es-tu fait un ami dans le monde à venir, en sorte qu’il t’accueille maintenant, au moment de ton départ ? Dans le champ de qui as-tu travaillé, pour qu’il te paie ton salaire au déclin du jour, quand tu te sépareras de ton corps ? »
  5.    Examine-toi, ô âme, et vois dans quelle région est ta part. Et si tu as travaillé dans le champ du péché, qui produit des fruits amers pour ceux qui le cultivent, gémis et, avec des larmes et des sanglots, remplie d’inquiétude, crie de ces paroles qui peuvent apaiser ton Dieu mieux que des sacrifices et des holocaustes. Que de ta bouche s’échappent ces gémissements douloureux qui réjouissent les saints anges. Baigne tes joues de tes larmes, afin que le Saint-Esprit repose en toi et qu’il purifie les souillures de ta malice. Apaise ton Seigneur par tes larmes, afin qu’il vienne vers toi. Invoque Marie et Marthe, pour qu’elles t’apprennent à dire ton affliction. Crie vers le Seigneur et dis-lui :
  6.    « Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, toi qui as pleuré Lazare et as répandu sur lui des larmes de chagrin et d’affliction, reçois mes larmes amères. Par ta sainte passion, guéris mes passions. Par tes plaies, soigne les plaies de mon âme. Par ton précieux sang, purifie mon sang et mêle à mon corps le parfum de ton corps vivifiant. Que le fiel dont tu as été abreuvé par tes ennemis adoucisse l’amertume dont le Diable, mon ennemi, a abreuvé mon âme. Que ton corps très saint, étendu sur la croix, élève vers toi mon intellect, que les démons ont abaissé. Que ta tête très sainte, que tu as inclinée sur la croix, redresse ma tête, humiliée par les démons qui me combattent. Que tes mains très saintes, clouées sur la croix par les impies, me fassent remonter vers toi de l’abîme de perdition, comme ta sainte bouche l’a promis. Que ta sainte face, souffletée et bafouée par les Juifs prévaricateurs, fasse resplendir mon visage, souillé par le péché. Que ton âme que, sur la croix, tu remis au Père, me conduise vers toi, par ta grâce. Je n’ai pas un cœur brisé pour te chercher, je n’ai pas de repentir, je n’ai pas de componction, ni de ces larmes qui ramènent tes enfants vers leur vraie patrie. Je n’ai pas, ô Maître, de larmes de consolation. Mon intellect a été enténébré par la vanité du monde, et je puis à peine regarder vers toi. Mon cœur s’est refroidi à cause de la multitude de mes péchés, et il ne peut se réchauffer par les larmes de ton amour. Mais toi, Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, trésor de tous biens, donne-moi un parfait repentir et un cœur douloureux, afin que je te recherche de toute mon âme. Car, sans toi, je ne puis qu’être étranger à tout bien. Accorde-moi donc, Dieu bon, ta grâce. Que le Père, qui t’a engendré de son sein hors du temps et de toute éternité, renouvelle en moi les traits de ton image. Je t’ai oublié, ne m’oublie pas. Je me suis éloigné de toi, sors à ma recherche et, m’ayant retrouvé, conduis-moi dans tes pâturages, compte-moi parmi les brebis du troupeau de tes élus, et nourris-moi avec lui dans les verts pâturages de tes divins mystères, dont le cœur pur est la demeure, et où apparaît la splendeur de ta manifestation. Cette splendeur est la consolation et le repos de ceux qui peinent pour toi dans les tribulations et les outrages de toutes sortes. Puissé-je, moi aussi, devenir digne de cette illumination, par ta grâce et ton amour des hommes, ô notre Sauveur Jésus-Christ, dans les siècles des siècles. Amen. »

DISCOURS 3. LA VIE SOLITAIRE

A propos de la vie solitaire. Il ne faut être ni craintif, ni effrayé, mais affermir notre cœur par la confiance en Dieu, et puiser notre courage dans la foi qui nous donne la certitude que Dieu nous protège et nous garde.

SI un jour tu es jugé digne de la vie solitaire (anachorèsis), dont le fardeau est léger, car elle est le royaume de la liberté, ne te laisse pas oppresser par la crainte, comme elle a coutume de le faire de multiples façons, en suscitant une foule de pensées. Au contraire, crois que ton Gardien est avec toi, et, dans ta sagesse, aie la certitude intime (plèrophoria) que toi-même, ainsi que toute la création, vous dépendez d’un unique Maître qui, par son seul vouloir, meut tout l’univers, le fait trembler, l’apaise, et dispose toutes choses. Aucun de ses serviteurs ne peut nuire à l’un de ses compagnons de service sans la permission de Celui qui pourvoit à tout et régit tout. [Quand tu es assailli par la crainte,] relève-toi donc aussitôt et prends courage. Même si Dieu laisse à certaines créatures la liberté de nuire, ce n’est jamais une liberté totale. Ni les démons, ni les animaux nuisibles, ni les hommes mauvais ne peuvent réaliser pleinement leur volonté de nuire et de détruire, sans que la volonté de Celui qui gouverne le monde ne le permette et n’y pose des limites. Il ne les laisse jamais libres de déployer toute leur activité ; sinon, aucune chair ne survivrait. Le Seigneur, en effet, ne laisse pas la puissance des démons et des hommes s’exercer librement sur sa création, ni leur volonté agir comme il leur plaît. C’est pourquoi dis toujours à ton âme : « J’ai un gardien qui veille sur moi, et aucune créature ne peut paraître devant moi, si elle n’en a reçu l’ordre d’en haut. » Même si tu vois de tes yeux et entends de tes oreilles leurs menaces, ne crois pas qu’ils puissent passer à l’acte. Car s’ils en avaient reçu permission d’en haut, ils n’auraient eu besoin ni de paroles ni de discours, mais leur vouloir aurait été immédiatement suivi d’effet.

  1.    Dis-toi encore : « Si c’est la volonté de mon Maître que les démons aient pouvoir sur ses créatures, je ne puis en être contrarié, [mais je dois être] comme quelqu’un qui ne veut pas s’opposer à la volonté de son Seigneur. » Et ainsi, même dans les tentations, tu seras rempli de joie, car tu sauras et tu sentiras pleinement que c’est la volonté du Maître qui te dirige et te conduit. Affermis donc ton cœur dans la confiance envers le Seigneur, et ne crains ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole pendant le jour (cf. Ps.90, 5). Il est dit en effet que la foi en Dieu du juste apprivoise les bêtes sauvages et les rend comme des brebis (cf. Hébr.,11, 33).
  2.    Certains disent : « Je ne suis pas assez juste pour pouvoir me confier dans le Seigneur. » Mais, en vérité, c’est pour travailler à acquérir la justice que tu es parti dans ce désert rempli de tribulations, et tu n’as fait qu’obéir à la volonté de Dieu. Cependant, tu peinerais en vain, en supportant tous ces labeurs — car Dieu ne veut pas la souffrance des hommes — si tu n’en faisais une offrande d’amour. Tous ceux qui aiment Dieu font bien cette distinction, et c’est par amour pour lui qu’ils s’infligent ces tribulations. Tous ceux en effet à qui il a plu, dans la crainte de Dieu, de vivre dans le Christ Jésus, prennent sur eux la tribulation et supportent la persécution. Et Lui, il met à leur disposition ses trésors secrets.

Sur le progrès qui résulte des tentations pour ceux qui les supportent avec action de grâces.

  1. L’un des saints a dit : « Il y avait un anachorète, un ancien respecté. Une fois, j’allai le voir, alors que j’étais affligé par les tentations. Il était malade, étendu sur sa couche. Après l’avoir embrassé, je m’assis près de lui et lui dis : « Prie pour moi, Père, car je suis excessivement affligé par les tentations des démons. » Il ouvrit les yeux, me regarda et me dit : « Mon enfant, tu es très jeune, et Dieu ne permet pas aux tentations de t’attaquer. » Je lui répondis : « Oui, je suis très jeune, mais j’ai les tentations d’un homme fait. » Il reprit : «Alors, Dieu veut te rendre sage. » Je lui dis : « Comment, me rendre sage ? Chaque jour, je goûte la mort. » Et lui de reprendre : « Dieu t’aime. Tais-toi. Dieu va te donner sa grâce. » Puis il ajouta : « Sache, mon enfant, que pendant trente ans j’ai lutté avec les démons, et, pendant les vingt premières années, je n’ai éprouvé aucun secours. Ce n’est que cinq ans plus tard que j’ai trouvé quelque repos. Avec le temps, il a augmenté. Au bout de sept ans, quand commençait la huitième année, il s’est encore intensifié. Et maintenant que trente années se sont écoulées et arrivent à leur fin, le repos est devenu si grand qu’il ne m’est pas possible d’en connaître la mesure. » Il ajouta : « Quand je me lève pour ma liturgie, je ne parviens à dire qu’une seule stance; pour le reste, il m’arrive de rester trois jours hors de moi-même avec Dieu, et je ne ressens aucune fatigue. Tu vois quel repos sans limites procure le labeur supporté pendant de nombreuses années. »

Que la garde de la langue non seulement éveille l’intellect à l’égard de Dieumais contribue à la tempérance [éncratéia,)

  1.    L’un des Pères ne mangeait que deux fois par semaine. Il nous dit : « Le jour où je parle à quelqu’un, il ne m’est pas possible d’observer la règle du jeûne comme je le fais d’habitude, mais je suis obligé de rompre le jeûne. » Nous comprîmes ainsi que la garde de la langue non seulement éveille l’intellect à l’égard de Dieu, mais aussi, en ce qui concerne les œuvres visibles qui se réalisent avec le corps, donne secrètement une grande force pour les accomplir ; en outre, elle illumine [l’homme] pour son œuvre intérieure, comme l’ont dit les Pères : « La garde de la bouche éveille la conscience à l’égard de Dieu, si l’on se tait avec science. »
  2.    Ce saint avait coutume de faire la nuit de fréquentes agrypnies. Il disait : « Les nuits où je veille jusqu’à l’aube, je me repose après la psalmodie ; mais quand je me réveille après avoir dormi, je suis comme un homme qui n’est plus de ce monde, et aucune pensée terrestre ne se lève plus dans mon cœur ; je n’ai plus besoin de mon canonde prière ordinaire, mais, tout ce jour-là, je suis hors de moi-même. »
  3.    « Un jour où je devais manger, après avoir passé quatre jours sans prendre de nourriture, je m’étais levé pour dire la liturgie des vêpres, et manger ensuite. J’étais dans la cour de ma cellule ; le soleil brillait de tout son éclat. A peine avais-je commencé à dire une stance, que je fus arraché à ma liturgie, et je restai ainsi, ne sachant où j’étais, jusqu’à ce que le soleil se lève le lendemain matin et me réchauffe le visage. Alors, quand le soleil en vint à m’accabler et à me brûler le visage, mon intellect me revint, et je compris qu’un autre jour avait commencé. Je remerciai Dieu, qui répand à ce point sa grâce sur l’homme et qui rend ceux qui le cherchent dignes d’une telle magnificence. » A lui seul revient la gloire et la splendeur, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 4. LA VOIE DE LA CROIX

Sur l’amour du monde

ELLE est véridique, la parole du Seigneur selon laquelle nul ne peut posséder ensemble l’attachement (pothos) au monde et l’amour (agapè) de Dieu, ni être à la fois en communion avec le monde et en communion avec Dieu, ni se soucier en même temps du monde et de Dieu (cf Mt., 6, 24). Quand nous abandonnons les choses de Dieu à cause de la vaine gloire, ou, comme il arrive souvent, pour satisfaire aux nécessités du corps, beaucoup d’entre nous se laissent entraîner vers d’autres choses. Ils prétendent travailler pour le Royaume des cieux, mais ils oublient la promesse du Seigneur, qui a dit : « Si vous ne vous souciez que du Royaume des cieux, je ne vous laisserai pas privés de ce qui est nécessaire à votre nature corporelle, mais tout cela vous sera donné par surcroît. Je ne vous laisserai pas en souci de ces choses » (Mt., 6, 33). Il se soucie des oiseaux qui n’ont pas d’âme raisonnable et ont été créés pour nous, et il ne prendrait pas soin de nous ? Certes non. À celui qui se soucie des choses spirituelles, ou de quelqu’une d’entre elles, les choses corporelles seront procurées au temps voulu, sans qu’il ait à craindre d’en manquer. En revanche, à celui qui se soucie des choses corporelles plus qu’il ne faut, les choses de Dieu manqueront malgré lui. Mais si nous sommes zélés à nous soucier de ce que l’on fait pour le Nom du Seigneur, lui-même se souciera des unes et des autres, selon la mesure de notre combat.

  1.    Cependant, nous ne devons pas mettre Dieu à l’épreuve, en attendant de lui qu’il nous accorde des biens matériels en échange de notre activité spirituelle, mais il nous faut orienter tout notre labeur vers l’espérance des biens à venir. En effet, celui qui s’est voué une fois pour toutes à l’acquisition de la vertu, mû par l’amour [qui possède] son âme, et qui désire mener à bonne fin cette œuvre, ne se soucie plus des choses corporelles, ni de leur présence ou de leur absence. Souvent Dieu permet que les hommes vertueux soient éprouvés à leur propos, et il laisse des maux se soulever contre eux de tous côtés. Il les frappe dans leur corps, comme Job, il les réduit à la pauvreté, il les met au ban de l’humanité, il les frappe dans tout ce qu’ils possèdent ; toutefois ces maux ne peuvent porter atteinte à leur âme.
  2.    Il n’est pas possible, en effet, quand nous marchons sur le chemin de la justice, que nous ne rencontrions pas de contrariétés, que notre corps ne soit pas éprouvé par la maladie et la fatigue, et que nous ne passions pas par diverses vicissitudes, si nous voulons vivre selon la vertu. Mais l’homme qui mène sa vie en suivant sa volonté propre, ou en étant dominé par la jalousie, ou en perdant son âme, ou en se livrant à d’autres choses nuisibles, est condamné. Si celui qui marche sur le chemin de la justice et se dirige vers Dieu avec de nombreux compagnons rencontre sur son chemin quelqu’une de ces choses pénibles, il ne doit pas dévier de sa route, mais accepter la chose avec joie et simplicité, et remercier Dieu qui lui a accordé sa grâce et l’a jugé digne d’endurer des épreuves et de participer ainsi aux souffrances des prophètes, des apôtres et des autres saints qui ont supporté sur leur chemin des tribulations venant soit des hommes, soit des démons, soit de leur propre corps. Ces choses ne peuvent advenir sans un ordre de Dieu et sans qu’il les permette, afin qu’elles produisent en nous la justice. Il est impossible en effet que Dieu accorde à celui qui veut s’unir à lui un autre bienfait que de lui donner de porter des épreuves pour la vérité.
  3.    L’homme, par lui-même, ne peut se rendre digne d’une chose aussi grande que de subir l’épreuve pour obtenir ces dons divins, et de s’en réjouir ; ce ne peut être qu’une grâce venant du Christ. Saint Paul en témoigne ; cette chose est si grande qu’il n’hésite pas à appeler « charisme » le fait qu’un homme, parce qu’il met son espérance en Dieu, soit prêt à souffrir : « Il vous a été accordé ce don, non seulement de croire au Christ, mais encore de souffrir pour lui » (Phi/.,1,29). Et saint Pierre, dans son Epître, écrit : « Bienheureux êtes-vous quand vous souffrez pour la justice, car vous devenez participants des souffrances du Christ » (1 Pierre,3, 14). Tu ne dois donc pas te réjouir quand tu es dans la prospérité, et, dans la tribulation, prendre un air triste, comme si tu pensais que ces épreuves sont étrangères à la voie de Dieu. En effet, depuis le commencement et de génération en génération, c’est par la croix et par la mort que l’on avance sur ce chemin. D’où vient que tu estimes que les afflictions rencontrées sur le chemin sont en dehors du chemin ? Ne veux-tu pas marcher sur les traces des saints ? Ou bien veux-tu avoir un chemin tracé spécialement pour toi, exempt de souffrance ? La voie de Dieu est une croix quotidienne. Personne ne peut monter confortablement au ciel. Nous savons où aboutit la voie de la facilité. Lorsque quelqu’un se donne à Dieu de tout son cœur, Dieu ne le laisse jamais sans souci, — sans souci de la vérité. C’est à cela qu’on reconnaît que Dieu prend soin d’un homme : il lui envoie sans cesse des afflictions.
  4. Ceux qui passent leur vie dans les épreuves, la Providence ne permet jamais qu’ils tombent aux mains des démons, surtout s’ils baisent les pieds de leurs frères, s’ils couvrent leurs fautes et les cachent comme si elles étaient leurs propres fautes. Celui qui veut être sans souci dans le monde, et qui, tout en le souhaitant, désire en même temps marcher sur le chemin de la vertu, est hors de ce chemin. Les justes, eux, non seulement combattent volontairement pour accomplir des œuvres bonnes, mais encore mènent un plus grand combat pour supporter des épreuves qu’ils n’ont pas cherchées, pour que soit éprouvée leur patience. Car l’âme qui a la crainte de Dieu ne redoute rien de ce qui nuit au corps, mais elle espère en Dieu, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 5. ÉLOIGNEMENT DU MONDE ET CONFIANCE EN LA PROVIDENCE

Sur l’éloignement du monde et de tout ce qui trouble l’intellect

DIEU a grandement honoré l’homme en lui donnant un double enseignement, lui ouvrant ainsi de tous côtés la porte de la connaissance (épignôsis) salutaire. Si tu désires un témoignage fidèle de ce que je viens de dire, rentre en toi-même, et tu ne te perdras pas. Et si tu veux un témoignage extérieur, tu auras un autre maître qui te conduira sans erreur sur le chemin de la vérité.

  1. Un cœur distrait ne peut éviter l’oubli, et la sagesse ne lui ouvrira pas sa porte.
  2. Celui qui, grâce à une connaissance exacte, a compris à quelle égalité tous parviendront à la fin [des temps], ne cherchera pas d’autre maître pour lui enseigner le renoncement au monde.
  3.    Le premier livre donné par Dieu aux hommes est la nature des êtres créés; la loi écrite n’a été établie qu’après la transgression [des premiers parents].
  4.    Celui qui ne s’éloigne pas volontairement des causes des passions sera involontairement attiré par le péché. Les causes de péché sont : le vin, les femmes, les richesses et la vigueur du corps. Elles ne sont pas par nature des péchés, mais, en raison de l’humaine faiblesse et de leur usage illégitime, la nature est facilement entraînée par elles à divers péchés. C’est pourquoi une particulière vigilance est nécessaire à leur endroit. Si tu te souviens constamment de ta faiblesse, tu ne franchiras pas les limites qu’impose cette vigilance.
  5.    Parmi les hommes, la pauvreté est méprisée ; mais Dieu méprise bien plus une âme qui s’enorgueillit et un intellect qui s’élève. Parmi les hommes, le riche est honoré ; auprès de Dieu, l’âme qui s’humilie.
  6.    Si tu veux commencer à faire le bien, avant tout prépare-toi aux épreuves(cf. Sir.,2, 1) qui vont t’assaillir, et tu ne t’écarteras pas [du chemin] de la vérité. En effet, l’Ennemi a l’habitude, lorsqu’il voit quelqu’un commencer, avec une foi ardente, à mener une vie vertueuse, de le soumettre aussitôt à des épreuves multiples et effrayantes, afin que, terrifié, il laisse se refroidir sa bonne résolution et n’ait plus aucune ferveur pour travailler à ce qui plaît à Dieu. Ce n’est pas que l’Adversaire ait une telle puissance — car personne alors ne pourrait faire le bien — mais il en reçoit de Dieu la permission, comme nous l’apprenons par l’exemple de Job. Toi donc, prépare-toi courageusement à affronter les tentations qui s’opposent aux vertus, et seulement alors mets-toi au travail. Mais si tu n’es pas prêt à affronter les épreuves, renonce à acquérir les vertus.
  7.    L’homme qui doute que Dieu puisse l’aider dans la pratique du bien a peur de son ombre ; il a faim au temps de la prospérité et de l’abondance, et, dans une demeure paisible, il est rempli d’agitation. Mais celui qui se confie en Dieu rend son cœur ferme ; sa valeur est manifeste aux yeux de tous, et sa gloire éclate aux yeux de ses ennemis.
  8.    Les commandements de Dieu sont plus précieux que tous les trésors du monde, et celui qui les observe trouve Dieu au-dedans de lui-même. Celui qui se couche chaque soir en pensant à Dieu l’aura toujours à son côté, et celui qui aime les divins vouloirs aura les anges du ciel pour guides. Celui qui craint le péché franchira sans encombre des passages redoutables, et à l’heure des ténèbres, il trouvera la lumière devant lui et en lui-même. Le Seigneur garde les pas de celui qui craint le péché, et, lorsqu’il fait un faux pas, la miséricorde de Dieu le retient. Celui qui juge ses fautes minimes tombera dans de plus graves, et il en paiera sept fois le prix. Sème la miséricorde avec humilité, et tu moissonneras la miséricorde au jugement.
  9.    Le bien que tu as perdu, c’est lui que tu dois acquérir de nouveau. Si tu dois à Dieu une obole, il n’acceptera pas que tu lui donnes à la place une perle. Si tu as perdu la chasteté, Dieu n’acceptera pas que tu fasses la miséricorde, tout en restant dans la fornication ; c’est la sanctification du corps qu’il demande de toi. Tu transgresses le commandement, en n’ayant manifestement pas renoncé aux choses de ce monde, et tu combats sur un autre point ? Tu n’as pas déraciné la [mauvaise] herbe, et tu veux lutter contre autre chose ? Saint Éphrem a dit : « Au temps de la moisson, ce n’est pas avec des vêtements d’hiver qu’il faut affronter la canicule. » Chacun récolte ce qu’il a semé. A chaque maladie correspond son propre remède. Si tu es vaincu par la jalousie, pourquoi est-ce contre le sommeil que tu t’efforces de lutter ?
  10.    Même si une faute te paraît petite et comme en herbe, ar-rache-la avant qu’elle ne se développe et n’arrive à maturité. Ne néglige pas ce manquement, même s’il te semble peu de chose ; sinon, il deviendra plus tard pour toi un maître inhumain, et tu devras courir devant lui comme un esclave enchaîné. Celui qui combat une passion dès le début la maîtrisera vite.
  11.    Si quelqu’un peut supporter l’injustice avec joie, alors même qu’il aurait la possibilité de s’y soustraire, c’est qu’il a reçu de Dieu son secours, à cause de sa foi en lui. Et celui qui supporte avec humilité les accusations [injustes], est parvenu à la perfection et provoque l’émerveillement des anges. En effet, il n’est pas de vertu plus grande, ni plus difficile à acquérir.
  12.    Ne mets pas ta confiance en toi-même, comme si tu étais fort, tant que tu n’as pas été mis à l’épreuve et trouvé inébranlable. Aussi, en toutes choses, vérifie ce dont tu es capable. Acquiers une foi droite, et tu fouleras aux pieds tes ennemis ; garde un intellect humble et ne te confie pas en ta force ; sinon, tu serais abandonné à la faiblesse de ta nature, et bientôt ta chute t’apprendrait elle-même ta propre faiblesse. Ne te fie pas à ta connaissance, afin que l’Ennemi, par ce moyen, ne te prenne au filet de sa malice. Rends humble ta langue, et jamais tu ne seras méprisé ; rends douces tes lèvres, et tous seront tes amis. Ne te vantes pas de tes œuvres, afin de ne pas avoir à rougir ; chaque fois en effet qu’un homme se glorifie d’une chose, Dieu permettra qu’elle change, afin qu’il soit humilié et apprenne l’humilité. C’est pourquoi tu dois tout abandonner à la prescience de Dieu, et croire qu’il n’y a rien de stable en cette vie.
  13.    Agis ainsi, et que tes yeux soient toujours tournés vers Dieu. En effet, la protection de Dieu et sa Providence enveloppent tous les hommes. Mais cela, seuls le voient ceux qui se sont purifiés du péché et ne pensent sans cesse qu’à Dieu, et à lui seul. La Providence de Dieu apparaît surtout à ceux qui, pour lui, sont passés par une grande épreuve. Alors, ils en ont le sentiment et la voient, en quelque sorte, de leurs yeux corporels, chacun selon la mesure et la nature de l’épreuve qu’il a endurée, afin que soit fortifié leur courage. Dans le cas de Jacob, de Jésus, fils de Navè, d’Ananias et de ses compagnons, de Pierre et d’autres saints encore, elle se manifesta sous une apparence humaine, les encourageant et les fortifiant dans la piété. Si tu dis que de telles choses ont été accordées par Dieu à ces saints en vertu d’une spéciale économie, et que ce fut pour des raisons particulières qu’ils furent jugés dignes de telles visions, alors, que les saints martyrs te soient des exemples de courage. Ceux-ci, souvent plusieurs ensemble, ou seuls, ont combattu pour le Christ, en de nombreux endroits différents. Grâce à la force qui leur venait alors, ils ont courageusement enduré dans leurs corps de boue d’être lacérés par le fer et soumis à tous les supplices, chose qui dépasse la nature. À de tels hommes, les saints anges apparaissaient visiblement. Par là, chacun apprend que la divine Providence vient abondamment en aide, pour manifester leur courage et confondre leurs ennemis, à ceux qui, de multiples manières, supportent pour Dieu toute épreuve et toute tentation. En effet, plus les saints étaient réconfortés par de telles visions, plus les adversaires étaient exaspérés et rendus furieux par leur endurance.
  14.    Et que dire des ascètes, ces étrangers au monde, et des anachorètes, qui ont fait du désert une cité et un lieu de séjour pour les anges ? En effet, les anges fréquentaient de tels hommes, à cause de leur genre de vie si semblable au leur. Ils servaient dans l’armée du même Maître, et venaient de temps à autre visiter leurs compagnons d’armes, c’est-à-dire ceux qui avaient embrassé la vie au désert pour leur existence entière et avaient pris pour demeure les montagnes, les cavernes et les antres de la terre, à cause de leur amour pour Dieu. Ils avaient abandonné les choses de la terre, aimé les choses du ciel, et étaient devenus les imitateurs des anges ; c’est donc à bon droit que les saints anges ne se dérobaient pas à leur vue et accomplissaient toutes leurs volontés.
  15.    De temps en temps, ils leur apparaissaient pour leur enseigner ce dont ils avaient besoin pour mener leur genre de vie ; ou encore, pour répondre à leurs perplexités ; parfois aussi, les saints eux-mêmes les interrogeaient à propos de leurs besoins. Parfois encore, ils les guidaient lorsqu’ils s’étaient égarés hors 98

du chemin, ou ils venaient à leur secours lorsqu’ils tombaient en tentation, ou encore, lorsque survenait un malheur soudain ou un danger, ils les en délivraient, qu’il s’agisse d’un serpent, d’un éboulement de rocher, d’un éclat de bois ou d’une chute de pierres. Quand l’Ennemi combattait ouvertement les saints, ils leur apparaissaient, leur disaient qu’ils étaient envoyés pour les secourir, et leur apportaient courage, assurance (parrhèsia) et consolation. Parfois, ils opéraient par eux des guérisons. Il arrivait aussi qu’ils guérissent les saints eux-mêmes, lorsque ceux-ci tombaient malades. D’un geste de la main, ou d’une parole, ils rendaient sumaturellement la vigueur et la force à leurs membres épuisés par le jeûne. Parfois encore, ils leur apportaient de la nourriture, du pain, quelquefois encore chaud, et d’autres aliments. À certains, ils annonçaient leur départ vers le Royaume, et à d’autres, les circonstances de leur mort. Mais pourquoi énumérer toutes les preuves de l’amour que nous portent les saints anges et de la sollicitude particulière dont ils entourent les justes ? Comme de grands frères qui veillent sur les plus jeunes, les anges veillent sur nous. Tout ceci doit nous montrer combien « Dieu est proche de tous ceux qui l’invoquent en vérité » (Ps. 144, 18), et combien, dans sa Providence, il prend soin de ceux qui n’ont d’autre souci que de lui plaire et le suivent de tout leur cœur.

  1. Si tu crois que Dieu, dans sa Providence, veille sur toi, pourquoi te faire du souci, pourquoi t’inquiéter des choses transitoires et de ce dont ton corps a besoin ? Mais si tu ne crois pas que Dieu se soucie de toi, et si, pour cette raison, tu te préoccupes toi-même de ce qui t’est nécessaire, comme s’il n’existait pas, tu es le plus malheureux de tous les hommes. Quel sens la vie a-t-elle pour toi ? « Jette ton souci sur le Seigneur, et lui te nourrira » (Ps.54, 23), et tu n’auras plus peur de rien de ce qui peut t’arriver. Celui qui, une fois pour toutes, s’est consacré à Dieu, vivra dans le repos de l’intellect.
  2.    Sans la pauvreté, l’âme ne peut pas se délivrer de l’agitation des pensées. Sans le calme (hèsychia) des sens, on ne peut ressentir la paix de la pensée. Sans subir l’épreuve, il est impossible d’acquérir la sagesse de l’esprit (pneuma). Sans des lectures faites avec application, on ne peut connaître la subtilité des pensées. Sans la sérénité (galènè)des pensées, l’intellect ne peut pénétrer dans le secret des mystères. Sans la confiance que donne la foi, l’âme ne peut affronter avec courage les épreuves. Sans une expérience concrète de la protection de Dieu, le cœur ne peut mettre en lui son espérance. Et si elle ne goûte pas à la souffrance pour le Christ selon sa mesure, l’âme ne sera jamais en communion avec lui.
  3.    Considère comme un homme de Dieu celui qui, mû par une grande compassion [envers autrui], a mis à mort en lui-même tous ses besoins terrestres ; en effet, Dieu lui-même prendra soin de celui qui donne ses biens aux pauvres, et celui qui, pour Dieu, se fera pauvre, obtiendra un trésor inépuisable. Dieu n’a besoin de rien. Mais il se réjouit quand il voit quelqu’un réconforter son image, [le pauvre], et l’honorer à cause de Lui. Si quelqu’un te demande une chose que tu possèdes, ne dis pas dans ton cœur : « Je vais garder cela pour moi, afin d’être à l’aise, et Dieu pourvoira autrement à ses besoins. » Une telle pensée en effet est propre aux hommes iniques et qui ne connaissent pas Dieu. Un homme juste et bon ne laisse pas son honneur [ — donner à un pauvre — ] à un autre, et ne laisse pas le temps de la grâce passer sans en profiter. Certes, le pauvre et l’indigent sont secourus par Dieu, car le Seigneur n’abandonne personne. Mais toi, tu négliges l’honneur que Dieu te fait et tu éloignes sa grâce de toi, en te détournant du pauvre. En revanche, quand tu donnes, réjouis-toi et dis : « Gloire à toi, ô Dieu, car tu m’as rendu digne de rencontrer quelqu’un à réconforter ! » Et si tu n’as pas de quoi donner, réjouis-toi encore plus et dis à Dieu en lui rendant grâces : « Je te remercie, mon Dieu, parce que tu m’as fait cette grâce et cet honneur d’être pauvre pour ton nom, et tu m’as rendu digne de goûter, par la maladie et la pauvreté, à la tribulation que tu as placée sur le chemin de tes commandements, comme y ont goûté tous tes saints, qui ont marché sur cette voie. »
  4.    Et quand tu es malade, dis : « Bienheureux celui que Dieu a rendu digne de subir cette épreuve, qui nous fait hériter de la vie. » En effet, Dieu nous envoie la maladie pour la santé de l’âme. Un saint a dit : « J’ai remarqué qu’un moine qui ne sert pas le Seigneur d’une manière qui lui plaise et qui ne lutte pas avec zèle pour le salut de son âme, mais qui vit dans la négligence en ce qui concerne l’exercice des vertus, sera complètement abandonné par Dieu aux épreuves, afin qu’il ne reste pas inactif, et que cette trop grande inaction ne le mène pas à quelque chose de pire. Dieu envoie les épreuves aux paresseux et aux négligents, afin que leur intellect soit occupé par ce souci, et non par des choses vaines. Dieu agit également ainsi envers ceux qui l’aiment pour les éduquer, les rendre sages et leur apprendre sa volonté. Quand [les paresseux et les négligents] le prient, il ne les exauce pas aussitôt, mais il attend qu’ils soient à bout de forces, et qu’ils aient appris ainsi que cela venait de leur négligence et de leur paresse. Il est écrit en effet : « Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi, je n’écoute pas » (Js„1, 15). Bien que ces paroles aient été écrites pour d’autres, elles valent aussi pour ceux qui abandonnent la voie du Seigneur.
  5.    Nous disons que Dieu est très miséricordieux ; mais alors, comment se fait-il que, lorsque, du sein de l’épreuve, nous ne cessons de l’appeler et de l’invoquer, nous ne sommes pas écoutés, et qu’il se détourne de notre prière ? Le prophète nous l’explique lorsqu’il dit : « Non, la main du Seigneur n’est pas trop courte pour sauver, ni son oreille trop dure pour entendre ; mais nos péchés nous ont séparés de lui, et nos iniquités ont fait qu’il détourne sa face de nous pour ne pas nous entendre » (Is., 59, 1-2). Souviens-toi de Dieu en tout temps, et Lui se souviendra de toi, quand des maux t’adviendront.
  6.    Ta nature est devenue sujette aux passions ; dans le monde présent, les épreuves se sont multipliées ; les maux, loin de s’éloigner, sourdent en toi et sous tes pieds. Cependant, ne cède pas au découragement, et quand Dieu le voudra, il te délivrera de tout cela. De même que les deux paupières sont proches l’une de l’autre, ainsi les épreuves sont proches des hommes. Dieu, dans sa sagesse, en a disposé ainsi par économiepour ton utilité, afin que tu ne cesses de frapper à sa porte, afin que la crainte des tribulations implante son souvenir dans ton intellect, afin que tu t’approches de lui par tes supplications, et afin que ton cœur soit sanctifié par son continuel souvenir. Si tu pries, il t’exaucera, et tu apprendras que Dieu est ton libérateur. Tu sentiras qu’il est ton créateur, qu’il veille sur toi et te garde, qu’il a fait pour toi les deux mondes, l’un comme un maître et un pédagogue dont le rôle est temporaire, l’autre comme ta maison paternelle et ton héritage éternel. Dieu ne t’a pas créé invulnérable aux afflictions, afin que, en jalousant sa divinité, tu n’hérites pas du sort de celui qui fut jadis l’Astre du matin, [« Lucifer »], et que son orgueil transforma en Satan. D’autre part, il ne t’a pas créé fixe et immobile, pour que tu ne ressembles pas aux êtres dépourvus d’une âme raisonnable ; ce que tu fais de bien ne te profiterait alors en rien et ne te procurerait pas de récompense, comme c’est le cas pour les qualités naturelles des animaux. Chacun peut comprendre aisément quelle utilité, quelles actions de grâces, quelle humilité nous sont procurées par toutes ces échardes qui nous blessent.
  7. II est donc clair qu’il dépend de nous de combattre pour le bien, ou de nous tourner vers le mal, et que l’honneur ou le déshonneur qui en résultent doivent nous être imputés. Le déshonneur nous couvre de honte, et nous le craignons ; l’honneur au contraire nous incite à rendre grâces à Dieu et nous fait tendre vers la vertu. Dieu a multiplié pour toi ces pédagogues ; en effet, si tu ne leur étais pas soumis, si tu étais exempt de tribulations et supérieur à toute crainte, tu risquerais d’oublier le Seigneur ton Dieu, tu te détournerais de lui et tu tomberais dans l’idolâtrie, comme tant d’autres. Soumis aux mêmes passions que toi et sujets aux mêmes afflictions, non seulement ils sont tombés dans l’idolâtrie, en un instant, pour obtenir un pouvoir éphémère et un bien-être passager, mais encore ils ont follement osé se révolter contre Dieu. Dieu a donc permis que tu sois plongé dans les tribulations afin que tu ne l’irrites pas en te détournant de Lui, et que Lui ne t’anéantisse de devant sa face en amenant sur toi le châtiment.
  8.    Je ne dirai rien de l’impiété et de tous les blasphèmes qu’engendrent [la recherche du] bien-être et l’absence de crainte, de même que je n’ose m’étendre sur ce dont je viens de parler. Mais c’est par les souffrances et les afflictions que Dieu a fait abonder son souvenir dans ton cœur, et c’est par la crainte des adversités qu’il t’a tenu éveillé devant la porte de sa compassion. Pour t’en délivrer, il a semé en toi l’amour envers Lui ; en faisant descendre en toi l’amour, il s’est approché de toi et t’a honoré de l’adoption filiale, et il t’a montré quelle était l’abondance de sa grâce. Comment aurais-tu connu sa Providence et sa sollicitude, si tu n’avais pas rencontré d’adversités ? C’est en grande partie grâce à elles que l’amour de Dieu a pu abonder dans ton âme, c’est-à-dire grâce à la connaissance de ses dons et au souvenir de sa grande sollicitude. Tous ces biens ont été engendrés par les afflictions, pour que tu apprennes à rendre grâces. Souviens-toi donc de Dieu, afin que Lui se souvienne constamment de toi. Se souvenant de toi, il te sauvera, et tu recevras de Lui tout ce qui te rendra bienheureux. Ne l’oublie pas, en laissant ton intellect se distraire avec des futilités, pour qu’il ne t’oublie pas au temps de tes combats. Dans la prospérité, reste-lui soumis, pour que, dans les tribulations, tu puisses t’adresser à Lui avec une confiance filiale (parrhèsia), par une supplication ardente venant du cœur.
  9.    Ne cesse pas de te purifier devant le Seigneur, en ayant toujours son souvenir dans ton cœur, afin de ne pas rester longtemps sans te souvenir de Lui et de ne pas être privé de cette confiance filiale quand tu t’approcheras de Lui. En effet, la confiance filiale envers Dieu est engendrée par un entretien (homilia) constant avec lui et une prière continuelle. Avec les hommes, les relations et la vie en commun se réalisent au moyen du corps. La relation avec Dieu s’établit par le souvenir gardé dans l’âme, par l’attention dans la prière et par l’offrande totale de soi ; grâce à la pratique persévérante du souvenir de Dieu, l’homme sera transporté parfois dans la stupeur et l’émerveillement : « Que se réjouisse le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur ! » (Ps.104, 3)
  10.    Cherchez le Seigneur, vous qui êtes condamnés, et vous serez fortifiés par l’espérance ; cherchez sa face par le repentir, sanctifiez-vous par la sainteté de cette face, et vous serez purifiés de vos péchés. Courez vers le Seigneur, vous qui devez rendre compte de vos péchés, courez vers Celui qui peut pardonner les péchés et fermer les yeux sur les fautes. Il a en effet juré par la bouche du prophète : « Par ma vie, dit le Seigneur, je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ez.,33, 11) ; et encore : « Tout le jour, je tendais les mains vers un peuple rebelle et révolté » (Is.,65, 2) ; et encore : « Pourquoi devriez-vous mourir, Maison d’Israël ? » (Ez., 33, 11) ; et encore : « Revenez vers moi, et je reviendrai vers vous » (Mal., 3, 7) ; et encore : « Le jour où le pécheur fera demi-tour sur sa route, se tournera vers le Seigneur et pratiquera le droit et la justice, je ne me souviendrai plus de ses iniquités ; il vivra, dit le Seigneur. Mais si le juste abandonne sa justice, pèche et commet le mal, je ne me souviendrai plus de sa justice, mais je rendrai sa voie glissante et il mourra dans les ténèbres de ses œuvres, s’il y persévère » (Ez., 33, 14-15).
  11.    Pourquoi cela ? Parce que le pécheur ne se heurtera plus à son péché le jour où il se sera tourné vers le Seigneur, et la justice du juste ne le rachètera pas le jour où il péchera, s’il persiste dans son péché. A Jérémie, Dieu a dit : « Prends un parchemin, et écris ce que je t’ai dit, depuis les jours de Josias, roi de Juda, jusqu’à aujourd’hui. Peut-être qu’en entendant tout le mal que j’ai dessein de leur faire et remplis de crainte, chacun abandonnera sa voie perverse, se convertira et fera pénitence ; alors, je pourrai pardonner leurs péchés » (Jér.,36, 2-3). La Sagesse a dit : « Celui qui cache son péché n’en retirera aucun profit ; celui qui confesse ses péchés et y renonce, obtiendra la miséricorde de Dieu » (Prov.,28, 13). Et Isaïe : « Cherchez le Seigneur, et vous le trouverez. Invoquez-le, car il est proche ; que le pécheur abandonne sa voie, et l’homme injuste ses pensées ; revenez vers moi, et j’aurai pitié de vous ; car mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes voies ne sont pas vos voies » (Is., 55, 6-8). « Si vous m’écoutez, vous mangerez des biens de la terre » (Is., 1, 19). «Venez à moi et obéissez-moi, et votre âme vivra ; si vous gardez les voies du Seigneur et faites ses volontés, mettez votre espérance dans le Seigneur et invoquez-le ; et dès que vous l’aurez appelé, il vous dira : Me voici ! » (Is., 58, 9)
  12.    Lorsque l’épreuve s’abat sur l’homme injuste, il n’a pas assez confiance en Dieu pour l’invoquer, ni pour attendre de lui le salut, car, lorsqu’il jouissait du repos, il s’était éloigné de la volonté de Dieu.
  13.    Avant que ne commence le combat, cherche un allié. Avant de tomber malade, cherche un médecin. Avant que ne survienne l’épreuve, prie [le Seigneur], et au temps de la tribulation, tu le trouveras et il t’exaucera. Avant de chanceler, appelle et supplie, et avant de faire un vœu, prépare ce que tu vas promettre, et tu l’auras ainsi en réserve.
  14.    L’arche de Noé fut préparée en temps de paix, et [Noé] planta les arbres nécessaires à sa construction cent ans auparavant ; au temps de la colère, les hommes injustes périrent, mais le juste eut une protection.
  15.    La bouche injuste est fermée pour la prière, car la condamnation de la conscience prive l’homme de toute confiance filiale [devant Dieu]. Un cœur bon, dans la prière, verse des larmes mêlées de joie. Ceux pour qui le monde est mort supportent les outrages avec joie, tandis que ceux pour qui le monde est vivant ne peuvent supporter [de subir] l’injustice ; mus par la vaine gloire, ils s’irritent et s’excitent comme des animaux sans raison, ou sombrent dans la tristesse. Oh ! Comme il est difficile d’atteindre à une telle vertu, et quelle gloire elle obtient auprès de Dieu ! Celui qui veut parvenir à pareille vertu, — subir l’injustice en gardant la patience, – doit s’éloigner des siens et vivre en étranger, car il n’est pas possible d’y atteindre dans sa propre patrie. Il n’appartient qu’aux plus grands et aux plus forts de supporter la souffrance que suppose une telle vertu en demeurant parmi les siens ; pour ceux-là, le monde est mort, et ils n’attendent plus aucune consolation ici-bas.
  16. De même que la grâce se tient près de l’humilité, ainsi la souffrance accompagne l’orgueil. Les yeux du Seigneur sont sur l’humble, pour le réjouir ; la face du Seigneur est contre l’orgueilleux, pour l’humilier. L’humilité reçoit toujours la miséricorde de Dieu, mais la dureté du cœur et le manque de foi vont à la rencontre de difficultés redoutables. Rabaisse-toi en tout devant tout homme, et tu seras élevé plus haut que les princes de ce monde. Va au-devant de chacun en l’embrassant et en te prosternant, et tu seras honoré plus que ceux qui offrent de l’or d’Ophir (cf. 3 Rois,10, 11). Méprise-toi toi-même, et tu verras la gloire de Dieu resplendir en toi. Là en effet où germe l’humilité, la gloire de Dieu jaillit à profusion. Si tu t’efforces d’être visiblement méprisé par tous les hommes, Dieu fera que tu sois glorifié, en ce sens qu’il te manifestera sa gloire dans ton cœur. Sois méprisé, tout en étant grand, et non honoré, tout en étant petit. Efforce-toi d’être méprisé, et Dieu t’honorera abondamment. Ne cherche pas à être honoré, alors que tu es intérieurement couvert de plaies. N’apprécie pas l’honneur, et tu seras honoré ; ne l’aime pas, et tu ne seras pas déshonoré. L’honneur fuit celui qui court après lui, mais il poursuit celui qui le fuit et il proclame devant tous les hommes son humilité. Si tu te méprises toi-même et veilles à ne pas être honoré, Dieu te fera connaître. Si tu te déprécies toi-même pour l’amour de la vérité, Dieu permettra que toutes ses créatures te louent. Elles ouvriront devant toi la porte de la gloire de leur Créateur et elles te loueront, car tu es en vérité à son image et à sa ressemblance.
  17.    Qui a jamais vu un homme qui brillerait par les vertus, qui [voudrait] paraître méprisable aux yeux des hommes, qui serait lumineux par sa vie, sage par sa connaissance, et humble d’esprit ? Bienheureux celui qui s’humilie en tout, car il sera élevé. Celui en effet qui, pour Dieu, s’humilie en tout et se fait petit, sera glorifié par Dieu. Et celui qui, pour Dieu, a faim et soif, Dieu l’enivrera de ses biens. Et celui qui, pour Dieu, est nu. Dieu le revêtira d’un vêtement d’incorruptibilité et de gloire. Et celui qui, pour Dieu, se fait pauvre, Dieu le consolera en lui donnant la richesse véritable. Anéantis-toi pour Dieu, et, à ton insu, la gloire s’accroîtra en toi tout au long de ta vie. Tiens-toi pour pécheur, afin d’être juste tout au long de ta vie. Si tu es sage, fais-toi simple et ignorant, et si tu es simple et ignorant, ne cherche pas à paraître sage ; si l’humilité élève le simple et l’ignorant, quel honneur ne procurera-t-elle pas à ceux qui sont grands et dignes d’estime ?
  18.    Fuis la vaine gloire, et tu seras glorifié ; crains l’orgueil, et tu seras magnifié ; car ce n’est pas la vaine gloire qui a été proposée aux fils des hommes, ni l’orgueil donné en partage aux femmes. Si tu as renoncé volontairement à toutes les choses de ce monde, ne te querelle jamais avec personne à propos de l’une de ces choses. Si tu as détesté la vaine gloire, fuis ceux qui la recherchent. Fuis ceux qui aiment posséder des biens, comme la possession elle-même. Eloigne-toi de ceux qui vivent dans le luxe, comme du luxe lui-même. Fuis les débauchés, comme la débauche elle-même. En effet, si le seul souvenir de tout ce que je viens d’évoquer jette l’intellect dans le trouble, combien plus le sera-t-il par la vision et la fréquentation [de ceux qui vivent ainsi] ? Tiens-toi près des justes, et par eux tu t’approcheras de Dieu. Partage la vie de ceux qui possèdent l’humilité, et tu apprendras comment ils se conduisent. Si la vue de tels hommes est utile, combien plus les enseignements reçus de leur bouche ?
  19.    Aime les pauvres, afin que, par eux, tu obtiennes toi aussi miséricorde. Ne t’approche pas des hommes querelleurs, afin de n’être pas forcé de perdre ton calme. N’aie pas de répugnance pour la mauvaise odeur des malades, et surtout des pau-vies, car toi aussi tu es revêtu d’un corps. N’aie pas de paroles dures envers ceux dont le cœur est dans l’affliction, afin de ne pas être toi-même frappé par la même épreuve ; tu chercherais alors un consolateur, et tu n’en trouverais pas. N’aie pas de dédain pour les infirmes de naissance, car tous nous descendrons sans distinction dans la tombe. Aime les pécheurs, hais leurs œuvres, mais ne les méprise pas à cause de leurs fautes, pour ne pas être tenté toi-même de la même manière. Souviens-toi que tu participes à la nature terrestre, et fais du bien à tous. Ne repousse pas ceux qui demandent tes prières, et ne refuse pas de leur adresser de douces paroles de consolation, afin qu’ils ne périssent pas, et qu’il ne te soit pas demandé compte de leurs âmes. Imite au contraire les médecins, qui soignent les fièvres chaudes avec des médications froides, et les sensations glacées par leur contraire.
  20. Oblige-toi, quand tu rencontres ton prochain, à l’honorer au-delà de son mérite. Baise-lui les mains et les pieds, tiens-les longtemps avec vénération, pose-les sur tes yeux, complimente-le, même pour ce qu’il n’a pas fait. Et lorsqu’il t’a quitté, dis de lui beaucoup de bien et de choses honorables. Tu l’attireras ainsi vers ce qui est bien, et ton accueil lui inspirera une honte [salutaire]. Tu sèmeras ainsi en lui des semences de vertu. Et en prenant l’habitude d’agir ainsi, tu formeras en toi de bonnes dispositions, tu acquerras une profonde humilité, et tu parviendras sans effort à une grande vertu. Et ce n’est pas tout : si ton prochain a quelques défauts, il acceptera volontiers que tu le corriges, puisqu’il a été honoré par toi, et il rougira de l’honneur que tu lui as fait. Agis toujours ainsi, sois accueillant envers tous et honore chacun. N’irrite personne, ne fais pas le zélote, que ce soit à propos de la foi ou d’une mauvaise conduite ; garde-toi de blâmer ou d’accuser personne, en quoi que ce soit ; nous avons en effet dans les cieux un Juge impartial. Si tu veux ramener ton frère à la vérité, attriste-toi pour lui, et dislui, avec des larmes et avec amour, une parole ou deux, mais ne t’enflamme pas de colère contre lui, et qu’il ne voie en toi aucun signe de haine. Car la charité ne sait pas se mettre en colère, ni s’irriter, ni blâmer quelqu’un avec passion. L’indice de la charité et de la connaissance est l’humilité, qui naît d’une conscience bonne. Dans le Christ Jésus notre Seigneur, à qui soient la gloire et la puissance, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 6. LA FUITE DU MONDE

Sur l’utilité de la fuite du monde

EN vérité, c’est un combat violent, difficile et ardu que l’on doit mener quand sont présentes les choses [qui provoquent la tentation]. Quelque fort et invincible que soit l’homme, lorsqu’il est en présence des causes d’où procèdent les attaques, les guerres et les combats, la crainte s’empare de lui, et il tombe plus vite que si le Diable lui-même le combattait ouvertement. En effet, tant que l’homme ne s’éloigne pas des choses qui jettent le trouble dans son cœur, il laisse à son ennemi un endroit où l’attaquer. Pour peu qu’il vienne à s’assoupir, sa perte est facile. Dès que l’âme, en effet, est sous l’emprise des rencontres dangereuses qu’elle fait dans le monde, ces rencontres deviennent pour elle des pierres d’achoppement, et elle est comme naturellement vaincue dès qu’elle se trouve en leur présence.

  1. Nos Pères, qui ont jadis parcouru ces voies, avaient bien compris que notre intellect n’est pas toujours assez vigoureux pour demeurer dans le même état et veiller sur lui-même, mais qu’il y a des moments où il est même incapable de discerner ce qui lui est nuisible. C’est pourquoi, ayant bien considéré tout cela dans leur sagesse, ils prirent pour arme la renonciation à toute possession, qui délivre l’homme de bien des combats, comme il est écrit. Préservés de beaucoup de fautes grâce à cette pauvreté, ils partirent au désert, où ne se trouve aucune de ces choses qui suscitent les passions. Ainsi, lorsqu’il leur arrivait de passer par un moment de plus grande fragilité, rien [d’extérieur] ne pouvait provoquer leur chute. Ils n’avaient pas d’occasions de se mettre en colère, ni de tomber dans la fornication, ni d’avoir de la rancune ou de la vaine gloire. Les tentations de ce genre étaient réduites à l’extrême, grâce au désert. Ils s’étaient protégés eux-mêmes par le désert, comme par une tour de défense imprenable. Dès lors, chacun pouvait mener à bien son combat dans L’hèsychia,là où nos sens ne rencontrent aucun objet qui puisse aider notre Adversaire [en étant cause de tentation]. Car il vaut mieux pour nous mourir en combattant, que vivre dans le péché.

DISCOURS 7. LA RÈGLE DES COMMENÇANTS

Sur la règle des commençants, leur condition et ce qui les concerne

VOICI une règle de vie sage et qui plaît à Dieu : 2. S’abstenir de porter les yeux ça et là, mais les tenir toujours fixés sur ce qui est devant soi.

  1. S’abstenir des paroles inutiles, et ne dire que ce qui est nécessaire.
  2. Se contenter de vêtements pauvres, pour les besoins du corps.
  3. De même, prendre les aliments [nécessaires pour] sustenter le corps, sans favoriser la gourmandise. Prendre un peu de tout, sans écarter certains aliments pour en préférer d’autres et s’en remplir le ventre. La plus grande des vertus est le discernement.
  4. Ne bois pas de vin, si tu es seul, à moins que tu ne sois malade ou débilité.
  5.    Ne coupe pas la parole à celui qui parle, ne le contredis pas, comme un homme sans éducation, mais attends patiemment, comme un sage, [qu’il ait fini de parler].
  6.    Où que tu sois, considère-toi comme le plus petit et le serviteur de tes frères.
  7.    Ne découvre aucun de tes membres devant quelqu’un, ne touche le corps de personne, sauf en cas de nécessité ; ne permets pas à qui que ce soit de toucher ton corps sans une vraie raison, comme je viens de le dire.
  8.    Fuis toute familiarité (parrhèsia) comme la mort.
  9.    Fixe-toi une règle qui protège la chasteté, en ce qui concerne le sommeil, afin que ne s’éloigne pas de toi l’angequi te garde. En quelque lieu que tu dormes, que personne, si possible, ne te voie.
  10.    Ne crache pas devant quelqu’un. Si tu as besoin de tousser, quand tu es assis à table, détourne-toi pour le faire.
  11.    Mange et bois avec une sage modération, comme il convient à des enfants de Dieu.
  12.    N’étends pas la main pour prendre impudemment ce qui est servi devant l’un de tes compagnons. Lorsqu’un étranger est assis à table près de toi, invite-le à manger une ou deux fois ; dispose convenablement [les plats] sur la table, sans t’en soucier davantage.
  13.    Tiens-toi assis correctement, sans t’affaler et sans découvrir tes jambes.
  14.    Quand tu bâilles, couvre ta bouche, pour qu’on ne la voie pas ; retiens ta respiration pour cesser de bâiller.
  15.    Si tu entres dans la cellule de ton supérieur, ou d’un ami, ou d’un condisciple, garde soigneusement tes yeux, afin de ne pas inspecter ce qui s’y trouve. Si ta pensée te presse de le faire, veille à ne pas lui obéir et abstiens-toi de regarder. En effet, celui qui se comporte avec une telle impudence est étranger à l’habit monastique et au Christ qui nous l’a accordé. Ne cherche pas à voir où ton ami range ses affaires de cellule.
  16.    Ouvre et ferme calmement la porte [de ta cellule], ainsi que celle de ton compagnon. N’entre jamais brusquement chez un autre, mais frappe à la porte, et, quand il a répondu, entre avec respect.
  17.    N’aie pas une démarche précipitée, sauf en cas de nécessité.
  18.    Sois obéissant envers tous, en toute œuvre bonne.
  19.    Mais ne suis pas ceux qui aiment posséder [des objets], ni les amis de l’argent, ni ceux qui ont des mœurs mondaines, pour ne pas faire l’œuvre du Diable.
  20.    Parle à tous aimablement, regarde-les d’une manière discrète, ne remplis tes yeux du visage de personne.
  21.    Quand tu marches sur la route, ne précède pas tes anciens ; mais si l’un de tes compagnons s’écarte [un instant], va un peu en avant de lui et attends-le. Celui qui ne se comporte pas ainsi est impoli et ressemble au porc qui ignore les lois [de la bienséance]. Si ton compagnon parle à des personnes rencontrées, attends-le et ne le presse pas d’avancer.
  22.    Que celui qui est en bonne santé dise à celui qui est faible, avant l’heure fixée pour le repas : « Mangeons ce dont nous avons besoin. »
  23.    Ne reprends jamais quelqu’un pour une faute, mais tiens-toi pour responsable de tout, et considère-toi comme la cause de cette faute.
  24.    Accepte d’accomplir avec humilité les humbles besognes, et ne t’en décharge pas sur autrui.
  25.    Si tu es contraint de rire, ne t’y refuse pas, mais ne montre pas tes dents.
  26.    Si tu es obligé de parler à des femmes, ne les regarde pas en face, et entretiens-toi ainsi avec elles. Tiens-toi éloigné des moniales comme du feu et comme d’un piège du Diable ; évite leur rencontre, leur conversation et leur vue, pour que ton cœur ne se refroidisse pas en s’éloignant de l’amour de Dieu et ne soit pas souillé par le bourbier des passions. Seraient-elles tes sœurs selon la chair, tu dois t’en garder comme d’étrangères.
  27.    Veille à ne pas te mêler à tes proches, pour que ton cœur ne se refroidisse pas en s’éloignant de l’amour de Dieu.
  28.    Fuis comme une amitié avec le Diable toute familiarité et tout entretien avec des jeunes.
  29.    Aie comme unique confident, avec qui tu partages les secrets [de ta vie spirituelle], un homme qui craigne Dieu, qui veille constamment sur lui-même, qui soit pauvre en son campement [terrestre], mais riche [par sa connaissance] des mystères de Dieu. Tiens cachés à l’égard de tous ta vie secrète, tes pratiques, tes combats.
  30.    Sauf en cas de nécessité, aie toujours la tête couverte quand tu es assis devant quelqu’un. Pour tes besoins naturels, sors [de ta cellule] avec retenue, en te confiant à l’ange qui te garde.
  31.    Vis dans la crainte de Dieu, et fais-toi violence jusqu’à la mort, même si ton cœur renâcle.
  32.    Mieux vaudrait pour toi prendre un poison mortel que de manger avec une femme, fût-elle ta mère ou ta sœur.
  33.    Mieux vaudrait pour toi habiter avec un dragon que de dormir sous une même couverture avec un plus jeune, fût-il ton frère selon la chair.
  34.    Si tu fais route avec un plus ancien et s’il te dit : «Allons, chantons des psaumes », ne lui désobéis pas. S’il ne te le demande pas, garde le silence des lèvres, mais, dans ton cœur, glorifie Dieu.
  35.    Ne résiste en rien à personne, ne te dispute pas, ne mens pas, ne jure jamais par le nom du Seigneur ton Dieu.
  36.    Subis le mépris, mais ne méprise personne. Subis l’injustice, mais ne commets pas d’injustice. Mieux vaut que périssent les choses du corps et le corps lui-même, plutôt que ne soit lésée quelqu’une des choses de l’âme.
  37.    Ne réclame jamais justice contre quelqu’un, mais accepte d’être condamné, alors que tu n’es pas condamnable.
  38.    En ton âme, n’aime rien de ce qui est du monde.
  39.    Sois soumis aux princes et aux gouvernants, mais ne te mêle pas à eux, car leur fréquentation est un piège qui mène à la perdition ceux qui n’y prennent aucunement garde. Ô gourmand, toi qui rends un culte à ton propre ventre ! Mieux vaudrait pour toi introduire un charbon ardent dans ton estomac, plutôt que les fritures délicates des princes et des puissants !
  40.    Répands sur tous ta miséricorde, mais demeure éloigné de tous.
  41.    Garde-toi de beaucoup parler, car cela éteint dans le cœur les motions spirituelles que Dieu y suscite.
  42.    Fuis comme un lion déchaîné les discussions sur les dogmes, que ce soit avec des enfants de l’Eglise ou avec des étrangers.
  43.    Ne fréquente pas les places où s’assemblent ceux qui se querellent et se combattent, afin que ton cœur ne se remplisse pas de colère et que ton âme ne soit pas dominée par les ténèbres de l’égarement.
  44.    Ne demeure pas avec l’orgueilleux, pour que l’énergie du Saint-Esprit ne déserte pas ton âme, et que celle-ci ne devienne pas le réceptacle de toutes les passions mauvaises.
  45.    Si tu observes toutes ces directives, ô homme, et si tu t’appliques en tout temps à la divine méditation, en vérité ton âme verra en elle-même la lumière du Christ, et elle ne sera plus jamais dans les ténèbres, durant toute l’éternité. À Lui la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.

DISCOURS 8. DISCERNER LES SIGNES DU PROGRÈS

Sur la subtilité du discernement

VEILLE sans cesse sur toi-même, mon bien-aimé, et observe comment se poursuit ton labeur spirituel. [Considère] les tribulations qui t’adviennent, l’endroit du désert où tu demeures, la subtilité de ton intellect, la profondeur de ta connaissance, la longue durée de [ton séjour] dans L’hèsychia, ainsi que la multitude des remèdes — c’est-à-dire des épreuves — qui te viennent du vrai Médecin, pour la bonne santé de ton homme intérieur. Mais parfois, [les épreuves] viennent des démons ; parfois, des maladies et des labeurs du corps ; parfois, de la terreur que t’inspirent tes pensées, lorsque tu te souviens des choses redoutables qui adviendront dans les derniers temps. Mais parfois aussi, tu es aiguillonné ou pansé par la chaleur de la grâce, par la douceur des larmes, par la joie du Saint-Esprit, et par bien d’autres choses, dont il serait trop long de parler ici.

  1. Ne vois tu pas clairement que, grâce à tout cela, ton ulcère commence à guérir et à se cicatriser ? Que tes passions commencent à s’affaiblir ? Vérifie-le : rentre constamment en toi-même, vois quelles sont les passions qui ont perdu de leur force en face de toi, lesquelles ont disparu et t’ont entièrement

quitté ; lesquelles ont commencé à se taire à cause de la bonne santé de ton âme, et non simplement parce que tu t’es éloigné des choses qui les excitaient ; lesquelles enfin [se sont apaisées] parce que ton intellect a appris à s’en rendre maître, et non pas seulement parce que leurs causes ont disparu. Sois encore attentif, et vois si, sous la pourriture de ton ulcère, commence à repousser de la chair vivante, c’est-à-dire la paix de l’âme.

  1.    Vois aussi quelles sont les passions qui continuent à te faire violence et à te presser, et à quel moment. Sont-elles corporelles, ou psychiques, ou les deux ensemble ? Agissent-elles sournoisement et obscurément à travers ta mémoire, ou se soulèvent-elles violemment contre ton âme ? Agissent-elles en maître, ou furtivement ? Comment ton intellect se tient-il en garde contre elles, lui qui, comme un roi, a pouvoir sur les sens ? Quand elles se ruent contre lui et engagent la lutte, les combat-il et met-il toute son énergie à leur faire lâcher prise, ou bien refuse-t-il de les regarder en face et de les affronter ? Vois aussi quelles passions, parmi les anciennes, restent actives, et lesquelles sont nouvellement apparues. Ces passions se mettent-elles en mouvement accompagnées d’images, ou [agissent-elles] dans la sensibilité, mais sans images, ou encore dans la mémoire, mais sans pensées passionnées et sans excitation [des sens] ? Toutes ces choses permettent de savoir à quel degré l’âme est parvenue. Dans un premier stade, les passions ne sont pas apaisées ; l’âme subit de rudes attaques, même si elle résiste de toutes ses forces. Mais dans un second stade se vérifie ce que dit l’Écriture : « David était dans sa maison, et Dieu lui donna le repos en le débarrassant de tous [les ennemis] qui l’entouraient » (2 Rois,7, 1).
  2.    Ne pense pas qu’il s’agisse ici d’une seule passion ; aux passions naturelles de la convoitise et de la colère s’ajoutent en effet celle de l’amour de la gloire, qui incite à se donner en spectacle, excite l’imagination et l’ambition, et celle de l’amour de l’argent. Lorsque l’âme en est secrètement atteinte, même sans aller jusqu’à s’y livrer effectivement, cette passion forge dans son intellect des images de tout ce qui l’alimente, lui représente des richesses accumulées, amène l’âme à ruminer ces pensées, lui inspire le désir de posséder tout cela, et bien d’autres choses.
  3.    Les passions ne font pas toutes la guerre en se livrant à de violentes attaques. Il en est qui jettent seulement l’âme dans la tribulation : l’insouciance, l’acédie, la tristesse ne donnent pas l’assaut à l’âme, ni ne la jettent dans le laisser-aller, mais elles font seulement peser un poids sur elle. Cependant, c’est par la victoire sur les passions qui l’agressent violemment que se manifeste la force de l’âme. Il faut avoir de tout cela une connaissance subtile et disposer de critères pour sentir, à chaque degré que l’on gravit, où l’on est parvenu, et dans quel pays l’âme commence à s’avancer : est-ce dans la Terre promise, ou [seulement] au-delà du Jourdain ?
  4.    Sois également attentif à ceci : ta connaissance est-elle capable, grâce à l’illumination de ton âme, de discerner ces choses, ou ne les discerne-t-elle qu’obscurément, ou est-elle entièrement privée de ce discernement ? Constates-tu avec une entière certitude que ta pensée a commencé à se purifier ? La distraction trouve-t-elle encore place dans ta pensée à l’heure de la prière ? Et quelle passion trouble encore ta pensée quand il s’apprête à prier ? Sens-tu en toi-même que la puissance de l’hèsychiacouvre ton âme de son ombre, la remplissant de cette douceur, de cette sérénité et de cette paix qu’elle a coutume d’engendrer dans la pensée ? Ton intellect est-il constamment ravi, sans que tu le veuilles, par le souvenir des réalités incorporelles, qu’il n’est pas permis aux sens de scruter ? Es-tu soudain enflammé par une joie qui impose le silence à la langue ? Un plaisir incomparablement délicieux jaillit-il continuellement de ton cœur, ravissant totalement ton intellect ? A certains moments, ces délices et cette joie envahissent-elles imperceptiblement tout ton corps ? Une langue de chair ne peut l’exprimer, mais toutes les choses terrestres ne semblent plus alors que cendre et poussière. Quand surviennent les premières de ces délices, celles qu’éprouve le cœur, l’intellect — il s’en souvient — est rempli de chaleur, tantôt à l’heure de la prière, tantôt au temps de la lecture, tantôt lors d’une méditation prolongée, ou d’une longue application de la pensée. Les secondes [celles qui envahissent le corps lui-même] surviennent en dehors de ces moments, souvent lorsque nous accomplissons un travail manuel, souvent aussi la nuit, tandis que nous sommes entre le sommeil et l’état de veille, que nous dormons sans dormir, que nous sommes éveillés sans l’être vraiment. Mais quand un homme est habité par ces délices qui se répandent dans tout le corps, il lui semble, en un tel moment, que ce n’est rien d’autre que le Royaume des cieux.
  5.    Vois encore si ton âme a acquis le pouvoir de se dépouiller des souvenirs sensibles, grâce à la puissance de l’espérance qui a pris possession de ton cœur et fortifié tes sens intérieurs par un inexplicable sentiment de certitude (plèrophorià).Et vois si ton cœur est éveillé, exempt de tout souci et de toute captivité à l’égard des choses terrestres, parce qu’il est appliqué sans interruption à l’œuvre de la conversation continuelle avec notre Sauveur ; et sais-tu reconnaître ce qui distingue l’invocation (klèsis)de la conversation [avec Dieu] (diègèsis), quand tu en entends parler ?
  6.    Le séjour ininterrompu dans l’hèsychia,accompagné de l’activité [spirituelle] incessante qu’il comporte, permet à l’âme de goûter rapidement à ces choses. Néanmoins, si ceux qui les ont découvertes se montrent ensuite négligents, ils les perdent, et ils ne les retrouveront pas avant longtemps. Au sujet de ces choses, celui qu’encourage le témoignage de sa conscience peut oser cependant reprendre à son compte les paroles du bienheureux Paul, qui disait : « J’en ai l’assurance (parrhèsia), ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l’avenir, ni rien d’autre ne pourra me séparer de l’amour du Christ » (Rom.,8, 38). Oui, ni les tribulations du corps, ni celles de l’âme, ni la faim, ni la persécution, ni la nudité, ni l’isolement, ni la prison, ni le danger, ni le glaive, ni les anges de Satan, ni ses puissances aux ruses maléfiques, ni ses attaques qui se heurtent à des contre-attaques qui ruinent sa fierté, ni les calomnies, ni les outrages, ni les coups infligés sans raison, [ne peuvent me séparer de l’amour du Christ].
  7.    Mais si ces choses, ô mon frère, ne semblent pas avoir commencé à se manifester en toi, d’une certaine façon et dans une mesure plus ou moins grande, tes fatigues, tes tribulations et toute ton hèsychiasont vaines. Tes mains feraient-elles des miracles, ressusciteraient-elles des morts, cela serait également sans fruit. Secoue donc maintenant ton âme et, avec des larmes, persuade le Sauveur de l’univers d’enlever le voile qui couvre les portes de ton cœur et de chasser de ton firmament intérieur les sombres nuages des passions afin que tu sois rendu digne de voir la lumière du jour, au lieu de rester comme un mort assis à jamais dans les ténèbres.
  8.    Les agrypniescontinuelles, où se succèdent les lectures et les incessantes métanies, ne tardent pas à procurer ces biens à ceux qui sont zélés. Celui qui a découvert les agrypnies et les métanies a par là même découvert ces biens, et ceux qui veulent eux aussi les trouver, devront demeurer dans L’hèsychia,avoir l’activité spirituelle qu’elle implique, ne lier leur pensée à aucune chose et à aucun homme, ne s’occuper que de leur âme. Qu’ils ne s’appliquent qu’à l’activité intérieure. Grâce à cette activité, nous découvrirons en nous-mêmes une sensation partielle, mais exacte, de certains de ces biens, qui nous donnera la certitude [de pouvoir obtenir] le reste.
  9.    Celui qui demeure dans L’hèsychiaet a fait l’expérience de la douce bonté de Dieu n’a pas besoin de beaucoup d’arguments pour être persuadé, et son âme ne peut être atteinte de la maladie de l’incroyance, comme ceux qui doutent de la vérité. En effet, le témoignage de leur pensée est bien plus persuasif que tous les discours qui ne se fondent pas sur l’expérience. A notre Dieu soit la gloire et la magnificence dans les siècles. Amen.

DISCOURS 9. GRAVIR DANS L’ORDRE LES DEGRÉS DE LA VIE MONASTIQUE

Bref exposé sur les étapes de la vie monastique, et comment les vertus y naissent les unes des autres

DE l’activité (ergasia) spirituelle dans laquelle on se fait violence naît une chaleur (thermè) sans mesure qui est allumée dans le cœur par des pensées ardentes (thermal enthymèseis) nouvellement apparues dans l’intellect. Cette activité et la vigilance (phyakè) affinent l’intellect grâce à la chaleur qui les anime et lui procurent la vision (orasis). Et cette vision engendre les pensées ardentes (thermoi logismoï) dont je viens de parler, [qui jaillissent ainsi] de la profondeur de cette vision de l’âme. C’est cette vision qui est appelée contemplation (théôria). Cette contemplation donne naissance à la chaleur [spirituelle], et de cette chaleur, qui naît de la grâce (charis) de la contemplation, provient le jaillissement des larmes. Au début, ce n’est qu’à un faible degré : au cours d’une même journée, les larmes viennent à plusieurs reprises, et s’en

vont. Mais ensuite, leur flot devient incessant, et, par ce flot incessant, l’âme obtient la paix des pensées. Par cette paix des pensées, elle est élevée jusqu’à la pureté de l’intellect. Et par cette pureté de l’intellect, l’homme en arrive à voir les mystères de Dieu. En effet, cette pureté est contenue secrètement dans la paix qui a succédé aux combats [contre les pensées]. Après cela, l’intellect en vient à voir des révélations et des signes, comme en vit le prophète Ezéchiel. Celui-ci, sous l’image du torrent (cf Ez., 47, 3-5), vit représentées les trois étapes que l’âme traverse pour s’approcher de Dieu ; après la troisième, l’espace restant est infranchissable.

  1.    Le commencement de tout cela est la bonne résolution devant Dieu et les diverses activités spirituelles fidèlement pratiquées dans L’hèsychia.Elles présupposent un renoncement radical et un éloignement absolu à l’égard des choses de ce monde. Il n’est pas vraiment nécessaire d’énumérer en détail ces diverses activités spirituelles, car elles sont bien connues de tous. Cependant leur exposé ne peut pas nuire à ceux qui l’entendent ; au contraire, je pense qu’il peut leur être très profitable. Je ne saurais donc m’y dérober.
  2.    Ce sont : le jeûne, la lecture, l’agrypnie attentive durant toute la nuit, selon la force de chacun, l’abondance des métanies, qu’il est utile de faire durant les heures du jour, et fréquemment pendant la nuit. Il faut au moins en faire trente chaque fois, puis se prosterner devant la précieuse croix avant de se retirer. Certains dépassent cette mesure, selon leur force. D’autres consacrent trois heures à répéter la même prière, gardant l’intellect sobre, puis ils se jettent la face contre terre, [demeurant dans cet état] sans se faire violenceet sans distraction des pensées. Les deux premières formes de prière montrent clairement la richesse débordante et la douce bonté de la grâce qui est départie à tout homme, selon qu’il en est digne. Mais comment peut se pratiquer la troisième, comment il est possible d’y persévérer sans avoir à se faire violence, nous pensons qu’il ne serait pas juste de le manifester, que ce soit par la parole ou par l’écriture, afin que celui qui nous lit et ne comprend pas ce qu’il lit, ne prenne pas ce qui est écrit pour de vains propos, ou, s’il est compétent en ce genre de choses, ne méprise pas l’ignorant qui se mêle d’en parler. Je n’en récolterais que blâme ou mépris. Je ferais l’effet d’un barbare en ces matières, comme le dit l’Apôtre à propos de celui qui prophétise (cf 1 Cor.,14, 11). Que celui qui veut apprendre tout cela s’engage sur la voie que j’ai décrite plus haut, et qu’il applique sa pensée à pratiquer cette activité spirituelle, en suivant l’ordre qu’elle exige. Et quand il s’y sera mis effectivement, il deviendra son propre maître et n’aura plus besoin qu’un autre l’instruise. Il est dit en effet : « Demeure dans ta cellule, et celle-ci t’apprendra tout. » À notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 10. LA BEAUTÉ DE LA VIE MONASTIQUE

Comment sauvegarder la beauté de la vie monastique, et comment elle peut contribuer à ce que Dieu soit glorifié

LE moine doit être, dans tout son comportement (schéma*) et toutes ses actions, un modèle profitable pour tous ceux qui le regardent, de telle sorte que, en voyant toutes ses vertus briller comme autant de rayons lumineux, les ennemis eux-mêmes de la vérité confessent malgré eux qu’il existe pour les chrétiens une sûre et ferme espérance de salut, et accourent de partout vers ce refuge. Ainsi la puissance de l’Église sera élevée au-dessus de ses ennemis, un grand nombre sera saisi d’émulation en voyant les vertus [de ce moine] et voudront quitter le monde, et il sera vénéré par tous pour la beauté de sa manière de vivre. Car la vie monastique est la gloire de l’Eglise du Christ.

  1. Il faut donc que le moine ait un beau comportement à tous égards : il doit s’élever au-dessus de toutes les choses visibles, éviter soigneusement toute possession, mépriser complètement la chair, pratiquer le jeûne au plus haut point, persévérer dans L’hèsychia, bien discipliner ses sens, veiller sur ses yeux, éviter toute contestation à propos des affaires de ce monde, être sobre en paroles et pur de tout ressentiment, joindre à la simplicité le

discernement, à un cœur ingénu et sans détours une conscience éveillée et un esprit vif et pénétrant. Il doit encore être bien conscient de ce que la vie présente est éphémère et caduque, et que toute proche est l’autre vie, la vraie, la vie dans l’Esprit. Il ne doit pas être connu ni remarqué par les hommes, ni s’attacher à des compagnons, ni se lier à qui que ce soit. Il doit préserver Phèsychia au lieu où il demeure, fuir constamment les hommes et persévérer avec constance dans la prière et la lecture ; ne pas aimer qu’on l’honore ni accueillir volontiers des hôtes ; ne pas être attaché à la vie présente ; supporter courageusement les épreuves ; se tenir à l’écart des rumeurs, des nouvelles et des souvenirs du monde ; penser sans cesse à sa vraie patrie et en avoir la nostalgie ; avoir un visage affligé et marqué par le chagrin ; pleurer sans cesse, nuit et jour ; et, par-dessus tout, garder la chasteté et se purifier de toute gourmandise, en évitant les petites défaillances comme les grandes. C’est cela, en résumé, qui fait la beauté du moine et qui témoigne à la fois de sa parfaite mort au monde et de sa proximité de Dieu.

  1. Nous devons donc constamment penser à toutes ces vertus et les acquérir nous-mêmes. Et si quelqu’un demande : « Quel besoin y avait-il de les énumérer en détail et d’en donner ce résumé, plutôt que d’en parler d’une façon générale ? » je répondrai que c’était nécessaire pour que, lorsqu’un homme qui se soucie de son âme s’examine à propos de telle ou telle vertu dont j’ai parlé pour savoir si elle lui fait défaut, cette liste lui apprenne ce qui lui manque et lui serve d’aide-mémoire. Mais lorsqu’il aura personnellement acquis tout ce qui a été décrit, même la connaissance de ce dont je n’ai pas fait mention lui sera accordée. Il sera alors, pour les hommes et les saints [anges], un motif de glorifier Dieu, et il aura préparé pour son âme un lieu de repos avant son départ de ce monde. À notre Dieu soit la gloire dans les siècles.

DISCOURS 11. LES TROIS ÉTATS, CORPOREL, PSYCHIQUE ET SPIRITUEL

Qu’il ne faut pas que le serviteur de Dieu qui s’est dépouillé des biens de ce monde et qui est parti à la recherche [de Dieu], s’arrête dans sa quête, par crainte de ne pas arriver à saisir la vérité, et laisse se refroidir la ferveur qu’avaient engendrée le désir des réalités divines et la recherche de leurs mystères, et que l’intellect peut être troublé par le souvenir des passions

IL existe trois degrés que l’homme parcourt quand il progresse : celui des commençants, le degré intermédiaire, et celui des parfaits. Celui qui se trouve dans le premier, même si son intention tend vers le bien, est porté vers les passions par le mouvement spontané de sa pensée. Le second degré est à mi-chemin entre la sujétion aux passions et l’impassibilité ; [chez celui qui se trouve dans ce degré,] les pensées venant de la droite et celles de la gauche surgissent à égalité ; la lumière et les ténèbres ne cessent pas de surgir [dans sa pensée], comme il a déjà été dit. Pour peu qu’il interrompe quelque temps sa lecture continuelle des saintes Ecritures, ou qu’il cesse un moment de former des pensées relatives aux choses de Dieu, — pensées qui lui permettent de s’enflammer, autant qu’il en est capable, pour les divers aspects de la vérité et d’être vigilant à l’égard des sollicitations du dehors, ce qui l’amène à veiller aussi sur son intérieur et à agir comme il convient, — il est entraîné vers les passions.

  1.    En revanche, s’il entretient sa ferveur naturellede la façon que je viens de dire, et s’il n’abandonne pas sa recherche, sa quête et son désir [des choses de Dieu], même s’il ne les a pas déjà vues, mais s’il nourrit seulement ses pensées de ce que lui suggère la lecture des divines Écritures ; s’il veille attentivement sur ses pensées pour qu’elles n’inclinent pas vers la gauche, et s’il n’accepte pas les semences du Diable qui se présentent sous une apparence de vérité ; si, au contraire, il garde son âme avec zèle et supplie Dieu en peinant dans la prière et la patience, celui-ci lui accordera ce qu’il demande et lui ouvrira sa porte, surtout à cause de son humilité. Car « les mystères sont révélés aux humbles » (Sir.,3, 19). S’il meurt dans cette espérance, même s’il n’a jamais vu de près cette terre, je pense que son héritage sera avec les anciens justes, eux qui ont espéré parvenir à la perfection, bien qu’ils ne l’aient jamais vue, selon la parole de l’Apôtre : « Ils ont travaillé dans l’espérance tous les jours de leur vie, puis ils se sont endormis » (Hébr., 11, 13).
  2.    Mais que dirons-nous si l’homme n’est pas parvenu à entrer dans la Terre promise, qui est le degré de la perfection, c’est-à-dire s’il n’a pas obtenu la claire connaissance de la Vérité, en restant dans les limites de sa capacité naturelle ? A-t-il été exclu de cette Terre pour cette raison, et devait-il demeurer sur le plus bas degré, où tout tend et incline vers la gauche ? Parce qu’il n’a pas saisi la Vérité tout entière, devait-il rester sur ce misérable dernier degré, où il n’y a ni connaissance, ni désir de ces choses ? Ou bien convenait-il qu’il soit élevé jusqu’à cette situationintermédiaire dont j’ai parlé ? Même s’il n’a pas vu [cette Vérité], sinon « comme dans un miroir » (/ Cor.,13, 12), il l’a espérée de loin, et grâce à cette espérance, il a été réuni à ses Pères. Et, bien qu’il n’ait pas été jugé digne ici-bas de la grâce parfaite, cependant, parce qu’il y a sans cesse pensé, parce qu’elle a toujours hanté sa pensée, parce qu’il en a toujours entretenu le désir durant sa vie, il s’est rendu capable de retrancher les pensées mauvaises. Et c’est dans cette espérance, son cœur ayant été rempli de Dieu, qu’il est sorti de ce monde.
  3. Tout ce qui est humble a un noble aspect. L’intellect qui, sans se soucier du corps, pense sans cesse à l’amour de Dieu — ce à quoi il est conduit par l’intelligence des divines Ecritures – protège intérieurement l’âme contre les pensées mauvaises qui l’attaquent et garde la pensée par le souvenir des biens à venir. Il est ainsi préservé de se laisser aller à la négligence en s’adonnant au souvenir des choses du monde plutôt qu’à celui de ce qui est meilleur. Dans ce cas en effet, la merveilleuse ferveur qui l’anime se refroidirait peu à peu, et il tomberait dans des désirs vains et déraisonnables. A notre Dieu soit la gloire.

DISCOURS 12. PROGRÈS OU RELÂCHEMENT ?

Comment le moine doué de discernement doit demeurer dans L’hèsychia

ECOUTE-MOI, mon bien-aimé. Si tu veux que tes œuvres ne soient pas vaines, que tes jours ne soient pas sans fruit et privés du gain que ceux qui sont doués de discernement espèrent [obtenir] dans L’hèsychia, [il faut] que ton entrée dans celle-ci se fasse aussi avec discernement, et non simplement pour suivre la coutume, comme c’est le cas de beaucoup. Mais aie un but vers lequel ton intellect dirige les labeurs [que comporte] ton genre de vie. Et interroge ceux qui ont une solide connaissance nourrie par l’expérience, et non acquise par leurs seules lectures. Ne prends aucun repos, jusqu’à ce que tu sois bien exercé dans tous les sentiers de cette manière de vivre. A chaque degré que tu gravis, examine-toi pour savoir si tu es toujours sur le bon chemin, ou si tu ne t’en es pas écarté pour t’engager dans une autre voie. Et ne crois pas que la pratique exacte de L’hèsychia puisse consister dans les seules œuvres extérieures.

  1. Si tu désires arriver à quelque chose et y atteindre par ta propre expérience, aie dans ton âme des signes et des points de repère secrets qui, à chaque pas, te permettront de savoir si tu es dans la vérité enseignée par les Pères, ou si tu es trompé par l’Ennemi. Que le petit nombre d’indications qui suivent te suffise, jusqu’à ce que, en suivant ta voie, tu sois parvenu à la sagesse. Si, vivant dans L’hèsychia,tu as conscience de ce que ta penséeest capable d’agir avec liberté selon les suggestions intérieures venant de la droite, et qu’elle n’a pas à se faire violence pour suivre librement ce que chacune d’elles lui inspire, sache que ton hèsychia est correcte. Si, lorsque tu accomplis les diverses parties de ta liturgie avec discernement, en te tenant éloigné des distractions autant qu’il est possible, le verset que tu récites est soudainement arrêté sur tes lèvres, tandis que se posent sur ton âme les chaînes du silence, indépendamment de ta volonté, et si cela se reproduit ensuite, sache que tu as progressé dans ton hèsychia, et que le plaisir [spirituel] a commencé à redoubler en toi. Mais l’hèsychia seule, sans la justice, est blâmable. En tant que simple manière de vivre, elle est considérée par les sages et les hommes doués de discernement comme [celle d’] un membre isolé, privé du secours d’autrui.
  2. Et si tu vois que, chaque fois qu’une pensée se lève dans ton âme, ou un souvenir, ou l’une des visions [qui se manifestent] dans ton hèsychia,tes yeux se remplissent de larmes et tes joues en sont inondées, sans que tu aies à te forcer pour cela, sache que, devant toi, une brèche s’est ouverte dans la muraille de tes adversaires. Et si tu t’aperçois que ta pensée, de temps en temps, s’immerge en toi-même, sans que tu aies prévu cette chose étrangère à ton comportement ordinaire, et que cela se prolonge près d’une heure, ou un temps quelconque ; si, ensuite, tu ressens dans tes membres comme une grande faiblesse, tandis que la paix règne dans tes pensées, et si cela demeure constamment en toi, sache que la nuée a commencé à couvrir ta demeure de son ombre. Mais si, après avoir passé un certain temps dans L’hèsychia,tu trouves dans ton âme des suggestions intérieures qui la partagent, la dominent et s’en emparent à tout moment en lui faisant violence ; si ta pensée est sans cesse ramenée au souvenir de tes actions passées et désire des choses vaines, sache que c’est en vain que tu peines dans L’hèsychia, et que ton âme vit dans la distraction. Cela a été provoqué en elle soit par des causes extérieures, soit par sa négligence intérieure à l’égard de ses obligations, en particulier des agrypnies et de la lecture. Il te faut remettre immédiatement tes affaires en ordre.
  3.    Mais si, lorsque tu entreprends de le faire, tu ne trouves pas la paix à cause des assauts des passions, n’en sois pas surpris. En effet, lorsque le sein de la terre a été réchauffé par les rayons du soleil, il en conserve longtemps la chaleur. De même, l’odeur des remèdes et les effluves des parfums, quand ils ont été répandus dans l’air, y demeurent longtemps avant de se dissiper et de disparaître. À combien plus forte raison, de même que les chiens ont coutume de laper le sang dans une boucherie quand on les empêche de prendre la viande dont ils se nourrissent habituellement, ainsi les passions se tiennent-elles à la porte en aboyant, jusqu’à ce que soit épuisée la force de leur ancienne habitude.
  4.    Lorsque la négligence commence à entrer furtivement dans ton âme et la ramène en arrière dans les ténèbres, et quand ta maison en vient à se remplir d’obscurité, les symptômes suivants se manifestent : tu sens secrètement en toi-même que ta foi est malade, que tes désirs se portent vers les choses visibles, que ta confiance diminue, que tu te crois lésé par ton prochain, que toute ton âme, ta bouche et ton cœur sont remplis de reproches envers tout le monde et à tout propos, au sujet de tout ce qui te vient à la pensée ou heurte ta sensibilité, et même envers le Très-Haut. Tu redoutes ce qui peut nuire à ton corps, et cela te rend perpétuellement pusillanime. A tout moment, ton âme est agitée par la crainte, si bien que tu as peur de ton ombre et es toujours anxieux. Tu as recouvert ta foi d’incroyance ; par foi, je n’entends pas ici celle qui est le fondement de notre commune confession, mais cette force spirituelle qui, en illuminant la pensée, fortifie le cœur, et qui, comme en témoigne la conscience, éveille dans l’âme une grande confiance envers Dieu, si bien qu’elle ne se préoccupe plus d’elle-même, mais jette tout son souci sur Dieu et demeure dans une parfaite absence d’inquiétude.
  5.    Quand tu progresseras, tu trouveras en abondance dans ton âme les signes suivants : l’espérance te fortifiera en toutes circonstances, la prière abondera en toi, ta pensée tirera profit de tout ce qui t’arrivera, tu seras conscient de la fragilité de la nature humaine, ce qui, d’une part, te préservera de l’orgueil, et, d’autre part, fera que les fautes de ton prochain compteront pour rien à tes yeux ; tu souhaiteras sortir de ton corps, à cause de ton désir de posséder les biens à venir. Toutes les tribulations qui t’adviendront, visiblement ou secrètement, tu estimeras les subir en toute justice. Tu penseras que tout ce qui t’arrive est exactement ce qu’il fallait pour te préserver de la suffisance. Et pour tout cela, tu rendras [à Dieu] des louanges et des actions de grâce.
  6.    Tels sont les signes auxquels on peut reconnaître ceux qui sont sobres, veillent sur eux-mêmes, demeurent dans L’hèsychia,et désirent mener leur genre de vie avec une grande exactitude. En revanche, les hommes relâchés n’ont pas besoin de ces signes subtils qui révèlent les pièges où l’on peut tomber, car ils sont loin des vertus secrètes. Quand l’une d’elles commence à faiblir dans ton âme, aussitôt observe de quel côté celle-ci commence à pencher ; tu sauras ainsi tout de suite de quelle compagnie il s’agit. Que Dieu nous donne la connaissance véritable. Amen.

DISCOURS 13. L’ABSENCE DE SOUCIS ET LA STABILITÉ LOCALE

Que l’absence de soucis est utile aux hésychastes et que les allées et venues leur sont nuisibles

UN homme qui a de multiples soucis ne peut être doux et calme, car les exigences des affaires auxquelles il consacre ses soins l’obligent à s’agiter pour elles, à ne prendre aucun loisir, même contre son gré, et elles dissipent sa sérénité et son hèsychia. Il faut donc que le moine se tienne devant la face de Dieu, qu’il fixe indéfectiblement son regard vers lui, s’il veut vraiment garder son intellect, purifier et transformer les moindres mouvements qui se lèvent en lui, et apprendre à discerner sereinement ce qui y entre et ce qui en sort. Mais de nombreuses occupations, pour des moines, sont un signe de leur manque de zèle et d’empressement à cultiver les commandements du Christ, et elles manifestent leurs déficiences à l’égard des choses de Dieu.

  1. Si tu n’as pas abandonné tout souci, ne cherche pas la lumière dans ton âme ; si tu laisses tes sens se relâcher, ne cherche ni la sérénité, ni L’hèsychia; ne cherche pas le recueillement là où les occupations ne laissent aucun loisir. Ne multiplie pas tes occupations, et tu ne trouveras de trouble ni dans ton intellect, ni dans ta prière. Et sans prière ininterrompue, tu ne peux t’approcher de Dieu. Si tu as un autre souci en tête quand tu t’efforces de prier, tu disperses ta pensée.
  2.    Les larmes, la prière front contre terre, les prosternations ferventes, suscitent dans le cœur chaleur et douceur, et, dans une louable sortie de lui-même (ekstasis), le cœur s’envole vers Dieu et s’écrie : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu fort, du Dieu vivant ; quand irai-je et paraîtrai-je devant ta face, Seigneur ? » (Ps.41,3) Seul celui qui a bu de ce vin, puis en a été privé, sait dans quelle misère il est tombé, et ce que lui a fait perdre son relâchement.
  3.    Ô combien préjudiciables sont pour les hésychastes la vue des hommes et les entretiens avec eux ! Et surtout, en vérité, frères, [les conversations] avec ceux qui ont abandonné l’hèsychia! De même que l’extrême froidure du gel, quand elle tombe soudain sur les bourgeons des arbres fruitiers, les brûle et les flétrit, ainsi la fréquentation des hommes, si brève soit-elle et faite apparemment dans une bonne intention, dessèche les fleurs des vertus nouvellement écloses sous le doux climat de L’hèsychia,et qui paraient de leur simplicité et de leur charme l’arbre de l’âme, planté près des eaux courantes du repentir (cf Ps. 1, 3). Et de même que la rigueur du givre saisit les jeunes pousses et les brûle, ainsi la fréquentation des hommes dessèche la racine de l’intellect qui commençait à produire les tendres pousses des vertus.
  4.    Si les entretiens avec des hommes qui sont maîtres d’eux-mêmes, et qui n’ont plus que quelques petites défaillances, nuisent habituellement à l’âme, combien plus le feront les conversations et les rencontres avec des gens [spirituellement] incultes et déraisonnables, pour ne rien dire des mondains ? De même en effet qu’un homme de bonne naissance et honorable, s’il vient à s’enivrer, oublie sa noblesse, déshonore son état, perd sa dignité et se rend risible sous l’effet des pensées étrangères que les vapeurs du vin introduisent en lui, ainsi la sagesse de l’âme est troublée par la vue et le commerce des hommes, elle oublie sa vigilance habituelle, le but auquel elle tendait s’efface de son intellect, et le fondement même d’un comportement louable lui est enlevé. Si donc, lorsque celui qui vit dans L’hèsychiase trouve seulement en présence de telles personnes et se contente de les voir et de les entendre, ce qui entre par les portes de ses yeux et de ses oreilles suffit pour troubler et refroidir sa pensée en l’éloignant des choses de Dieu ; si, en un court moment, un moine qui était maître de lui-même peut subir un tel dommage, que dirons-nous des rencontres incessantes et de l’implication prolongée dans ces relations ? En effet, les exhalaisons d’un estomac [chargé, à la suite des repas qu’impliquent ces rencontres] ne permettent pas à l’intellect de recevoir la connaissance divine, mais elles l’enténèbrent, comme la brume qui s’élève d’une terre humide et obscurcit l’air. Et l’orgueilleux ne voit pas qu’il marche dans les ténèbres, il ne connaît pas les pensées de la sagesse. Comment en effet pourrait-il accéder à la connaissance, alors qu’il est dans l’obscurité ? C’est pourquoi, dans son raisonnement enténébré, il s’élève au-dessus de tous, lui qui est le plus méprisable et le moindre de tous, incapable d’apprendre les voies du Seigneur. Le Seigneur en effet lui cache ses volontés, puisqu’il n’a pas voulu marcher dans la voie des humbles. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 14. LES VICISSITUDES QUI ADVIENNENT DANS LA VOIE DE L’HÈSYCHIA

Sur les changements et les vicissitudes qui adviennent, selon une disposition divine à ceux qui marchent dans la voie de l’hèsychia

 

CELUI qui a décidé de vivre dans L’hèsychia doit s’organiser de manière à passer le reste de ses jours dans le soin et la pratique régulière de cette hèsychia. Lorsqu’il t’arrive – ce qui est habituel dans la pratique régulière de L’hèsychia telle qu’elle est réglée par la grâce divine — d’avoir l’âme obscurcie par des ténèbres intérieures ; lorsque, de même que les rayons du soleil sont cachés à la terre par de sombres nuées, tu es, pour un peu de temps, privé de consolation spirituelle, et que la lumière de la grâce est obscurcie en toi par le nuage des passions qui la couvre de son ombre ; lorsque la force [divine] qui t’apporte la joie s’amoindrit quelque peu en toi et qu’une obscurité inhabituelle étend son ombre sur ton intellect, que ta pensée ne se trouble pas, et ne cède pas au découragement. Mais sois patient, lis les livres des Maîtres [spirituels], force-toi à prier, et attends le secours [de Dieu], Il viendra soudainement, sans même que tu le saches. De même en effet que les rayons du soleil dissipent les brumes et dégagent la face de la terre, ainsi la prière peut dissiper et repousser loin de l’âme les nuages des passions, et rendre l’intellect transparent à la lumière de la joie et de la consolation. C’est ce qu’elle a coutume de produire dans nos pensées, mais surtout lorsqu’elle se nourrit des saintes Écritures et s’accompagne d’une vigilance qui illumine l’intellect. En effet, la méditation constante des saintes Ecritures remplit l’âme d’un émerveillement incompréhensible et d’une joie divine. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 15 LES LARMES, SIGNE DU PROGRÈS

Au sujet des hésychastes : quand leur est-il donné de savoir où ils en sont parvenus par leurs œuvres dans la mer sans limites de la vie hésychaste, et quand peuvent-ils avoir quelque espérance que leurs labeurs ont commencé à porter du fruit ?

 

JE vais te dire une chose ; ne la mets pas en doute, et ne tiens pas pour négligeable le reste de mes paroles, sous prétexte que je suis le dernier de tous ; en effet, ceux qui me les ont transmises sont véridiques. C’est la vérité que je te dis en toutes mes paroles. Quand bien même tu te suspendrais [devant Dieu] par les paupières de tes yeux, tant que tu n’auras pas obtenu les larmes, ne crois pas que tu sois parvenu à quelque chose en menant ton genre de vie. En effet, tant que tu n’y es pas arrivé, ton activité intérieure est au service du monde, c’est-à-dire que tu mènes la même vie que les séculiers, et tu travailles à l’œuvre de Dieu avec l’homme extérieur. Mais l’homme intérieur reste stérile, car son fruit ne se forme qu’avec les larmes.

  1. Quand tu auras atteint la région des larmes, sache que ta pensée est sortie de la prison de ce monde, qu’elle a posé le pied sur le chemin du monde nouveau, et qu’elle a commencé à respirer le parfum de cet air nouveau et merveilleux. C’est alors qu’elle commence à faire jaillir les larmes. L’enfantement du nouveau-né spirituelest proche, et la grâce, la commune mère de tous, se hâte d’imprimer secrètement dans l’âme une marque [qui la rend capable de voir] la lumière du monde à venir. Quand le temps de l’enfantement est venu, l’intellect commence aussitôt à éprouver quelques mouvements venant de ce monde nouveau, tel le nouveau-né qui se met à respirer hors du corps maternel. Et parce qu’il ne peut supporter ce milieu inhabituel, il incite aussitôt le corps à répandre des larmes, larmes auxquelles se mêle la douceur du miel. Et à mesure que se développe le nouveau-né intérieur, les larmes coulent davantage. Mais le genre de larmes dont je parle ici n’est pas celui dont les hésychastes jouissent par intervalles ; en effet, cette consolation qui survient de temps en temps est commune à tous ceux qui vivent avec Dieu dans l’hèsychia; elle vient tantôt quand la pensée est en contemplation, tantôt pendant la lecture des Écritures, tantôt pendant la prière. Mais je parle ici de cette sorte de larmes qui coulent sans interruption, nuit et jour.
  2.    Celui qui a véritablement et authentiquement expérimenté ces choses les a trouvées dans L’hèsychia.Ses yeux sont devenus comme deux fontaines de larmes, pendant deux ans ou davantage. Après cela, il est entré dans la paix des pensées ; puis, de la paix des pensées, il a pénétré dans ce repos (katapausiri)dont parle saint Paul (cf Hébr., 4, 3), partiellement et autant que la nature peut le supporter. À la suite de ce paisible repos, l’intellect commence à contempler les mystères. Alors, le Saint-Esprit se met à lui révéler les choses célestes, Dieu demeure en lui et y fait croître le fruit de l’Esprit. Et tout cela lui fait pressentir, obscurément et comme en énigme, le changement futur que notre nature intérieure éprouvera lors du renouvellement de toutes choses.
  3.    J’ai écrit ces choses pour qu’elles me servent d’aide-mémoire et pour qu’elles soient utiles à moi-même et à tous ceux qui liront ce livre ; je les ai tirées de ce que j’ai compris dans la contemplation des Écritures, de ce que j’ai entendu de la part de bouches véridiques, et un peu de l’expérience elle-même. Que cela me soit un secours, par les prières de ceux qui en auront tiré profit, car elles m’ont demandé beaucoup de peine.
  4. Écoute encore ce que j’ai à te dire ; je l’ai appris d’une bouche sans mensonge. Quand tu entreras dans la région de la paix des pensées, l’abondance des larmes te sera enlevée, et tu ne les auras plus qu’avec mesure et en temps opportun. Tel est, en vérité et en toute exactitude, et comme en résumé, ce qui [sur ce sujet] est cru par toute l’Église.

DISCOURS 16. LE BIENFAIT DES ÉPREUVES

Sur les modes des vertus

 

L’ASCÈSE est la mère de la sanctification. De la sanctification naît la première sensation spirituelle de la saveur des mystères du Christ. Et celle-ci est appelée le premier degré de la connaissance (épignôsis) spirituelle. Que nul ne se trompe lui-même et ne s’imagine [que l’on obtient la connaissance en recourant à des procédés de] divination ; en effet, une âme souillée ne peut pas s’élever jusqu’au Royaume de la pureté, ni se joindre aux esprits des saints [anges]. Fais briller la chasteté de ton âme par les larmes, le jeûne et L’hèsychia dans la solitude.

  1. Une petite tribulation endurée pour Dieu vaut mieux qu’une grande œuvre accomplie sans difficulté, car l’affliction volontaire prouve la foi et manifeste la charité. En revanche, la recherche du repos naît d’un assoupissement de la conscience. C’est pourquoi les saints ont fait leurs preuves dans les tribulations subies pour l’amour du Christ, et non dans le bien-être. C’est pourquoi aussi l’œuvre accomplie sans peiner est la justice des mondains, qui font la miséricorde avec des biens extérieurs à eux-mêmes, sans aucun profit intérieur. Mais toi, vaillant lutteur, expérimente en toi-même les souffrances du Christ, afin d’être jugé digne de goûter à sa gloire. Car si nous souffrons avec lui, nous serons glorifiés avec lui (cf Rom.,8,17). L’intellect ne sera pas glorifié avec Jésus, si le corps ne souffre pas avec lui. Ainsi donc, celui qui méprise la gloire humaine sera jugé digne de la gloire de Dieu, et son corps sera glorifié avec son âme. Car la gloire du corps, c’est d’obéir à Dieu en gardant la chasteté ; et la gloire de l’intellect, c’est la contemplation véritable de Dieu. La véritable obéissance est double, elle consiste dans les actes, et dans le [support] des outrages. Lorsque le corps souffre, le cœur souffre lui aussi avec lui. Si tu ne connais pas Dieu, il n’est pas possible que son amour agisse en toi, et il est impossible d’aimer Dieu, si on ne le voit pas. La vision de Dieu vient de ce qu’on le connaît ; en effet, la contemplation de Dieu ne précède pas la connaissance de Dieu.
  2.    Prière. — Rends-moi digne, Seigneur, de te connaître et de t’aimer, mais non point de cette connaissance que l’on acquiert par l’étude et qui disperse l’intellect ; rends-moi digne de cette connaissance dans laquelle l’intellect, en te contemplant, glorifie ta nature, ravi dans cette contemplation qui lui enlève la sensation du monde. Rends-moi digne d’être élevé au-dessus de cette vision qui dépend de la volonté et engendre les imaginations, et de te voir de cette vision qui est le second mode de crucifixion94, la crucifixion de l’intellect, par laquelle une contemplation incessante, supérieure à la nature, nous libère des pensées en faisant cesser leurs opérations. Augmente en moi mon amour (agapè) pour toi, afin que, attiré par cet amour passionné (érôs), je sorte de ce monde. Donne-moi de comprendre ton humilité, cette humilité en laquelle tu as vécu ici-bas, dans cette demeure composée de membres semblables aux nôtres, par la médiation de la Vierge sainte, afin que, gardant un souvenir continuel et indéfectible de tout cela, j’accepte avec délices l’humilité de ma propre nature.
  3.    Il y a deux modes de crucifixion : le premier est la crucifixion du corps, et le second, la montée vers la contemplation. Le premier s’accomplit par la délivrance des passions, le second est l’œuvre de l’énergie de l’Esprit. 
  4.    L’intellect ne peut se soumettre, si le corps ne lui est pas soumis. Le règne de l’intellect est la crucifixion du corps. Et l’intellect ne peut se soumettre à Dieu si le libre-arbitre n’est pas soumis à la raison.
  5.    Il est difficile de transmettre des choses élevées à celui qui est encore un débutant et a l’âge d’un nourrisson : « Malheur à toi, cité dont le roi est un enfant ! » (Eccle10, 16).
  6.    Celui qui se soumet à Dieu n’est pas loin de se soumettre l’univers. A celui qui se connaît lui-même sera donnée la connaissance de toutes choses ; en effet, la connaissance de soi-même est la plénitude de la connaissance de toutes choses ; et par la soumission de ton âme, toutes choses te seront soumises. Lorsque l’humilité régnera dans ta conduite, ton âme te sera soumise, et avec elle toutes choses, car il naîtra dans ton cœur une paix qui viendra de Dieu. A l’inverse, sans l’humilité, tu seras constamment persécuté non seulement par les passions, mais aussi par les événements. En vérité, Seigneur, si nous ne nous humilions pas nous-mêmes, tu ne cesseras pas de nous humilier. La vraie humilité est le fruit de la connaissance, et la vraie connaissance est engendrée par les épreuves.

DISCOURS 17. CONDUITE CORPORELLE ET CONDUITE SPIRITUELLE

Explication des modes de la vertu ; quel est le sens de chacun, et en quoi ils se différencient

La vertu corporelle, pratiquée dans L’hèsychia, purifie le corps de la matière qui est en lui, et la vertu de la pensée (dianoia) rend l’âme humble et la dégage des préoccupations terrestres relatives aux choses périssables, pour qu’elle ne s’entretienne plus avec elles d’une façon passionnée, mais qu’elle soit mue plutôt par sa contemplation. Cette contemplation la rend proche de la nudité de l’intellect, que l’on appelle contemplation immatérielle. C’est elle qui est la vertu spirituelle. Celle-ci élève la pensée au-dessus des choses terrestres, la rend proche de la première contemplation spirituelle, la met en présence de Dieu dans la contemplation de sa gloire indicible, lui faisant percevoir la grandeur de sa nature ; elle la sépare ainsi du monde présent et des réalités sensibles qui s’y trouvent. Nous sommes ainsi fortifiés dans notre espérance en ce qui nous est réservé [dans les cieux] (cf. Col., 1, 5), et dans la pleine certitude (plèrophoria) que cela adviendra en son temps. C’est là la persuasion dont parle l’Apôtre (cf Gai., 5, 8), cette pleine certitude intérieure en laquelle notre intellect se réjouit spirituellement, cette espérance en ce qui nous a été promis. Mais quelles sont ces choses, et en quoi chacune d’entre elles consiste, écoute-le.

  1. D’abord, la conduitecorporelle (politeia sômatikë)qui plaît à Dieu. On appelle « œuvres corporelles » ce que l’on fait pour purifier la chair, en agissant vertueusement par des actions visibles qui débarrassent la chair de ses impuretés. La conduite de la pensée (politeia tès dianoias) est, elle, l’œuvre du cœur, œuvre que l’on accomplit en se souciant constamment du Jugement, c’est-à-dire de la justice de Dieu et de ses sentences ; en pratiquant la prière continuelle du cœur ; en pensant à la Providence et à la sollicitude de Dieu, qui s’exercent en ce monde sur tous et sur chacun à la fois ; en étant vigilant à l’égard des passions secrètes, de peur qu’il ne se rencontre quelque chose qui en provienne dans notre domaine secret et spirituel. Tout cela est le travail du cœur, que l’on appelle « conduite de la pensée ». Grâce au travail accompli au moyen de cette conduite, que l’on appelle aussi « pratique psychique » (praxis psychikë) le cœur s’affine et fuit toute compromission avec cette vie appelée à disparaître et contre nature. Il est alors amené à comprendre, lorsqu’il contemple les choses sensibles, qu’elles ont été créées pour les besoins du corps, pour favoriser sa croissance, et pour que, grâce à elles, soient fortifiés les quatre éléments qui le composent, [et non pour satisfaire les passions].
  2. La conduite spirituelle (politeia è pneumatikè)consiste en une activité où l’on ne se sert pas des sens ; les Pères l’ont décrite comme celle où l’intellect des saints reçoit la contemplation suprême (hypostatikè théôrià),et où la lourdeur du corps a été enlevée ; c’est ainsi que la contemplation devient spirituelle. La contemplation suprême correspond à l’état dans lequel l’homme a été créé. De là, l’intellect est aisément amené à cette connaissance qui l’unifie totalement (épignôsis mona-dikè), qu’on peut appeler plus précisément « l’émerveillement devant Dieu. » C’est là l’état spirituel (catastasis) le plus élevé, qui constitue les biens à venir et qui nous sera accordé dans la liberté de la vie immortelle, après la résurrection. Alors, la nature humaine ne cessera plus d’être dans cet émerveillement devant Dieu, et elle ne pensera plus à rien de ce qui se rapporte aux créatures. S’il existait quelque chose qui soit semblable à Dieu, l’intellect pourrait tantôt être attiré par cette chose, tantôt par Dieu. Mais puisque toute la beauté de ce qui existera dans ce monde nouveau à venir sera inférieure à la beauté de Dieu, comment la pensée pourrait-elle être détournée par sa contemplation de celle de la divine beauté ? Qu’est-ce qui pourrait l’en détourner ? La tristesse d’avoir à mourir ? Le poids de la chair ? Le souvenir de ses proches ? Les nécessités de la nature ? Les malheurs ? Les adversités ? Des distractions involontaires ? La faiblesse de la nature ? Les éléments qui nous entourent ? Le commerce des autres ? L’acédie ? La fatigue excessive du corps ? Certes non. Toutes ces choses peuvent bien arriver dans le monde [présent], mais lorsque le voile des passions aura été enlevé et ne recouvrira plus les yeux de la pensée, lorsque lui apparaîtra la gloire [divine], elle sera ravie dans l’émerveillement. Si Dieu n’avait pas limité la durée de telles expériences ici-bas, s’il avait permis que l’homme en jouisse durant toute sa vie, celui-ci ne voudrait jamais se séparer d’une telle contemplation ; à plus forte raison en sera-t-il ainsi dans l’au-delà, où tout ce que nous venons d’énumérer n’existera plus, car le bien y est sans limite. Nous jouirons pleinement de tout cela dans le palais du Roi, si nous nous en rendons dignes par notre manière de vivre. Comment donc la pensée pourrait-elle alors s’écarter et s’éloigner de cette merveilleuse et divine contemplation, pour retomber dans quelque autre chose ? Malheur à nous ! Car nous méconnaissons notre âme, et cet autre mode de vie auquel nous sommes appelés ; tandis que la vie présente, si fragile, cette condition animale, les tribulations du monde, et le monde lui-même, avec sa malice et ses facilités, nous les croyons être quelque chose.
  3. Mais, ô Christ, seul puissant, « bienheureux celui qui a en toi son soutien, et qui en son cœur a disposé des ascensions » (Ps.83, 6). Toi, Seigneur, détourne notre visage de ce monde, en nous donnant de te désirer, afin que nous sachions le voir tel qu’il est, et que nous ne croyions plus à l’ombre comme à la vérité. Rénove, Seigneur, renouvelle le zèle dans notre pensée avant notre mort ; qu’ainsi, en premier lieu, à l’heure de notre départ, nous sachions quelle fut notre entrée en ce monde et quelle va en être notre sortie ; qu’ensuite, ayant achevé l’œuvre qu’il nous a été demandé d’accomplir en cette vie, selon ta volonté, nous espérions, avec une pensée pleine de confiance, recevoir les grands biens que ton amour a préparés pour le second renouvellement [de toutes choses], selon la promesse des Ecritures, — biens dont nous gardons le souvenir dès lors que nous croyons en tes mystères.

Sur la purification du corps, de l’âme et de l’intellect

  1. La purification du corps est la sainteté [obtenue] en se débarrassant des souillures de la chair. La purification de l’âme est la liberté à l’égard des passions secrètes qui se tiennent dans la pensée. La purification de l’intellect résulte de la révélation des mystères. En effet, il est [ainsi] purifié de tout ce qui tombe sous les sens en raison de sa matérialité. Ainsi, les petits enfants sont purs de corps, sans passions quant à l’âme, mais personne ne dira qu’ils sont purs quant à l’intellect. En effet, la pureté de l’intellect est la perfection obtenue grâce à la fréquence des contemplations célestes, lorsque l’intellect est mû, sans le concours des sens, par les puissances spirituelles de ce monde d’en haut, peuplé d’innombrables merveilles. Ces êtres sont distincts quant à leur mode d’existence, mais unis dans leur ministère invisible, qui consiste à communiquer les divines révélations, lesquelles, dans leur diversité, se succèdent continuellement. Que notre Dieu daigne nous accorder de le contempler dans la nudité de l’intellect, puis sans médiation aucune, dans les siècles des siècles. A lui la gloire. Amen.

DISCOURS 18. CONNAISSANCE NATURELLE ET CONNAISSANCE SPIRITUELLE

Combien grande est la mesure de la connaissance, et quelles sont les mesures qui se rapportent à la foi

IL existe une connaissance qui précède la foi, et il en est une qui naît de la foi. La connaissance qui précède la foi est la connaissance naturelle, et celle qui naît de la foi est la connaissance spirituelle. Il existe une connaissance naturelle qui a pour fonction de discerner le bien du mal ; on l’appelle discernement naturel ; par elle, nous connaissons ce qui est bien et le distinguons du mal naturellement, sans en avoir été enseignés. Cette connaissance a été implantée par Dieu dans la nature raisonnable ; grâce à l’enseignement, elle croît et se développe. Il n’est personne qui en soit dépourvu. Ce pouvoir [qui caractérise] la connaissance de l’âme raisonnable est le discernement du bien et du mal, qu’elle peut constamment exercer. Les êtres qui en sont privés sont inférieurs à la nature raisonnable ; ceux qui le possèdent sont conformes à la nature de leur âme, et il ne leur manque rien de ce que Dieu a accordé à cette nature pour honorer son caractère raisonnable. Mais à ceux qui ont perdu cette connaissance qui permet de distinguer le bien du mal, le Prophète adresse ce blâme : « L’homme, quand il était dans l’honneur, n’a pas compris » (Ps. 48, 13). Cet honneur qui appartient à la nature raisonnable, c’est le discernement, qui permet de reconnaître le bien du mal, et c’est à juste titre que ceux qui l’ont perdu sont assimilés aux « animaux sans raison » (ibic.), qui n’ont ni intelligence, ni discernement.

  1.    Grâce à cette connaissance, nous pouvons trouver le chemin de Dieu. Elle est la connaissance naturelle, qui précède la foi et qui est le chemin vers Dieu. Par elle, nous savons discerner le bien du mal, et accueillir la foi. En outre, le pouvoir de la nature témoigne de ce que l’homme doit croire en Celui qui a créé toutes choses, croire dans ses commandements et les accomplir. Ensuite, de la foi naît la crainte de Dieu ; et quand celle-ci est accompagnée par les œuvres, et qu’un certain progrès s’accomplit, elle engendre la connaissance spirituelle, dont nous avons dit qu’elle naît de la foi.
  2.    La connaissance naturelle, qui est le discernement du bien et du mal, et qui est implantée par Dieu dans notre nature, nous persuade qu’il faut croire en Dieu, au Créateur de toutes choses. La foi engendre en nous la crainte, et celle-ci nous oblige à nous repentir et à nous mettre au travail. Et c’est ainsi qu’est donnée à l’homme la connaissance spirituelle, qui est la sensation spirituelle (aisthèsis) des mystères, laquelle engendre « la foi qui voit véritablement» (pistis tès alèthous théôrias).Toutefois, la connaissance spirituelle n’est pas engendrée seulement par la simple foi ; mais la foi engendre la crainte de Dieu, et, quand nous commençons à agir sous l’emprise de celle-ci, de son impulsion naît la connaissance spirituelle, comme le dit saint Jean Chrysostome : « Quand un homme rend sa volonté conforme à la crainte de Dieu et à la droite raison, il reçoit rapidement la révélation des choses cachées. » Ce que le saint appelle « révélation des choses cachées », c’est la connaissance spirituelle.
  3.    Ce n’est pas toutefois la crainte de Dieu qui engendre cette connaissance spirituelle, car ce qui n’est pas inhérent à la nature ne peut pas être engendré par elle ; mais la connaissance est accordée comme un don en réponse à l’œuvre inspirée par la crainte de Dieu. Si tu recherches soigneusement quelle est cette œuvre qu’inspire la crainte de Dieu, tu trouveras que c’est le repentir, qui conduit à la connaissance spirituelle. Comme nous l’avons dit, nous recevons le gage de cette connaissance au baptême ; mais par le repentir, nous en obtenons pleinement le don. Et ce don, que nous recevons du repentir, comme nous l’avons dit, est lui-même la connaissance spirituelle, qui nous est donnée, moyennant l’action de la crainte. Cette connaissance spirituelle est la sensation spirituelle (aisthèsis) des choses cachées. Et quand quelqu’un perçoit ainsi quelque chose de ces réalités invisibles et qui dépassent absolument toute autre réalité — d’où le nom de connaissance spirituelle — il naît de cette perception une autre foi, qui n’est pas contraire à la foi initiale, mais qui la confirme. On l’appelle « la foi qui voit » (pistis tès théôrias). Jusque là, on connaissait par l’audition ; maintenant, par la vue ; et la vue est incomparablement plus sûre que l’audition.
  4. Tout cela procède de cette connaissance qui discerne le bien du mal et qui est inhérente à notre nature. Elle est la bonne semence de la vertu, comme on l’a expliqué. Mais quand nous recouvrons cette connaissance naturelle du voile de notre volonté amie du plaisir, nous perdons tous ces biens. Et à la suite de la connaissance naturelle viennent l’aiguillon continuel de la conscience, le souvenir incessant de la mort, une anxiété qui tourmente l’âme jusqu’à son départ ; après cela, la tristesse, le découragement, la peur de Dieu, une honte naturelle, le regret des fautes antérieures, le sérieux qui s’impose, le souvenir de la commune voie [qui achemine chacun vers la mort], le souci des provisions dont il faudrait être muni pour la route, la prière adressée à Dieu dans le repentir pour obtenir de franchir heureusement cette porte par laquelle doit passer toute notre nature, le mépris du monde et un plus grand combat pour la vertu. Tout cela dérive de la connaissance naturelle. Que chacun donc confronte sa conduite avec ces choses. S’il s’y reconnaît, c’est qu’il suit la voie de la nature. S’il les a dépassées et est parvenu à la charité, c’est qu’il s’est élevé au-dessus de la nature ; le combat, la crainte, le labeur, la fatigue l’ont complètement quitté. Ces choses sont aussi des conséquences de la connaissance naturelle, et nous les trouvons en nous si nous ne recouvrons pas cette connaissance du voile de notre volonté amie du plaisir. Nous y demeurons, jusqu’à ce que nous parvenions à la charité qui nous libère de tout le reste. Que chacun donc s’examine par rapport à ce que nous avons dit et voie sur quel chemin il s’avance : celui de ce qui est contraire à la nature, celui de ce qui est selon la nature, ou celui de ce qui surpasse la nature.
  5. D’après les indications que nous avons données, chacun pourra reconnaître clairement et facilement ce qui dirige toute sa vie. Si cela ne se trouve pas parmi les choses qui sont selon la nature, telles que nous les avons définies, ni parmi celles qui sont au-dessus de la nature, il est clair qu’il s’est abandonné à celles qui sont contre la nature. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 19. CONNAISSANCE SPIRITUELLE ET L’ESPRIT D’ENFANCE

Sur la foi et l’humilité

O malheureux homme, veux-tu trouver la vie ? Garde en toi la foi et l’humilité, et grâce à elles tu trouveras la miséricorde et le secours de Dieu, [tu entendras] les paroles que Dieu t’adressera dans ton cœur, et ton [ange] gardien demeurera avec toi secrètement et visiblement. Veux-tu obtenir toutes ces choses, qui sont une source de vie? Marche devant Dieu avec simplicité, et non en te servant de la connaissance. La foi suit la simplicité, tandis que la subtilité et la complication [des discours] engendrent la suffisance, et celle-ci éloigne de Dieu. Quand tu te prosternes devant Dieu dans la prière, considère-toi comme une fourmi, comme un reptile qui se traîne sur la terre, comme une sangsue, comme un enfant qui balbutie. Ne lui parle pas comme si tu savais quelque chose, mais approche-toi de lui avec une âme de petit enfant et marche ainsi en sa présence, pour que tu sois digne de bénéficier de cette Providence paternelle que les pères ont pour leurs petits enfants. Il est dit : « Le Seigneur garde les petits enfants » (Ps. 114, 6). Un petit enfant s’approche d’un serpent, le prend par le cou, et le serpent ne lui fait aucun mal. Un petit enfant reste nu tout l’hiver, alors que tous les autres ont le corps et la tête bien couverts, le froid s’insinue dans tous ses membres sans qu’il en souffre ; il reste assis, nu, un jour de froid, de gel et de givre, et il n’en subit pas de dommage, parce que son corps innocent est couvert d’un autre vêtement, invisible, tissé par cette Providence secrète qui protège ses tendres membres, pour que rien de nuisible ne puisse s’en approcher.

  1. Ne crois-tu pas maintenant qu’il existe une Providence secrète par laquelle un corps frêle, exposé à tous les dangers à cause de la délicatesse et de la faiblesse de sa constitution, est protégé contre les forces hostiles qui l’entourent, et n’en reçoit aucune atteinte ? Quand le psalmiste dit : « Le Seigneur garde les petits enfants » (Ps.114, 6), il ne parle pas seulement de ceux qui sont corporellement de petits enfants, mais aussi de ceux qui, bien qu’étant sages dans le monde, ont renoncé à leur connaissance, se sont appliqués entièrement à la seule sagesse qui suffise, sont devenus volontairement comme de petits enfants, et ont appris cette autre sagesse qui ne s’enseigne pas dans les écoles. Paul, sage lui-même dans les choses divines, a dit très justement : « Si quelqu’un pense être sage selon ce monde, qu’il devienne fou, afin de devenir sage » (1 Cor.,3, 18). Demande donc à Dieu de te donner d’atteindre à la [pleine] mesure de la foi. Et si tu en viens à goûter dans ton âme les délices de cette foi, il ne me sera pas difficile de te dire que rien désormais ne te sépare plus du Christ. Et toi, il ne te sera pas difficile alors d’être, à tout moment, arraché aux choses de la terre, d’oublier ce monde malade et de perdre le souvenir de ses occupations. Prie instamment pour cela, supplie avec ferveur, demande-le avec zèle, jusqu’à ce que tu l’aies obtenu. Ne t’en lasse pas. Tu en seras jugé digne si, d’abord, tu te fais violence pour «jeter ton souci sur le Seigneur » (cf. Ps. 54, 23) avec foi, et si tu échanges ta propre Providence contre la sienne. Alors, quand il verra ta résolution et qu’avec une totale pureté de cœur tu as mis ta confiance en lui seul, et non plus en toi-même, et que tu t’es fait violence pour espérer en lui plus qu’en ta propre âme, alors une force qui t’est inconnue viendra demeurer sur toi, et tu percevras sensiblement que sa puissance est indubitablement avec toi. Beaucoup, lorsqu’ils ont ressenti cette puissance, sont entrés sans crainte dans le feu, ou ont marché sur les eaux, sans que la pensée qu’ils risquaient d’être engloutis les fasse hésiter. En effet, la foi fortifie les sens de l’âme, et l’homme, grâce à une autre vision qui dépasse les sens, perçoit une présence invisible qui le persuade de ne pas se laisser impressionner par les choses terrifiantes qu’il voit.
  2.    Ne crois surtout pas que ce soit en se servant de la connaissance psychique que l’on peut recevoir cette connaissance spirituelle. Non seulement il est impossible de l’obtenir par cette connaissance psychique, mais aucun de ceux qui s’y appliquent intensément ne peut avoir la moindre idée de la connaissance spirituelle ni en être jugé digne. Si certains d’entre eux veulent s’en approcher, ils ne le pourront pas, si peu que ce soit, tant qu’ils n’auront pas renoncé à leur connaissance psychique, à ses détours subtils et à ses méthodes compliquées, pour retrouver leur âme de petit enfant. L’habitude d’user de cette connaissance psychique et la tournure d’esprit qu’elle implique agissent comme un frein puissant, jusqu’à ce que, petit à petit, on parvienne à les effacer. La connaissance spirituelle est simple, et elle ne répand pas sa lumière parmi les raisonnements psychiques. Tant que la pensée ne s’est pas libérée de la multiplicité des pensées et n’est pas parvenu à la simplicité unifiée de la pureté, elle ne peut rien ressentir de la connaissance spirituelle.
  3.    Ce degré de la connaissance est la perception par les sens [spirituels] des délices de la vie dans cet autre monde. Dès maintenant, fuis la multiplicité des pensées. En effet, la connaissance psychique ne peut procéder qu’au moyen de cette multiplicité, mais elle ne saurait atteindre ainsi cette autre réalité qu’il n’est donné de percevoir que dans la simplicité de la pensée, comme il est dit : « Si vous ne changez pas et ne redevenez comme des petits enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume de Dieu » (Mt., 18, 3). Certes, la majorité des hommes ne parviendra jamais à une telle innocence ; nous espérons toutefois que, en raison de leurs bonnes actions, une place leur est réservée dans le Royaume des cieux ; ceci ressort de l’interprétation des Béatitudes, que, dans deux évangiles, [le Seigneur] a placées dans un ordre différent pour nous faire comprendre qu’il existe différentes manières, selon les divers genres de vie, de réaliser ces Béatitudes. Dieu en effet ouvre la porte du Royaume des cieux à chaque homme, selon sa mesure, quel que soit le chemin par lequel il marche vers Lui.
  4. Quant à cette connaissance spirituelle, nul ne peut la recevoir s’il ne change et ne redevient comme un petit enfant. C’est alors qu’il peut percevoir par ses sens [spirituels] les délices du Royaume des cieux. On appelle « Royaume des cieux » la contemplation spirituelle, et celle-ci ne s’obtient pas par l’activité des pensées, mais c’est la grâce qui nous donne de la goûter. Et tant que l’homme n’est pas purifié, il n’est même pas capable d’en entendre parler, car nul ne peut l’acquérir par un enseignement [extérieur]. Mais, mon enfant, si tu parviens à la pureté du cœur, laquelle vient de la foi et s’acquiert loin des hommes, dans L’hèsychia,et si tu oublies ta connaissance selon ce monde, au point de n’en plus rien ressentir, soudain la connaissance spirituelle se présentera devant toi, sans que tu aies rien fait pour cela. « Érige une stèle, est-il écrit, verse de l’huile sur elle, et tu trouveras un trésor dans ton sein ». » Mais si tu es retenu dans les filets de la connaissance psychique, je puis dire sans exagération qu’il te serait plus facile de te libérer de liens de fer que de t’en échapper. Jamais tu n’éviteras les pièges de l’illusion, jamais tu n’auras de confiance filiale (parrhèsia) ni d’assurance à l’égard du Seigneur, à chaque moment tu marcheras sur le fil d’une épée, et tu ne seras jamais sans tristesse. Prie avec simplicité, [reconnaissant] ta faiblesse, afin de bien vivre en présence de Dieu, et tu n’auras plus de soucis. De même en effet qu’un corps est toujours suivi de son ombre, ainsi l’humilité est toujours suivie par la miséricorde [divine]. Ainsi donc, si tu veux passer ta vie dans les choses spirituelles, ne fais aucune concession aux pensées psychiques. Et même sitous les malheurs, tous les maux et tous les dangers possibles t’entouraient et voulaient t’effrayer, ne t’en inquiètes pas, et n’en tiens aucun compte.
  5.    Si une fois pour toutes tu t’es confié au Seigneur, qui suffit pour te garder, et si tu t’es mis à le suivre, ne recommence pas à te soucier de toutes ces choses, mais dis à ton âme : « Il me suffit pour tout, Celui à qui j’ai une fois pour toutes confié mon âme. Je ne suis plus là. C’est lui qui sait [ce dont j’ai besoin], » Et aussitôt tu verras à l’œuvre les merveilles de Dieu. Tu verras comme il est proche en tout temps de ceux qui le craignent, pour les délivrer, et comment sa Providence les entoure, même si elle reste invisible. Ce n’est pas parce que ton [ange] gardien n’est pas visible aux yeux du corps que tu dois douter de son existence. Souvent d’ailleurs il se révèle même aux yeux du corps pour te donner courage.
  6.    En effet, quand l’homme rejette tout secours visible et tout espoir humain, et se met à suivre Dieu dans la foi et avec un cœur pur, aussitôt la grâce vient l’assister et lui révèle sa puissance en le secourant de multiples façons. Tout d’abord, c’est dans les choses visibles et qui concernent [les nécessités du] corps qu’elle lui manifeste son secours, en l’entourant de sa Providence. Il peut ainsi ressentir davantage la puissance de la Providence divine à son égard, et c’est par la connaissance [des manifestations] visibles [de cette Providence] qu’il est affermi dans la certitude des invisibles, d’une manière adaptée à sa façon encore enfantine de penser et de se conduire. C’est ainsi que ce dont il a besoin lui est procuré sans travail de sa part, afin qu’il n’ait aucun souci. La grâce éloigne de lui beaucoup d’attaques, souvent très dangereuses, qui le menaçaient, afin qu’il n’ait pas à s’en préoccuper ; elle les chasse loin de lui, d’une façon secrète et merveilleuse, et elle le protège, comme l’oiseau qui nourrit ses petits étend sur eux ses ailes, pour qu’aucun danger ne les approche. Elle révèle à ses yeux qu’il était près de sa perte, et qu’il est demeuré sans dommage. De la même façon, elle l’instruit ensuite au sujet des choses invisibles, et elle lui révèle les embuscades que lui tendent les suggestions intérieures et les pensées difficiles à combattre et insaisissables. Il parvient alors facilement à comprendre ce qu’elles sont, leur enchaînement réciproque, leurs tromperies, comment elles sont étroitement unies entre elles, comment elles s’engendrent l’une l’autre, et conduisent ainsi l’âme à sa perte. Elle dévoile clairement devant ses yeux chaque embûche des démons et la malice des pensées qu’ils inspirent. Elle met en lui une intelligence pénétrante qui lui permet de prévoir ce qui va arriver ; elle fait se lever dans sa simplicité une lumière secrète qui lui fait sentir, dans tous les domaines, la puissance des pensées subtiles, et qui lui montre comme du doigt tout ce qu’il aurait eu bientôt à souffrir s’il était resté ignorant de ces choses. Alors naît en lui [la conviction] qu’il faut adresser des prières au Créateur au sujet de toutes choses, petites ou grandes.
  7.    Dès que la grâce divine a affermi sa pensée, à tous égards, dans la confiance en Dieu, elle commence, peu à peu, à le faire entrer dans des épreuves. Mais elle veille à lui en épargner de trop fortes qui dépasseraient sa mesure et qu’il ne pourrait supporter. Et au sein de ces épreuves, un secours lui est accordé d’une manière sensible, afin de l’encourager, jusqu’à ce que, peu à peu, il acquière la sagesse et méprise ses ennemis, parce qu’il a mis sa confiance en Dieu. Sans cela, il ne lui serait pas possible de devenir sage dans les combats spirituels, de connaître et de ressentir combien son Dieu prend soin de lui, ni d’être secrètement confirmé dans sa foi, en ayant acquis la force que donne l’expérience.
  8.    Mais si la grâce voit que l’orgueil commence à poindre dans sa pensée et qu’il se met à avoir une haute idée de lui-même, aussitôt elle permet aux tentations qui l’assaillent de prendre de la force et de l’emporter sur lui, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de sa propre faiblesse, se réfugie en Dieu et s’attache à lui dans l’humilité. C’est ainsi qu’il parvient à la mesure de l’homme parfait dans la foi et l’espérance dans le Fils de Dieu (cf Eph.,4, 13), et qu’il est élevé jusqu’à l’amour [de Dieu]. C’est en effet quand l’homme se trouve au milieu de circonstances qui lui enlèvent toute espérance, qu’il apprend à connaître le merveilleux amour de Dieu pour l’homme. Dieu lui montre alors sa puissance en lui apportant le salut. Car jamais l’homme n’apprend à connaître la puissance divine lorsqu’il est dans le confort et la prospérité, et jamais Dieu n’a vraiment révélé son action d’une façon sensible ailleurs que dans la région de L’hèsychia,au désert, dans les lieux éloignés des rencontres et du trouble qu’entraîne la vie parmi les hommes.
  9. Quand tu commences à pratiquer la vertu, ne t’étonne pas si, de toutes parts, se lèvent contre toi de rudes et fortes tribulations. Car une vertu ne saurait être considérée comme une vertu, si elle ne nécessitait pas un dur labeur pour la pratiquer. En effet, c’est de cela que la vertu tire son nom. Comme l’a dit saint Jean [Chrysostome] : « Il est habituel que la vertu entraîne des désagréments ; une vertu est suspecte si elle s’accompagne du bien-être. » Le bienheureux Marc le Moine a dit de son côté : « Toute vertu achevée est appelée une croix, quand elle accomplit le commandement de l’Esprit. » C’est pourquoi « tous ceux qui veulent vivre dans la crainte du Seigneur, en Jésus-Christ, seront persécutés » (2 Tim.,3, 12). Il est dit en effet : « Celui qui veut venir derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mc,8, 34). Si quelqu’un veut renoncer à vivre dans le repos et « perdre son âme à cause de moi » (ibid., 35), il la trouvera. [Le Christ] a donc pris la croix et l’a mise devant toi, pour que tu acceptes la mort, et qu’alors seulement tu envoies ton âme marcher derrière lui.
  10. Rien ne donne plus de force que le désespoir. Il ne peut subir de défaite de la part de personne, que ce soit de droite ou de gauche. Quand l’homme a retranché dans sa pensée tout espoir concernant cette vie, nul ne peut plus rivaliser en hardiesse avec lui. Aucun ennemi ne peut plus tenir en face de lui, et il n’est aucune tribulation dont l’annonce soit capable d’affaiblir son courage. Toute tribulation en effet est pour lui moindre que la mort ; or il s’est résigné à accepter la mort. Si, en tout lieu, en toute occasion, en tout temps, en tout ce dont tu veux t’occuper, tu fais du labeur et de la peine le but que tu te proposes, non seulement tu seras toujours courageux et résolu pour résister à tout ce qui semble être une difficulté, mais tes pensées seront assez puissantes pour mettre en fuite toute inquiétude et toute crainte, ces craintes qu’engendrent ordinairement en l’homme les pensées qui l’incitent au repos. Tout ce qui t’arrive de difficile et de dur te semblera facile et aisé. Souvent même les choses que tu redoutes auront un effet contraire [et bénéfique], et peut-être ne rencontreras-tu plus jamais aucune de ces difficultés.
  11.    Tu sais que l’espérance du repos empêche constamment les hommes de se souvenir de ce qui est bon, de ce qui est grand, de ce qui est excellent. Même ceux qui en ce monde ne songent qu’à leur corps ne peuvent parvenir à réaliser ce qu’ils veulent que s’ils ont décidé dans leur pensée de supporter des difficultés. L’expérience, d’ailleurs, en témoigne, et il n’est pas besoin de le prouver par des paroles. Dans toutes les générations qui nous ont précédés et jusqu’à maintenant, rien n’a affaibli les hommes, au point de les empêcher de vaincre et d’accomplir de grandes choses, autant que le repos. C’est pourquoi je dirai en bref : on ne méprise le Royaume des cieux que parce que l’on espère un petit repos ici-bas. Et non seulement l’homme aboutit à cela, mais souvent aussi de puissantes attaques et de redoutables tentations attendent tous ceux qui font du repos le but qu’ils veulent atteindre et dont les pensées ne tendent à rien d’autre. Car ce qui les mène, c’est leur désir.
  12.    Qui ne sait que les oiseaux eux-mêmes ne risquent d’être pris au piège que lorsqu’ils cherchent un endroit où se reposer ? Notre connaissance, comparée à celle des oiseaux, lui serait-elle inférieure pour déceler les pièges cachés, les traquenards dissimulés dans certaines affaires ou dans certains lieux, ou en quoi que ce soit d’autre, pièges par lesquels le Diable cherche à nous capturer depuis le commencement par la promesse et l’idée du repos ? — Mais parce que je suis parti dans cette digression, j’ai oublié l’objectif que je m’étais fixé au début de mon discours, à savoir [de montrer] qu’il nous faut toujours avoir présent à la pensée que notre but est la tribulation, [et non le repos,] en toute chose que nous entreprenons sur la voie qui mène au Seigneur, et qu’il nous faut envisager clairement et avec zèle, dès le début, la fin vers laquelle nous devons tendre. Combien de fois ne demande-t-on pas, quand on veut entreprendre quelque chose pour le Seigneur, « Cela sera-t-il vraiment reposant ? » Ou encore : « Comment faire pour avancer sur cette voie sans travail et avec facilité ? » Ou bien : « Cela implique-t-il quelque tribulation qui risquerait de fatiguer le corps ? » Ne voyons-nous pas que, dans les choses d’en haut comme dans celles d’en bas, seul nous intéresse le mot de repos ? Que dis-tu, ô homme, tu veux t’élever jusqu’au ciel, tu veux obtenir le Royaume et la communion avec Dieu, le repos de la béatitude, la communion avec les anges et la vie immortelle, et tu demandes si la voie qui y conduit est pénible ? Comme c’est étrange ! Ceux qui mettent leur désir dans les choses de ce monde éphémère, naviguent sur les vagues redoutables de la mer, osent s’engager sur des chemins dangereux, et ne se demandent pas si leurs affaires exigeront du travail, ou si ce qu’ils veulent entreprendre est pénible. Et nous, en tout lieu nous sommes en quête de repos ! Si nous avions toujours présente à la pensée la voie de la crucifixion, nous penserions que toute autre affliction est moindre que celle-là.
  13. Ou bien, se trouverait-il quelqu’un qui ne soit pas persuadé de ce que l’on n’a jamais obtenu la victoire dans une guerre, que l’on n’a jamais reçu une couronne flétrissable, que l’on n’a jamais réalisé ce que l’on désirait, même s’il s’agissait de choses méprisables, que l’on n’est jamais entré au service de Dieu, que l’on n’a jamais accompli un acte glorieux de vertu, si l’on n’a pas d’abord compté pour rien la peine et les tribulations, et chassé loin de soi les pensées qui incitent au repos, lesquelles engendrent la négligence, la paresse, la peur, qui mènent à un complet relâchement.
  14. Quand l’intellect a du zèlepour la vertu, même les sens corporels — la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher — ne peuvent plus être vaincus par la difficulté de travaux pénibles, inhabituels, qui dépassent les limites des capacités naturelles. Dès lors que notre ardeur naturelle déploie en temps voulu sa propre énergie, la vie du corps est plus méprisée qu’une ordure. Dès lors que le cœur est animé d’un zèle spirituel, le corps ne s’afflige plus des tribulations, il ne craint plus, il ne se décourage plus, mais l’intellect le rend dur comme un diamant, par la patience, en face de toutes les épreuves. Soyons donc remplis nous aussi d’un zèle spirituel, pour accomplir la volonté de Jésus, et toute négligence sera chassée loin de nous, cette négligence qui engendre dans notre âme la paresse. Car le zèle engendre le courage, la force d’âme et l’effort du corps. Quelle puissance les démons ont-ils, quand l’âme leur oppose ce zèle ardent qui lui est naturel ? Il est dit qu’une ardente résolution est fille du zèle. Quand celle-ci met en œuvre sa propre puissance, elle délivre de la peur toutes les forces de l’âme. Les couronnes de la confession que les athlètes [du Christ] et les martyrs remportent par leur endurance, leur sont obtenues par la mise en œuvre de leur zèle et de leur ardente résolution, fruits du courage qui leur est naturel. Ils demeurent impassibles dans la terrible souffrance des supplices. Que Dieu, dans sa bienveillance, nous donne, à nous aussi, une telle ardente résolution. Amen.

DISCOURS 20. LA GLOIRE DE L’HUMILITÉ

Quelle grande valeur a l’humilité, et combien est élevé son degré

JE veux ouvrir la bouche, frères, et vous parler du très haut sujet de l’humilité. Et je suis rempli de crainte, comme quelqu’un qui comprend qu’il va devoir parler de Dieu dans la langue des hommes. Car l’humilité est le vêtement de la Divinité. En effet, en s’incarnant, le Verbe l’a revêtue, et par elle, il a vécu avec nous dans notre corps. Et quiconque s’en est revêtu s’est rendu semblable en vérité à celui qui est descendu de sa hauteur et a dissimulé la grandeur de sa magnificence et caché sa gloire sous l’humilité, pour qu’à sa vue la création ne soit pas consumée. Car la création n’aurait pas pu fixer les yeux sur lui s’il n’en avait pas assumé une part et n’avait pas ainsi vécu avec elle. Elle n’aurait pas entendu les paroles de sa bouche, en le voyant face à face. C’est ainsi que les enfants d’Israël n’avaient pu [supporter d’entendre] sa voix quand il leur avait parlé dans la nuée. Il disaient à Moïse : « Que Dieu te parle, et rapporte-nous ses paroles. Mais que Dieu ne nous parle pas, pour que nous ne mourrions pas » (Ex., 20, 19).

  1. Comment, en effet, la création aurait-elle pu [supporter de] voir Dieu manifestement ? Si terrible est la vision de Dieu que le Médiateur [Moïse] lui-même dit : « Je suis effrayé et tout tremblant » (Hébr.,12, 21 ). En effet, la splendeur même de la gloire divine était apparue sur le Sinaï, et la montagne fumait et tremblait de crainte devant sa manifestation ; les animaux eux-mêmes qui s’approchaient de ses pentes mouraient. Les fils d’Israël s’apprêtaient et se préparaient, en se purifiant pendant trois jours, selon l’ordre de Moïse, afin de se rendre dignes d’entendre la voix de Dieu et de voir sa révélation. Mais quand le moment en fut arrivé, ils ne purent supporter ni la vision de sa lumière, ni la voix puissante de son tonnerre (cf. Ex.,19, 10 ss.). Mais maintenant que sa grâce s’est répandue sur le monde par son avènement, ce n’est pas dans un tremblement de terre, ni dans le feu, ni au son d’une voix puissante et redoutable, qu’il est descendu (cf. 3 Rois, 19, 12), mais « comme la rosée sur la toison, et comme la pluie qui doucement tombe sur la terre » (Ps. 71,6), et c’est sous une forme qui lui était étrangère qu’il est apparu et a vécu avec nous. En effet, comme dans un écrin précieux, il a caché sa magnificence sous le voile de la chair, et il a vécu parmi nous comme l’un d’entre nous, dans ce corps qu’il s’était volontairement formé dans le sein de la Vierge Marie, la Mère de Dieu, afin que, le voyant de notre race et vivant parmi nous, nous ne soyons pas terrifiés à son aspect.
  2. C’est pourquoi quiconque s’est couvert de ce vêtement [de l’humilité] sous lequel le Créateur est apparu lorsqu’il s’est revêtu d’un corps a revêtu le Christ lui-même. En effet, il a désiré revêtir dans son homme intérieur la ressemblance de [cet état] dans lequel le Créateur s’était manifesté à sa création, et être vu ainsi par ses compagnons de service. Au lieu d’un vêtement de gloire et d’honneur extérieurs, il s’est paré de cette humilité. C’est pourquoi toutes les créatures, qu’elles soient douées de raison ou dépourvues de la parole, vénèrent cet homme comme leur maître, pour rendre honneur au Maître qu’elles avaient vu ainsi revêtu, lorsqu’il vivait parmi elles. Quelle créature en effet ne serait pas saisie de respect à la vue de l’humble ? Cependant, jusqu’à ce que se soit révélée à tous la gloire de l’humilité, on méprisait cette vision pleine de sainteté. Mais maintenant sa splendeur s’est levée devant les yeux du monde, et tout homme honore cette ressemblance en tout lieu où on la voit. Par l’intermédiaire d’un tel homme, il a été donné à la créature de voir son Créateur et son Artisan. C’est pourquoi, bien qu’il soit dépouillé de tout le créé, les ennemis eux-mêmes de la vérité ne méprisent pas celui qui a acquis l’humilité, et celui qui a appris à la pratiquer est honoré comme s’il portait la couronne et la pourpre.
  3.    Aucun homme ne peut mépriser l’humble, ni lui adresser des paroles blessantes, ni le mépriser. Parce que son Maître l’aime, il est aimé de tous. Il aime tous les hommes, et tous l’aiment. Tous l’affectionnent, et en tout lieu où il passe, ils le voient comme un ange de lumière et l’honorent d’une façon sans pareille. Lorsqu’il parle, le sage et le docteur se taisent, car ils veulent lui laisser la parole. Les yeux de tous se tournent vers lui pour l’écouter. Tout homme attend ses paroles comme des paroles de Dieu. Sa concision vaut tous les discours des sophistes qui se creusent la tête. Ses paroles sont douces à l’oreille des sages, comme un rayon de miel au palais. Tous voient Dieu en lui, bien que ses paroles soient d’un simple et d’un ignorant, et que son aspect soit vulgaire et méprisable. Celui qui parle de l’humble avec mépris et ne le considère pas comme un être vivant, agit comme s’il parlait contre Dieu. Et plus l’humble est méprisé à ses propres yeux, plus il est honoré par toutes les créatures.
  4.    Quand l’humble s’approche des bêtes féroces, dès qu’elles le voient, leur nature sauvage s’adoucit, elles s’approchent de lui comme de leur maître, inclinent la tête, remuent leur queue, lui lèchent les mains et les pieds. Car elles sentent, émanant de lui, le parfum qu’exhalait Adam avant la faute, lorsqu’ils se rassemblèrent devant lui dans le paradis et qu’il leur donna des noms. Cela nous avait été enlevé, mais Jésus l’a renouvelé et nous l’a rendu par son avènement, restaurant ainsi la bonne odeur du genre humain. Il s’approche aussi des serpents au venin mortel, et dès qu’ils sentent le contact de sa main et qu’il touche leur corps, leur agressivité et leur méchanceté disparaissent, et il les écrase dans sa main comme des sauterelles. Et que dirai-je des hommes ? Mais les démons eux-mêmes, avec toute la violence, l’hostilité et l’orgueil qui les animent, dès qu’ils se trouvent en sa présence, deviennent comme de la poussière. Toute leur malice s’émousse, leurs ruses sont déjouées et leurs tromperies perdent toute efficacité.
  5.    Maintenant que nous avons montré de quelle grandeur Dieu a honoré l’humilité, et quelle puissance est cachée en elle, il nous faut montrer ce qu’est l’humilité elle-même, et dire quand l’homme est jugé digne de la recevoir parfaitement et telle qu’elle est. Mais il nous faut faire une distinction entre celui qui a une humble apparence, et celui qui a été jugé digne de la véritable humilité. L’humilité est une puissance secrète que les saints arrivés à la perfection reçoivent quand ils ont accompli toutes les exigences de leur genre de vie. Cette puissance en effet n’est donnée qu’à ceux qui parviennent à la perfection de la vie spirituelle, par la puissance de la grâce, et autant que les forces de la nature le permettent. Car cette vertu renferme tout en elle-même. C’est pourquoi il n’est pas possible de tenir pour humble le premier homme venu, mais ceux-là seuls qui ont été jugés dignes de ce degré que nous avons dit.
  6.    Il ne suffit pas qu’un homme soit bon et calme, ou prudent et doux, pour qu’il ait atteint le degré de l’humilité. Est véritablement humble celui qui a, dans le secret de son âme, de quoi s’enorgueillir, et ne s’enorgueillit pas, mais considère cela comme de la poussière. Nous n’appelons pas non plus humble, bien que la chose soit digne de louange, celui qui s’humilie en se rappelant ses fautes et ses manquements, et qui en garde mémoire jusqu’à ce que son cœur se brise et que son intellect ait fait disparaître en lui-même les pensées d’orgueil. Car l’esprit d’orgueil garde [contre lui] sa force, et il n’a pas acquis l’humilité, mais il s’en approche au moyen de diverses considérations. Même si la chose est louable, comme je l’ai dit, il n’a pas encore l’humilité. Il la veut, mais il ne la possède pas. L’humble parfait est celui qui n’a pas besoin de chercher des raisons et de procéder à des considérations pour être humble. Mais en toutes choses, d’une façon naturelle et parfaite, il se comporte humblement, sans avoir à [réfléchir] laborieusement pour cela. Il a reçu en lui-même l’humilité, comme un grand charisme qui dépasse toute la création et toute la nature. Il se voit à ses propres yeux comme un pécheur, comme un homme de rien et méprisable. Il a pénétré [par la contemplation] dans le mystère de toutes les natures spirituelles, il possède une grande sagesse concernant toute la création, et cependant il se considère comme ne sachant absolument rien. Et cette conviction ne procède pas de la réflexion, mais, sans se forcer, il est ainsi dans son cœur.
  7.    Mais est-il possible qu’un homme devienne tel ? La nature peut-elle produire en lui ce changement ? Non. Mais n’en doute pas, la force mystérieuse que l’humble a reçue le rend parfait en toute vertu. C’est la force même que reçurent les bienheureux apôtres sous forme de [langues de] feu (Act., 1, 8). C’est pour cela que le Sauveur leur avait ordonné de ne pas quitter Jérusalem jusqu’à ce qu’ils aient reçu la puissance d’en haut (Act.,1, 4), c’est-à-dire le Paraclet, dont le nom signifie « Esprit consolateur ». C’est là ce qu’avait dit la divine Écriture à son sujet : « Les mystères sont révélés aux humbles » (Sir.,3, 19). C’est cet Esprit des révélations, qui fait connaître les mystères, que les humbles ont été jugés dignes de recevoir en eux-mêmes. C’est pourquoi certains saints ont dit que l’humilité rend l’âme parfaite par des contemplations divines. Que nul donc n’ose s’imaginer qu’il est parvenu à la véritable humilité parce qu’un mouvement de componction lui sera venu à un certain moment, ou parce qu’il aura versé quelques larmes, ou parce qu’il possède quelque qualité qui lui est naturelle ou qu’il a acquise en se forçant. Il prétend ainsi obtenir en peu de temps et avec peu de travail ce qui est la plénitude de tous les mystères et la citadelle de toutes les vertus et il croit que c’est là le don de l’humilité. Mais si un homme a vaincu tous les esprits adverses, s’il n’est pas d’œuvres qu’il n’ait accomplies ni de vertus qu’il n’ait acquises, si, après avoir renversé et soumis toutes les forteresses des ennemis, il a senti spirituellement en lui-même qu’il a reçu ce charisme, — car l’Esprit rend témoignage à son esprit, selon la parole de l’Apôtre (Rom., 8, 16), – c’est là la perfection de l’humilité. Bienheureux celui qui l’a obtenue, car à toute heure il embrasse et étreint le sein de Jésus.
  8.    Mais quelqu’un demandera : « Que dois-je faire ? Comment puis-je acquérir l’humilité ? De quelle façon serai-je rendu digne de la recevoir ? Vois, je me fais violence à moi-même, et quand je crois l’avoir acquise, je m’aperçois que des pensées qui lui sont contraires tourbillonnent dans ma pensée. Et aussitôt je tombe dans le désespoir. » A celui qui interroge ainsi, on répondra : « Il suffit au disciple d’être comme son Maître et au serviteur d’être comme son Seigneur » (Mt, 10, 25). Vois comment l’a acquise Celui qui prescrit l’humilité et en fait don. Deviens-lui semblable, et tu la trouveras. Lui-même a dit : « Le Prince de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi » (Jn., 14, 30). Vois-tu comment c’est par la perfection de toutes les vertus qu’il est possible d’acquérir l’humilité ? Imite Celui qui nous l’a prescrite : « Les renards, a-t-il dit, ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête » (Mt.,8, 20), lui qui est glorifié par tous ceux qui ont atteint la perfection, la sanctification et la plénitude dans toutes les générations, avec le Père qui l’a envoyé et avec le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

 

DISCOURS 21. CONNAÎTRE SA FAIBLESSE

Sur ce qui aide l’homme à s’approcher de Dieu dans son cœur, quelle est la vraie cause d’où lui vient secrètement le secours, et quelle est celle qui conduit l’homme à l’humilité

BIENHEUREUX l’homme qui connaît sa propre faiblesse, car cette connaissance devient pour lui le fondement, la racine et le principe de tout bien. Car lorsqu’un homme a appris [quelle est] sa propre faiblesse et l’a véritablement sentie, il raffermit son âme contre le relâchement qui enténèbre sa connaissance et il accroît sa vigilance. Mais nul ne peut sentir sa propre faiblesse, s’il ne lui a pas été donné, si peu que ce soit, de subir des épreuves qui affligent le corps ou l’âme. Mettant alors en regard sa faiblesse et l’aide de Dieu, il connaîtra aussitôt la grandeur de celle-ci. Quand il considère en effet tous les efforts qu’il a déployés dans l’espoir de rendre confiance à son âme, en étant vigilant, continent, en la protégeant et en l’entourant de soins, sans y parvenir, ou quand il constate que son cœur craint et tremble, privé de toute sérénité, il doit alors comprendre que cette crainte qu’éprouve son cœur signifie et révèle qu’il a absolument besoin de l’aide d’un autre. Son cœur en témoigne intérieurement, par la crainte qui l’a saisi et provoque en lui un combat intérieur, montrant ainsi que quelque chose lui manque. L’homme doit dès lors reconnaître qu’il ne peut pas s’établir [par lui-même] dans une confiante sécurité. Il est écrit que seul le secours de Dieu peut sauver (cf. Ps. 59, 13 ; 107, 13, etc.).

  1. Quand un homme sait qu’il a besoin du secours divin, il multiplie ses prières. Et plus il prie, plus son cœur devient humble. Car on ne peut pas prier et demander sans se faire humble. « Un cœur broyé et humilié, Dieu ne le méprise point » (Ps.50, 17). Tant que le cœur ne s’est pas fait humble, il lui est impossible, en effet, d’échapper aux distractions. Car c’est l’humilité qui rassemble le cœur. Quand l’homme s’est fait humble, aussitôt la miséricorde [de Dieu] l’entoure, et le cœur sent le secours divin. Il découvre que monte en lui une force qui l’établit dans la confiance. Quand l’homme sent ainsi le secours divin, quand il sent qu’il est présent pour lui venir en aide, son cœur aussitôt est rempli de confiance, et il comprend alors que la prière est le refuge où il trouve le secours, la source du salut, le trésor de la confiance, le port où s’abriter de la tempête, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, la force des faibles, la protection au moment des épreuves, l’aide au plus fort de la maladie, le bouclier qui sauve dans les combats, la flèche lancée contre l’Ennemi. En un mot, la prière est la porte par laquelle entrent en lui tous ces biens.

3.Il trouve désormais ses délices dans une prière pleine de foi. Son cœur est illuminé par la confiance. Il est loin de son aveuglement d’autrefois et de sa prière [prononcée] du bout des lèvres. Depuis qu’il a compris tout cela, il possède la prière dans son âme comme un trésor. Et si grande est sa joie que sa prière s’est changée en cris d’action de grâces. C’est ce qu’a dit celui qui a donné la définition de chaque aspect de la vie spirituelle : « La prière est une joie qui suscite l’action de grâces. » Il parle ici de cette prière qui présuppose qu’on a reçu la connaissance de Dieu, c’est-à-dire qui vient de Dieu. L’homme prie désormais sans peine ni labeur, comme c’était le cas avant qu’il eût ressenti cette grâce, mais dans la joie du cœur et l’émerveillement ; sans cesse naissent en lui des mouvements d’action de grâces, sans cesse il se prosterne silencieusement. Saisi d’émerveillement et de stupeur devant l’expérience de la grâce de Dieu, il élève soudainement la voix, il loue et glorifie Dieu, il fait monter des actions de grâces et laisse parler sa langue, dans un extrême émerveillement.

  1.    Celui qui est parvenu véritablement, et non en imagination, à cet état, et qui a observé tout cela en lui-même et en a remarqué les divers aspects grâce à sa grande expérience, connaît ce dont je parle et sait qu’il n’y a là rien de contraire à la vérité. Qu’il cesse désormais de penser à des choses vaines et reste avec Dieu par une prière continuelle, rempli de crainte et d’effroi à la pensée d’être privé de l’abondance de son secours.
  2.    Tous ces biens viennent, pour l’homme, de la reconnaissance de sa propre faiblesse. En effet, dans son grand désir du secours divin, il s’approche de Dieu en persévérant dans la prière. Et dans la mesure même où il s’approche de Dieu par sa disposition intérieure, Dieu s’approche de lui par ses dons, et il ne lui refuse pas sa grâce, à cause de sa grande humilité. Car il est comme la veuve qui ne cessait de poursuivre le juge de ses cris pour qu’il lui rende justice contre son Adversaire (Le, 18, 1-5). Dieu, plein de compassion, attend pour lui accorder ses grâces, afin que ce retard incite l’homme à l’approcher et à demeurer, pressé par la nécessité, auprès de Celui qui est la source d’où jaillit le secours. Dieu accorde cependant certaines demandes, celles, dirai-je, sans lesquelles l’homme ne pourrait être sauvé. Mais il en est d’autres auxquelles Dieu tarde à répondre. Dans certains cas, il éteint et repousse loin de lui les traits enflammés de l’Ennemi. Dans d’autres cas, il permet que l’homme soit tenté, pour que cette épreuve l’amène à s’approcher de lui, comme je l’ai dit, et pour que l’expérience des tentations l’instruise. C’est ce que dit l’Écriture : « Le Seigneur a permis que de nombreuses nations ne soient pas détruites et ne soient pas livrées aux mains de Josué, fils de Navé, afin qu’elle servent à l’instruction des fils d’Israël et que les tribus des Hébreux apprennent à combattre » (Juges,2, 23 ss.).
  3.    Car le juste qui n’a pas conscience de sa propre faiblesse se tient sur le fil d’une épée et il n’est pas éloigné de la chute ni du lion féroce, je veux dire du démon de l’orgueil. Celui qui ne connaît pas sa propre faiblesse manque en effet d’humilité.

Or celui qui manque d’humilité manque de perfection. Et celui à qui manque la perfection est toujours dans la crainte. Car sa cité n’est pas fondée sur des colonnes de fer ni sur des bases d’airain, je veux dire sur celles de l’humilité. Nul ne peut acquérir l’humilité autrement qu’en employant les moyens qui lui sont appropriés, lesquels nous procurent un cœur brisé et anéantissent les pensées de présomption. Souvent, en effet, l’Ennemi trouve en nous des points faibles qui lui permettent de nous détourner du chemin. Sans l’humilité, il est impossible à l’homme de mener à la perfection son travail [spirituel]. Le sceau de l’Esprit ne saurait être apposé sur sa lettre d’affranchissement, surtout tant qu’il demeure esclave et que, dans son travail, il n’a pas surmonté la crainte. Car nul n’accomplit bien son travail sans humilité ; or nul ne peut être éduqué autrement que par les épreuves, et sans cette éducation, on ne peut acquérir l’humilité.

  1.    C’est pourquoi le Seigneur accorde aux saints les moyens d’acquérir l’humilité, en ayant un cœur brisé et une prière ardente, afin que ceux qui l’aiment puissent s’approcher de lui par cette humilité. Souvent il les effraie par les passions naturelles, par les chutes provoquées par les pensées honteuses et souillées ; souvent aussi par les outrages, les injures et les coups infligés par les hommes ; parfois par les maladies et les indispositions du corps ; parfois aussi par la pauvreté et le manque du nécessaire ; parfois enfin, tantôt par le tourment d’une peur excessive, par le délaissement, par la guerre ouverte menée par le Diable, qui leur inspire de la terreur, tantôt encore par bien d’autres choses redoutables. Tout cela arrive pour que les hommes aient les moyens de devenir humbles, et pour qu’ils ne s’assoupissent pas dans la négligence. Il peut s’agir soit de choses dont le combattant ait à souffrir présentement, soit de la crainte de choses futures. De toutes façons, les épreuves sont nécessaires, pour l’utilité des hommes.
  2.    Cependant, je ne dis pas que l’homme doive se féliciter volontairement de ses mauvaises pensées pour trouver, dans leur souvenir, une occasion de s’humilier, ni qu’il doive s’efforcer d’avoir d’autres tentations. Ce que je dis, c’est que, tout en travaillant à bien faire, il soit en tout temps sobre et vigilant, qu’il garde son âme, et considère qu’il est une créature, donc sujet à tomber. Toute créature en effet a besoin de la puissance de Dieu pour la secourir. Quiconque a besoin du secours d’autrui montre qu’il a en lui une faiblesse naturelle. Et quiconque connaît sa propre faiblesse doit nécessairement être humble, afin d’obtenir ce dont il a besoin de Celui qui peut le lui accorder. Si l’homme, dès le début, connaissait et voyait sa propre faiblesse, il 11e se laisserait aller à aucune négligence. Et s’il n’était pas négligent, il ne dormirait pas, et il n’aurait pas besoin, pour se réveiller, de tomber aux mains de ceux qui le tourmentent.
  3. Il faut donc que celui qui marche sur la voie de Dieu lui rende grâces en tout ce qui lui arrive, qu’il blâme et reprenne son âme, et qu’il sache que Celui qui veille sur lui ne l’aurait pas abandonné, pour réveiller sa pensée, s’il n’avait pas été négligent et ne s’était pas enorgueilli. Mais qu’il ne s’en trouble pas, qu’il n’abandonne pas le stade et le combat, qu’il ne cesse pas de se blâmer lui-même, afin que son mal ne redouble pas. Car il est impossible qu’auprès de Dieu, de qui vient toute justice, il y ait place pour l’injustice. A lui soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 22. L’ESPÉRANCE

Sur les diverses manières de mettre son espérance en Dieu ; qui peut espérer en Dieu, et quel est celui qui espère d’une façon déraisonnable et inintelligente

IL est une espérance en Dieu qui procède d’une foi qui vient du cœur ; elle est bonne, et s’accompagne de discernement et d’intelligence. Mais il en est une autre, à l’inverse, qui procède de la sottise, et qui est mensongère. L’homme qui ne s’inquiète aucunement des choses passagères, mais qui s’en remet totalement au Seigneur, nuit et jour, qui abandonne tout souci de ce monde à cause de son extrême sollicitude pour les vertus, qui s’applique exclusivement aux choses de Dieu, et qui pour cela néglige de se procurer la nourriture et le vêtement, de se ménager un abri pour son corps, et quoi que ce soit d’autre, — celui-là met son espérance dans le Seigneur d’une façon juste et sensée. Aussi le Seigneur pourvoira-t-il à tous ses besoins. C’est là, en vérité, l’espérance authentique et pleine de sagesse. C’est justice qu’un tel homme puisse mettre son espérance en Dieu, car il est son serviteur, il s’applique avec beaucoup de soin à travailler pour lui, sans la moindre négligence, pour quelque motif que ce soit. Un tel homme mérite que Dieu lui manifeste un soin particulier, car il a observé son précepte, qui dit : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît » (Ml., 6, 33), et : « Ne soyez pas prévoyants pour la chair » (Rom., 13, 14). Quand nous nous comportons ainsi, le monde, comme un serviteur, nous procurera tout [ce qui nous est nécessaire],

il écoutera notre parole, nous obéira comme à ses maîtres et ne s’opposera pas à notre volonté. En effet, c’est afin de se tenir constamment devant Dieu qu’un tel homme ne se permet pas de songer aux nécessités pressantes de son corps. Et parce qu’il ne se soucie de rien, sinon d’être libre de toute préoccupation, petite ou grande, à l’égard de ce qui tend au plaisir ou à la distraction, à cause de la crainte de Dieu, il sera pourvu d’une façon merveilleuse de ce qui lui est nécessaire, sans avoir à s’en préoccuper ni à peiner pour cela.

  1. Bien différent, en revanche, est le cas de l’homme dont le cœur est complètement enseveli dans les réalités terrestres, qui se nourrit constamment de poussière comme le serpent (cf. Gen.,3, 14), qui ne se soucie aucunement de ce qui plaît à Dieu, mais qui dépense toute sa peine pour les choses qui concernent le corps, qui est relâché, paresseux à l’égard de toutes les vertus, continuellement engagé dans les distractions d’une existence vouée au plaisir, et qui saisit tous les prétextes pour cela. Un pareil homme, tombé dans une telle paresse et une telle négligence, s’est complètement éloigné du bien. Quelquefois cependant, soit parce qu’il est dans la gêne et manque de quelque chose, soit parce que quelque tribulation, fruit de ses dérèglements, lui est survenue, il lui arrive de dire : « Je mets en Dieu mon espérance ; il va m’enlever mes soucis et me rendre la tranquillité. » Insensé ! Jusqu’à présent, tu ne t’es pas souvenu de Dieu, tu l’as offensé par tes actions déréglées, à cause de toi « son Nom est blasphémé parmi les nations », comme il est écrit (Rom.,2, 24), et maintenant, tu as l’audace de dire, de ta propre bouche : « Je mets en lui mon espérance, il va me secourir et m’enlever mes soucis » ! Dieu a dit par le Prophète, pour confondre de telles gens : « Ils me cherchent chaque jour et veulent connaître mes voies ; comme un peuple qui pratiquerait la justice et n’aurait pas abandonné la voie de son Dieu, ils me réclament droit et justice ! » (Is., 58, 2). De leur nombre est l’insensé, lui qui jamais ne s’approche de Dieu par la pensée, mais qui, lorsqu’il est assiégé par les tribulations, tend les mains vers lui avec confiance. Un tel homme a besoin d’être souvent brûlé par le feu [des épreuves] pour être éduqué par elles à tous égards. Car il n’a rien fait qui le rende digne de mettre sa confiance en Dieu. Au contraire, du fait de ses mauvaises actions et de sa négligence à remplir ses devoirs, il est digne d’être rééduqué par des coups. Néanmoins, Dieu le supporte, dans sa miséricorde et sa patience. Cependant, qu’un tel homme ne s’abuse pas lui-même, qu’il n’oublie pas ce que fut sa conduite, et qu’il ne dise pas qu’il espère en Dieu. Car il sera châtié, pour qu’il se corrige. Il ne fait en rien les œuvres de la foi. Qu’il n’étende pas ses jambes en restant oisif et ne dise pas : « J’ai confiance, Dieu me donnera ce dont j’ai besoin », comme s’il avait vécu en accomplissant ses œuvres. Que dans sa folie, il n’aille pas se jeter dans un puits, alors qu’il ne s’est jamais souvenu de Dieu, et qu’il ne dise pas, une fois tombé : « Je mets en Dieu mon espérance, et il m’en tirera. » O insensé, ne t’abuse pas. La peine que l’on se donne pour Dieu et la sueur que l’on répand en cultivant son champ doivent précéder l’espérance que l’on place en lui. Si tu crois en Dieu, tu fais bien. Mais la foi a aussi besoin des œuvres, et l’espérance en Dieu resplendit en proportion de la peine que l’on s’est donné pour pratiquer les vertus. Tu crois que Dieu pourvoit aux besoins de ses créatures, et que tout lui est possible ? Que des œuvres appropriées viennent à la suite de ta foi, et alors il t’entendra. Ne cherche pas à retenir le vent dans ta main (cf Prov., 30, 4), je veux dire la foi sans les œuvres.
  2. Il arrive souvent que quelqu’un, à son insu, s’engage sur un chemin où se trouve un animal dangereux, ou des meurtriers, ou quelque chose d’analogue. U appartient à la Providence que Dieu exerce envers tous de le délivrer d’un tel péril, soit en l’arrêtant dans sa marche pour une raison ou pour une autre, jusqu’à ce que soit passé l’animal dangereux, soit en lui faisant rencontrer quelqu’un qui le fasse revenir sur ses pas. Il peut aussi arriver qu’un serpent venimeux soit sur le chemin et qu’on ne le voie pas. Dieu, qui ne veut pas abandonner l’homme dans une telle épreuve, fait que soudain le serpent siffle et s’en aille, ou il le fait ramper devant l’homme, et celui-ci, le voyant, fait attention et s’en préserve, bien qu’en raison des fautes cachées qu’il est seul à connaître, il ne soit pas digne d’être ainsi protégé. Mais dans sa compassion, Dieu le délivre. Il arrive encore qu’une maison, ou un mur, ou un rocher, s’apprête à tomber avec fracas là où des hommes se tiennent assis. Dans son amour pour les hommes, Dieu envoie un ange pour les retenir et préserver cet endroit, jusqu’à ce que les hommes se soient levés ; ou bien il les fait partir pour une raison ou pour une autre, afin que personne ne se trouve en dessous. À peine sont-ils partis, qu’il permet à l’éboulement de se produire. Et s’il arrive que quelqu’un soit surpris, Dieu fait qu’il n’en subisse aucun dommage. Il veut ainsi montrer la grandeur infinie de sa puissance.
  3. Ces choses et celles qui leur ressemblent relèvent donc de l’universelle Providence que Dieu exerce envers tous, et dont le juste, lui, est inséparable. Aux autres hommes en effet, Dieu a ordonné de diriger leur vie avec discernement et de combiner leur propre connaissanceavec l’action de sa Providence. Mais le juste n’a pas besoin d’user de sa propre connaissance pour organiser sa vie, car, à la place de cette connaissance, il dispose de la foi, par laquelle il a renversé « toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu » (2 Cor.,10, 5). Et rien de ce que nous avons énuméré ne lui fera peur, comme il est écrit : « Le juste a l’audace (parrhèsia) du lion » (Prov 28, 1). Il ose, en toute chose, [se conduire] par la [seule] foi, non parce qu’il tente le Seigneur, mais parce qu’il met entièrement sa confiance en Lui, et parce qu’il est armé et revêtu de la puissance du Saint-Esprit. Autant il aura lui-même le souci constant d’être avec Dieu, autant Dieu dira de lui : « Je serai avec lui dans la tribulation, je le délivrerai et le glorifierai, je le rassasierai de longs jours et je lui ferai voir mon salut » (Ps. 90, 15-16). Mais celui qui vit dans le relâchement et néglige de faire son travail ne peut avoir une telle espérance. Seul peut l’avoir celui qui toujours et en toutes choses demeure avec Dieu, qui s’approche de lui par la beauté de ses œuvres, qui

DISCOURS 23. LA MISÉRICORDE L’EMPORTE SUR LA JUSTICE ET LHÈSYCHIA SUR LES ŒUVRES

 

Sur l’amour de Dieu, le renoncement et le repos en Lui

L’ÂME qui aime Dieu ne trouve qu’en Dieu seul son repos.

Commence par te défaire de toute attache extérieure, et alors tu pourras attacher ton cœur à Dieu, car avant de s’unir à Dieu, il faut se détacher de la matière. C’est quand il a été sevré que l’on donne du pain à un petit enfant. De même, l’homme qui veut s’ouvrir largement aux choses de Dieu doit d’abord devenir étranger au monde, comme l’enfant se sépare des bras de sa mère et de ses mamelles. L’œuvre du corps précède celle de l’âme, de même que la poussière [dont fut formé] Adam a précédé l’insufflation de l’âme (cf. Gen., 2, 7). L’homme qui n’a pas accompli l’œuvre corporelle ne peut pas posséder l’œuvre de l’âme, car la seconde naît de la première, comme l’épi naît du grain de blé. Et l’homme qui ne possède pas l’œuvre de l’âme est privé des dons spirituels.

  1. Les labeurs que l’on accomplit pour la vérité dans le siècle présent ne peuvent être comparés aux délices préparées pour ceux qui se seront donnés de la peine pour bien agir (cf. Rom.,8, 18). De même que « ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans l’allégresse » (Ps.125, 5), ainsi la joie suit les souffrances que l’on endure pour Dieu. De même que le pain qu’il a produit à la sueur de son front paraît doux au paysan, ainsi les œuvres accomplies pour la justice sont douces au cœur qui a reçu la connaissance du Christ. Supporte le mépris et l’humiliation en gardant une âme pleine d’une douce bonté, et tu jouiras d’une confiance filiale (parrhèsia) auprès de Dieu. L’homme qui supporte avec connaissance11,8 toutes les paroles dures qu’on lui adresse, alors qu’il n’a lui-même commis aucune injustice envers son interlocuteur, pose sur sa propre tête une couronne d’épines, mais il est bienheureux, car, dans un temps qu’il ignore, il recevra une couronne incorruptible.
  2. Celui qui fuit la vaine gloire avec connaissance éprouve déjà dans son âme la sensation du siècle à venir.

Celui qui dit qu’il a abandonné le monde et qui se bat avec les hommes parce qu’il a besoin de quelque chose pour que rien ne manque à son repos, celui-là est complètement aveugle, car il a volontairement renoncé à tout son corps, mais il lutte et se bat pour un seul membre.

Celui qui fuit le repos de la vie présente le fait parce que son intellect est en quête du siècle à venir.

Celui qui est attaché aux choses qu’il possède est esclave des passions ; mais ne crois pas que la cupidité consiste seulement dans le fait de posséder de l’or et de l’argent ; elle se trouve en n’importe quelle chose à laquelle ta volonté est attachée. Ne loue pas celui qui traite durement son corps, mais qui laisse toute liberté à ses sens, je veux dire à ses oreilles, à sa bouche, toujours ouverte, sans retenue, et à ses yeux qui errent [de tous côtés].

Si tu t’es donné comme règle de pratiquer la miséricorde, prends l’habitude de ne pas t’en tenir à la rigueur du droit en d’autres circonstances, car ce que tu rassembles d’une main, tu le dissiperais de l’autre. Dans le second cas, c’est de sens du devoir que tu as besoin, mais dans l’autre, c’est d’un cœur  dilaté. Sache que pardonner leurs fautes à ceux qui t’ont offensé surpasse la pratique de la justice. Alors tu verras la sérénité briller de tous côtés dans ton intellect. Quand, dans ta façon d’agir, tu te seras élevé au-dessus de la justice, en tous tes actes tu jouiras d’une liberté dont rien ne pourra te séparer.

  1. Un sainta dit au sujet [de l’aumône] : « Celui qui fait l’aumône, s’il n’est pas juste, est aveugle. » Je dirai pour ma part : il doit donner à autrui le fruit de son travail et de sa peine, et non ce qu’il aurait acquis par la fraude, l’injustice et des procédés malhonnêtes. Le même saint a dit ailleurs : « Si tu veux semer parmi les pauvres, sème avec ce que tu possèdes ; si tu voulais semer avec le bien d’autrui, sache que tu sèmerais la pire des mauvaises herbes1U. » Mais j’ajouterai que si celui qui fait l’aumône ne s’élève pas au-dessus de la pratique de la justice, il n’est pas miséricordieux ; autrement dit, il n’est pas un homme qui est miséricordieux envers les autres non seulement en leur donnant de ce qu’il possède, mais encore en supportant avec joie l’injustice de la part des autres et en se montrant miséricordieux envers eux. Lorsqu’il aura vaincu la justice par la miséricorde, il recevra la couronne, non pas celle des justes selon la Loi, mais celle des parfaits selon l’Évangile. Car donner aux pauvres de ce que l’on a, revêtir celui qui est nu, aimer son prochain comme soi-même, ne pas commettre d’injustice, ne pas mentir, l’ancienne Loi aussi l’ordonnait : mais la perfection selon l’économie de l’Évangile prescrit : « A celui qui te prend ton bien, ne le réclame pas, et donne à quiconque te demande » (Le,6, 30). Non seulement il faut supporter avec joie l’injustice en ce qui concerne les biens matériels et toutes les choses extérieures, mais il faut donner même son âme pour son frère. Tel est l’homme miséricordieux, et non pas celui qui se contente de faire l’aumône à son frère. Un homme est vraiment miséricordieux si son cœur brûle quand il entend ou voit quelque chose qui afflige son frère. De même est miséricordieux celui qui, s’il est frappé par son frère, n’ose pas lui répondre durement pour ne pas affliger son cœur.
  2. Estime les agrypnies, afin que la consolation entre dans ton âme. Pratique avec persévérance la lecture dans L’hèsychia, pour que ton intellect soit conduit vers un continuel émerveillement devant Dieu. Aime supporter la pauvreté avec patience, pour que ton intellect se rassemble et fuie la distraction. Déteste l’opulence, pour garder sans trouble tes pensées. Éloigne-toi loin de la multitude [des occupations], ne te soucie que de ton âme, afin de la sauver de la dispersion qui détruit la sérénité intérieure. Aime la chasteté, afin de n’être pas confondu au temps de ta prière devant Dieu. Agis de façon à obtenir la pureté, pour que brille ton âme quand tu seras en prière, et que s’enflamme la joie dans ta pensée quand tu te souviendras de la mort. Garde-toi des petites fautes pour ne pas tomber dans les grandes. Ne sois pas paresseux dans ton travail, pour n’avoir pas à rougir quand tu seras parmi tes compagnons, et ne sois pas sans provisions pour le voyage, afin qu’ils ne t’abandonnent pas, seul, à mi-chemin. Accomplis tes œuvres avec connaissance, pour ne pas rendre inutile toute ta route. Agis avec libertédans ton comportement, afin d’être libéré de l’agitation. N’asservis pas ta liberté à ce qui cause du plaisir, pour ne pas devenir esclave des esclaves. Aime à porter des vêtements pauvres, afin d’anéantir les pensées qui se lèvent en toi, je veux dire l’orgueil du cœur. Celui qui aime ce qui brille ne peut pas avoir de pensées humbles, car le cœur, au-dedans, se conforme au vêtement extérieur.
  3.    Celui qui aime les vains bavardages, peut-il acquérir un intellect pur ? Celui qui cherche à obtenir la gloire des hommes, peut-il avoir des pensées humbles ? Celui qui vit dans la débauche et prostitue son corps, peut-il avoir l’intellect pur et le cœur humble ? En effet, quand l’intellect est entraîné par les sens, il partage avec eux la nourriture des bêtes sauvages. Mais quand les sens sont entraînés par l’intellect, ils partagent avec lui la nourriture des anges.
  4.    La tempérance et la retenue suivent l’humilité, mais la vaine gloire est la servante de la luxure, laquelle est l’ouvrage de l’orgueil. L’humilité, grâce à sa retenue continuelle, atteint à la contemplation, et elle pare l’âme de chasteté. Mais la vaine gloire, par le trouble incessant et la confusion des pensées qu’elle entretient en se portant vers l’extérieur, amasse des trésors maudits et souille le cœur. Le cœur à son tour porte sur les choses un regard licencieux et occupe l’intellect à des imaginations honteuses. L’humilité au contraire se recueille en elle-même spirituellement par la contemplation et porte celui qui la possède à rendre gloire.
  5.    Ne compare pas ceux qui accomplissent des signes, des miracles et des prodiges dans le monde, à ceux qui vivent dans L’hèsychiaavec connaissance. Préfère [vivre dans] le loisir de l’hèsychia,plutôt que de rassasier ceux qui ont faim dans le monde et de faire revenir de nombreuses nations à l’adoration de Dieu. Mieux vaut pour toi te délivrer des liens du péché que de libérer les esclaves de la servitude. Il est meilleur pour toi d’avoir l’âme en paix dans la concorde de la trinité qui est en toi — je veux dire l’âme, le corps et l’intellect — plutôt que d’apaiser par ton enseignement ceux qui se querellent. Grégoire le Théologien a dit : « Il est bon de parler de Dieu pour Dieu, mais il est meilleur de se purifier en vue de Dieu. » Il est meilleur pour toi de parler peu, en ayant vraiment la connaissance et l’expérience, plutôt que de répandre, grâce à une brillante intelligence, ton enseignement comme un fleuve. Il est préférable pour toi de t’appliquer à ressusciter ton âme que les passions ont fait mourir, grâce aux motions intérieures qui la portent vers Dieu, que de ressusciter les morts.
  6.    Beaucoup ont accompli des prodiges, ressuscité des morts, peiné pour ramener les égarés, fait de grands miracles, et leurs mains ont conduit beaucoup d’hommes à la connaissance de Dieu. Mais après cela, eux qui avaient rendu la vie aux autres, ils sont tombés dans des passions impures et abominables, se sont donnés la mort à eux-mêmes, et ont été un scandale pour beaucoup quand leurs actions sont devenues manifestes. Car leur âme était encore malade, et ils ne se souciaient pas de sa santé. Ils se sont jetés dans la mer de ce monde pour guérir les âmes des autres, alors qu’eux-mêmes étaient encore malades. Et ils ont perdu leurs âmes en même temps que l’espérance en Dieu, comme je l’ai dit. Car la maladie de leurs sens n’a pas pu affronter la flamme de choses qui exacerbent habituellement la plaie des passions, ni lui résister. Ils avaient encore besoin de se garder, je veux dire de ne pas voir de femmes, de ne connaître aucun repos, de ne pas avoir d’argent ni d’autres possessions, de ne pas exercer d’autorité et de ne pas accéder à un rang supérieur.
  7.    Mieux vaut que l’on te prenne pour un homme inculte, parce que tu es inhabile dans les discussions, plutôt que d’être compté parmi les sages grâce à ton impudence. Sois pauvre par humilité, et ne deviens pas riche grâce à ton impudence. Réfute tes contradicteurs par la puissance de tes vertus et non par la force persuasive de tes paroles. Ferme la bouche à l’impudence des révoltés et réduis-les au silence par la douceur et la sérénité de tes lèvres. Réprouve les débauchés par la noblesse de ta conduite, et ceux qui ne rougissent de rien par la réserve de tes yeux.
  8.    Considère-toi comme un étranger tous les jours de ta vie, où que tu ailles, afin de pouvoir échapper au dommage qu’engendre la familiarité (parrhèsia). En tout temps, pense que tu ne sais rien, afin d’éviter des reproches si on te soupçonnait de vouloir redresser l’opinion d’autrui. Exerce ta bouche à toujours bénir, et non à injurier, car l’injure engendre l’injure, et la bénédiction engendre la bénédiction. En toute chose, considère que tu as besoin d’être enseigné, et tu seras sage toute ta vie. Ne transmets à personne ce dont tu ne vis pas encore toi-même, afin de n’avoir pas à rougir si ton comportement, comparé à ton enseignement, révélait ton mensonge. Si tu parles à quelqu’un de nos obligations [monastiques], fais-le comme un condisciple, et non avec autorité et impudence ; aborde-le en te condamnant toi-même et en te reconnaissant inférieur à lui, donnant ainsi à ceux qui t’écoutent l’exemple de l’humilité : tu les disposeras ainsi à écouter tes paroles et à les mettre en pratique, et tu seras respectable à leurs yeux. Si tu le peux en pareille circonstance, parle en pleurant ; tu seras ainsi utile à toi-même et à tous ceux qui t’entendent, et la grâce de Dieu sera avec toi.
  9.    Si tu as reçu la grâce de Dieu, s’il t’a été accordé de jouir des délices de la contemplation de ses jugements et des créatures visibles, — c’est là le premier degré de la connaissance- prépare-toi et arme-toi pour combattre l’esprit de blasphème. Ne va pas sans armes dans un tel pays, afin de ne pas périr rapidement sous les coups de ceux qui te tendent des pièges et t’égarent. Que tes armes soient les larmes et le jeûne continuel, et garde-toi de lire ce qu’enseignent les hérétiques, car c’est là ce qui soulève contre toi, la plupart du temps, l’esprit de blasphème. Quand tu as le ventre plein, n’aie pas l’impudence de chercher [à comprendre] quoi que ce soit des choses de Dieu et des pensées qui le concernent, pour ne pas avoir à t’en repentir. Comprends ce que je te dis : la connaissance des mystères de Dieu ne se trouve pas dans un ventre plein. Lis continuellement et insatiablement, dans les livres des maîtres, ce qui concerne la Providence de Dieu. Car ces livresconduisent l’intellect à voir l’ordre qui règne parmi les créatures de Dieu et dans ses œuvres. Par là, ils le fortifient et le préparent, par la précision [de leurs exposés], à avoir des pensées lumineuses, et ils l’acheminent, purifié, vers la compréhension des créatures de Dieu. Lis aussi les Évangiles que Dieu a donnés afin que le monde entier puisse Le connaître, pour que ton intellect soit réconforté dans son cheminement [en voyant] la puissance que la Providence divine a déployée envers toutes les générations, et pour qu’il s’enfonce dans l’abîme des merveilles de Dieu. Une telle lecture s’accorde avec ton but. Mais que ta lecture se fasse dans un endroit tranquille, loin de tous. Sois libre de tout souci du corps et du tracas des occupations, afin que tu puisses goûter dans ton âme la grande douceur d’une compréhension qui surpasse toute sensation, et que ton âme, en s’y appliquant longuement, ressente tout cela. Sache faire la différence entre les paroles d’hommes expérimentés et celles d’imposteurs et de trafiquants de la parole de Dieu, sinon tu resterais dans les ténèbres jusqu’à la fin de ta vie, tu serais privé du bénéfice de ces paroles, tu serais dans le trouble et la confusion au temps du combat, et tu tomberais dans le gouffre, trompé par une apparence de bien.
  10. Voici le signe qui te montrera si tu as bien pénétré là où tu voulais, et qui t’évitera d’en sortir. Quand la grâce commence à ouvrir tes yeux pour te faire éprouver la vraie contemplation des réalités, ils se mettent à verser des larmes si abondantes qu’elles inondent souvent tes joues. Alors le combat des sens s’apaise et se réduit en toi. Si quelqu’un t’enseigne le contraire, ne le crois pas. En dehors des larmes en effet, ne cherche pas de signe plus évident que le corps pourrait te donner. Mais quand l’intellect est élevé au-dessus des créatures, le corps lui aussi se trouve au-delà des larmes, au-delà de toute émotion, au-delà de toute sensation.
  11. « Quand tu as trouvé du miel, prends-en modérément, n’en mange pas trop, pour ne pas le vomir » (Prov25, 16). La nature de l’âme est chose légère et impalpable. Parfois, elle bondit, désirant s’élever dans les hauteurs et apprendre ce qui dépasse sa propre nature. Souvent la lecture des Ecritures et la contemplation des êtres lui font saisir quelque chose. Mais quand il lui est permis de se comparer à ce qu’elle a entrevu, elle se trouve de beaucoup inférieure, de beaucoup plus petite, du fait de la mesure qui lui a été accordée [par Dieu] ; parce que sa connaissance a effleuré de tels sommets, elle se sent revêtue intérieurement de crainte et de tremblement, et, effrayée, elle se hâte de revenir à sa bassesse, pour avoir eu l’impudence et l’audace de toucher à des réalités spirituelles qui la dépassent. Le caractère redoutable de ces choses la remplit de crainte, et son discernement ordonne à son intellect de faire silence, de renoncer à son audace pour ne pas se perdre, de ne pas rechercher ce qui la dépasse, et de ne pas scruter ce qui est plus élevé qu’elle. Quand donc il t’a été donné de pouvoir comprendre, comprends ; mais n’aie pas l’impudence de t’approcher de toi-même des mystères ; adore, glorifie, et rends grâces en silence. Car, comme « il n’est pas bon de manger trop de miel » (Prov., 25, 27), de même il n’est pas bon de trop scruter les paroles divines, de peur qu’en voulant apercevoir des choses lointaines alors que nous ne sommes pas encore parvenus à bonne distance, à cause de la difficulté du chemin, nous ne fatiguions et n’endommagions notre vue. Il arrive parfois aussi que l’on voie des produits de notre imagination au lieu de la vérité. Et quand l’intellect tombe dans l’acédie, lassé d’avoir trop cherché, il oublie son but. Le sage Salomon l’a bien dit : « Telle une ville sans remparts, ainsi est l’homme qui ne mesure pas ses forces » (Prov.,25, 28). Purifie donc ton âme, ô homme, éloigne de toi le souci des choses qui sont en dehors de ta nature, tends devant tes pensées et tes mouvements intérieurs le voile de la modération et de l’humilité, et tu découvriras ainsi ce qui est au-dedans de toi. Car « les mystères sont révélés aux humbles » (Sir.,3, 19).
  12.    Si tu veux t’adonner à la prière, laquelle purifie l’intellect, et veiller toute la nuit pour obtenir un intellect illuminé, éloigne-toi de la vue du monde, renonce aux conversations, ne reçois pas habituellement d’amis dans ta cellule, même sous prétexte de charité, mais n’accueille que ceux qui vivent et pensent comme toi, et ont été initiés comme toi [à la vie monastique], et crains le bavardage intérieur, qui naît d’ordinaire malgré nous. Enfin, quand tu auras rompu, abandonné et totalement cessé tout rapport avec l’extérieur, joins la miséricorde à ta prière, et ton âme verra la lumière de la vérité. Car autant le cœur obtient la sérénité grâce à son éloignement des choses extérieures, autant l’intellect devient capable de recevoir la connaissance et l’émerveillement grâce à la compréhension des pensées et des réalités divines [qu’il tire de la lecture de la sainte Écriture], En effet, notre âme, d’ordinaire, passe rapidement des relations [purement humaines] aux relations avec Dieu, si nous luttons pour nous y appliquer un tant soit peu. Adonne-toi à la lecture des Écritures, laquelle te montrera le chemin qui mène à la subtilité de la contemplation. Lis aussi les vies des saints ; même si au début tu n’en sens pas la douceur, parce que la proximité des choses [terrestres] t’enténèbre encore, elles t’aideront à passer des relations [avec les hommes] aux relations [avec Dieu].
  13.    Quand tu te lèves pour prier et faire ton canon, au lieu de penser aux choses du monde que tu as vues et entendues, médite [les passages de] l’Écriture sainte que tu as lus. Tu oublieras ainsi les choses du monde, et ton intellect parviendra à la pureté. C’est ce que quelqu’un a écrit : « L’âme est aidée par la lecture quand elle se met à prier, et elle est illuminée par la prière, quand elle lit. » Ainsi, à la place du trouble du monde extérieur, l’Écriture fournit la matière de diverses formes de prière, de telle sorte que l’âme est toujours davantage illuminée par la lecture, qui l’amène à prier continuellement, sans trêve et sans trouble.
  14.    Il est aussi honteux pour ceux qui aiment la chair et ne pensent qu’à leur ventre de vouloir scruter les choses de l’Esprit, que pour une prostituée de parler de chasteté. Un corps gravement malade a en aversion les aliments gras ; de même, un intellect occupé par les choses du monde ne peut prétendre scruter les choses de Dieu. Le bois humide ne brûle pas ; de même, la chaleur divine ne s’enflamme pas dans un cœur qui aime le repos. La prostituée ne s’en tient pas à l’amour d’un seul ; de même, l’âme attachée à beaucoup de choses ne peut s’attacher aux seuls enseignements de Dieu. Celui qui n’a jamais vu de ses yeux le soleil ne peut décrire à personne ce qu’est sa lumière, pour en avoir seulement entendu parler, sans l’avoir perçue lui-même ; ainsi en est-il de celui qui n’a pas goûté dans son âme la douceur de la vie spirituelle.
  15.    Si tu possèdes davantage que ce dont tu as besoin chaque jour, donne-le aux pauvres, puis viens avec une confiance filiale (parrhèsia) offrir tes prières. C’est-à-dire, parle avec Dieu comme un fils avec son père. Rien ne peut autant rapprocher notre cœur de Dieu que la miséricorde, et rien ne procure davantage la sérénité à l’intellect que la pauvreté volontaire. Mieux vaut pour toi que beaucoup te traitent d’ignorant parce que tu es simple et que tu ne recherches ni la sagesse ni la perfection de l’intellect pour acquérir la gloire [humaine]. Quand quelqu’un, fût-il à cheval, te tend la main pour demander l’aumône, ne te détourne pas de lui ; car en ce moment il est sûrement dans le besoin, comme l’un d’entre les pauvres. Quand tu donnes, fais-le avec générosité, le visage joyeux, et donne plus qu’il ne t’est demandé. Il est dit : « Donne ton pain au pauvre, et après de nombreux jours, tu le retrouveras » (Eccle., 11, 1). Ne fais pas de distinction entre le riche et le pauvre, et ne cherche pas à savoir qui est digne et qui ne l’est pas ; mais que tous les hommes soient également bons à tes yeux. Tu pourras ainsi attirer même les indignes vers le bien, car l’âme est vite attirée à la crainte de Dieu par les bienfaits accordés au corps. Le Seigneur mangeait à la table des publicains et des prostituées, il n’écartait pas les indignes, afin d’attirer par là tous les hommes vers la crainte de Dieu et de leur donner, par les choses du corps, de s’approcher des choses spirituelles. C’est pourquoi tiens pour égaux tous les hommes lorsqu’il s’agit de leur faire du bien ou de les honorer, fussent-ils juifs, incroyants ou criminels, surtout parce que chacun est ton frère, possède la même nature que toi, et ne s’est égaré loin de la vérité que par défaut de connaissance.
  16.    Quand tu fais du bien à quelqu’un, n’accepte rien de lui en échange, et Dieu te rétribuera pour ces deux choses. Et si cela t’est possible, ne fais même pas le bien pour la récompense du siècle à venir, mais pratique la vertu seulement pour l’amour de Dieu. Si tu t’es fixé pour règle [la pratique de] la pauvreté, si, par la grâce de Dieu, tu es délivré des soucis, et si par ta pauvreté tu t’es élevé plus haut que le monde, veille à ne pas retomber dans l’amour de la possession par amour pour le pauvre, sous prétexte de faire l’aumône. Tu jetterais ton âme dans le trouble en recevant de l’un ce que tu donnes à l’autre, tu perdrais ton honneur en te rendant dépendant des hommes, en mendiant auprès d’eux, et tu déchoirais de la liberté et de la noblesse de ton intellect par souci des choses de cette vie. Car le degré où tu te trouves est plus élevé que le degré de ceux qui font l’aumône. Non, je t’en prie, ne te rends pas dépendant d’autrui. L’aumône est comme la nourriture des enfants, mais L’hèsychiaest le sommet de la perfection. Si tu possèdes quelque chose, distribue-le une fois pour toutes ; si tu n’as rien, ne cherche pas à posséder. Que ta cellule soit dépourvue de confort et d’objets superflus, car cela te portera, même malgré toi, à la tempérance. Car le fait de disposer de peu de choses enseigne à l’homme la tempérance, tandis que lorsque nous avons tout en abondance, nous sommes incapables de nous imposer des limites.
  17.    Ceux qui ont été victorieux dans le combat extérieur peuvent affronter avec confiance [les adversaires] redoutables du dedans, et rien ne les trouble plus. Qu’ils soient combattus de front ou par derrière, rien ne les ébranle. Par combat [extérieur], j’entends ici celui que suscitent contre l’âme les sens et la négligence, c’est-à-dire celui que provoque le fait de donner et de recevoir, d’entendre et de parler ; quand de telles choses dominent l’âme, elles la rendent aveugle. Envahie par le trouble venant de l’extérieur, elle ne peut être attentive à elle-même alors qu’une guerre secrète lui est déclarée, et elle ne possède pas la sérénité nécessaire pour vaincre les pensées du dedans. Mais celui qui a fermé les portes de la ville, c’est-à-dire les sens, est en mesure de mener le combat intérieur, et il ne craint plus ceux qui tendent des embuscades à l’extérieur de la ville.
  18.    Bienheureux celui qui connaît ces choses, qui demeure dans L’hèsychia,qui n’est pas troublé par le nombre de ses occupations, mais qui échange toute son activité corporelle contre le labeur de la prière et qui croit que, tant qu’il fait l’œuvre de Dieu et se souvient de lui nuit et jour, rien de ce qui lui est nécessaire ne saurait lui manquer. Car c’est pour lui qu’il s’est éloigné des distractions et de toute autre activité. Mais si quelqu’un ne peut pas demeurer dans L’hèsychiasans travailler de ses mains, qu’il travaille, en considérant ce qu’il fait comme une aide, sans le développer en vue du gain. Un tel travail est concédé aux faibles, mais pour les parfaits, il est une cause de trouble. Les Pères l’ont proposé aux pauvres et aux négligents, mais non comme une chose nécessaire.
  19.    Au temps où Dieu, au-dedans de toi, touche ton cœur de componction, adonne-toi aux métanies et aux génuflexions incessantes ; lorsque les démons essaient de te persuader de t’occuper d’autre chose, ne permets pas à ton cœur de se soucier de quoi que ce soit, mais regarde et émerveille-toi en voyant ce que tout cela produit en toi. Rien dans les combats de l’ascèse n’est plus grand ni ne demande plus d’efforts, rien n’inspire autant de crainte aux démons, que de se jeter devant la croix du Christ et de supplier nuit et jour, tel un condamné dont on a lié les mains derrière le dos. Tu veux que ne se refroidisse pas ta ferveur et que ne diminuent pas tes larmes ? Règle ainsi ta vie, et tu seras bienheureux, ô homme, si tu t’appliques à vivre nuit et jour comme je te l’ai dit et à ne rien chercher d’autre. Alors se lèvera au-dedans de toi la lumière, bientôt resplendira ta justice, et tu seras comme un paradis en fleurs, comme une source d’où jaillit une eau inépuisable.
  20.    Vois quels biens le combat engendre dans l’homme. Souvent l’homme se tient en prière, à genoux, les mains tendues vers le ciel, le regard tourné vers la croix du Christ, rassemblant en Dieu toutes ses pensées dans la prière. Or, tandis qu’il prie Dieu dans les larmes et la componction, soudain, en un instant, jaillit dans son cœur une source qui répand un plaisir [spirituel]. Ses membres se relâchent, ses yeux se voilent, son visage s’incline vers le sol, ses pensées sont changées. Il ne peut plus faire de métanies, tant est grande la joie qui bouillonne dans tout son corps. O homme, sois donc attentif à ce que tu lis ici. Car, si tu ne combats pas, tu ne trouveras pas. Si tu ne frappes pas avec ardeur et si tu ne veilles pas continuellement devant la porte, tu ne seras pas entendu.
  21.    Qui, ayant entendu cela, désirera la justice extérieure, sinon celui qui ne peut pas demeurer dans L’hèsychia? Mais si quelqu’un ne peut pas pratiquer L’hèsychia— car c’est une grâce de Dieu que l’homme soit à l’intérieur des portes, — qu’il n’abandonne pas l’autre voie, pour n’être pas privé des deux chemins de la vie. Tant que l’homme extérieur n’est pas mort à toutes les choses du monde, non seulement au péché, mais à toutes les activités corporelles, et tant que l’homme intérieur n’est pas mort également aux pensées mauvaises et que le mouvement naturel du corps n’est pas épuisé au point que le cœur cesse d’éprouver la douceur du péché, il est impossible que se manifeste en lui la douceur de l’Esprit de Dieu, ni que soient purifiés ses membres durant sa vie, ni qu’entrent dans son âme les pensées divines ; il ne peut ni les sentir, ni les contempler. Tant qu’il n’a pas effacé de son cœur le souci des choses de cette vie, sauf de celles qui sont nécessaires à la nature, et dont il laisse le soin à Dieu, il est impossible que vienne en lui l’ivresse spirituelle, ni qu’il ressente cette folie qui consolait l’Apôtre (cf. 1 Cor., 4, 10).
  22.    Cependant, je ne dis pas cela pour briser l’espérance, comme si celui qui n’est pas parvenu à l’extrême pointe de la perfection ne pouvait obtenir la grâce de Dieu ni recevoir sa consolation. En vérité, lorsqu’un homme a rejeté tout mal, lorsqu’il s’en est parfaitement éloigné et qu’il est accouru vers le bien, il éprouve vite le secours [de Dieu]. Et s’il combat un peu, il trouvera la consolation dans son âme, il obtiendra le pardon des fautes, il sera digne de la grâce et il recevra nombre de biens. Cependant, un tel homme demeure en dessous de la perfection de celui qui s’est séparé du monde, qui a trouvé dans son âme le mystère de la béatitude à venir, et qui a obtenu cette chose pour laquelle est venu le Christ. À lui la gloire avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 24. L’IVRESSE DU DIVIN AMOUR

Sur les signes et les effets de l’amour de Dieu

 

L’AMOUR de Dieu est par nature une chaleur. Quand il fond sans mesure sur un homme, il jette son âme dans l’extase. C’est pourquoi le cœur de celui qui l’a éprouvé ne peut le contenir ou le supporter sans qu’un changement inhabituel n’apparaisse en lui, proportionné à l’intensité de cet amour. Tels sont les signes sensibles de cet amour : le visage de l’homme s’enflamme, il rayonne la joie, et son corps est pénétré de chaleur. La crainte et la honte le quittent, et il devient comme hors de lui-même. La puissance qui rassemble l’intellect l’abandonne, il est comme hors d’esprit, la mort redoutable lui est une joie, et la contemplation de son intellect, captivée par la vision des choses célestes, ne connaît plus d’interruption. Lui-même n’est pas aux cieux, mais il parle comme s’il y était, demeurant caché aux yeux de tous. Sa connaissance et sa vision naturelles ont disparu, et il n’a plus conscience de se mouvoir parmi les choses terrestres. Même s’il fait quelque mouvement, il n’en a aucune conscience, car son intellect est ravi dans la contemplation et sa pensée est toujours en conversation avec un Autre.

  1. Les apôtres et les martyrs ont été enivrés de cette ivresse spirituelle. Les uns ont parcouru le monde entier, peinant et couverts d’outrages. Les autres, les membres coupés en morceaux, ont répandu leur sang comme de l’eau, et, subissant les plus cruels tourments, n’ont pas perdu courage et ont tout supporté généreusement ; ils étaient les vrais sages, et on les

a considérés comme des fous. D’autres ont erré dans les déserts, les montagnes, les cavernes et les antres de la terre. Ils semblaient dérangés, et ils étaient les plus rangés des hommes. Puisse Dieu nous juger dignes de parvenir à semblable folie.

Lorsque tu n’es pas encore entré dans la cité de l’humilité, si tu te vois en repos à l’égard du trouble des passions, ne mets pas ta confiance en toi-même ; l’Ennemi, en effet, te tend un piège. Mais, après ce repos, attends-toi à beaucoup de tourments et de troubles. En effet, tant que tu ne seras pas passé par toutes les demeures des vertus, tu ne pourras pas te reposer de ton labeur, et tu n’échapperas pas aux embûches, tant que tu n’auras pas atteint la demeure de la sainte humilité. Ô Dieu, par ta grâce, rends-nous dignes d’y parvenir. Amen.

DISCOURS 25. L’IMPASSIBILITÉ, FRUIT DE L’AMOUR DIVIN 

Sur la patience pour l’amour de Dieu, et comment on obtient par elle le secours

PLUS l’homme méprise ce monde et s’attache à la crainte de Dieu, plus la Providence divine s’approche de lui ; il sent secrètement son secours, et des pensées pures lui sont données pour la comprendre. Si quelqu’un s’est volontairement privé des biens de ce monde, la miséricorde de Dieu le suit et l’amour de Dieu pour les hommes le soutient, dans la mesure même où il s’est privé de ses biens. Gloire à celui qui nous sauve [par des afflictions qui nous viennent] de droite et de gauche, et qui nous donne par tout cela l’occasion de trouver la Vie ! C’est en effet en les faisant passer par des afflictions qu’ils n’ont pas voulues, qu’il conduit vers la vertu les âmes de ceux dont la volonté est trop faible pour qu’ils puissent obtenir la vie. Le pauvre Lazare n’était pas privé des biens de ce monde par sa propre volonté, mais son corps était meurtri par des ulcères. Et c’est en supportant ces deux cruelles souffrances, [celle de la pauvreté et celle des ulcères], aussi pénibles l’une que l’autre, qu’à la fin, il fut honoré [en étant reçu] dans le sein d’Abraham (cf Le, 16, 20 sq.). Dieu est proche du cœur affligé qui crie vers lui dans la tribulation. S’il prive cet homme des biens corporels ou s’il l’afflige de quelque autre façon, — mais tant que nous supportons ces choses, il le fait pour nous secourir, comme un médecin qui recourt à la chirurgie lors d’une maladie grave, pour rendre la santé, — en même temps, le Seigneur manifeste grandement, envers son âme, son amour des hommes, à la mesure de la dureté des peines dont il est affligé.

  1.    Si donc le désir de l’amour du Christ ne domine pas en toi au point de te rendre impassible à l’égard de toute tribulation, à cause de la joie [que tu trouves] en lui, sache que le monde vit en toi plus que le Christ. Et quand la maladie, l’indigence, l’épuisement du corps ou la crainte de ce qui peut lui nuire troublent ta pensée, la tenant éloignée de la joie que devraient te procurer ton espérance et l’amour du Seigneur, sache que le corps vit en toi, et non le Christ. En un mot, ce dont l’amour prévaut en toi et te domine, c’est cela qui vit en toi. Si tu ne manques de rien de ce dont tu as besoin, si tu es en bonne santé, si tu n’as à craindre aucune adversité, et si tu affirmes que tu peux aller ainsi vers le Christ en toute pureté, sache que ton intellect est malade et que tu ignores la saveur de la gloire de Dieu. Je ne te reproche pas d’être ce que tu es, mais je te dis cela pour que tu saches combien tu es loin de la perfection, même si tu mènes en partie la vie des saints Pères qui nous ont précédés. Et ne dis pas qu’il n’existe pas d’homme dont la pensée puisse parfaitement s’élever au-dessus de sa faiblesse quand le corps sombre dans les épreuves et les tribulations et en qui l’amour du Christ puisse l’emporter sur la tristesse de sa pensée. Je m’abstiendrai d’évoquer le souvenir des saints martyrs, par crainte de ne pouvoir supporter [d’entrevoir] l’abîme de leurs souffrances. Je ne dirai pas non plus combien leur patience, grâce à la force de l’amour du Christ, a vaincu de grandes tribulations et l’amour du corps. Mais parce que ces choses, par leur seul souvenir, angoissent la nature humaine et la jettent dans le trouble, tant par la grandeur des actions [des martyrs] que par l’émerveillement que produit leur vue, nous n’en parlerons pas.
  2.    Mais nous examinerons les philosophes que l’on appelle athées. L’un d’eux s’était donné pour règle de garder le silence pendant quelques années. L’empereur des Romains s’étonna quand il apprit la chose, et voulut le mettre à l’épreuve. Il ordonna donc qu’on lui amenât le philosophe. Mais quand il vit qu’il se taisait et refusait de répondre aux questions qu’il lui posait, l’empereur se fâcha et ordonna de le mettre à mort pour n’avoir pas vénéré le trône et la couronne de sa gloire. Le philosophe n’en fut pas effrayé, garda sa propre loi et se prépara calmement à la mort. Toutefois l’empereur avait donné aux bourreaux cet ordre : « S’il craint le glaive et transgresse sa loi, tuez-le. Mais s’il persévère dans sa volonté, ramenez-le-moi vivant. » Lorsqu’il arriva au lieu où l’on devait lui donner la mort et que ceux auxquels il avait été livré l’invitèrent à transgresser sa loi pour ne pas mourir, il se dit : « Mieux vaut pour moi mourir tout de suite et garder ma volonté pour laquelle j’ai lutté si longtemps, plutôt que de me laisser vaincre par la peur de la mort, d’outrager ma sagesse et d’être taxé de couardise pour m’être soumis à la nécessité. » Et il s’inclina sans aucun trouble pour être décapité. On en avertit l’empereur qui, rempli d’admiration, le relâcha avec honneur.
  3. D’autres foulèrent aux pieds la convoitise naturelle. D’autres supportèrent avec aisance les outrages. D’autres endurèrent sans en être accablés de graves maladies. D’autres montrèrent leur patience dans les tribulations et les pires malheurs. Or si de tels hommes, pour une gloire vaine et une espérance tout aussi vaine, ont supporté ces choses, combien plus devons-nous les supporter, nous, les moines, qui sommes appelés à la communion avec Dieu. Puissions-nous en être trouvés dignes, par les prières de notre très sainte souveraine la Mère de Dieu et toujours Vierge Marie, et de tous ceux qui, en versant leur sueur en combattant, ont plu au Christ. À lui reviennent toute gloire, honneur et adoration, et à son Père qui avec lui n’a pas de commencement, et à l’Esprit de même éternité, de même nature, et qui est principe de vie, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 26. L’ATTENTION AUX PETITES CHOSES 

Sur le jeûne continuel et le recueillement en un seul lieu ; ce qui en résulte, et comment j’ai appris la manière d’user de telles choses avec connaissance et discernement

LONGTEMPS tenté de droite et de gauche, m’étant souvent éprouvé moi-même de ces deux côtés, ayant reçu de / l’Adversaire des plaies innombrables, mais ayant été secrètement favorisé de grands secours, j’ai réfléchi sur l’expérience de tant d’années, et, par la pratique et par la grâce de Dieu, j’ai appris que le fondement de tous les biens, la libération de l’âme de la captivité à laquelle l’Ennemi l’a réduite, et la voie qui mène vers la Lumière et la Vie, consistent en ces deux choses : se recueillir en un seul lieu et jeûner constamment. C’est-à-dire se fixer pour règle une sage tempérance dans la nourriture, demeurer dans le même lieu sans en bouger, s’occuper de Dieu dans une méditation continuelle. C’est par là que l’on obtient la soumission des sens ; par là que l’on acquiert la sobriété de l’intellect ; par là que s’apaisent les passions sauvages qui s’agitent dans le corps ; par là que nous vient la douceur des pensées ; par là que les mouvements de notre pensée sont illuminés ; par là que l’on s’applique avec zèle à la pratique de la vertu ; par là que nous viennent les pensées les plus hautes et les plus subtiles ; par là qu’en tout temps les larmes coulent sans mesure, et que nous est donnée le souvenir de la mort ; par là que l’on parvient à la pure chasteté, parfaitement dégagée de toutes les imaginations qui suscitent des tentations dans la pensée ; par là que l’on perçoit avec acuité et pénétration des choses éloignées ; par là que naissent les plus profondes des perceptions secrètes grâce auxquelles l’intellect comprend le sens des paroles divines, découvre les mouvements intérieurs de l’âme, et discerne ce qui distingue les esprits [du mal] des saintes puissances, les visions authentiques des imaginations vaines. Par là encore que l’on acquiert la crainte qui, sur les voies et les chemins qui traversent l’océan des pensées, retranche la négligence et la nonchalance ; par là que l’on obtient aussi la flamme du zèle, qui triomphe de tous les dangers et surmonte toutes les peurs, et la ferveur, qui méprise toute convoitise, efface de l’intellect et plonge dans l’oubli tout souvenir des choses transitoires et de tout le reste. En résumé, c’est par ces deux choses, [la stabilité dans la solitude et le jeûne continuel,] que l’on parvient à la liberté de l’homme véritable, à la joie de l’âme et à la résurrection avec le Christ dans le Royaume.

  1.    Si quelqu’un néglige ces deux choses, qu’il sache que non seulement il se fait du mal à lui-même en se privant de tout ce que nous venons de dire, mais qu’il ébranle ainsi le fondement de toutes les vertus. Car, de même que, si on les garde et si on demeure en elles, elles sont le principe et la tête de l’œuvre divine dans l’âme, la porte et le chemin qui mènent au Christ, de même, si on les quitte et si on s’en éloigne, on tombe dans ces deux choses qui leur sont opposées, à savoir l’errance du corps et la gourmandise éhontée. Ces dernières sont le principe de tout ce qui est à l’opposé de ce que nous avons dit et préparent dans l’âme une place pour les passions.
  2.    Au commencement, la première [des choses que nous avons mentionnées], c’est-à-dire l’errance de lieu en lieu, affranchit les sens, qui étaient soumis, des liens qui les retenaient. Et qu’en résulte-t-il ? Des rencontres inopportunes et inattendues, qui conduisent à des chutes ; le trouble que suscitent des vagues puissantes provoquées par ce que regardent les yeux ; une flamme ardente qui s’empare du corps ; un faux pas soudain qui se produit en pensée ; de violents mouvements intérieurs qui s’efforcent de nous faire tomber ; l’attiédissement de l’amour des actions faites pour Dieu et, peu à peu, le relâchement à l’égard de ce qui caractérise l’hèsychia,ainsi que le total abandon des règles de la vie monastique ; le retour de vices que cet homme avait oubliés, et l’apprentissage d’autres vices qu’il ne connaissait pas, et que ne cessent de susciter en lui les multiples spectacles qu’il ne peut pas s’empêcher de voir et qui l’assaillent dès lors qu’il circule de contrée en contrée et de lieu en lieu ; la renaissance de passions qui, par la grâce de Dieu, avaient péri et disparu de son âme, et dont il avait perdu le souvenir, qui se réveillent et contraignent l’âme à les mettre en œuvre. Faute de pouvoir tout énumérer, je dirai seulement que toutes ces choses dérivent de la première cause, c’est-à-dire de l’errance du corps et du refus de supporter la difficulté de L’hèsychia.
  3. Mais qu’en est-il de l’autre cause, celle qui incite à se comporter comme les porcs ? Et que font les porcs, sinon laisser libre cours à leur ventre, le remplir sans relâche, sans avoir des moments déterminés pour accorder au corps ce dont il a besoin, comme le font les êtres doués de raison ? Et qu’en ré-sulte-t-il ? Des lourdeurs de tête, l’obésité, l’affaissement des épaules, toutes choses qui nous obligent à délaisser la liturgie de Dieu, nous rendent paresseux pour y faire des métanies, négligents à l’égard des prosternations habituelles ; l’obscurcissement et la froideur de la pensée ; l’épaississement de l’intellect, auquel le trouble et l’obscurcissement des pensées ôtent le discernement ; d’épaisses et sombres ténèbres étendues sur toute l’âme ; une complète acédie à l’égard de toute l’œuvre de Dieu et de la lecture, parce qu’on a cessé de goûter la douceur des paroles divines ; une grande inertie envers le devoir ; un intellect que l’on ne maîtrise plus et qui divague par toute la terre ; une accumulation d’humeurs dans tous les membres ; la nuit, des imaginations impures suscitées par des phantasmes et des images inconvenantes remplies de la luxure qui pénètre l’âme et y fait tout ce qu’elle veut en toute impureté. La couche du malheureux, ses vêtements, son corps même sont souillés par ce qui s’écoule de lui comme d’une source. Et cela ne lui arrive pas seulement la nuit, mais aussi de jour. Son corps est sujet à de continuels écoulements, et souille son intellect. Ainsi un tel homme a, par ses actes, renié toute chasteté. En effet le chatouillement du plaisir se répand dans tout son corps et y entretient une fièvre continuelle et insupportable. Des pensées trompeuses lui viennent, qui représentent devant lui l’image d’une beauté, ne cessent de le stimuler et excitent son intellect par leur présence constante. Ruminant sans cesse ces pensées, les désirant, il y adhère sans la moindre hésitation, parce que son discernement est obscurci. Le Prophète l’a dit : « C’est là ce que recevra Sodome, ta sœur, qui a fait ses délices de manger son pain jusqu’à satiété, etc. » (£z., 16,49). L’un des grands sages l’a dit aussi : « Si quelqu’un rassasie son corps d’une abondance de mets délicieux, il expose son âme au combat. Et si jamais il rentre en lui-même et cherche à se retenir en se faisant violence, il ne le pourra pas, à cause de l’ardeur excessive qui enflamme les mouvements de son corps, et à cause de la violence et de la contrainte exercées sur lui par les excitations et les sensations de plaisir qui rendent l’âme esclave de leurs volontés. » Vois-tu la finesse d’esprit de ces sages athées ? Le même a dit encore : « Les délices éprouvées par le corps dans la mollesse et la sensualité éveillent dans l’âme la passion de la luxure ; la mort l’angoisse, et elle vit dans la terreur du jugement de Dieu. »
  4. En revanche, l’âme qui ne cesse d’entretenir le souvenir de ce qui est de son devoir, se repose dans sa liberté, ses soucis sont peu de chose et elle n’a rien à regretter. Consacrant ses soins à la vertu, réfrénant les passions, vigilante, elle progresse et se dirige vers une joie sans inquiétude, une vie bonne et un port à l’abri de tout péril. Car les choses qui procurent du repos au corps non seulement donnent de la vigueur aux passions et les fortifient contre l’âme, mais encore elles la coupent de ses racines. Elles allument dans le ventre le feu de l’intempérance et amènent un extrême désordre quant au moment de prendre de la nourriture. Elles contraignent à satisfaire à n’importe quel moment aux réclamations du corps. L’homme qui est ainsi combattu est incapable de supporter un tant soit peu la faim et de se dominer, car il est l’esclave des passions.
  5.    Tels sont les fruits de la honteuse intempérance du ventre. Ils sont précédés par ceux [que produit l’incapacité à] demeurer patiemment dans un même lieu et à pratiquer L’hèsychia. C’est pourquoi l’Ennemi, qui connaît les moments où notre nature éprouve le besoin de manger et y est attirée, et qui sait aussi que notre intellect est plus vulnérable lorsque nos yeux manquent de retenue et que notre ventre est satisfait, déploie ses efforts et engage la lutte pour nous amener à aller au-delà de ce que réclame notre nature, et, à ce moment-là, il sème en nous diverses pensées mauvaises afin de rendre la passion, si faire se peut, plus forte que la nature, en intensifiant le combat, et afin de nous ruiner complètement. Puisque l’Ennemi connaît ces moments, il faut que nous aussi nous connaissions notre faiblesse et que nous sachions que notre nature est incapable de résister aux impulsions et aux mouvements qui nous emportent dans ces moments-là, non plus qu’à la subtilité des pensées qui, comme une fine poussière, s’introduisent dans nos yeux, nous empêchant de nous voir nous-mêmes et de tenir bon devant ce qui nous arrive.
  6.    Mais nous avons été trop souvent éprouvés et tentés par l’Ennemi, il nous a trop souvent tourmentés, pour que nous n’ayons pas désormais la sagesse de refuser de céder à l’attrait du repos et de ne pas nous laisser vaincre par la faim. Bien plutôt, même si la faim nous tenaille et nous presse, n’envisageons pas de quitter le lieu de notre hèsychia,pour aller là où de telles tentations se présentent à nous si facilement, ne cherchons pas des prétextes et des moyens de sortir du désert. Car c’est là ce que recherche manifestement l’Ennemi. Si tu demeures dans le désert, tu ne seras pas tenté. Tu n’y vois pas en effet de femmes, ni rien qui nuise à ton genre de vie, et tu n’y entends rien d’inconvenant.
  7.    « Qu’as-tu à faire sur la route de l’Égypte, pour aller boire l’eau de Gèôn ? » (Jer.,2, 18). Comprends ce que je te dis. Montre à l’Ennemi ta patience et ton expérience dans les petites choses, afin qu’il ne t’en demande pas de grandes. Que ces petites choses délimitent pour toi le terrain où tu pourras, par leur moyen, renverser l’Adversaire, en sorte qu’il ne lui restera plus de loisir pour te tendre des pièges plus redoutables. Celui que l’Ennemi ne peut persuader de faire cinq pas hors de son ermitage, comment pourra-t-il le forcer à sortir du désert, ou à s’approcher d’un village ? Celui qui n’accepte pas de se pencher à la fenêtre de son ermitage, comment pourra-t-il le persuader d’en sortir ? Celui qui ne prend qu’un peu de nourriture chaque soir, comment se laissera-t-il séduire par ses pensées au point de manger avant le temps ? Celui qui a honte de se rassasier des aliments les plus communs, comment désirera-t-il des mets recherchés ? Et celui qui ne se laisse pas persuader de regarder son propre corps, comment se laissera-t-il séduire jusqu’à s’intéresser à la beauté d’autrui ?
  8.    Il est donc bien clair que celui qui, au départ, méprise les petites choses, se laisse vaincre et donne ainsi à l’Ennemi l’occasion de le combattre dans les grandes choses. Mais celui qui ne s’attache pas à la vie temporelle et ne cherche en rien à s’y établir, comment pourrait-il avoir peur des tourments et des afflictions qui le mènent à la mort, qui est son amie ? Un tel combat est tout entier dans le discernement. Ainsi les sages ne font-ils rien pour livrer de grandes batailles. C’est la patience dont ils font preuve dans les petites choses qui les garde de tomber dans les grandes peines.
  9.    En premier lieu, le Diable s’efforce de détruire la vigilance continuelle du cœur. Puis il persuade le moine de négliger les temps fixés pour la prière et sa règle d’ascèse corporelle. L’esprit du moine glisse ainsi dans le relâchement ; il se met à prendre de la nourriture avant l’heure fixée, mais le moins possible, très peu, presque rien. Et après cette chute due au relâchement de son abstinence, il glisse dans l’intempérance et le dérèglement. Dès lors il est vaincu, surtout s’il considère comme une chose insignifiante de jeter les yeux sur la nudité de son corps ou sur la beauté de ses membres quand il se dévêt ou quand il sort dehors pour les besoins du corps, et si sa sensibilité s’en émeut, ou s’il a l’impudence de passer la main sous ses vêtements et de se toucher lui-même. Alors tombent sur lui bien d’autres choses, de toutes sortes. Et celui qui au début gardait son intellect et s’affligeait pour la moindre chose, ouvre pour sa perte de larges et dangereuses vannes. Car les pensées, pour prendre une comparaison, sont comme les eaux. Quand elles sont retenues de part et d’autre, elles s’écoulent tranquillement. Mais si elles trouvent une échappée, elles rompent les digues et dévastent tout. Car l’Ennemi monte la garde, il observe, attend nuit et jour en face de nous et guette par quelle porte ouverte de nos sens il va pouvoir entrer. A la moindre négligence dans l’une des choses que nous venons de dire, ce chien trompeur et impudent nous lance ses flèches. Tantôt c’est notre nature qui, d’elle-même, aime le repos, la familiarité, le rire, la distraction, la nonchalance, et devient une source de passions et un océan de troubles. Tantôt c’est l’Adversaire qui introduit ces choses dans l’âme. Echangeons donc les grands combats contre les petits, que nous tenons pour rien. Car si, comme nous l’avons montré, ces petits combats, quand nous les dédaignons, se changent en de tels affrontements, en des fatigues intolérables, en des mêlées confuses, et provoquent de très graves blessures, qui ne préférerait retrouver au plus vite un doux repos grâce à ces petits combats de débutants ?
  10. Ô Sagesse, que tu es merveilleuse ! Et comme tu prévois de loin toutes choses ! Bienheureux celui qui t’a découverte. Il est délivré de la négligence de la jeunesse. Celui qui achète à bas prix la préservation des grandes passions, c’est-à-dire en étant attentif [aux petites choses], fait bien. Un jour, un philosophe qui s’était laissé aller à quelque manquement et qui l’avait senti, avait aussitôt corrigé sa conduite. Un autre, qui s’en était aperçu, se moqua de la chose. Il répondit : « Ce n’est pas la faute elle-même qui m’inquiète, mais j’ai peur de la prendre à la légère. Car souvent la négligence d’une petite chose engendre de grands périls. En me corrigeant tout de suite de m’être écarté du bon chemin, je me montre vigilant et je ne dédaigne pas même ce qui ne semble pas mériter qu’on s’en inquiète. » C’est cela la philosophie : toujours veiller sur ses actions, même petites et insignifiantes. Ainsi le sage accumule-t-il pour lui-même de grandes consolations ; mais il ne dort pas, pour que rien de néfaste ne lui arrive. Il supprime les causes avant qu’elles ne produisent leurs effets, et, à propos de très petites choses, il supporte de petits combats ; mais ceux-ci lui en épargnent de grands.
  11.    Les insensés préfèrent une petite satisfaction toute proche à un Royaume [céleste] éloigné, méconnaissant qu’il est préférable de souffrir en combattant que de se reposer sur un lit royal terrestre en méritant d’être condamné pour son indolence. Les sages préfèrent la mort au reproche d’avoir manqué de vigilance dans leurs actions. Le sage dit : « Sois éveillé et sois attentif à [la façon dont tu] vis. Car le sommeil de la pensée est le parent et l’image de la vraie mort. » Basile le Théo-phore dit : « Celui qui est paresseux dans les petites choses, ne crois pas qu’il va se distinguer dans les grandes. » Ne sois pas pris d’acédie devant les choses que tu as le devoir d’accomplir pendant ta vie, et ne crains pas de mourir pour elles. Le signe de l’acédie est la pusillanimité, et la mère de l’une et l’autre est la négligence. Un homme lâche est un homme qui souffre de deux maladies : l’amour du corps et le manque de foi. Car l’amour du corps est un signe de manque de foi. Mais celui qui le méprise montre qu’il croit en Dieu de toute son âme et qu’il attend le siècle à venir.
  12.    Si quelqu’un a jamais pu s’approcher de Dieu sans avoir à affronter de dangers, de combats, de tentations, imite-le ! L’intrépidité du cœur et le mépris du danger viennent de l’une de ces deux causes : la dureté de cœur, ou une grande foi en Dieu. Mais l’orgueil marche à la suite de la dureté de cœur, et l’humilité accompagne la foi. Nul homme ne peut acquérir l’espérance en Dieu, s’il n’a pas, pour sa part, accompli sa volonté. Car l’espérance en Dieu et le courage du cœur naissent du témoignage de la conscience, et c’est grâce au témoignage véridique de notre esprit que nous possédons la confiance en Dieu. Et le témoignage de la pensée consiste en ce que la conscience d’un homme ne l’accuse pas d’avoir négligé ce qu’il devait faire, selon sa force. Si notre cœur ne nous condamne pas, nous jouirons d’une confiance filiale (jjarrhèsia) envers Dieu. La confiance filiale vient donc de l’acquisition des vertus et de la bonne conscience. C’est un dur esclavage que celui où nous réduit le corps. Mais quiconque a tant soit peu ressenti l’espérance en Dieu ne pourra plus être contraint de servir ce maître cruel qu’est le corps.
  13. Le silence continuel et la garde de L’hèsychiapeuvent provenir de trois causes : soit de la recherche de la gloire humaine, soit d’un zèle fervent pour les vertus, soit de la conversation avec Dieu dont on jouit au-dedans de soi, et de l’attrait que l’intellect éprouve pour cette occupation intérieure. Si l’on n’est pas motivé par l’une des deux dernières causes, on est nécessairement atteint de la maladie mentionnée en premier. La vertu consiste, non dans l’accomplissement visible d’œuvres nombreuses et variées exécutées avec le corps, mais dans la grande sagesse d’un cœurrempli d’espérance et qui joint l’excellence du but poursuivi à la réalisation des œuvres. En effet, la pensée peut accomplir le bien sans le concours du corps. Mais le corps, sans la sagesse du cœur, quoi qu’il fasse, ne peut rien réaliser qui soit profitable ; toutefois, quand un homme de Dieu trouve une occasion de bien agir, il ne supporte pas de ne pas manifester son amour pour Dieu en peinant [corporellement] pour lui. La première façon d’agir, celle de l’intellect, atteint toujours son but. La seconde, celle du corps, souvent l’atteint, mais parfois non. Ne crois pas que ce soit une petite chose de toujours se tenir éloigné des causes des passions. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 27. DÉSIR NATUREL ET CONVOITISE PASSIONELLE

Sur les mouvements corporels

 

LES mouvements des membres inférieurs du corps peuvent être suscités par de violentes pensées [se rapportant au] plaisir impur, lequel se met à bouillonner et entraîne l’âme, sans délibération de sa part, dans un état misérable ; sinon, ils proviennent sans aucun doute du rassasiement du ventre. Mais si, alors même que le ventre est maintenu dans une juste mesure, les membres ressentent involontairement ces mouvements d’une manière ou d’une autre, sache que la passion sourd du corps lui-même, et considère que la seule arme efficace et invincible pour ce combat est de t’abstenir de la vue des femmes. Car ce n’est pas le rôle de l’Adversaire de produire en nous ce que la nature peut faire par son propre pouvoir. Ne crois pas que la nature oublie ce qui a été semé en elle par Dieu pour la procréation et pour mettre à l’épreuve ceux qui mènent le combat. Seule la suppression des occasions met à mort la convoitise dans les membres et produit en eux l’oubli et la disparition [du désir],

  1. Autres sont les pensées qui se rapportent à des choses lointaines, qui traversent simplement l’intellect et ne provoquent d’elles-mêmes qu’un mouvement faible et indistinct, et autres sont les pensées qui absorbent l’intellect dans la vision ineffaçable d’un objet concret, éveillent les passions par la proximité [de cet objet], nourrissent l’homme comme l’huile nourrit la flamme d’une lampe, rallument la passion qui était morte et éteinte, et agitent le corps sous la motion de l’esprit, comme la mer est agitée par le passage d’un navire. Le mouvement naturel que [Dieu] a mis en nous en vue de [la procréation] ne peut ni troubler la pureté, ni ébranler la chasteté. Car Dieu n’a pas mis dans la nature une force qui la pousserait à aller contre son but, qu’il a lui-même voulu et qui est bon. De même, lorsqu’un homme est mû par l’agressivité ou le désir, ce ne sont pas ces puissances naturelles qui le forcent à sortir des limites de la nature et à s’écarter de son devoir, mais ce qu’il ajoute à la nature par la malice de sa volonté. Car toutes les choses que Dieu a faites, il les a faites belles et bien proportionnées. Tant que nous gardons correctement la mesure dans les choses qui relèvent de notre nature, les mouvements naturels ne peuvent nous contraindre à sortir de la bonne voie. Le corps n’est mû que d’une façon normale, paisible, qui nous révèle que la passion naturelle est en nous, mais elle ne provoque ni excitation, ni trouble suffisamment violent pour nous fermer le chemin de la chasteté, ou pour que l’agressivité enténèbre notre intellect et nous fasse passer de la paix à la colère. Mais si nous nous mettons à convoiter les choses sensibles, ces choses qui habituellement suscitent aussi [en nous] une agressivité contre nature, comme la nourriture, la boisson, la fréquentation et la vue des femmes, la rumination de pensées les concernant, qui allument la flamme de la luxure et la font jaillir dans le corps, alors nous changeons notre douceur naturelle en sauvagerie, soit à cause de l’accumulation des humeurs, soit à cause de tout ce que nous voyons.
  2. A certains moments, Dieu permet [que se produise en nous] le mouvement de nos membres à cause de notre présomption. Mais un tel mouvement n’est pas comme les mouvements naturels. Ceux-ci [entraînent ce] que nous appelons les combats de la liberté, qui relèvent des voies ordinaires de la nature. Mais nous connaissons le combat que Dieu permet à cause de notre présomption lorsque nous avons passé de longues années dans la prière et les pratiques ascétiques, et que nous nous glorifions de nos exploits. C’est alors que Dieu permet que nous soyons combattus, pour que nous apprenions l’humilité. Quant aux autres combats, ceux qui ne viennent pas de cette cause et dépassent nos forces, ils sont l’effet de notre négligence. En effet, lorsque, par gourmandise, nous ajoutons à l’attrait naturel pour la nourriture un désir déréglé des choses sensibles, il n’est plus possible de persuader à la nature de garder le bon ordre dont elle avait été dotée lors de sa création. Celui qui rejette les afflictions de l’ascèse et la constante réclusion dans sa cellule est forcé d’aimer le péché ; sans ces deux choses, en effet, nous ne pouvons pas éviter de céder aux incitations de notre pensée, qui diminuent lorsque nous peinons davantage. Les afflictions et les dangers tuent la douceur des passions, mais le repos les nourrit et les accroît.
  3. Nous voyons donc clairement que Dieu et ses anges se réjouissent quand nous peinons, et que le Diable et ses ouvriers se réjouissent quand nous sommes dans le repos, car les commandements de Dieu s’accomplissent dans les afflictions et les restrictions, alors que nous, nous les violons par les passions qu’engendre le repos, montrant ainsi que nous méprisons Celui qui nous les a donnés. Nous détruisons la cause de la vertu, à savoir les restrictions et les afflictions, et nous faisons de la place en nous-mêmes pour les passions, à la mesure du repos que nous nous accordons. Quand le corps est à l’étroit, les pensées ne peuvent s’égarer dans de vaines préoccupations, et quand nous supportons avec joie les labeurs [de l’ascèse] et les afflictions, nous pouvons tenir fermement en bride les pensées. Si l’homme se souvient de ses péchés antérieurs et se châtie lui-même, Dieu veille à lui accorder du repos, car il se réjouit de ce que l’homme se soit infligé à lui-même un châtiment pour avoir transgressé la voie de Dieu, car c’est le signe du repentir. Plus l’homme fait violence à son âme, plus Dieu le comble d’honneur. Toute joie qui n’a pas sa source dans la vertu suscite aussitôt des mouvements de convoitise en celui qui l’éprouve. Mais comprends bien que nous parlons ici de tout ce qui est convoitise passionnelle, non du désir naturel. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 28. LES AGRYPNIES I

Sur les agrypnies nocturnes et les différentes manières de les pratiquer

QUAND tu veux accomplir ta liturgie durant ton agrypnie, fais comme je te dis. Fléchis les genoux comme d’habitude et relève-toi, mais ne commence pas aussitôt ta liturgie ; après avoir fait une prière et l’avoir achevée, signe ton cœur et tes membres avec le signe vivifiant de la croix et tiens-toi en silence un certain temps, jusqu’à ce que tes sens soient en repos et que tes pensées se soient apaisées. Ensuite, élève ton regard intérieur vers le Seigneur et supplie-le, avec une âme affligée, de fortifier ta faiblesse et de faire que ta lecture des psaumes et les bonnes dispositions de ton cœur plaisent à sa sainte volonté. Puis dis calmement dans ton cœur cette prière :

  1. « Seigneur Jésus, mon Dieu, toi qui veilles sur ta création, toi qui connais bien mes passions, la faiblesse de notre nature et la force de nos adversaires, protège-moi de leur malice. Car leur puissance est grande, notre nature misérable, et faibles nos capacités. Toi donc, Dieu bon, toi qui connais notre faiblesse et portes le pénible fardeau de notre impuissance, garde-moi du trouble des pensées et du déluge des passions, et rends-moi digne d’accomplir cette sainte liturgie, pour que mes passions n’en corrompent pas la douceur et que je puisse paraître devant toi sans impudence ni excès d’audace. »
  2.    Il faut que nous accomplissions notre liturgie en étant totalement libérés de toutes les pensées infantiles et sources de trouble. Si nous voyons que l’heure est avancée et que le jour va poindre avant que nous ayons terminé, omettons sagement l’une des stanceshabituelles [du Psautier], ou même deux, afin d’éviter toute précipitation, de ne pas perdre la saveur de notre liturgie et de dire sans trouble les psaumes de la première Heure. Si, quand tu accomplis ta liturgie, ta pensée t’entreprend et te suggère perfidement de te hâter un peu, d’en finir avec cette tâche et de t’en libérer rapidement, ne te règle pas là-dessus. Mais si cette pensée devient plus insistante, reprends aussitôt la dernière stance, ou autant [de stances] que tu voudras, et chaque fois que tu rencontres un verset qui te porte à la prière, lance-le [vers Dieu] à de nombreuses reprises, en y appliquant ton intellect. Et si la pensée continue à te troubler et te serre à la gorge, laisse-là les psaumes, prie en fléchissant le genou et dis : « Je ne veux pas fixer une mesure à mes paroles, mais parvenir aux demeures [célestes]. Je veux me hâter sur tous les chemins qui y conduisent. Ce peuple qui avait fabriqué un veau de métal fondu dans le désert, le parcourut en tous sens pendant quarante ans, montant et descendant montages et collines, et il ne vit même pas de loin la terre de la promesse ! »
  3.    Si, au cours de ton agrypnie, tu ne peux plus supporter une station debout trop prolongée et si tu es épuisé de fatigue, et si, alors, ta pensée, ou plutôt l’artisan de toute fourberie, te dit, comme jadis le serpent : « Arrête-toi, car tu ne tiens plus debout ! » réponds-lui : « Non point ! Mais je vais m’asseoir le temps d’un cathisme ; cela vaut mieux que d’aller dormir. Ma langue peut bien se taire et cesser de dire des psaumes, si cependant ma pensée s’entretient avec Dieu dans la prière et converse avec lui, il me sera plus profitable de rester éveillé que de dormir. »
  4.    Une agrypnie ne consiste pas seulement à se tenir debout, ni à réciter des psaumes. Tel [moine] consacre toute la nuit à la récitation des psaumes ; un autre la passe dans le repentir, en disant des prières de componction et en se prosternant jusqu’à terre ; un autre encore veille en gémissant, en pleurant, en se lamentant sur ses fautes. On raconte au sujet de l’un des premiers Pères que, pendant quarante ans, sa prière consista en cette unique phrase : « Moi, j’ai péché comme homme, toi, comme Dieu, pardonne. » Les Pères l’entendaient répéter ces mots, rempli de tristesse ; il pleurait, sans pouvoir se taire, et cette unique prière lui tenait lieu de liturgie nuit et jour. Un autre dira quelques psaumes le soir, puis passera le reste de la nuit à chanter des tropaires. Un autre alternera doxologies et lectures. Un autre enfin se fixera comme règle de ne pas plier le genou [et de se tenir debout] aussi longtemps qu’il sera combattu par l’esprit de la luxure.

Certains manuscrits syriaques ajoutent à ce discours un long développement sur les vigiles nocturnes. Nous en extrayons le passage suivant, absent du grec, mais particulièrement important :

  1. Rien ne rend l’âme pure et joyeuse, ni ne l’illumine et n’en éloigne les pensées mauvaises, autant que les agrypnies continuelles. Pour cette raison, tous les saints Pères ont persévéré dans ce labeur des veilles et ont adopté pour règle de rester éveillés durant la nuit, pendant tout le cours de leur vie. Ils l’ont fait spécialement parce qu’ils avaient entendu notre Sauveur nous y inviter instamment, en divers endroits, par sa vivante parole : « Veillez et priez en tout temps » (Le,21, 36) ; « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation126 » (Mt., 26, 41) ; et encore : « Priez sans cesse » (cf Le,18, 1), etc. Et il ne s’est pas contenté de nous avertir seulement par ses paroles ; il nous a aussi donné l’exemple en sa personne en honorant la pratique de la prière au-dessus de toute autre chose. C’est pourquoi il s’isolait constamment pour prier, et cela non d’une façon arbitraire, mais en choisissant pour temps la nuit, et pour lieu le désert, afin que nous aussi, évitant la foule et le tumulte, nous devenions capables de prier dans la solitude (ç/.’ Mt., 14, 23 ; Mc, 1, 35). De même, toutes les révélations dont les saints ont bénéficié sur des sujets divers, que ce soit pour leur instruction personnelle ou pour l’utilité de tous, se sont généralement produites durant la nuit et au moment de la prière.
  2.    C’est pourquoi nos Pères ont reçu ce haut enseignement concernant la prière comme s’il venait du Christ lui-même, et ils ont choisi de veiller la nuit dans la prière, selon l’ordre de l’Apôtre, avant tout afin de pouvoir demeurer sans aucune interruption dans la proximité de Dieu par la prière continuelle. Ils se sont enfuis dans la solitude, non seulement pour que rien ne les détourne de leur continuelle liturgie, mais aussi pour qu’aucune chose venant du dehors ne les atteigne et n’altère la pureté de leur intellect, ce qui troublerait ces veilles qui les remplissent de joie et qui sont la lumière de l’âme […].
  3.    La prière qui est offerte au temps de la nuit possède un grand pouvoir, plus que celle qui est offerte durant le jour. C’est pourquoi tous les saints ont eu l’habitude de prier durant la nuit, en combattant l’assoupissement du corps et la douceur du sommeil, et en rejetant leur nature corporelle. Le Prophète disait lui aussi : « Je me suis fatigué à gémir ; de mes larmes, chaque nuit, je baigne ma couche » (Ps.6, 7), tandis qu’il soupirait du fond du cœur dans une prière fervente. Et ailleurs il dit : « Au milieu de la nuit je me levais pour te confesser, au sujet des décrets de ta justice » (Ps. 118,62). Pour chacune des requêtes que les saints voulaient adresser à Dieu avec force, ils s’armaient de la prière durant la nuit, et aussitôt ils recevaient ce qu’ils demandaient.
  4.    Satan lui-même ne craint rien autant que la prière que l’on offre pendant les veilles nocturnes. Même si elles s’accompagnent de distractions, [de telles prières] ne reviennent pas sans fruit, à moins qu’on ne demande ce qui ne convient pas. C’est pourquoi il engage de sévères combats contre ceux qui veillent, afin de les détourner si possible de cette pratique, surtout s’ils se montrent persévérants. Mais ceux qui sont quelque peu fortifiés contre ses ruses pernicieuses, qui ont goûté les dons que Dieu accorde durant les veilles, et qui ont expérimenté personnellement la grandeur de l’aide que Dieu leur apporte, le méprisent complètement, lui et ses stratagèmes. A notre Dieu soit la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 29. LES AGRYPNIES II

Sur les voies qui mènent à Dieu, lesquelles sont manifestées à l’homme par le doux labeur des agrypnies nocturnes, et que ceux qui s’y appliquent se nourrissent de miel tous les jours de leur vie

 

NE t’imagine pas, ô homme, que, parmi toutes les activités des moines, il en soit de plus grandes que l’agrypnie nocturne. En vérité, frère, c’est ce qu’il y a de meilleur et de plus nécessaire pour l’ascète. S’il n’est ni dispersé et troublé par les affaires matérielles, ni préoccupé des choses transitoires, mais s’il se garde du monde et veille sur lui-même en pratiquant l’agrypnie, sa pensée s’envolera rapidement, comme sur des ailes, s’élèvera vers les divines délices, contemplera bientôt la gloire de Dieu, et nagera dans une connaissance qui transcende toute pensée humaine, grâce à sa légèreté et à son absence de pesanteur. Ne considère pas comme encore revêtu de la chair le moine qui pratique assidûment l’agrypnie avec un intellect rempli de discernement. C’est là en vérité l’œuvre de l’ordre angélique. Il est impossible en effet que ceux qui ne cessent de se comporter ainsi ne reçoivent pas de Dieu de grands charismes, à cause de leur sobriété, de la vigilance de leur cœur et de l’incessante orientation vers lui de leurs pensées. L’âme qui peine dans la pratique de l’agrypnie et y excelle aura des yeux de chérubin, qui lui permettront de regarder et de contempler sans cesse les visions célestes.

  1.    Pour ma part, je considère comme impossible que celui qui a choisi, avec connaissance et discernement, ce grand et divin labeur, qui a résolu de porter ce poids et de combattre sur ce glorieux champ [de bataille] qu’il a choisi, ne se garde pas, durant le jour, du trouble que causent les événements [quotidiens] et du souci qu’occasionnent ses occupations, afin de ne pas être privé du fruit merveilleux et des grandes délices dont il espère jouir grâce à son agrypnie. Celui qui néglige cela, j’ose le dire, ignore pourquoi il peine et fuit le sommeil. Il se donne beaucoup de mal à réciter un grand nombre de psaumes, à fatiguer sa langue, à se tenir debout toute la nuit, mais son intellect n’est ni dans la psalmodie, ni dans la prière, et il peine sans discernement, comme porté par l’habitude. Si les choses n’étaient pas ainsi, comme je l’ai dit, comment se ferait-il qu’alors qu’il ne cesse de semer dans la peine, il ne récolte pas de grands bienfaits et des fruits abondants ? Si, au lieu de se soucier de tout cela, il s’appliquait à la lecture de l’Écriture sainte qui fortifie l’intellect, qui, surtout, irrigue la prière, qui est une aide et une compagne pour l’agrypnie et une lumière pour l’esprit, il trouverait que cette lecture est un guide sur la voie droite, qu’elle jette la semence de la divine contemplation dans la prière, qu’elle lie les pensées en leur évitant de se disperser et d’aller se nourrir de vanités, qu’elle sème dans l’âme la mémoire continuelle de Dieu et des voies [suivies par] les saints qui lui ont plu, enfin qu’elle donne à l’intellect d’acquérir la subtilité et la sagesse. En un mot, il goûterait le fruit mûr de ses œuvres.
  2.    Pourquoi, ô homme, conduis-tu ta vie avec un tel manque de discernement ? Tu te tiens debout toute la nuit, tu te donnes beaucoup de mal pour réciter des psaumes, des hymnes et des prières, et il te semble que ce serait une tâche trop lourde et trop considérable de déployer durant le jour un peu de zèle pour te rendre digne de la grâce de Dieu, qui te serait accordée moyennant tes pénibles efforts dans divers domaines ! Pourquoi te donnes-tu du mal, pourquoi sèmes-tu durant la nuit, alors que pendant le jour tu gaspilles ton labeur, tu demeures sans fruit, tu dissipes la vigilance, la sobriété et la ferveur que tu avais acquises, et tu perds sottement [le fruit de] ton labeur par le trouble qu’engendrent la conversation avec les hommes et les occupations [matérielles], sans aucun prétexte légitime ? En revanche, si, durant le jour, tu prenais soin [de ton âme] et entretenais la chaleur de la conversation [avec Dieu] dans ton cœur d’une façon qui fasse suite à la méditation de tes nuits, sans mettre de coupure entre les deux, en peu de temps tu reposerais sur la poitrine de Jésus.
  3.    Tout cela montre à l’évidence que tu mènes ta vie sans discernement et que tu n’as pas compris pourquoi les moines doivent être vigilants. Tu crois que ces choses ont été prescrites simplement pour t’obliger à prendre de la peine, et non en vue de quelque chose d’autre qui en naîtrait. Ceux à qui la grâce a donné de comprendre quels biens espèrent obtenir ceux qui combattent le sommeil, qui font violence à la nature, et qui offrent chaque nuit leurs prières en gardant éveillés leur corps et leur pensée, savent aussi quelle vigueur [spirituelle] procure la garde [du cœur] pendant le jour et quel secours elle apporte à l’intellect dans L’hèsychiade la nuit, quel pouvoir elle confère sur les pensées, quelle pureté elle procure, et comment elle attire l’essaim des vertus, sans que l’on ait à se faire violence ni à combattre, et comment elle permet de percevoir spontanément l’élévation des paroles [divines]. Je dirai aussi que si le corps d’un homme est affaibli par la maladie et s’il est incapable de jeûner, l’intellect peut, grâce à la seule agrypnie, acquérir un état paisible de l’âme et donner au cœur la connaissance de ce qu’est la puissance de l’Esprit. Mais il ne le peut que s’il n’est pas dissipé par la confusion que provoque le relâchement venant des occupations de la journée.
  4.    C’est pourquoi je t’en prie, toi qui désires acquérir un intellect sobre devant Dieu et la connaissance [qui caractérise] la vie nouvelle, ne néglige pas durant toute ta vie la pratique des agrypnies. C’est par elle en effet que s’ouvriront en toi des yeux qui te permettront de voir tout [ce qui fait] la gloire de la vie monastique et la sûreté du chemin de la justice. Mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, la tentation du relâchement revient et s’installe en toi, soit parce que Celui qui te secourt t’éprouve en permettant, ce qu’il fait souvent, que tu sois soumis au changement en ressentant [alternativement] ferveur et froideur, soit pour une cause quelconque, comme la maladie du corps, ou le fait que tu ne puisses plus supporter la fatigue des longues psalmodies, des prières à voix haute et des nombreuses prosternations que tu avais toujours coutume de faire, je te prie avec amour, si ces choses viennent à te manquer et si tu ne peux plus les mener à bien, continue de veiller, même si tu demeures assis, et prie dans ton cœur, ne te laisse pas aller au sommeil, fais tout pour passer la nuit assis dans la rumination de saintes pensées. Et si tu n’endurcis pas ton cœur, si tu ne l’enténèbres pas dans le sommeil, la grâce te rendra ta première ferveur, la légèreté, l’énergie, et tu bondiras de joie en rendant grâce à Dieu. Car la froideur et une telle pesanteur étaient là seulement parce que Dieu le permettait pour t’entraîner et t’éprouver.
  5.    Mais si celui-ci se relève avec ferveur, et, se faisant un peu violence, secoue tout cela et s’en débarrasse, alors la grâce s’approche de nouveau de lui telle qu’elle était, et il lui vient une nouvelle énergie qui recèle en elle-même une multitude de biens et de formes de secours. L’homme s’émerveille alors et est frappé de stupeur en se remémorant sa précédente pesanteur, en voyant la légèreté et l’énergie qui lui sont venues, en considérant la différence, et comment un tel changement a pu se produire si soudainement. Cela le rend sage, et si une semblable lourdeur le reprend, il la connaît déjà par sa première expérience. Mais s’il n’a pas combattu dès la première attaque, il n’a pu acquérir cette expérience. Vois-tu combien l’homme devient sage quand il s’éveille quelque peu et se montre endurant au temps du combat ? C’est seulement si la nature du corps est épuisée [par la maladie], qu’il n’est pas profitable de la combattre. En toute autre circonstance, il est bon pour l’homme de se faire violence en tout.
  6.    L‘hèsychiacontinuelle jointe à la lecture, un régime alimentaire modéré et l’agrypnie éveillent rapidement l’intellect et le conduisent à l’émerveillement devant toutes ces choses, si aucune cause ne vient détruire cette hèsychia.Les pensées qui viennent alors spontanément et sans réflexion aux hésy-chastes transforment leurs deux yeux en fontaines baptismales par les larmes qui s’en écoulent et baignent abondamment leurs joues.
  7. Lorsque ton corps a été maîtrisé par la tempérance, l’agrypnie et l’attention que favorise l’hèsychia,si tu sens que dans ce corps le dard de la passion de la luxure excède un simple mouvement naturel, sache que tu as été tenté par des pensées d’orgueil. Mêle alors de la cendre à ta nourriture, colle ton ventre contre la terre, sonde tes pensées, reconnais combien ta nature a été altérée et combien tes œuvres sont contraires à la nature. Peut-être alors Dieu aura-t-il pitié de toi et t’enverra-t-il la lumière pour que tu apprennes à être humble et que n’augmente pas ta malice. Ne cessons donc pas de combattre et de faire des efforts, jusqu’à ce que nous voyions en nous le repentir, que nous trouvions l’humilité, et que notre cœur se repose en Dieu. A Lui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen

DISCOURS 30. LES DEUX CRUCIFIXIONS 

Sur la reconnaissance envers Dieu, suivi d’une catéchèse sur l’essentiel de la vie spirituelle

LA reconnaissance de celui qui reçoit incite le donateur à faire de plus grands dons. Celui qui méprise les petites choses sera également infidèle dans les grandes.

  1. Si le malade reconnaît sa maladie, la guérison est aisée ; de même, celui qui confesse sa propre faiblesse est proche du salut.
  2. Le cœur dur verra se multiplier ses souffrances, et le malade rebelle au médecin accroît sa peine.
  3. Il n’est aucun péché qui ne puisse être pardonné, sauf celui dont on ne se repent pas ; il n’est aucun don qui ne s’accroisse, sauf celui dont on n’est pas reconnaissant. L’insensé trouve toujours sa part trop petite.
  4. Souviens-toi de ceux qui te dépassent en vertu, et, en comparaison, ton âme te paraîtra toujours pauvre.
  5. Aie toujours présentes à l’esprit les grandes souffrances de ceux qui subissent de graves et cruels tourments ; tu pourras ainsi rendre grâces pour les petites épreuves qui t’atteignent, et tu sauras les supporter avec joie.
  6. Au temps de la défaite, du relâchement et de la nonchalance, quand tu seras lié et enchaîné par l’Ennemi dans la terrible misère et la détresse auxquelles mène le péché, repasse dans ton cœur les temps anciens où tu étais plein d’ardeur, où tu te souciais même des petites choses, où tu étais animé d’un zèle jaloux contre ceux qui entravaient ta course, où tu gémissais pour de très petites fautes, dans lesquelles tu étais tombé par surprise, et où te ceignait la couronne de la victoire remportée sur elles. Alors, grâce à ces souvenirs et à d’autres semblables, ton âme s’éveillera comme d’un profond sommeil, elle se revêtira d’un zèle brûlant, et elle ressuscitera de sa somnolence comme d’entre les morts. Elle se ressaisira et retournera à son poste pour lutter avec ardeur contre le Diable et contre le péché.
  7.    Rappelle-toi les chutes des forts pour te garder humble malgré tes vertus. Souviens-toi de la gravité des péchés de ceux qui sont tombés, puis se sont convertis, ainsi que de la gloire et de l’honneur qu’ils ont ensuite reçus, afin que cela t’encourage à te repentir.
  8.    Persécute-toi toi-même, et ton adversaire sera chassé loin de toi.
  9.    Sois en paix avec ton âme, et le ciel et la terre seront en paix avec toi.
  10.    Efforce-toi d’entrer dans la chambre du trésor qui est en toi ; alors, tu verras le trésor qui est dans le ciel, car ils ne font qu’un, et c’est par la même porte qu’on y accède. L’échelle qui mène au Royaume est au-dedans de toi, cachée dans ton âme. Pénètre profondément en toi-même, loin du péché, et tu y découvriras les degrés par lesquels tu pourras monter.
  11.    Les Ecritures n’expliquent pas la nature des réalités du monde à venir, mais elles nous enseignent clairement [la voie à suivre pour] percevoir dès maintenant leurs délices, sans avoir à changer de nature ni de lieu. Elles désignent ces réalités par des noms pleins de charme et d’attrait, qui évoquent des choses qui sont pour nous glorieuses, douces ou précieuses, afin d’éveiller en nous un désir ardent à leur égard. Néanmoins, quand elles nous disent à leur sujet : « Ce que l’œil n’a pas vu ni l’oreille entendu » (1 Cor.,2, 9), elles nous révèlent que ces réalités ne ressemblent à aucune des choses d’ici-bas, car elles sont incompréhensibles. Il s’agit de délices spirituelles, bien différentes du plaisir que procurent les choses de la terre. Il nous est dit que ceux qui les éprouvent sont déjà dans le inonde à venir. Sinon, il ne serait pas écrit que « le Royaume des cieux est au-dedans de vous » (Le,17, 21), ni : « Que ton Royaume vienne » (Mt., 6, 10). Ces mots signifient que nous possédons en nous une réalité qui est un gage de ces délices, et qui peut être perçue par nos sens spirituels. Il existe nécessairement une certaine ressemblance entre elles et ce gage ; ici, [nous les possédons] en partie, là haut, [ce sera] dans leur plénitude. Néanmoins, l’expression « comme en un miroir » (2 Cor., 3, 18) nous montre qu’il s’agit de la possession d’une ressemblance, et non de la réalité elle-même [du Royaume des cieux]. Selon le témoignage véridique des interprètes de la sainte Ecriture, cette sensation perçue par notre intellect est l’effet d’une énergie du Saint-Esprit, et une partie de la réalité plénière.
  12.    N’est pas ami de la vertu celui qui fait le bien en combattant avec ardeur, mais celui qui accueille avec joie les maux qu’entraîne [la vertu].
  13.    Il est moins grand de supporter les tribulations par amour de la vertu que de garder son intellect inébranlable dans sa bonne résolution quand il est chatouillé par la flatterie.
  14.    Tout regret qui vient lorsqu’il n’est plus possible de faire un libre choix12S, ne procure aucune joie et ne mérite aucune récompense à celui qui l’éprouve.
  15.    Couvre les fautes du pécheur ; loin de lui nuire, ce sera pour lui un encouragement, et tu le ramèneras à la vie ; et toi, la miséricorde de ton Maître te soutiendra. Réconforte par tes paroles et par tes dons, autant que ta main peut en distribuer, les faibles et les cœurs affligés, et la droite de Celui qui soutient l’univers sera ton appui. Partage la souffrance de ceux dont le cœur est affligé, dans une prière ardente et dans les gémissements de ton cœur, et la source de la miséricorde s’ouvrira devant tes supplications.
  16.    Efforce-toi d’élever sans cesse tes supplications devant Dieu, en ayant dans le cœur des pensées pures, remplies de componction, et Dieu gardera ton âme des pensées impures et souillées, afin que le chemin de Dieu ne soit pas obstrué en toi. Applique-toi sans cesse à la lecture et à la méditation des saintes Écritures, en comprenant exactement leur sens, afin d’éviter que, si ton intellect restait inoccupé, tu ne souilles ton regard par la vue de choses étrangères et inconvenantes. Ne cherche pas à mettre ta pensée à l’épreuve en t’arrêtant sur des pensées inconvenantes ou en te représentant des visages qui éveillent en toi la tentation, en pensant que tu pourras ne pas être vaincu. Car de cette façon, même des sages ont été aveuglés et sont devenus fous. « Ne mets pas du feu dans ton sein » (Prov 6, 27).
  17.    Sans de fortes tribulations de la chair, il est difficile à la jeunesse inexpérimentée de s’assujettir au joug de la sanctification. Le début de l’obscurcissement de l’intellect se reconnaît à ce signe : avant tout, la négligence à l’égard de la liturgie et de la prière. L’erreur ne peut se frayer un chemin dans l’âme, si on ne succombe d’abord sur ce point ; en effet, l’âme sera alors privée du secours de Dieu, et elle tombera facilement aux mains de ses ennemis. D’autre part, lorsque l’âme cesse de se soucier d’acquérir la vertu, elle est inévitablement entraînée vers ce qui lui est opposé ; en effet, tout changement de direction constitue le début d’un mouvement en sens contraire. Aie souci de la vertu et de ton âme, ne te préoccupe pas de choses vaines, expose sans cesse ta faiblesse devant ton Dieu, et les ennemis ne pourront profiter, pour te tenter, de ce que tu es isolé, loin de Celui qui te secourt.
  18.    Il y a deux modes de crucifixion, qui correspondent au double aspect de notre nature, laquelle possède deux puissances. Le premier mode est le support des tribulations de la chair, qui s’accomplit par l’exercice de la puissance irascible (thymikon)de l’âme, et que l’on appelle « la pratique » (praxis). Le second consiste dans l’activité subtile de l’intellect, dans la méditation assidue des choses de Dieu, dans la prière continuelle et dans les autres choses semblables. Il s’accomplit dans la puissance de désir (épithymètikon)de l’âme, et s’appelle « contemplation » (théôria). Le premier, la pratique, purifie par l’énergie du zèle la partie de l’âme sujette aux passions ; le second décante la partie intelligente (noèton meros) de l’âme par l’exercice de la charité (agapë), qui en est le désir naturel. C’est pourquoi quiconque ose s’introduire dans le second, attiré par sa douceur et en négligeant l’effort, excite la colère de Dieu contre lui, car il a eu l’audace de se laisser aller à imaginer la gloire de la croix dans son intellect avant d’avoir mortifié ses membres terrestres, avant d’avoir soigné l’infirmité de ses pensées par la patience, en supportant la peine et l’opprobre de la croix. C’est ce qu’ont dit les saints de jadis : « Si l’intellect veut s’élever sur la croix avant que les sens aient dépouillé leur infirmité, la colère de Dieu vient sur lui. »
  19. Le mode de crucifixion qui provoque la colère de Dieu n’est pas le premier, qui consiste dans le support des tribulations, et qui est la crucifixion du corps ; c’est le second, la contemplation, car celle-ci doit suivre la guérison de l’âme. En effet, quiconque a la présomption de former de vaines imaginationsdans son esprit, alors que celui-ci est souillé par les passions mauvaises, sera réduit au silence par le châtiment, parce qu’il n’a pas commencé par purifier sa pensée (dianoia) au moyen des afflictions que l’on rencontre lorsqu’on soumet les désirs de la chair. Sur la seule base de ce qu’il a lu, ou ce dont il a simplement entendu parler, il s’est lancé tête baissée, en aveugle, dans un chemin ténébreux. Or même ceux-là qui ont une vue saine et claire et qui sont guidés par la grâce s’y sentent en péril, de jour et de nuit ; ils ont les yeux pleins de larmes, et par leurs prières et leurs gémissements, ils changent la nuit en jour, à cause des dangers de la route, des profonds précipices et des mirages trompeurs que l’on rencontre souvent.
  20.    En fait, les choses de Dieu viennent d’elles-mêmes, sans qu’on s’en rende compte, si la place est libre et sans souillures. Si la pupille de ton âme n’a pas été purifiée, ne t’aventure pas à regarder le globe solaire : tu serais privé même de la vue ordinaire, qui consiste dans la simple foi, dans l’humilité, dans la confession qui jaillit du cœur et dans une pratique légère proportionnée à tes forces. Et on te jetterait dans l’un de ces lieux spirituels qui ne sont que ténèbres et absence de Dieu, comme cet homme qui avait eu l’audace de pénétrer dans la salle du festin avec des habits sordides (cf Mt.,22, 11-13).
  21.    Des labeurs [de l’ascèse] et de la vigilance jaillit la pureté des pensées, et de la pureté des pensées [naît] la lumière intérieure. Et de là, l’intellect est conduit par la grâce vers ce que les sens ne peuvent ni apprendre, ni enseigner.
  22.    Réfléchis et considère que la vertu est le corps, que la contemplation est l’âme, et que les deux forment l’homme spirituel parfait, composé de deux parties, l’une sensible, l’autre intelligente. Et de même qu’il est impossible que l’âme vienne à l’existence et apparaisse avant que le corps ait été complètement formé, avec tous ses membres, de même il ne peut se faire que la contemplation, qui est une seconde âme, l’esprit de révélation, soit formée dans le sein de l’intellect, lequel reçoit abondamment la semence spirituelle, sans l’acquisition préalable de la vertu, laquelle est la demeure de la connaissance qui reçoit les divines révélations. La contemplation est la sensation [spirituelle] des divins mystères qui sont cachés dans les choses et dans leurs causes.
  23.    Quand tu entends parler d’éloignement du monde, de renoncement au monde, de purification à l’égard du monde, tu dois d’abord apprendre et comprendre, non pas d’une façon superficielle, mais par une réflexion approfondie, ce que signifie le terme « monde » et combien de sens différents ce mot peut revêtir. C’est alors que tu pourras savoir dans quelle mesure tu es éloigné du monde, et dans quelle mesure tu lui restes mêlé. « Monde » est un terme générique qui s’applique à ce que l’on appelle « les passions ». S’il ne comprend pas, d’abord, ce qu’est le monde, l’homme ne peut savoir par combien de parties de lui-mêmeil est éloigné du monde, et par combien il lui reste lié.
  24.    Beaucoup se sont éloignés du monde et ont rompu avec lui par deux ou trois parties d’eux-mêmes et pensent qu’ils sont devenus étrangers au monde dans leur conduite ; cela vient de ce qu’ils n’ont ni compris, ni discerné clairement qu’ils sont morts au monde quant à deux parties d’eux-mêmes, mais que les autres parties vivent à l’intérieur du corps du monde. C’est pourquoi ils ne peuvent pas avoir conscience de leurs passions, et, puisqu’ils n’en ont pas conscience, ils ne se soucient pas de leur guérison.
  25.    Si nous considérons le mot « monde » dans toute son extension, c’est un terme collectif qui recouvre les diverses passions. Quand nous voulons parler des passions en général, nous les appelons « le monde » ; et quand nous voulons les distinguer selon leurs noms particuliers, nous les appelons « les passions ». Les passions sont les eaux de ce fleuve qu’est le monde ; quand les passions disparaissent, le fleuve arrête son cours. Voici quelles sont ces passions : l’amour des richesses ; l’accumulation de toutes sortes d’objets ; le plaisir du corps, d’où procède la passion de l’union chamelle ; la soif des honneurs, qui engendre l’envie ; l’esprit de domination ; la vaine complaisance dans le faste qui accompagne l’exercice du pouvoir ; les parures et la frivolité ; [le désir de] la gloire qui vient des hommes, d’où procède la rancune ; la crainte de [ce qui fait souffrir] le corps. Quand s’arrête ce courant, le monde meurt. Dans toute la mesure où une partie de tout cela disparaît, le monde est chassé, ne possédant plus ce qui le faisait subsister. C’est pourquoi on a dit des saints : « Vivants, ils étaient morts. » En effet, vivant dans la chair, ils ne vivaient pas charnellement.
  26. Et toi, vois par quelles parties de toi-même tu es encore vivant, et tu sauras aussitôt par combien de ces parties tu vis encore pour le monde, et par combien d’entre elles tu es mort. Quand tu apprends ce qu’est le monde, tu peux savoir, grâce à ces distinctions, par combien de parties tu es attaché au monde, et par combien tu en es délivré. En résumé, le monde, c’est une conduite charnelle et la pensée de la chair (cf Rom.,8, 7). Celui qui s’est éloigné de ces choses sait qu’il a quitté le monde. Et l’on connaît que l’on est devenu étranger au monde à ces deux signes : l’excellence de la conduite et le changement des pensées de l’intellect. Par ce qui germe dans ta pensée au sujet des choses [extérieures], qui lui inspirent ses mouvements intérieurs, tu peux savoir quelle est la mesure de ta conduite. Quelles sont les choses vers lesquelles ta nature tend sans effort ? Quelles sont ses inclinations constantes, et lesquelles ne sont suscitées que par des circonstances accidentelles ? Ta pensée est-elle sensible aux réalités incorporelles, ou n’est-elle touchée que par ce qui est matériel ? Ces pensées relatives à la matière, sont-elles passionnées ? Ou bien ces pensées ne sont-elles que l’empreinte laissée par l’aspect corporel de l’effort vertueux? Car la pensée songe involontairement aux choses qui lui ont servi à pratiquer la vertu. De ces choses en effet, la pensée, sans qu’il y ait en cela rien de malsain, reçoit ce qui éveille sa ferveur et rassemble ses réflexions, car, pour s’exercer, et dans une bonne intention, elle préfère agir en se servant

du corps, sans toutefois y mêler de passion. Vois également si ta pensée n’est pas affectée quand elle est confrontée avec l’empreinte laissée [dans l’âme] par les pensées secrètes, parce qu’elle est davantage enflammée pour les choses divines, ce qui, ordinairement, retranche le souvenir des choses vaines.

  1. Les quelques indications que j’ai données dans ce chapitre doivent suffire à l’homme pour l’éclairer, et le dispenser [de la lecture] de nombreux livres, s’il vit dans L’hèsychiaet possède du discernement. La crainte pour le corps est souvent si forte chez l’homme qu’elle le rend incapable d’actes dignes d’honneur et de louange ; mais quand la crainte pour l’âme surpasse la crainte pour le corps, alors celle-ci fond comme la cire à la chaleur d’une flamme. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 31-32. Les degrés de la prière 

Sur les nombreuses formes de prière et sur les limites du pouvoir de l’intellect ; jusqu’où celui-ci a-t-il le pouvoir d’agir lui-même dans les différentes formes de prière, quelles sont les limites posées à la nature dans la prière tant qu’il est en son pouvoir de prier, et comment, lorsque ces limites sont dépassées, ce que l’on appelle encore prière n’est plus la prière .

GLOIRE à Celui qui a répandu abondamment ses dons sur les hommes ! Bien qu’ils soient des êtres de chair, il leur a donné de servir dans l’ordre des natures incorporelles ; il a rendu notre nature terrestre digne d’exposer ces mystères, et même des pécheurs tels que nous, qui sommes indignes d’en entendre seulement parler. Mais par sa grâce, il a ouvert une brèche dans la dureté de nos cœurs, pour que nous parvenions à les comprendre, grâce à la contemplation de la divine Écriture et à l’enseignement des saints Pères. Car, par mes propres combats, je n’ai pas été rendu digne d’expérimenter la millième partie des choses que j’ai écrites de ma main, et particulièrement de ce discours que je vais composer pour stimuler et illuminer nos âmes et celles de quiconque l’aura entre ses mains, en espérant que quelques-uns seront incités à désirer ce dont je parle, et ainsi à le mettre en pratique.

  1.    Autre chose est le plaisir (hèdonè)éprouvé dans la prière, et autre chose la vision divine (théôria) obtenue dans la prière. La seconde l’emporte en perfection sur le premier, comme l’homme adulte sur l’enfant. Il arrive que les versets d’un psaume deviennent doux dans la bouche, et que l’on répète continuellement ce même verset durant la prière, sans pouvoir passer au suivant, car on ne peut s’en rassasier [ — c’est ce que nous appelons plaisir éprouvé dans la prière]. Mais parfois, il arrive que de la prière naisse une certaine vision divine qui fait s’évanouir la prière sur les lèvres. Frappé de stupeur par cette vision, l’homme devient comme un corps privé de souffle. C’est là ce que nous appelons vision divine dans la prière ; ce n’est ni un produit de l’imagination, ni une illusion, comme le prétendent les sots.
  2.    Cette vision dans la prière comporte d’ailleurs des degrés divers et des dons différents. Mais, jusque-là, il s’agissait toujours de prière, car on n’était pas encore parvenu à ce stade où il n’y a plus de prière, mais un état supérieur à la prière. Les mouvements de la langue et du cœur dans la prière sont des clefs. Mais ce qui succède à leur usage, c’est l’entrée dans la chambre du trésor. Alors, toute lèvre et toute langue se taisent ; le cœur, qui contient les pensées, l’intellect, qui gouverne les sens, et la pensée, cet oiseau rapide et audacieux, font silence. Toute leur activité, toute leur industrie et toutes leurs recherches s’arrêtent, car le Maître de maison est là.

Sur la prière pure

  1.    De même que toutes les obligations des lois et des commandements que Dieu a donnés aux hommes ont leur terme dans la pureté du cœur, comme l’ont dit les Pères, de même toutes les formes et tous les modes de prière par lesquels les hommes s’adressent à Dieu ont leur fin dans la prière pure. Les lamentations, les protestations d’humilité, les supplications, les demandes secrètes, les douces larmes et toutes les autres formes de prière, comme je l’ai dit, se meuvent dans un domaine qui a pour limites la prière pure. Dès que l’intellect a atteint les limites de la prière pure et s’est avancé au-delà, il n’y a plus de prière, ni de mouvements intérieurs, ni de larmes, ni d’autorité, ni de liberté, ni de supplications, ni de souhaits, ni de désir pour aucune des choses que l’on peut espérer en ce monde ou en l’autre. Il n’y a plus de prière au-delà de la prière pure. Toute l’activité discursive de la prière et toutes ses formes ont conduit l’intellect jusque-là, par le pouvoir de la volonté libre. C’est pourquoi cette phase comportait des combats. Mais une fois la limite franchie, c’est la stupeur émerveillée, ce n’est plus la prière. Tout ce qui relève de la prière cesse, c’est maintenant une contemplation, et l’intellect cesse d’agir pour prier. Toute forme de prière implique une activité de l’âme, mais quand l’intellect en vient à être mû par l’Esprit-Saint, il cesse de prier.
  2.    Autre chose est la prière, autre chose la contemplation qui se lève durant la prière, même si Tune est la cause de l’autre. L’une est la semence, l’autre la gerbe que Ton moissonne. Et le moissonneur est stupéfait et demeure sans voix en constatant soudainement que les grains nus et minuscules qu’il a semés ont produit ces lourds épis. Et tandis qu’il les contemple, il demeure sans mouvement. Toute prière est soit supplication, soit demande, soit louange ou action de grâces. Examine s’il reste Tune de ces choses, ou quelque demande, quand l’intellect a franchi cette limite et est entré dans cette région [de la contemplation], Je pose la question à celui qui connaît la vérité. Il n’est pas donné à tous d’avoir ce discernement, mais seulement à ceux qui ont eu eux-mêmes cette vision et en ont été les ministres, ou qui, instruits par des Pères [qui en ont eu l’expérience], ont appris la vérité de leur bouche, et ont consacré leur vie à cette recherche et à s’instruire de tout cela.
  3.    De même que sur dix mille hommes, on en trouvera à peine un qui ait accompli les commandements et les préceptes dans une mesure appréciable, qui soit parvenu à la pureté et qui ait obtenu la sérénité de l’âme, de même on en trouvera difficilement un, parmi une multitude, qui, au prix d’une extrême vigilance, ait obtenu la prière pure, puis ait franchi cette limite, et soit entré dans ce mystère. Il n’est pas donné en effet à beaucoup d’atteindre à la prière pure, mais seulement à un petit nombre. Quant à ce mystère qui est caché au-delà, on trouvera difficilement un seul homme dans chaque génération qui y soit parvenu, par la grâce de Dieu.
  4.    La prière est une demande, un souci et un désir qui ont pour objet la délivrance des maux de ce monde ou du monde à venir ; elle peut aussi exprimer le désir de l’héritage [qu’ont reçu] les Pères, ou une demande du secours divin. Toutes les formes de prière se ramènent à ces mouvements de l’âme. Mais que la prière soit pure ou ne le soit pas, cela dépend de ceci : si, quand l’intellect se prépare à présenter à Dieu l’un de ces mouvements intérieurs, quelque considération étrangère ou quelque distraction vient s’y mêler, cette prière est qualifiée d’impure, parce qu’on a porté sur l’autel du Seigneur — cet autel spirituel qu’est le cœur — un animal qu’il n’est pas permis d’offrir. Mais si l’intellect s’unit avec ferveur à l’un de ces mouvements [de l’âme] durant le temps de la supplication, sous la pression des circonstances qui la font naître, et si, à cause de cette ardeur, l’œil de la foi fait pénétrer ce mouvement derrière le voile du cœur, alors les entrées de l’âme seront fermées aux pensées étrangères, à ces étrangers auxquels la Loi interdit l’accès de la tente du Témoignage (cf. Nombr.,16, 40). Tels sont le sacrifice du cœur que Dieu agrée et la prière pure. Là se situent leurs limites ; ce qui est au-delà ne peut plus être appelé prière.
  5.    Quelqu’un cependant pourra se souvenir de ce que les Pères appellent « prière spirituelle », sans comprendre le sens de leurs paroles, et dire : « Cela aussi fait partie du domaine de la prière. » Mais j’estime que si l’on recherche quelle en est la signification, on sera amené à dire que c’est un blasphème, de la part d’une créature, de prétendre que la prière spirituelle puisse être un acte de prière. Car toute prière que l’on fait est inférieure à ce qui est spirituel, et tout ce qui est spirituel est [un état et] non un acte. Et s’il est déjà difficile de prier d’une façon pure, que dire de la prière spirituelle ? Les saints Pères ont coutume de ranger tout bon mouvement et toute activité spirituelle sous le nom de prière ; et non seulement eux, mais ceux qui ont été illuminés par la connaissanceconsidèrent les bonnes actions comme une forme de prière. Et cependant, il est évident que la prière [proprement dite] est une chose, et les actions que l’on accomplit une autre. Souvent, certains appellent la prière spirituelle « contemplation », d’autres la nomment « connaissance », et d’autres encore « vision de l’intellect » (optasia noéra).Voyez-vous que les Pères emploient divers noms pour désigner les choses spirituelles ? Seules les choses de ce monde peuvent être désignées par des termes précis ; les réalités du monde à venir ne peuvent avoir de noms exacts et adéquats ; elles ne relèvent que d’une simple perception qui transcende tout nom, tout élément, toute figure, toute couleur, toute forme, toute appellation composée. C’est pourquoi, lorsque la connaissance de l’âme s’est élevée au-delà du monde visible, les Pères, tout en sachant que personne ne peut la nommer avec exactitude, emploient les termes qu’ils veulent pour désigner cette connaissance, afin de pouvoir fonder sur eux un discours « psychique ». Ils s’expriment alors comme en paraboles et en énigmes, ainsi que l’écrit saint Denys : « Nous usons de paraboles, de syllabes, de noms conventionnels et de mots pour manifester notre pensée de façon sensible, mais quand notre âme est attirée par l’opération du Saint-Esprit vers les choses divines, alors aussi bien nos sens que leur activité deviennent superflus, de même que nos facultés intellectuelles, lorsque l’âme est devenue semblable à la Divinité par une union incompréhensible et est illuminée dans ses élans par les rayons de la Lumière incompréhensible. »
  6.    Ainsi donc, mon frère, tu peux en être sûr : le pouvoir que possède l’intellect de diriger ses mouvements avec discernement a pour limite la pureté dans la prière. Quand l’intellect a atteint ce point, il peut soit revenir en arrière, soit s’arrêter de prier. La prière est ainsi un intermédiaire entre le stade psychique et le stade spirituel. Tant qu’il produit des mouvements, l’intellect est dans le stade psychique ; dès qu’il franchit la limite, il cesse de prier. De même que les saints, dans le monde à venir, ne prient plus, car leur intellect a été submergé par l’Esprit, mais demeurent en extase dans cette gloire qui les comble de délices, de même l’intellect, lorsqu’il lui a été donné de percevoir la béatitude future, s’oublie lui-même et oublie tout ce qui est terrestre, et ne peut plus être mû par la pensée de quoi que ce soit.
  7.    On peut donc dire avec assurance (parrhèsia) que toute vertu et toute forme de prière, corporelle ou mentale, relève de la libre volonté ; il en est de même de [l’activité propre de] l’intellect, qui domine sur les sens. Mais dès que l’Esprit règne sur l’intellect, ce régisseur des sens et des pensées, la nature humaine est privée de sa libre volonté, elle passe sous la conduite d’un autre et ne se dirige plus elle-même. Comment y aurait-il encore là de la prière, alors que la nature humaine ne possède plus de pouvoir sur elle-même, mais est conduite par une force extérieure sans savoir où ? La nature ne dirige plus les mouvements de l’intellect selon sa volonté, mais elle est réduite en captivité, et elle est menée là où la perception des sens s’arrête. L’homme en effet n’a plus de volonté, si bien qu’il ne sait plus s’il est dans son corps ou hors de son corps, comme l’Écriture l’atteste (cf. 2 Cor.,12, 2). Un homme peut-il encore prier quand il est ainsi captif et n’a plus conscience de lui-même ?
  8.    Que nul ne blasphème en prétendant que la prière spirituelle dépend de la volonté. Les Messaliensrevendiquent pour eux-mêmes cette audace, en prétendant, dans leur profonde ignorance, qu’ils sont capables de prier à volonté la prière spirituelle. Mais les humbles et les sages se soumettent à l’enseignement des Pères, connaissent les limites de la nature, et ne laissent pas leurs pensées s’abandonner à une telle audace.
  9.    Question.— « Mais pourquoi, alors, donne-t-on le nom de prière à cette grâce ineffable, si elle n’est pas une prière ? »

Réponse. — La raison en est, dirons-nous, que c’est au temps de la prière que cette grâce est accordée à ceux qui en sont dignes, et que c’est dans la prière qu’elle a son point de départ. En effet, selon le témoignage des Pères, il n’est pas d’autre moment qui soit propre à la visite de cette glorieuse grâce que le temps de la prière. Si l’on donne à cet état béni le nom de prière, c’est donc parce que c’est à partir de la prière que l’intellect y est amené, et parce que la prière est son point de départ, et qu’il n’advient en aucune autre occasion, selon les écrits d’Evagre et des autres Pères. Et de fait, nous voyons qu’un grand nombre de saints ont été ravis en esprit alors qu’ils se tenaient en prière, comme il est raconté dans les récits de leur vie.

  1.    Et si quelqu’un demande pourquoi ces dons si grands et ineffables ne sont accordés qu’au temps de la prière, nous répondrons : parce qu’alors, plus qu’à tout autre moment, l’homme est prêt [à les recevoir] et est rassemblé en lui-même afin de diriger vers Dieu toute son attention, en désirant et en attendant sa miséricorde. En bref, la prière est le temps où l’on se tient devant la porte du Roi pour le supplier, et la demande de celui qui répand alors ses implorations et ses supplications pourra être entendue. En vérité, à quel autre moment un homme serait-il aussi bien préparé et attentif qu’au temps de la prière ? Ou bien conviendrait-il que cela lui soit accordé au moment où il dort, où il travaille, ou quand son intellect est distrait ? En effet, bien que les saints ne prennent jamais de loisir, parce qu’à tout moment ils sont adonnés aux choses spirituelles, il y a des moments où ils ne sont pas prêts à prier, parce qu’alors ils méditent des passages historiques des Ecritures, ou s’appliquent à la contemplation des êtres créés, ou à d’autres choses utiles. Mais au temps de la prière, le regard de l’intellect n’est attentif qu’à Dieu seul, tous ses mouvements sont tendus vers lui, et [l’homme] lui présente les supplications qui jaillissent de son cœur avec un zèle et une ferveur de tous les instants. C’est donc à ce moment, quand l’âme ne se soucie que d’une seule chose, que la bienveillance divine peut se répandre sur elle.
  2. Nous voyons que lorsque le prêtre s’est préparé et se tient debout en prière, en appelant la faveur de la Divinité, en la suppliant et en rassemblant son intellect, le Saint-Esprit vient sur le pain et sur le vin déposés sur l’autel. A Zacharie également, l’ange apparut au temps de la prière et lui annonça la conception de Jean (cf Le,1, 10-11). C’est aussi lorsqu’il était en prière sur la terrasse à la sixième heure que Pierre eut la vision qui lui révéla l’appel des nations en lui montrant une nappe remplie d’animaux qui descendait du ciel (cf. Act.,10, 9 ss.). Et c’est quand il priait que Corneille vit un ange qui lui révéla ce qui était écrit à son sujet (cf. Act., 9, 1-3). C’est également quand Josué, fils de Navé, était en prière, prosterné face contre terre, que Dieu lui parla (cf Jos., 5, 14-15). Et sur l’arche d’alliance était placé le propitiatoire, d’où le grand-prêtre recevait de Dieu, en révélation, la réponse à ses demandes lorsque, une fois par an, il entrait dans le sanctuaire intérieur (cf Lév., 16, 3-34 ; Nombr., 7, 89), au moment redoutable de la prière, tandis que les tribus des enfants d’Israël étaient rassemblées et se tenaient en prière avec crainte et tremblement dans la tente extérieure. Et quand le grand-prêtre était prosterné face contre terre, on entendait la voix de Dieu venant du propitiatoire placé sur l’arche, en une redoutable et ineffable révélation. Combien redoutable était le mystère célébré durant cette cérémonie !

Ainsi, toutes les révélations et toutes les visions dont les saints furent favorisés se produisirent au temps de la prière.

  1. Quel [autre] temps pourrait être aussi saint, et aussi adapté par sa sainteté à la réception des dons [divins], que le temps de la prière où l’homme parle avec Dieu ? A ce moment, quand nous adressons à Dieu nos demandes et nos supplications et lui parlons, l’homme rassemble nécessairement tous les mouvements et toutes les pensées [de son âme] et s’entretient avec Dieu seul, et son cœur est abondamment rempli de Dieu. À partir de là, le Saint-Esprit suscite en lui des perceptions qui dépassent toute compréhension, en prenant occasion de cette prière, dans la mesure où l’homme est susceptible de cette motion. Ainsi, par l’effet de ces perceptions, la prière est arrêtée dans son mouvement, et l’intellect est absorbé dans un émerveillement plein de crainte, si bien qu’il en oublie l’objet de sa demande. Les mouvements de l’intellect sont plongés dans une profonde ivresse, et l’homme n’est plus de ce monde. Il n’a plus de perception distincte ni du corps, ni de l’âme, ni d’aucun souvenir de quoi que ce soit. Comme le dit [Evagre], « la prière est la pureté de l’intellect qui n’est arrêtée que par la lumière de la Sainte-Trinité, moyennant un émerveillement plein de crainte. » Tu vois comment la prière est arrêtée par la stupeur qui naît quand on obtient ce qui était demandé dans la prière, comme je l’ai dit au début de ce discours et en beaucoup d’autres endroits. Le même [Évagre] a dit encore : « La pureté de l’intellect est le haut vol des facultés spirituelles, pareil à la nuance du ciel dans lequel se lève, au temps de la prière, la lumière de la Sainte-Trinité. »
  2. Question. « Quand un homme est-il jugé digne de la plénitude d’une telle grâce ? »

Réponse. — « Quand l’intellect se dépouille du vieil homme et revêt le nouveau par la grâce ; alors, au temps de la prière, il voit son propre état pareil au saphir ou à la couleur du ciel ; c’est ce que les anciens d’Israël ont appelé le Lieu de Dieu, quand il leur apparut sur la montagne (cf. Ex., 24, 9-11). »

  1.    Ainsi donc, comme je l’ai dit, ce don ne doit pas être appelé « prière spirituelle ». Mais alors, comment le nommer ? Fruit de la prière pure, lorsqu’elle est submergée par l’Esprit. L’intellect s’est élevé au-delà de la prière et, ayant rencontré une chose plus excellente, il cesse de prier. A partir de là, il n’y a plus de prière, mais un regard accompagné de stupeur sur une réalité sans composition qui n’appartient pas au monde des mortels, et la prière se tait dans l’ignorance de tout ce qui est de la terre. C’est là l’ignorance supérieure à toute connaissance dont Évagre a dit : « Bienheureux celui qui a atteint, dans la prière, à l’ignorance qui ne peut être dépassée. » Puissions-

DISCOURS 33. LES CONDITIONS D’UNE PRIÈRE ARDENTE

Au sujet de la prière et de diverses choses nécessaires pour garder le souvenir continuel [de Dieu], lesquelles sont utiles de diverses manières, si on les lit avec discernement et si on les met en pratique

L’UN des plus excellents effets du don de la foi est de nous donner la certitude [de l’exaucement] des demandes que nous formulons dans la prière, parce que nous avons mis notre espérance en Dieu. La certitude que procure la foi en Dieu ne vient pas de l’exactitude de notre profession de foi, bien que celle-ci soit la mère de la foi, mais de ce que l’âme voit la vérité divine grâce au genre de vie qu’elle mène. Lorsque les saintes Écritures disent que la foi est étroitement liée à la manière dont on vit, ne crois pas que la foi dont il s’agit soit la [simple] rectitude de la profession de foi ; jamais en effet la foi qui donne la certitude intime (plèrophoria) de l’espérance ne peut être possédée par les non-baptisés ou par ceux dont la pensée est corrompue en ce qui concerne la vérité. La certitude intime de la foi se révèle aux âmes élevées en proportion de leur souci de vivre selon les commandements du Seigneur.

  1. La méditation continuelle de l’Écriture est la lumière de l’âme, car elle y imprime des souvenirs qui sont utiles pour se garder des passions et pour demeurer dans l’amour de Dieu et la prière pure. En outre, elle nous montre le chemin de la paix tracé devant nous par les pas des saints. Mais ne place pas ta confiance dans la récitation des versets [de l’Écriture], quand ils ne sont pas accompagnés d’un grand éveil [de l’âme] et d’une continuelle componction, que ce soit dans les prières ou dans les lectures que tu accomplis à n’importe quel moment.
  2.    Tu dois accepter les paroles qui procèdent de l’expérience, même si celui qui les prononce est sans instruction. Car les rois de la terre ne dédaignent d’accroître leurs immenses trésors de l’obole d’un mendiant, et les petits ruisseaux font les grandes rivières, qui se gonflent de leur apport.

Sur la garde de la mémoire

  1.    S’il est vrai que le souvenir des hommes vertueux renouvelle en nous [l’attrait pour] la vertu, lorsque nous pensons à eux, il est évident que celui des débauchés réveille dans notre pensée les désirs mauvais, quand nous évoquons leur souvenir. En effet, le souvenir des uns et des autres imprime et inscrit dans notre pensée les traits caractéristiques de leurs actions, et il nous montre comme du doigt soit la honte de leurs actes, soit la noblesse de leur comportement, selon qu’ils sont vertueux ou débauchés. Cela fortifie en nous les pensées et les mouvements [intérieurs] venant soit de droite, soit de gauche. Nous songeons à eux dans le secret de notre pensée, et dans cette rumination intérieure, les particularités de leur manière de vivre nous sont représentées, de telle sorte que nous sommes contraints de les voir constamment. Ainsi, non seulement le fait de penser à ce qui est mal blesse l’homme qui s’y livre, mais aussi la vue et le souvenir de ceux qui accomplissent de mauvaises actions. À l’inverse, ce n’est pas seulement l’activité vertueuse elle-même qui aide grandement celui qui la pratique, mais aussi les images que forme dans la pensée le souvenir des hommes qui vivent vertueusement.
  2.    Tout cela peut nous faire comprendre que ceux qui sont près d’atteindre le degré de la pureté sont jugés dignes de voir constamment certains saints durant leur contemplation nocturne, et qu’à tout moment durant le jour la vision de ces saints, qui est gravée sur leurs âmes, devient pour eux un sujet de joie grâce à la méditation spirituelle de leur pensée. A cause de cela, ils entreprennent avec ferveur la pratique de la vertu, et un désir ardent de la vertu descend sur eux. Ils disent que les saints anges prennent l’apparence de certains saints, d’hommes vénérables et bons, et qu’ils se manifestent ainsi à l’âme en songe durant son sommeil, quand ses pensées échappent à tout contrôle, pour la remplir de joie et d’allégresse ; et durant le jour, les anges ne cessent de susciter les mêmes images comme objets de leur contemplation. Ainsi, la joie que leur procurent les saints allège leur labeur [spirituel] et [les aide] dans leur combat incessant. [En revanche,] chez celui qui a l’habitude de ruminer de mauvaises pensées, les démons suscitent des images à leur ressemblance ; ils revêtent en effet de semblables apparences et montrent à l’âme des représentations imaginaires qui la remplissent d’effroi, en se servant souvent de souvenirs de ce qu’elle a vu dans la journée. Tantôt, par ces visions redoutables, ils terrorisent l’âme et brisent ses forces, tantôt ils lui représentent la difficulté de la vie hésychaste et solitaire, et bien d’autres choses.
  3. Ainsi donc, frères, veillons sur nos souvenirs, et qu’ils nous soient un signe auquel nous reconnaissons l’état de notre âme ; pour cela, employons-nous dès maintenant à toujours discerner, parmi les souvenirs que nous repassons dans notre pensée, ceux que nous pouvons entretenir, et ceux que nous devons chasser au plus vite, dès qu’ils apparaissent dans notre pensée. Peut-être en effet ont-ils été prémédités par les démons pour fournir une matière à nos passions de convoitise ou d’agressivité, ou ont-ils été envoyés par les saints anges pour nous donner un motif de joie, [accroître] notre connaissance, exciter notre zèle grâce aux pensées que suscite leur proximité ; les impressions qui ont été d’abord perçues par les sens suscitent dans l’âme des pensées qui correspondent à l’une ou l’autre sorte de souvenirs. Nous devons connaître par expérience ces deux sortes, bien savoir les discerner d’après leur aspect, leurs paroles, leur manière d’agir, et nous saurons alors quelle prière spécifique formuler en fonction de chacune d’elles.

Sur les deux sortes d’amour

  1.    L’amour qui a sa cause dans les choses [terrestres] ressemble à une petite lampe alimentée par de l’huile, dont dépend sa lumière ; ou encore, il est semblable à un torrent qui coule lorsqu’il pleut, mais qui se tarit dès qu’il n’est plus alimenté par la pluie. Mais l’amour qui a sa cause en Dieu est comme une source jaillissante dont le flot jamais ne s’arrête, car Dieu est l’unique source de l’amour, si bien qu’elle est toujours alimentée.

Comment on doit prier sans distractions

  1.    Veux-tu être comblé de délices en récitant les psaumes de ta liturgie, et être sensible aux paroles inspirées par l’Esprit que tu prononces ? Ne recherche pas la quantité, ne tiens aucun compte de la métrique des versets, mais dis-les vraiment comme une prière. Ne les récite pas par cœur comme [on le fait] d’habitude. Comprends ce que je veux dire. En ce qui concerne les passages de caractère historique, lis-les en y voyant des actions de la Providence de Dieu, et que ta pensée les contemple et les rumine jusqu’à ce qu’il en comprenne le sens profond, et qu’ainsi ton âme se réveille, soit plongée dans l’émerveillement devant la divine économie, et soit ainsi portée à glorifier Dieu ou à s’affliger d’une façon qui lui soit profitable. Si tu rencontres un passage qui soit une prière, prends-le à ton compte, et quand ta pensée aura été rendu stable de cette façon, la confusion cédera la place et s’en ira. La paix de l’esprit ne s’obtient pas par un travail d’esclave, et la liberté des fils n’engendre ni trouble ni confusion. La confusion a coutume d’empêcher de goûter ce que l’on comprend et ce que l’on perçoit et de les dépouiller [de leur saveur], de même que la sangsue aspire la vie des corps en suçant le sang de leurs membres. En vérité, on doit appeler la confusion, s’il est permis, le char du Diable, car Satan, tel un cocher, a coutume de la conduire et de mener avec elle toute la troupe des passions, d’envahir la malheureuse âme, et de la faire sombrer dans la confusion. Et comprends également ceci avec discernement : quand tu dis les versets des psaumes, ne le fais pas comme un homme qui récite les paroles d’un autre, afin de ne pas avoir l’impression que le pénible labeur de ta récitation s’allonge interminablement, et de ne pas passer complètement à côté de la componction et de la joie qu’ils recèlent ; mais prononce-les comme tes propres paroles, afin de supplier [Dieu] avec componction et d’en bien discerner le sens, comme un homme qui comprend vraiment ce qu’il fait.

D’où vient l’acédie, et d’où vient la distraction

  1.    L’acédie vient de la distraction de l’esprit, et celle-ci est engendrée par l’inaction, l’abandon de la lecture, les vaines conversations, ou par un estomac trop chargé.

Qu’il nefaut pas s’opposer aux pensées par la contradictionmais se prosterner devant Dieu.

  1.    Si l’on n’oppose pas la contradiction aux pensées que l’Adversaire sème en nous, mais si l’on refuse tout dialogue avec elles en adressant à Dieu sa supplication, c’est un signe que l’intellect a trouvé la sagesse qui vient de la grâce, et que sa vraie connaissance l’a délivré de beaucoup agir par lui-même ; il a découvert le raccourci qui lui épargne les détours d’une longue route. Nous n’avons pas toujours en effet la force d’opposer aux pensées qui nous combattent la contradiction de manière à les faire taire, et souvent elles nous infligent des plaies qui sont longues à guérir. Crois-tu pouvoir argumenter contre des adversaires qui ont six mille ans? Tu ne fais que leur fournir les moyens de te tourmenter bien au-delà de ce que peuvent leur opposer ta sagesse et ta prudence, et même si tu parvenais à les vaincre [par la contradiction], ta pensée resterait souillée par ces pensées, et leur puanteur s’attachera longtemps à tes narines. En revanche, si tu emploies la première manière de faire, tu seras libéré de tout cela et de toute crainte, car il n’est pas d’autre secours que Dieu.

Sur les larmes

  1. Les larmes pendant la prière sont un signe que l’âme a obtenu la miséricorde divine grâce à son repentir, que celui-ci a été accepté, et que par ses larmes elle a commencé à pénétrer dans la plaine de la pureté. Mais si elle ne retranche pas les pensées relatives aux choses transitoires, si elle ne renonce pas à toute espérance en ce monde, si le mépris du monde n’a pas été éveillé en elle, si elle n’a pas commencé à faire de bonnes provisions en vue de son départ [de ce inonde], si des pensées relatives aux choses de l’au-delà n’ont pas commencé à naître en elle, ses yeux ne peuvent pas verser des larmes. En effet, les larmes naissent d’une méditation pure et sans distraction, de réflexions continuelles et dont on ne s’écarte pas, et du rappel de quelque chose de subtil qui se produit dans l’esprit et dont le souvenir attriste le cœur. Ces choses produisent les larmes en abondance, et celles-ci ne cessent d’augmenter.

Sur le travail des mains et l’amour de l’argent

  1. Lorsque tu demeures dans l’hèsychiaet que tu te tournes vers le travail des mains, ne prends pas le commandement des Pères [de pratiquer l’aumône] comme prétexte pour couvrir ton amour de l’argent. Travaille un peu pour échapper à l’acédie, mais de façon à ne pas troubler ton intellect. Mais si tu désires travailler davantage pour faire l’aumône, sache que la prière occupe un rang plus élevé que l’aumône. Si c’est à cause des besoins de ton corps, s’ils ne sont pas insatiables, sache que ce que Dieu t’accorde doit te suffire. Dieu en effet n’a jamais laissé ses serviteurs manquer des choses transitoires : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, a-t-il dit, et toutes ces choses vous seront données avant même que vous les demandiez » (Mt., 6, 33). Un saint a dit : « Il n’est pas dans l’ordre de la vie solitaire qui est la tienne de nourrir les affamés et de faire de ta cellule une hôtellerie pour les étrangers. C’est le rôle de ceux qui vivent dans le monde et il est bien qu’ils le fassent, mais ce n’est pas celui des anachorètes, qui sont libres à l’égard des choses visibles, et gardent leur intellect par la prière. »

DISCOURS 34. LES MÉTANIES, L’AMOUR DE L’HÈSYCHIA ET LE SOUVENIR DE LA MORT

Sur les métanies et d’autres sujets

NE considère pas comme de la paresse, parce que cela t’amène à abandonner la récitation des psaumes, le fait de prolonger une prière recueillie et sans distraction. Plus que la pratique de la psalmodie, aime les métanies durant la prière. Quand la prière te sera donnée, elle tiendra la place de ta liturgie. Et quand, au cours de ta liturgie, tu recevras le don des larmes, ne crois pas que les délices qu’elles renferment l’interrompent, car le don des larmes est la plénitude de la prière.

  1. Au temps où ta pensée est dispersée, persévère dans la lecture plutôt que dans la prière. Tous les écrits, d’ailleurs, ne sont pas profitables pour la concentration de l’intellect. Préfère de beaucoup L’hèsychiaà toutes les activités. Autant que possible, donne la préférence à la lecture sur la station debout, car elle est la source de la prière pure. Ne néglige cependant pas la station debout, et sois vigilant à l’égard de la dispersion [des pensées]. La récitation des psaumes est la racine de ton genre de vie. Sache aussi que l’ascèse corporelle est plus utile que la récitation des psaumes faite avec un esprit distrait, mais que l’affliction de l’esprit l’emporte sur l’ascèse corporelle. Au temps de la négligence, veille [sur tes pensées] et excite un peu ton zèle, car le zèle réveille puissamment le cœur et réchauffe les pensées de l’âme. La faculté irascible de l’âme (thymos), au temps de la négligence, aide la nature à s’opposer à la convoitise (épithymia), car elle réchauffe la froideur de l’âme. La négligence s’introduit ordinairement en nous par l’une de ces causes : un estomac trop chargé, ou des travaux excessifs.
  2.    Le bon ordre dans les activités est une lumière pour l’esprit. Rien n’égale le fait d’agir avec connaissance[dans ce domaine]. Que toute prière que tu offres durant la nuit soit plus précieuse à tes yeux que toutes tes activités de la journée. Ne charge pas ton estomac, pour que ta pensée ne sombre pas dans la confusion et ne soit pas troublée par les distractions quand tu veilles la nuit ; pour que tes membres ne soient pas sans énergie et que tu ne tombes pas toi-même dans une langueur efféminée ; et aussi, pour que, ton âme étant enténébrée et tes pensées dans l’agitation, tu ne puisses aucunement les rassembler quand tu liras les psaumes, à cause de cet obscurcissement ; rien n’aurait plus alors de goût pour toi et tu perdrais la douce saveur de ta récitation des psaumes, que ton intellect goûtait avec tant de plaisir grâce à l’agilité et à la luminosité de ta pensée. Si le bon ordre de ta nuit est ainsi troublé, ton intellect sera également dans la confusion durant les activités de la journée, il s’avancera dans les ténèbres et ne trouvera plus ses délices dans la lecture, comme il en avait l’habitude. Ce sera comme une tempête qui s’abattra sur ses pensées, qu’il entreprenne de prier ou de méditer. En effet, le plaisir [spirituel] qui est accordé aux ascètes durant le jour découle de la pureté que leur intellect a obtenu grâce à son activité nocturne. L’homme qui n’a pas l’expérience d’une hèsychiaprolongée ne peut s’attendre à progresser dans la connaissance des biens [que procure] l’ascèse, fût-il un grand sage et un maître ayant déjà accompli beaucoup d’actes de vertu.
  3.    Veille à ne pas trop épuiser ton corps, poiir que la négligence ne prenne pas le dessus et ne refroidisse pas ton âme, en l’empêchant de goûter la saveur de ses activités. Chacun doit peser comme sur une balance sa façon de se comporter.

Au temps où tu es rassasié, garde-toi d’être trop libre avec toi-même. Observe une chaste réserve quand tu satisfais aux nécessités [de ton corps] ; surtout, sois chaste et pur lorsque c’est l’heure de dormir ; veille non seulement sur tes pensées, mais aussi sur tes membres. Garde-toi de la suffisance quand se produisent [en toi] d’heureux changements l6°. [Pour te garder] contre les ruses subtiles de la suffisance, applique-toi, dans ta prière, à montrer au Seigneur ta faiblesse et ton ignorance, afin qu’il ne t’arrive pas de subir des tentations honteuses. En effet, la fornication suit l’orgueil, et l’égarement suit la suffisance.

  1. En ce qui concerne le travail de tes mains, mesure-le à tes besoins, ou plutôt de façon à sauvegarder ton hèsychia.Ne laisse pas s’affaiblir ta confiance en Celui qui pourvoit à tes besoins, car il dispose merveilleusement toutes choses en faveur de ceux qui lui sont proches, et il fournit le nécessaire, en raison de leur confiance, à ceux qui demeurent dans le désert inhabité, sans qu’il soit besoin du travail de leurs mains. Mais, lorsque le Seigneur te montre ainsi sa bienveillance en ce qui concerne les besoins de ton corps, sans que tu aies à travailler, alors que tu combats en te souciant uniquement de ton âme, [il peut arriver] que se lève en toi, par la ruse du Diable meurtrier, la pensée que tout cela t’est accordé en raison de ton mérite. Mais si tu consens à cette pensée, aussitôt Dieu cessera de pourvoir à tes besoins et une foule de tentations fondra sur toi, soit du fait de la négligence [du frère] qui t’assiste, soit en raison des peines et des maladies qui recommenceront à affliger ton corps. Assurément, Dieu ne cesse pas de s’occuper de toi simplement quand une telle pensée se lève en toi, mais seulement si ta pensée y persiste. En effet, Dieu ne châtie pas l’homme et ne le juge pas quand se lève en lui une pensée involontaire, ni même s’il s’accorde un moment avec elle. Et si, au moment où la passion va nous percer de son aiguillon, la componction la devance, le Seigneur ne nous tient pas rigueur de notre négligence. Mais il tient compte de ce que notre pensée a vraiment accepté, de ce qu’elle a froidement regardé en face, de ce qu’elle a jugé lui être convenable et profitable, et n’a pas considéré comme une redoutable tentation. Mais nous, adressons sans cesse cette prière au Seigneur : « Ô Christ, toi qui es la Vérité en plénitude, que ta vérité se lève dans nos cœurs, et que nous sachions marcher dans ta voie, selon ta volonté. »
  2. Quand une pensée mauvaise est semée en toi, concernant soit des choses auxquelles tu ne songeais pas, soit des choses auxquelles tu étais déjà prédisposé, et si elle se présente sans cesse à ton intellect, sache avec certitude qu’elle recèle pour toi un piège. Sois éveillé, tiens-toi alors en garde. Mais si c’est une pensée de droite [qui te vient], si elle est bonne, sache que Dieu veut te faire participer à la Vie, et que c’est pour cela qu’elle te revient sans cesse, d’une façon inhabituelle. Et si c’est une pensée entourée d’obscurité, et que tu hésites à son sujet, ne pouvant discerner clairement si elle est de ton parti ou si c’est un voleur, si elle est un secours ou si elle va te tendre des embûches en se cachant sous une apparence de bien, prépare-toi à la combattre en priant intensément et ardemment, nuit et jour, en multipliant les agrypnies. Ne la rejette pas, et n’y consens pas non plus, mais prie avec zèle et ferveur à son sujet, et ne cesse pas d’invoquer le Seigneur, et Lui te montrera de quel parti elle est.

Sur le silence

  1. Plus que toutes choses, aime le silence, car il t’apporte un fruit que la langue est impuissante à décrire. Commençons par nous faire violence pour nous taire, et ensuite de notre silence même naîtra en nous quelque chose qui nous amènera au silence. Que Dieu te donne de ressentir ce quelque chose qui naît du silence ! Si tu commences à t’adonner à cette pratique, je ne sais combien de lumière se lèvera en toi. On raconte au sujet de l’admirable Arsène, que, lorsque les pères le visitaient et que les frères venaient le voir, il s’asseyait avec eux en gardant le silence, puis les congédiait en silence. Ne crois pas qu’il agissait ainsi par sa seule volonté, même si au début il devait se faire violence pour cela ; mais, au bout de quelque temps, un certain plaisir naît dans le cœur du fait de la pratique de cette manière d’agir, et le corps est amené comme par force à se tenir en silence. De cette pratique naît aussi en nous une abondance de larmes, qui accompagnent la merveilleuse et divine vision (théôria) de quelque chose que le cœur ressent distinctement. Tantôt en se donnant de la peine, tantôt du fait de son émerveillement, le cœur devient humble et comme un petit enfant, et dès qu’il se met à prier, les larmes jaillissent en abondance. Grand est l’homme qui, par la patience de ses membres, a acquis d’admirables dispositions habituelles au-dedans de son âme. Si tu places toutes les œuvres de la vie monastique sur l’un des plateaux d’une balance, et le silence sur l’autre, tu verras que celui-ci pèse davantage. Nombreuses sont les directives des Pèresqu’il n’est plus nécessaire qu’un homme suive laborieusement quand il s’approche du silence, et leur pratique lui devient alors superflue ; il est au-dessus d’elles, car il est proche de la perfection.
  2. Le silence est aussi un auxiliaire de l’hèsychia.Comment cela ? Parce qu’il est impossible, quand nous habitons dans un endroit où beaucoup d’autres demeurent, de ne pas être abordé par quelqu’un. Même Arsène, semblable aux anges, qui aimait L’hèsychiaplus que quiconque, ne pouvait l’éviter. Nous-mêmes, nous sommes obligés de rencontrer les pères et les frères qui demeurent avec nous ; souvent ces rencontres sont inattendues ; on ne peut pas s’abstenir d’aller à l’église ou en d’autres lieux. Cet homme bienheureux, voyant qu’il est impossible d’éviter ces rencontres lorsque d’autres se trouvent à proximité, et ayant constaté qu’il était souvent impossible, quand on demeure quelque part, de s’éloigner localement du voisinage des hommes et des moines qui habitent au même endroit, [cet homme, dis-je,] apprit de la grâce ce moyen : le silence continuel. Et s’il arrivait qu’il soit obligé d’ouvrir sa porte à quelques-uns, ils se réjouissaient de seulement le voir, mais entre eux un entretien et l’usage de la parole devenaient superflus. Beaucoup de Pères, seulement en le voyant ainsi, devinrent capables de veiller sur eux-mêmes, et ils reçurent un accroissement de richesses spirituelles du fait de l’enseignement que leur apporta la simple vue de ce bienheureux. Plusieurs d’entre eux gardèrent un caillou dans la bouche, ou s’attachèrent par une corde au mur de leur cellule, ou s’épuisèrent à jeûner lorsqu’ils voulaient sortir pour rencontrer les hommes, car la faim est très utile pour empêcher la dissipation des sens.
  3.    J’ai rencontré, frère, beaucoup de Pères, grands et admirables, qui portaient plus d’attention à la discipline de leurs sens et au bon comportement de leur corps qu’aux pratiques ascétiques. En effet, c’est de cela que naît le bon ordre des pensées. Beaucoup de causes influent sur l’homme hors de sa volonté et l’amènent à agir d’une façon qui ne dépend pas de sa liberté, et s’il ne s’est pas habitué d’avance à veiller très attentivement et continuellement sur ses sens, elles l’empêcheront longtemps de rentrer en lui-même et de retrouver l’état paisible qu’il possédait auparavant.
  4.    Ce qui fait progresser le cœur, c’est la méditation de l’objet de son espérance. Ce qui fait progresser dans la vie monastique, c’est le détachement de toutes choses. Le souvenir de la mort est une bonne entrave pour les membres extérieurs. Le stimulant de l’âme est la joie que l’espérance fait fleurir dans l’âme. Ce qui accroît la connaissance, ce sont les mises à l’épreuve constantes auxquelles l’intellect est soumis chaque jour lui-même du fait du double changement [qu’il subit, du bien au mal, et du mal au bien]. Si parfois l’isolement nous fait tomber dans l’acédie — ce que [Dieu] peut permettre par économie—, nous avons pour consolation une espérance qui surpasse toute parole, grâce à la foi que nous possédons dans nos cœurs. L’un des Pères théophores a dit excellemment : « Un ardent amour pour Dieu est une consolation suffisante pour celui qui croit, même s’il va perdre la vie. En effet, disait-il, quel dommage les tribulations peuvent-elles causer à celui qui, à cause des biens à venir, a complètement méprisé les délices et le repos de cette vie ? »
  5.    Je te prescris ceci, frère : Que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’à ce que tu sentes en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve pour le monde. Que notre propre état devienne ainsi un miroir dans lequel nous contemplerons en nous-mêmes la ressemblance et l’empreinte véritable de ce qui appartient par nature à la divine essence. Par elles et par ce qui leur ressemble, nous sommes illuminés et nous nous approchons de Dieu avec un intellect limpide. Un cœur dur et sans miséricorde ne peut parvenir à la pureté. Un homme miséricordieux est le médecin de sa propre âme, car il chasse de son intérieur le sombre nuage des passions, comme par un vent violent. La miséricorde est un bon placement auprès de Dieu, selon la parole de l’Évangile de Vie : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt.,5, 7).
  6.    Quand tu t’approches de ta couche, dis-lui : O ma couche, peut-être cette nuit seras-tu mon tombeau. J’ignore si au lieu du sommeil temporel ne va pas venir pour moi le sommeil éternel. [Et dis, en t’adressant à toi-même :] Tant que tu as des pieds, cours pour mener à bien ton œuvre, avant d’être entravé dans ces liens dont il est impossible de se défaire. Tant que tu as des doigts, fais sur toi quand tu pries le signe de la croix, avant que ne vienne la mort. Tant que tu as des yeux, remplis-les de larmes, avant que ne les recouvre la poussière. De même en effet que la rose expire et se flétrit sous un souffle de vent, de même [il suffit qu’un souffle emporte] un seul des éléments qui sont en toi, et tu meurs. Mets dans ton cœur, ô homme, la pensée que tu dois t’en aller. Ne cesse pas de te dire : Voici que le messager qui me poursuit se tient à la porte. Pourquoi rester immobile ? Le départ est pour l’éternité, et il n’y aura pas de retour.
  7.    Celui qui aime à s’entretenir avec le Christ aime être seul (monastikos). Mais celui qui aime s’attarder en nombreuse compagnie est ami de ce monde. Si tu aimes le repentir, aime aussi L’hèsychia.En effet, ailleurs que dans L’hèsychia,il est impossible d’obtenir un parfait repentir. Mais si quelqu’un prétend le contraire, ne discute pas avec lui. Si tu aimes L’hèsychia, la mère du repentir, aime et accepte avec joie les petits désagréments corporels, les âpres critiques et les injustices endurés pour elle. Sans une telle disposition, tu ne pourras vivre dans L’hèsychia librement et sans trouble. Mais si tu méprises [ces critiques], tu auras part à l’hèsychia selon la volonté de Dieu, et tu y demeureras comme Dieu le veut. Le désir ardent [de celui qui vit dans] L’hèsychia est l’attente continuelle de la mort. Quiconque s’engage dans L’hèsychia sans y songer sans cesse ne pourra supporter ce que nous devons souffrir et endurer de tous côtés.
  8.    Sache, toi qui es doué de discernement, que ce n’est pas pour accomplir toutes les œuvres que prescrivent les règles monastiques que nous demeurons seuls avec notre âme dans L’hèsychiaet la réclusion. Il est bien connu en effet que la vie menée en commun avec beaucoup d’autres facilite cette observance [des règles], parce qu’elle n’affaiblit pas la vigueur du corps. Mais si cette vie en commun était nécessaire, certains d’entre les Pères n’auraient pas délaissé la compagnie et la communauté des hommes, les uns en allant demeurer dans les tombeaux, les autres en s’enfermant dans une cellule solitaire, où ils épuisaient leur corps et le rendaient incapable d’observer ces règles, tant il était accablé de fatigue et de souffrances corporelles ; s’ils venaient à être atteints de graves maladies, ils les supportaient avec joie leur vie durant. Us ne pouvaient même plus se tenir sur leurs pieds, ni dire les prières accoutumées, ni prononcer des doxologies de leur propre bouche ; ni psaumes, ni rien d’autre ne pouvait plus sortir de leurs lèvres. L’épuisement de leur corps et L’hèsychialeur suffisaient et leur tenaient lieu de toute règle. Tel était leur genre de vie tout au long de leur existence. Malgré cette inactivité apparente, aucun d’eux ne désirait abandonner sa cellule, ni, parce qu’ils ne pouvaient plus observer les règles, sortir au dehors, ou aller dans les églises pour se réjouir d’entendre les voix et les liturgies des autres.
  9.    Celui qui a le sentiment (aisthèteis) de ses péchés, même s’il demeure parmi la foule, est plus grand que celui qui ressuscite les morts par sa prière. Celui qui gémit une heure sur son âme est plus grand que celui dont la vue profite au monde entier. Celui à qui il a été donné de se voir lui-même est plus grand que celui à qui il a été donné de voir les anges. Celui-ci entre en rapport avec eux par les yeux du corps, mais celui-là par les yeux de l’âme. Celui qui suit le Christ dans le deuil (penthos) solitaire est plus grand que celui qui le loue dans les assemblées. Que nul n’objecte ici la parole de l’Apôtre : « Je voudrais moi-même être anathème et séparé du Christ pour mes frères » (Rom.,9, 3). Seul celui qui a reçu la puissance de Paul est tenu de faire ce qu’il a fait. Paul avait reçu cette puissance de l’Esprit qui était en lui, et il l’avait reçue pour l’utilité du monde, comme il en a témoigné. Il ne faisait pas cela de lui-même : « C’est une obligation qui m’incombe, dit-il, et malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile » (/ Cor.,9, 16). L’élection de Paul n’avait pas pour but son propre repentir, mais la prédication de l’Évangile à l’humanité, et il avait reçu [pour cela] une immense puissance.
  10.    Mais nous, frères, aimons L’hèsychiajusqu’à ce que le monde soit mort dans nos cœurs. Souvenons-nous toujours de la mort, et par cette méditation nous pourrons nous approcher de Dieu dans nos cœurs. Dédaignons la vanité du monde et regardons comme méprisable le plaisir qu’il offre. Supportons avec joie dans un corps malade l’inactivité constante qui accompagne L’hèsychia,et nous serons dignes des délices avec ceux qui, dans les grottes et les antres de la terre, attendent, venant du ciel, la glorieuse révélation du Seigneur. A lui, à son Père et à son Saint-Esprit soient la gloire, l’honneur, la puissance et la magnificence, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 35. HÈSYCHIA, SILENCE, MISÉRICORDE

Pourquoi les hommes qui n’ont qu’une connaissance psychique examinent-ils les choses spirituelles d’une façon conforme à leur opacité corporelle ; comment l’intellect peut-il s’élever au-dessus de l’opacité de la chair, et pour quelle raison nous n’en sommes pas délivrés ; quand et comment l’intellect peut-il rester sans images au temps de la prière

BÉNIE soit la majesté du Seigneur qui nous ouvre la porte pour que nous ne désirions plus rien d’autre que Lui. C’est pour cela que nous abandonnons tout et que notre âme se met en quête de Lui seul, rejetant tout souci qui pourrait faire obstacle à la vision du Seigneur. Plus l’intellect, ô mes bien-aimés, abandonne tout souci pour les choses visibles et ne pense plus qu’à l’espérance des choses à venir — ce qui dépend du degré de son élévation au-dessus des préoccupations pour le corps et de leur rumination continuelle — plus il devient subtil et translucide dans la prière. Et plus le corps est libéré des liens des affaires du monde, plus l’intellect en est lui aussi délivré. Et plus l’intellect est délivré des soucis du monde, plus il devient limpide. Et plus il devient limpide, plus il s’affine. Et plus il s’affine, plus il s’élève au-dessus des conceptions du siècle présent, qui portent la marque de l’opacité. Dès lors, l’intellect sait comment voir Dieu tel qu’il est, et non tel que nous sommes.

  1.    Si un homme ne commence pas par se rendre digne de [la divine] révélation, il n’est pas possible qu’il en reçoive la connaissance. Et s’il ne parvient pas à la pureté, son intellect n’aura pas la limpidité nécessaire pour voir les choses cachées. Tant qu’un homme n’est pas libéré de toutes les choses visibles et de leur possession, il ne peut être libéré des pensées qui s’y rapportent ni être exempt de pensées ténébreuses. Et là où sont les ténèbres et le filet des pensées, là aussi sont les passions. Si un homme n’est pas libéré de tous ces obstacles et de leurs causes, comme nous l’avons dit, son intellect ne peut voir les choses cachées. C’est pourquoi le Seigneur a prescrit, avant toute autre chose, d’embrasser fermement la non-possession (acte-mosynè), de s’éloigner du trouble du monde et de se libérer des soucis communs à tous les hommes : « Quiconque, dit-il, ne renonce pas à tout ce qui est humain et à tout ce qu’il possède, et ne se renie pas lui-même, ne peut être mon disciple » (cf. Le., 14, 33). [Le Seigneur a prescrit cela] pour que l’intellect de l’homme ne soit pas lésé par ce qu’il voit, par ce qu’il entend, par le souci des choses du monde, par leur perte ou leur accroissement, ou par les hommes. Il a lié notre intellect en ne lui laissant d’espérance qu’en Lui seul, et il a ainsi tourné vers Lui tout notre souci par la privation de toutes choses, afin que, grâce à cela, nous désirions ardemment converser avec Lui.
  2.    La prière demande qu’on s’y exerce longtemps, afin que l’intellect, grâce à cette pratique prolongée, devienne sage. En effet, lorsque le renoncement à toute possession a dénoué les liens de nos pensées, il faut que l’on s’applique avec persévérance à la prière, car cela exerce l’intellect et lui apprend à chasser hors de lui-même les pensées ; une longue expérience lui enseigne ce qu’il ne pourrait recevoir d’un autre. Chaque degré de la vie spirituelle en effet est rendu réalisable par celui qui le précède, et il est lui-même nécessaire pour que l’on obtienne ce qui vient ensuite. Le retrait du monde (anachôrèsis) précède la prière, et il est pratiqué en vue de la prière. La prière est nécessaire pour acquérir l’amour de Dieu, car c’est elle qui nous fait découvrir les motifs d’aimer Dieu.
  3. Nous devons également savoir, mes bien-aimés, que tout entretien [avec Dieu] dans le secret [de notre âme], que toute bonne pensée par laquelle l’intellect se soucie de Dieu, que toute méditation de choses spirituelles sont du domaine de la prière, portent le nom de prière, et sont comprises sous cette appellation. On peut en dire autant des diverses lectures [spirituelles], des glorifications de Dieu à haute voix, des sentiments de repentir exprimés devant le Seigneur, des prosternations du corps, de la récitation des versets des psaumes, et de toutes les autres choses qui nous apprennent à vraiment prier. De la vraie prière naît l’amour envers Dieu, car l’amour vient de la prière, comme la prière procède du retrait du monde. Nous avons en effet besoin du retrait du monde pour nous entretenir seul à seul avec Dieu. Mais le retrait du monde est précédé par le renoncement au monde, car, si un homme ne renonce pas d’abord au monde et à la jouissance de tout ce qu’il contient, il ne peut vivre en solitude. Et de nouveau, le renoncement au monde présuppose la patience, et la patience la haine du monde. Et la haine du monde présuppose la crainte et le désir. En effet, si la pensée n’est pas terrifiée par la crainte de la Géhenne, et animée du désir de la béatitude [à venir], la haine de ce monde ne peut être suscitée en l’homme. Et s’il ne hait pas le monde, il ne pourra pas supporter avec patience d’être privé du repos qu’il procure. Et si l’on n’a pas d’abord acquis la patience, on ne pourra pas choisir un lieu très sauvage et totalement inhabité. Et si on ne choisit pas pour soi-même une vie séparée du monde, on ne pourra pas s’établir dans la prière. Et si l’on ne converse pas sans cesse avec Dieu, si l’on ne s’adonne pas à toute cette activité intérieure mêlée de prière et à ces formes successives de prière dont nous avons parlé, on ne peut ressentir de l’amour [envers Dieu]. L’amour de Dieu vient en effet de ce que l’on s’entretient avec lui. La conversation avec lui et la méditation priante présupposent V hèsychia,et L’hèsychia la non-possession. La non-possession présuppose la patience ; la patience implique la haine des convoitises ; la haine des convoitises procède de la crainte de la Géhenne et du désir de la béatitude. La convoitise est haïe par celui qui en connaît les fruits, qui sait ce qu’elle lui prépare, et de quels biens elle le prive.
  4. Ainsi, chaque degré de la vie spirituelle est lié à celui qui le précède, il en reçoit ce qui lui permet de se développer, et il en prépare un autre plus élevé. Mais si l’un de ces degrés est omis, le suivant ne peut se réaliser, et l’on voit tout l’édifice s’effondrer et se perdre. Il n’est pas possible d’en dire davantage. A notre Dieu gloire et magnificence dans les siècles. Amen.

DISCOURS 36. NE RIEN DÉSIRER D’EXTRAORDINAIRE, SUPPORTER LES ÉPREUVES

Qu’il ne faut pas sans nécessité désirer ou chercher à obtenir des signes merveilleux

BIEN qu’en tout temps le Seigneur soit près de ses saints pour les secourir, il ne manifeste pas sans nécessité sa puissance par une action ou un signe sensible, afin que le secours que nous recevons de lui ne manque pas son but et ne tourne pas à notre détriment. C’est ainsi qu’il agit avec prévoyance en faveur de ses saints, voulant leur montrer qu’il ne cesse pas un instant de se soucier d’eux, mais qu’en toute chose il les laisse mener le combat selon la mesure de leurs forces et peiner dans la prière. Mais si quelque chose vient à les vaincre à cause de sa difficulté, s’ils sont épuisés et réduits à l’impuissance parce que cela dépasse les forces de leur nature, fie Seigneur] agit lui-même selon la grandeur de sa puissance, et, selon qu’il en est besoin et de la manière qu’il sait, il leur vient en aide. Autant qu’il est possible, il les fortifie secrètement, pour qu’ils soient capables de faire face à leur tribulation. En effet, par le discernement qu’il leur donne, il dénoue les nœuds embrouillés de cette tribulation, et en leur faisant voir [l’aide qu’il leur apporte], il les éveille à la glorification [de Dieu], en sorte qu’il en résulte pour eux un double profit. Cependant s’il est besoin que cette aide devienne manifeste, [le Seigneur] le fait nécessairement. Ses voies sont d’une grande sagesse, il vient en aide dans le besoin et la nécessité, et n’agit pas au hasard.

  1.    Si quelqu’un, sans nécessité, ose se mêler de ces choses, s’il prie Dieu pour cela, s’il désire faire des miracles et avoir dans ses mains un tel pouvoir, c’est qu’il est tenté dans sa pensée par le démon qui se joue de lui ; il cherche sa propre gloire et est malade dans sa conscience. En effet, c’est dans la tribulation qu’il nous faut demander l’aide de Dieu. Tenter Dieu sans nécessité est dangereux, et celui qui désire pareille chose n’est pas vraiment un juste. Ce que le Seigneur a fait de lui-même en faveur de nombreux saints, il l’a fait sans qu’ils l’aient voulu. Celui qui veut et désire, par sa propre volonté, recevoir le don des miracles sans qu’il en soit besoin, manque de vigilance et s’écarte de la connaissance de la vérité. Car si celui qui a l’audace d’adresser à Dieu une pareille demande était exaucé, le Malin trouverait une place en lui et l’entraînerait dans de plus graves désordres. Quant aux vrais justes, non seulement ils ne désirent pas ces choses, mais si elles leur sont données, ils les fuient. Et non seulement ils ne veulent pas que cela paraisse aux yeux des hommes, mais ils s’en détournent dans le secret de leur cœur.
  2.    C’est ainsi que l’un des saints Pères, en raison de sa pureté, avait reçu de la grâce le don de savoir à l’avance qui venait le visiter. Mais il pria Dieu, et il demanda à d’autres saints de prier avec lui, pour que lui soit enlevé ce don. Si d’autres Pères reçurent des dons, ce ne fut jamais que contraints par la nécessité, ou à cause de leur simplicité. Quant aux autres, la volonté divine ne suscitait pas en eux [ces dons], en tout cas elle ne les distribuait jamais au hasard m. Considère ce que dit à Dieu le bienheureux Ammoun quand, en allant visiter le grand Antoine, il s’égara sur le chemin. Et vois ce que Dieu fit en sa faveur. Souviens-toi aussi de l’abbé Macaireet des autres. Les vrais justes pensent toujours en eux-mêmes qu’ils ne sont pas dignes [des dons] de Dieu. Ce qui prouve qu’ils sont vraiment des justes, c’est qu’ils se considèrent comme misérables et indignes de ce que Dieu se soucie d’eux. Ils le pensent secrètement et le confessent ouvertement. Instruits par le Saint-Esprit, ils savent qu’ils ne doivent en rien négliger ce qui est de leur devoir, mais travailler tant qu’ils sont en cette vie. C’est dans le siècle à venir que Dieu leur a réservé le temps du repos. C’est pourquoi ceux en qui demeure le Seigneur ne désirent pas vivre dans le repos ni être exempts de tribulations, même s’ils reçoivent parfois secrètement quelque consolation dans leurs activités spirituelles.
  3.    Une vertu n’est pas une vertu [authentique] si, une fois que l’homme l’a acquise, il abandonne tout souci et tout labeur la concernant. Mais la demeure de l’Esprit est là où on se fait constamment violence à soi-même pour se soumettre, quand bien même il y aurait un moyen d’obtenir le même résultat dans le repos. Car la volonté de l’Esprit sur ceux en qui il demeure est qu’ils ne s’habituent pas à la nonchalance ; il les incite à ne pas chercher le repos, mais bien plutôt à s’adonner au travail et à supporter des afflictions sans nombre. Il les fortifie dans les épreuves et il les fait [ainsi] s’approcher de la sagesse. Telle est la volonté de l’Esprit : que ceux qu’il aime soient à la peine.
  4.    Ce n’est pas l’Esprit de Dieu qui demeure en ceux qui vivent dans le repos, mais l’esprit du Diable. Comme l’a dit l’un des amis de Dieu : « Je l’affirme, chaque jour je meurs » (cf 1 Cor.,15, 31). C’est en cela que les fils de Dieu se distinguent des autres : ils vivent dans les afflictions, tandis que le monde se réjouit dans les délices et le repos. Il n’a pas plu à Dieu que ceux qui l’aiment se reposent tant qu’ils sont dans leur corps. Bien plutôt il a voulu, tant qu’ils sont dans le monde, qu’ils soient dans la tribulation, dans l’accablement, dans les souffrances, dans la pauvreté, dans le dénuement, dans l’isolement, dans le besoin, dans la maladie, qu’ils soient méprisés, frappés, qu’ils aient le cœur brisé, le corps épuisé, qu’ils renoncent à leurs parents, qu’ils aient de pénibles soucis, qu’ils soient étrangers par leur aspect à toute la création, qu’ils habitent ailleurs et autrement que les autres hommes, dans des demeures solitaires et hésychastes, loin de la vue des hommes et devenus étrangers à tout ce qui peut réjouir ici-bas. Ils pleurent, et le monde rit. Ils sont dans le deuil, et le monde est gai. Ils jeûnent, et le monde vit dans les délices. Le jour ils s’épuisent, et la nuit ils vont au combat dans la souffrance et la peine, et pour certains, dans les afflictions volontaires. D’autres luttent avec leurs passions. D’autres sont persécutés par les hommes. D’autres encore sont soumis aux périls des tentations que suscitent les démons et à d’autres choses semblables. Certains ont été chassés, d’autres tués. D’autres allaient vêtus de peaux de bête. En eux s’est accomplie la parole du Seigneur, qui a dit : « Vous serez dans la tribulation dans le monde, mais vous vous réjouirez en moi » (Jn,16, 33). Le Seigneur sait qu’il n’est pas possible de demeurer dans son amour quand le corps est dans le repos. C’est pourquoi il nous a détournés du repos et du plaisir qu’il procure. Que le Christ, notre Sauveur, dont l’amour est plus fort que toute mort corporelle, nous révèle la puissance de cet amour. Amen.

DISCOURS 37. DIEU N’ACCORDE SES DONS QU’À L’HUMILITÉ

Sur ceux qui vivent près de Dieu et passent leurs jours dans la connaissance

UN Ancien avait écrit sur les murs de sa cellule des paroles et des pensées diverses. On lui demanda ce que cela signifiait. Il répondit : « Ce sont les bonnes pensées qui me viennent de l’ange qui se tient à mon côté, et les justes réflexions que m’inspire ma nature. Je les écris au moment où elles me viennent à l’esprit. Quand je suis dans les ténèbres, je les médite, et elles me délivrent de l’erreur. » Un autre Ancien s’entendit proclamer bienheureux par ses propres pensées qui lui disaient : « Au lieu du monde qui passe tu as été jugé digne de l’espérance qui ne périt pas. » Il répondit : « C’est en vain que vous me louez tant que je suis en chemin. Je n’ai pas encore atteint le terme du voyage. »

  1. Si tu as pratiqué une excellente vertu, et si tu ne ressens pas la saveur de l’aide qu’elle t’apporte, ne t’en étonne pas. Car tant que l’homme n’est pas devenu humble, il ne reçoit pas le salaire de son travail. La récompense n’est pas donnée à l’activité, mais à l’humilité. Celui qui néglige la seconde perd la première. Celui qui est parvenu au terme et a reçu les biens qui constituent la récompense, l’emporte sur celui qui pratique laborieusement la vertu. La vertu est la mère de la [bonne] tristesse. De la [bonne] tristesse naît l’humilité. Et à l’humilité est accordée la grâce. Donc la récompense n’est pas donnée à la vertu, ni à la peine que l’on se donne pour elle, mais à l’humilité qui naît de l’une et de l’autre. Si l’on n’a pas l’humilité, ce qui la précède est vain.
  2.    L’activité [en vue d’acquérir] la vertu consiste en l’observance des commandements du Seigneur. Mais il y a mieux que cette activité, à savoir le bon ordre de la pensée, lequel est assuré par l’humilité et la vigilance. Quand la pratique des commandements a atteint son but, c’est l’humilité qui la remplace et plaît [au Christ]. Le Christ exige moins la pratique des commandements que le redressement de l’âme, car c’est pour redresser l’âme qu’il a prescrit les commandements.
  3.    Le corps déploie son activité indifféremment dans les choses de droite et dans les choses de gauche ; mais la pensée, selon ce qu’elle veut, est soit juste, soit pécheresse. Il en est qui font l’œuvre de vie en paraissant faire celles de gauche, [inspirés par] la sagesse de Dieu. Et il en est qui se livrent au péché sous l’apparence des choses divines.
  4.    Les défauts naturels, en ceux qui veillent sur eux-mêmes, sont des gardiens de la justice. Lin don qui n’est pas accompagné d’épreuves est la perdition de ceux qui le reçoivent. Si tu as bien agi devant Dieu et s’il t’a accordé un don, prie-le de te donner aussi la connaissance qui te permettra d’avoir l’humilité qui convient. Demande-lui de confier [ce don] à un [ange] gardien, ou de te le reprendre, pour qu’il ne te soit pas une cause de perdition. Il n’est pas donné à tous de garder sans dommage un trésor.
  5.    L’âme qui a le souci de la vertu et qui vit dans l’exactitude (acribéia) et la crainte de Dieu, ne peut demeurer une journée sans tristesse, car les vertus sont entremêlées avec les afflictions. Celui qui veut échapper aux tribulations se sépare inévitablement de la vertu. Si tu désires la vertu, accepte des tribulations de toutes sortes, car elles engendrent l’humilité. Dieu ne veut pas que l’âme soit sans souci. Celui qui veut n’avoir aucun souci se trouve dans sa pensée hors de la volonté de Dieu. Par souci, nous n’entendons pas le souci pour les choses concernant le corps, mais le souci causé par les choses qui nous affligent et qui accompagnent les œuvres bonnes. Jusqu’à ce que nous ayons atteint la vraie connaissance, c’est-à-dire la révélation des mystères, c’est par les épreuves que nous nous approchons de l’humilité. Celui qui se tient dans sa propre vertu sans subir de tribulations a la porte de l’orgueil ouverte devant lui.
  6.    Qui donc désirera que sa pensée soit exempte de tout chagrin ? La pensée ne peut demeurer dans l’humilité si elle ne reçoit des coups, et elle ne peut s’adonner en toute pureté à la prière sans l’humilité. Si un homme commence par éloigner de sa pensée ce dont il devrait se soucier, l’esprit d’orgueil s’approche ensuite de lui. Si l’homme s’attache à cet esprit, alors s’éloigne de lui l’ange de la Providence qui se tenait près de lui et suscitait en lui le souci de la justice. Quand il a ainsi offensé l’ange et que celui-ci s’est éloigné, l’Etranger s’approche. Désormais, cet homme n’a plus en lui aucun souci de la justice.
  7.    « L’orgueil précède la ruine » (Prov16, 19), dit le sage. Et l’humilité précède le don. Le châtiment éducatif par lequel Dieu brise l’âme est à la mesure de l’orgueil qu’elle a manifesté. On peut parler d’orgueil, non lorsque la tentation traverse seulement la pensée, ni lorsqu’on est vaincu par lui pour un temps, mais lorsqu’il s’installe à demeure dans l’homme. La componction suit le premier orgueil, qui ne fait que passer. Mais celui qui se complaît dans l’orgueil ne connaît pas la componction. A notre Dieu soit la gloire et la magnificence dans les siècles. Amen.

DISCOURS 38. COMMENT DIEU DEVIENT SENSIBLE AU CŒUR

Comment nous pouvons savoir quelle est notre propre mesure d’après les pensées qui se lèvent en nous

 

TANT qu’un homme vit dans la négligence, il craint l’heure de la mort. Quand il s’approche de Dieu, il craint l’heure du jugement. Mais quand il va de l’avant de tout son être, les deux craintes sont submergées par l’amour. Comment cela se fait-il ? C’est parce que, quand un homme demeure dans la façon de connaître et la manière de vivre de la chair, il redoute la mort. Lorsque sa connaissance devient « psychique » et qu’il mène une vie bonne, sa pensée se souvient à tout moment du jugement futur, car il se conduit d’une façon droite, conforme à la nature ; il a accédé au degré « psychique », il se comporte selon le mode de connaissance et la manière de vivre propres à ce degré, et il se plaît auprès de Dieu. Mais quand il accède [au degré « spirituel »], à cette connaissance de la vérité que procure la sensation des mystères de Dieu et quand il est devenu inébranlable dans son espérance des biens à venir, il est submergé par l’amour. L’homme charnel craint [la mort] comme un animal craint l’abattoir. L’homme raisonnable craint le jugement de Dieu. Mais celui qui est devenu un fils est revêtu de la beauté de l’amour et n’est plus mené par la verge de la crainte. « Moi et la maison de mon père, nous servirons le Seigneur » (Jos., 24, 15).

  1.    Celui qui est parvenu à l’amour de Dieu ne désire plus demeurer ici-bas, car l’amour abolit la crainte (Cf. 1 Jn,4,18). Bien-aimés, je suis devenu insensé ; je ne supporte plus de garder le mystère dans le silence. Mais je perds la raison pour le bien des frères. Car tel est l’amour vrai : il ne peut pas s’attarder [dans la contemplation d’] un mystère sans ceux qu’il aime. Souvent quand j’écrivais ces choses, mes doigts restaient suspendus au-dessus du papier, et je ne pouvais soutenir le plaisir qui envahissait mon cœur et réduisait mes sens au silence. Bienheureux également celui qui s’entretient sans cesse avec Dieu, qui a renoncé à toutes les choses du monde, et qui demeure avec Dieu seul en le connaissant intimement. S’il persévère, il ne tardera pas à voir une abondance de fruits.
  2.    Lajoie en Dieu est plus forte que la vie présente. Celui qui l’a trouvée, non seulement ne convoite plus les passions, mais il n’a plus aucun égard pour sa propre vie, il est insensible à tout le reste, s’il a vraiment éprouvé cette joie. L’amour est plus doux que la vie, et la connaissance intime (synésis) de Dieu, d’où naît l’amour, est plus douce que le miel et le rayon de miel (cf. Ps.18, 11). L’amour ne s’attriste pas de subir la mort la plus douloureuse pour ceux qu’il aime. L’amour est l’enfant de la connaissance. Et la connaissance naît de la santé de l’âme. La santé de l’âme est une force qui naît d’une longue patience.
  3.    Question.– Qu’est-ce que la connaissance (gnôsis)?

Réponse. — C’est la sensation (aisthèsis) de la vie immortelle.

Question. – Et qu’est-ce que la vie immortelle ?

Réponse. — C’est la sensation des choses de Dieu. Car l’amour vient de la connaissance intime (synésis), la connaissance (gnôsis) divine règne sur tous les désirs, et le cœur qui a reçu une telle connaissance regarde comme superflues toutes les douceurs de la terre. Car rien ne ressemble à la douceur de la connaissance de Dieu. O Seigneur, remplis mon cœur de vie éternelle ! La vie éternelle est la consolation en Dieu. Celui qui a trouvé en Dieu sa consolation estime superflue la consolation du monde.

Question. — D’où vient que l’homme sent qu’il a reçu de l’Esprit la sagesse ?

Réponse. De la sagesse elle-même, qui lui enseigne dans le secret de son être et dans sa sensibilité [spirituelle] les voies de l’humilité, et lui révèle dans sa pensée comment on reçoit l’humilité.

Question. — A quoi sent-on qu’on a atteint l’humilité ?

Réponse. — A ce qu’il nous répugne de plaire au monde par notre comportement ou par nos paroles, et à ce qu’on tient pour méprisable la gloire de ce monde.

Question. — Et qu’est-ce que les passions ?

Réponse. — Ce sont les attaques, suscitées par les choses de ce monde, qui incitent le corps à satisfaire à ce qu’exigent ses besoins. Elles ne cesseront de nous assaillir tant que ce monde existe. Mais un homme qui a reçu et goûté la grâce divine, et qui a senti en lui-même quelque chose de plus fort que tous ces assauts, ne les laisse pas pénétrer dans son cœur. Car un autre désir, plus puissant, en a triomphé, sur le lieu même de ces attaques. Ni elles-mêmes, ni ce qui en procède, ne s’approchent plus de son cœur. Elles restent au dehors, sans pouvoir rien faire. Ce n’est pas que les assauts des passions aient cessé d’exister, mais le cœur qui les recevait est mort à leur égard, et vit pour autre chose. Ce n’est pas non plus parce que l’homme s’est relâché dans sa vigilance et son discernement, ou dans son activité, mais parce qu’il n’y a plus dans sa pensée aucun trouble. Il a conscience en effet d’être rassasié par la jouissance de quelque chose d’autre.

  1.    Un cœur qui a reçu la sensation des réalités spirituelles et une vision exacte du monde à venir est dans sa conscience, en face du souvenir des passions, comme le serait un homme rassasié d’aliments exquis devant une nourriture de moindre qualité qui lui serait présentée : il n’y prêterait pas la moindre attention, il ne la désirerait pas, bien plutôt il l’aurait en dégoût et la rejetterait, non pas simplement parce qu’elle serait méprisable et répugnante, mais parce qu’il est rassasié de la première et délicieuse nourriture qu’il a mangée. Il est ainsi bien différent de celui qui dissipa sa part des biens paternels et convoita des caroubes (cf. Le,15,Il ss.). De même, celui à qui on a confié un trésor ne se laisse pas tenter par le sommeil.
  2.    Si nous gardons la loi de la sobriété et pratiquons le discernement avec connaissance, choses qui ont pour fruit la Vie, le combat que mènent contre nous les passions ne s’approchera plus de notre pensée. Ce n’est pas toutefois en combattant les passions qu’on les empêche d’entrer dans le cœur, mais c’est par le rassasiement de la conscience, par la connaissance dont l’âme est comblée, et par le désir des contemplations merveilleuses qu’on y découvre. C’est là ce qui empêche les assauts des passions de s’en approcher. Cela ne vient pas, comme je l’ai dit, de ce que l’âme délaisse la vigilance et la pratique du discernement, qui sauvegardent la connaissance de la vérité et la lumière de l’âme, mais de ce que la pensée n’a plus à combattre, pour les raisons que j’ai dites. En effet les riches dédaignent la nourriture des pauvres ; de même, les gens sains ne supportent pas la nourriture des malades. Mais la richesse et la santé de l’âme ne subsistent que grâce à la sobriété et à l’attention. Sa vie durant, un homme a besoin de la sobriété, de l’attention, de la vigilance, pour garder son trésor. S’il néglige de les pratiquer selon sa mesure, il tombe malade et son trésor lui est dérobé. Il faut donc non seulement travailler jusqu’au moment où l’on voit en paraître le fruit, mais encore combattre jusqu’à l’heure du départ [de ce monde]. Car il arrive souvent que la grêle fasse soudainement tomber le fruit mûr. Celui qui se mêle aux affaires [du monde] et se dissipe dans des conversations ne peut pas être assuré de rester en bonne santé.
  3.    Quand tu pries, dis cette prière : « Seigneur, accorde-moi d’être véritablement mort aux relations avec ce monde. » Sache que tu as rassemblé là tout ce qu’il faut demander, et lutte pour accomplir ce travail en toi, car si le travail suit la prière, tu es vraiment établi dans la liberté du Christ. Mourir au monde, ce n’est pas seulement cesser toute relation avec les choses de ce monde, mais aussi ne désirer en pensée aucun de ses biens.
  4.    Si nous prenons l’habitude de ne ruminer dans notre pensée que de bonnes choses, nous aurons honte des passions quand nous les trouverons sur notre chemin. Ceux qui en ont fait l’expérience en eux-mêmes le savent. Mais nous devrions aussi avoir honte de nous approcher des causes des passions. Quand tu désires entreprendre et poursuivre un travail [spirituel] pour l’amour de Dieu, ne mets d’autre limite à ton désir que la mort17S. Ainsi, il te sera donné, dans ce travail lui-même, d’atteindre le degré du martyre, au moyen de toutes les souffrances et de toutes les contrariétés que tu rencontreras, étant prêt à supporter la mort, même si tu ne la subis pas [en fait], pourvu que tu persévères avec patience jusqu’à la fin, sans te relâcher. La rumination d’une pensée de découragement enlève toute vigueur à la patience, tandis qu’un intellect inébranlable donne à celui qui médite des pensées qui lui correspondent une puissance que ne possède pas la nature. O Seigneur, accorde-moi de haïr ma vie pour la vie qui est en toi !
  5.    La vie en ce monde est semblable à un texte provisoire, à l’état de brouillon. Quand on le veut, quand on en a envie, on ajoute, on retranche, on change ce qui est écrit. Mais la vie dans le siècle à venir ressemble à des textes écrits au propre dans des livres scellés du sceau royal, dans lesquels on ne peut plus rien ajouter ni retrancher, et dont il n’est plus possible de modifier le texte. Par conséquent, tant que nous sommes susceptibles de changement, soyons attentifs à nous-mêmes. Tant que nous avons pouvoir sur le manuscrit de notre vie, que nous avons écrit de nos propres mains, efforçons-nous d’y ajouter quelque chose par une bonne conduite, et effaçons les manquements de notre vie passée. Tant que nous sommes en ce monde, Dieu n’appose pas son sceau, ni sur ce qui est bien, ni sur ce qui est mal. Il ne le fait qu’à l’heure de notre départ, quand s’achève l’œuvre accomplie dans notre patrie, et que nous partons pour le grand voyage. Comme l’a dit saint Éphrem, « il nous faut considérer que notre âme est semblable à un navire prêt au voyage, mais qui ne sait pas quand va venir le vent ; ou encore à une armée qui ne sait pas quand va sonner la trompette qui annonce le combat. » Si cela est vrai de marins qui se préparent pour une courte absence et vont sans doute revenir bientôt, combien davantage faut-il que nous fassions nos préparatifs et que nous soyons prêts pour ce jour décisif où sera jetée la passerelle et ouverte la porte du siècle nouveau. Puisse le Christ, le médiateur de notre vie, nous donner d’être prêts à recevoir la sentence que nous attendons. A lui reviennent la gloire, l’adoration et l’action de grâce dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 39-40. DU SOUVENIR DE LA MORT À L’IVRESSE DE L’AMOUR DIVIN

Sur la motion d’origine angélique qui, par la Providence de Dieu, se manifeste en nous pour faire progresser notre âme dans la vie spirituelle

 

La première pensée qui, par l’amour de Dieu pour les hommes, vient en l’homme pour guider son âme vers la Vie, est celle de notre sortie de ce monde. Par un enchaînement naturel, cette pensée est suivie du mépris du monde. De celui-ci viennent dans l’homme tous les bons mouvements intérieurs qui le conduisent vers la Vie, et que la sainte Puissance qui est son compagnon pose dans son âme comme fondation, quand elle veut que la Vie soit manifestée en lui. Cette pensée, comme nous l’avons déjà dit, mène l’homme jusqu’à une contemplation profonde que nul ne peut exprimer, pourvu qu’il ne l’éteigne pas sous l’écheveau des préoccupations de la vie présente et les vains soucis, mais au contraire la fasse se développer dans L’hèsychia et s’y attarde en la méditant et en la contemplant.

  1. Satan éprouve une haine violente pour cette pensée, et il combat de toutes ses forces pour l’extirper de l’homme. S’il en avait le pouvoir, il donnerait à l’homme tout l’empire du monde seulement pour l’effacer de son esprit en le distrayant. S’il en avait le pouvoir, comme nous l’avons dit, il le ferait de bon cœur, car le trompeur sait en effet que si cette pensée restait dans l’homme, l’esprit de ce dernier ne demeurerait pas davantage sur cette terre de mensonge, et ses propres machinations ne pourraient plus l’atteindre. Nous ne parlons plus ici de la première pensée qui suscite en nous le souvenir de la mort en nous la remettant en mémoire, mais du plein accomplissement de cette pratique, qui imprime ce souvenir dans l’homme d’une façon ineffaçable, et qui, par sa méditation continuelle, l’établit dans un état constant d’émerveillement. La première pensée [relève du degré] corporel, mais celle-ci est une contemplation spirituelle et une grâce merveilleuse. Cette contemplation se revêt de perceptions lumineuses, et celui qui la possède ne demande plus rien à ce monde et n’a plus d’attachement pour son corps.
  2. En vérité, mes bien-aimés, si Dieu permettait que les hommes jouissent de cette contemplation véritable ne serait-ce qu’un court moment, le monde ne verrait pas de nouvelles générations succéder à celle-ci. Cette contemplation est un lien auquel rien ne résiste, et, pour celui qui en a reçu la présence constante en son âme, elle est une grâce venant de Dieu plus puissante que toutes les œuvres qui lui sont propres. Elle est déjà accordée à ceux qui se trouvent dans le degré intermédiaire et, avec un cœur droit, désirent le repentir. Elle est spécialement accordée à ceux dont Dieu sait qu’ils doivent quitter ce monde pour une vie meilleure, à cause de la volonté bonne qu’il a trouvée en eux. Elle s’accroît et s’établit à demeure en ceux qui habitent en des lieux éloignés du monde et solitaires. Demandons-la dans nos prières ; pour l’obtenir, faisons de longues agrypnies, et supplions le Seigneur avec larmes pour qu’il nous accorde cette grâce sans pareil. Nous n’aurons plus alors à nous épuiser dans les peines de ce monde. Elle est le commencement des manifestations intérieures de la Vie, et elle mène à son terme dans l’homme la plénitude de la justice.

Sur la seconde opération qui s’accomplit en l’homme

  1.    Après cette première opération, une autre suit, quand l’homme progresse dans une bonne manière de vivre, quand il a gravi le degré du repentir, quand il est près de goûter à la contemplation et à ses effets, et a reçu d’en haut la grâce de savourer la douceur de la connaissance spirituelle. Elle commence ainsi : d’abord, il est fortifié dans sa confiance en la Providence de Dieu à l’égard de l’homme, il est illuminé par [la pensée] de l’amour de Dieu pour sa créationet il est émerveillé par la façon dont il s’occupe des créatures raisonnables et en prend un soin extrême. Ensuite commence à se manifester en lui [la sensation de] la douceur de Dieu et l’embrasement de l’amour (agapè) divin qui brûle dans son cœur et consume les passions de l’âme et du corps. Il ressent cette force lorsqu’il médite constamment sur toutes les natures créées et sur tous les événements qui le concernent, lorsqu’il y réfléchit et exerce à leur endroit un discernement spirituel. A cause du grand soin que Dieu prend de lui et de sa bonne conscience, l’homme commence bientôt à éprouver un amour passionné (érôs)envers Dieu, et il en devient ivre, comme de vin. Ses membres se relâchent, son intellect est frappé de stupeur et son cœur est captivé par Dieu. Il devient, ainsi qu’on l’a dit, comme un homme ivre de vin. Et plus se fortifient ses sens intérieurs, plus se fortifie aussi cette contemplation. Et plus l’homme lutte pour bien mener son genre de vie, pour être vigilant, pour s’appliquer à la lecture et aux prières, plus se fortifie et s’affermit en lui sa puissance. En vérité, ô frères, quand ceci est donné à l’homme, il ne se souvient plus qu’il porte ce corps, et il n’a plus conscience d’être en ce monde.
  2.    Cette [seconde opération] est le commencement de la contemplation spirituelle dans l’homme, et tel est le commencement de toutes les révélations [accordées à] l’intellect. C’est par là que l’intellect progresse dans [la connaissance] des choses cachées, se fortifie et devient capable d’accéder aux autres contemplations qui dépassent la nature humaine. En un mot, c’est par la main [de cette seconde opération] que viennent dans l’homme toutes les contemplations divines et les révélations de l’Esprit que reçoivent les saints en ce monde, ainsi que les dons et les révélations que la nature peut connaître en cette vie. Telle est la racine de la sensibilité [spirituelle] qui nous fait percevoir notre Créateur. Bienheureux l’homme qui a gardé cette bonne semence lorsqu’elle est tombée dans son âme, qui l’a fait se développer et qui ne l’a pas gaspillée dans les vanités et les distractions venant des choses passagères. À notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 41. GRAVITÉ DIVERSE DES PÉCHÉS

Sur les péchés volontaires et involontaires et sur ceux qui sont commis par accident

IL y a des péchés qui viennent de la faiblesse, et dans lesquels l’homme est entraîné involontairement ; il y en a qu’il commet volontairement, et d’autres par ignorance. Il arrive également qu’il tombe dans le péché à cause de circonstances accidentelles, ou au contraire à cause d’une longue accoutumance, ou encore parce qu’il a contracté l’habitude du mal. Toutes ces formes et ces espèces de péchés, bien qu’elles soient toutes dignes de blâme, ne méritent pas le même châtiment, car l’une est plus grave que l’autre. Tel péché est grandement blâmable, et son repentir n’est accepté que difficilement, tandis qu’un autre est plus facilement pardonné. C’est ainsi qu’Adam, Ève et le serpent ont tous reçu de Dieu le salaire du péché, mais ils ont hérité la malédiction de manière très différente. Il en va de même de leurs enfants. Chacun est condamné à la mesure de l’intention et du désir qu’il a eu de pécher. Si quelqu’un ne veut pas suivre la voie du péché, mais est cependant attiré vers lui parce qu’il néglige la vertu et ne la pratique pas, bien qu’il lui pèse d’être en état de péché, il sera durement châtié. Mais s’il arrive qu’un homme très zélé pour la vertu soit tenté et tombe en quelque faute, la miséricorde est, sans aucun doute, proche de lui, afin de le purifier sans délai.

  1. Autre est le péché quand l’homme s’applique avec soin à la vertu, quand il est constant dans son activité spirituelle, quand il passe ses nuits sans dormir, quand il est soucieux d’éviter tout manquement à ses devoirs, et durant le jour vaque à ses occupations et porte son fardeau. Tout son souci concerne la vertu. Mais tandis qu’il s’applique à ces choses et à celles qui leur ressemblent, il arrive que, soit par ignorance, soit à cause des obstacles qui se dressent sur son chemin, c’est-à-dire sur le chemin de la vertu, soit à cause des vagues qui se soulèvent en tout temps dans ses membres, soit encore à cause de la propension au mal qui demeure en lui pour que soit éprouvée sa liberté, le plateau de la balance penche un peu vers la gauche, attiré par la faiblesse du corps vers quelque péché. Cet homme s’en afflige et se tourmente, il gémit douloureusement dans son âme à la vue de cette misère que lui infligent les adversaires.
  2.    Autre encore est le péché quand l’homme se relâche et néglige le travail pour la vertu, quand il s’est complètement écarté du chemin, quand il court se soumettre à l’esclavage de tous les plaisirs du péché et déploie tout son zèle pour trouver les moyens d’en jouir pleinement ; quand il est prêt à accomplir docilement, comme un esclave, la volonté de son ennemi et à faire de ses membres les armes du Diable en toute obéissance ; quand enfin il ne veut absolument pas s’adonner au repentir, ni se rapprocher de la vertu, ni s’arrêter et mettre un terme à cette marche vers la perdition.
  3.    Autre encore est le péché qui vient de ce que l’on glisse et tombe sur la voie de la vertu et le sentier de la justice. Comme les Pères l’ont dit, sur la voie de la vertu et le sentier de la justice, on peut rencontrer des occasions de chute, des obstacles, des difficultés et d’autres choses semblables. Autre enfin est la mort de l’âme, la perdition complète et le total abandon.
  4.    De tout cela il ressort clairement qu’il ne faut pas oublier l’amour de son Père [céleste] quand on est tombé. Et s’il arrive que quelqu’un soit tombé dans diverses fautes, qu’il ne néglige pas de faire le bien, et qu’il ne cesse pas d’avancer sur son chemin. Même s’il est vaincu, qu’il se relève pour combattre les adversaires, et qu’il recommence chaque jour à poser les fondations de l’édifice détruit, en ayant sur les lèvres jusqu’à son départ de ce monde la parole du prophète : « Ne te réjouis pas à mon sujet parce que je suis tombé, ô mon ennemi, car je me relèverai. Et si je demeure dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière » (Michée, 7, 8). Qu’il ne cesse pas de combattre jusqu’à la mort, qu’il ne laisse pas son âme capituler, alors même qu’elle est vaincue, tant qu’il a un souffle de vie. Même si chaque jour le navire se brisait sur les écueils, et si sa cargaison était engloutie, qu’il ne cesse pas de se procurer des marchandises et de refaire des projets, fût-ce en empruntant et en affrétant d’autres navires, voguant ainsi dans l’espérance, jusqu’à ce que le Seigneur, voyant son combat et compatissant à son malheur, lui envoie sa miséricorde et lui donne la force de résister et de s’opposer aux flèches enflammées de l’Ennemi. Telle est la sagesse que Dieu nous a donnée. Est sage le malade qui n’a pas renoncé à l’espérance. Mieux vaut être condamné pour avoir commis quelques fautes, plutôt que pour avoir tout abandonné. C’est pourquoi l’abbé Martiniennous exhorte à ne pas nous décourager devant le grand nombre des combats et la diversité des guerres, à persévérer sur le chemin de la justice, à ne pas retourner en arrière, et à ne pas laisser l’Ennemi nous vaincre honteusement. Comme un père qui aime ses enfants et leur donne avec ordre et méthodiquement ses conseils, il dit ceci :

Admonition de saint Martinien

  1. « Mes enfants, si vous êtes vraiment des combattants, si vous vous appliquez à la vertu et prenez soin de votre âme, si vous voulez présenter au Christ un intellect pur et agir d’une manière qui lui plaise, il vous faut subir pour Lui toutes les guerres que suscitent les passions naturelles, résister aux attraits de ce monde, supporter la méchanceté continuelle et persévérante avec laquelle vous assaillent les démons, et tous leurs pièges. Ne craignez pas la violence constante et insistante de la guerre.

Ne vous laissez pas aller au doute si le combat se prolonge. Ne pliez pas, ne vous effrayez pas devant l’armée des ennemis. Ne tombez pas dans le gouffre du désespoir, s’il vous arrive parfois de glisser et de pécher. Quoi que vous ayez à souffrir en cet immense combat, et quand bien même vous seriez frappés et blessés au visage, que cela ne vous détourne pas de votre excellent but ; bien au contraire, persévérez dans votre choix, acquérez cette vertu désirable et digne de louange, je veux dire la fermeté et la constance dans le combat et, même couverts du sang de vos blessures, ne cessez jamais de lutter contre vos Adversaires. » Telles étaient les exhortations du grand Ancien.

  1. Il ne faut ni vous relâcher, ni tomber dans la négligence, à cause de ce que nous avons dit. Mais malheur au moine qui est infidèle à ses engagements et qui, foulant aux pieds sa conscience, prête la main au Diable pour que celui-ci triomphe de lui au moyen de l’une des formes du péché, grande ou petite, et qui ne peut plus défendre contre ses ennemis la brèche ouverte dans son âme. Avec quelle contenance comparaîtra-t-il devant le Juge, quand ses compagnons qui sont parvenus à la pureté se féliciteront réciproquement ? Car il s’en est séparé, il s’est engagé sur la voie de la perdition, il a perdu la confiance filiale dont les saints jouissent envers Dieu, ainsi que la prière qui monte d’un cœur pur et s’élève plus haut que les puissances angéliques, sans que rien ne l’arrête, jusqu’à ce que sa demande soit exaucée et qu’elle revienne avec joie vers les lèvres qui l’ont formulée. Et le plus terrible est que, de même qu’il s’est séparé de ses frères pour suivre sa propre voie, de même le Christ le séparera d’eux en ce jour où une nuée lumineuse emportera leurs corps resplendissants de pureté et leur fera franchir les portes du ciel. En effet, « les impies ne se lèveront pas au jugement » (Ps. 1, 6), car leurs actes sont jugés dès ici-bas, et les pécheurs ne connaîtront pas la résurrection dans l’assemblée des justes (ibid.).

DISCOURS 42. FIDÉLITÉ DE L’ÂME, ÉPOUSE DU CHRIST, DANS LES PETITES CHOSES

Sur le pouvoir et l’action mauvaise des vices ; sur ce qui les maintient, et ce qui les détruit

TANT que l’on ne haït pas vraiment de tout son cœur la cause du péché, on n’est pas délivré de l’attrait du plaisir que celui-ci procure. C’est là le combat le plus ardu, celui qui exige de l’homme qu’il résiste jusqu’au sang, et qui met à l’épreuve sa liberté, montrant s’il aime uniquement la vertu. Cette cause du péché est cette force que l’on appelle provocation au combat et attaque en règle. Dès qu’elle la sent venir, la malheureuse âme perd toutes ses forces, à cause du caractère inexorable du combat qui s’annonce. Telle est la grande puissance du péché, dont l’Ennemi a coutume de se servir pour troubler les âmes sages et pour les contraindre, elles dont les mouvements intérieurs étaient purs, à expérimenter ce qu’elles n’avaient jamais ressenti. C’est là, frères bien aimés, que nous montrons notre patience, notre résistance et notre zèle. C’est en effet le temps du combat invisible, dans lequel on dit que l’ordre monastique est passé maître. Un intellect adonné à la piété est vite mis en déroute quand il est confronté à une telle guerre, s’il ne se tient pas fortement sur ses gardes.

  1. Ô Seigneur, source de tout secours, tu as le pouvoir de fortifier, en ces moments qui sont le temps du témoignage, les âmes qui, avec joie, se sont consacrées comme épouses à toi, l’Époux céleste, et qui ont prononcé en connaissance de cause, avec sincérité, et non hypocritement, les vœux de sainteté. Donne-leur la force de renverser, en mettant en toi leur confiance, les remparts [de l’Ennemi] et toute hauteur qui s’élève contre la vérité (cf 2 Cor.,10, 5), pour qu’elles ne manquent pas leur but à cause de la violence intolérable qu’elles subissent en ce temps où elles doivent combattre jusqu’au sang.
  2.    Cependant, ce n’est pas toujours pour la chasteté que l’on a à lutter dans ce dur combat, car il arrive que Dieu nous abandonne pour nous éprouver. Mais malheur au faible qui est soumis à l’épreuve de cet âpre combat ! En effet, la lutte est d’autant plus violente qu’elle a le renfort de l’habitude contractée par ceux qui se sont voués à la défaite en consentant à leurs pensées [mauvaises].
  3.    Gardez-vous de l’oisiveté, frères bien-aimés, car il est évident que la mort s’y cache ; en effet, sans son concours, il n’est pas possible qu’un moine tombe aux mains de ceux qui s’efforcent de le réduire en captivité. Au jour du jugement, Dieu ne nous condamnera pas pour avoir négligé la psalmodie ou la prière, mais pour avoir, en les abandonnant, ouvert la porte aux démons. Dès qu’ils ont ainsi trouvé accès en nous, ils entrent, ils aveuglent nos yeux spirituels et accomplissent en nous, tyranniquement et en toute impureté, tout ce qui rend ceux qui s’y livrent passibles du jugement de Dieu et du plus sévère châtiment. Nous sommes tombés au pouvoir des démons parce que nous avons abandonné de petites choses qui méritaient notre attention pour l’amour du Christ, comme l’ont écrit des hommes sages. Celui qui ne soumet pas à Dieu sa volonté se soumet à son Adversaire. Aussi, ces choses qui te paraissent de minime importance, considère-les comme des remparts qui nous protègent de ceux qui veulent nous réduire en captivité. L’accomplissement de ces petites choses dans notre cellule a été sagement établi, pour la sauvegarde de notre vie [spirituelle], sous une inspiration divine l8S, par ceux qui ont la responsabilité des institutions de l’Eglise. Mais les insensés considèrent comme sans importance le fait de les omettre. Ils ne voient pas le préjudice que cela leur cause, car le commencement et le milieu de leur voie sont une liberté qui rejette toute autorité, et qui est la mère des passions. Il vaut mieux combattre pour ne pas abandonner ces petites choses, plutôt que de donner de la place au péché grâce à cette largeur d’esprit. Car la fin de cette liberté abusive est un complet esclavage.
  4. Dans la mesure même où tes sens sont vivants en toute circonstance, comprends que tu es mort. Car en vérité le feu du péché n’a pas cessé de brûler dans tous tes membres, et la paix ne pourra s’établir en toi. Si, dans ce cas, un moine se dit en son cœur qu’il est vigilant, c’est qu’il ne veut pas savoir quand il sera châtié. Celui qui trompe son compagnon est passible de la malédiction de la Loi (c/.’ Lev.,6, 2) ; mais celui qui se trompe lui-même, à quel châtiment s’expose-t-il ? Car il sait qu’il fait le mal, mais il feint l’ignorance. Mais puisqu’il le sait, il encourt le reproche de sa conscience. Et celui-ci lui est d’autant plus pénible à supporter qu’il sait ce qu’il feint d’ignorer. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 43. LE CIEL EST EN NOUS, MAIS IL FAUT SE GARDER DU RELÂCHEMENT

Qu’il faut se garder du relâchement et de la négligence, et que si l’homme les laisse approcher, ils régnent sur lui et le remplissent de toutes les passions impures

CELUI qui interdit à sa bouche la médisance garde son cœur des passions. À tout moment, il contemple le Seigneur, sa méditation est toujours en Dieu, il chasse de lui-même les démons, et déracine les semences de leur malice. Celui qui à toute heure veille sur son âme, son cœur se réjouit dans les révélations. Celui qui rassemble au-dedans de lui la contemplation de son intellect voit la lumière éclatante de l’Esprit. Celui qui a en horreur toute distraction contemple son Maître au-dedans de lui-même, dans son cœur. Si tu aimes la pureté, dans laquelle on contemple le Maître de l’univers, ne médis de personne, et n’écoute pas celui qui médit de son frère. Si certains se disputent devant toi, ferme tes oreilles et fuis, pour ne pas entendre des paroles de colère, et que ton âme ne meure pas, ayant perdu la vie. Un cœur irrité est vide des mystères de Dieu, mais l’homme doux et humble est une source [remplie] des mystères du monde nouveau.

  1.    Vois, le ciel est en toi, si tu es pur ; tu verras au-dedans de toi les anges avec leur lumière, et leur Maître avec eux et en eux. Celui qui est loué à juste titre n’en reçoit pas de dommage ; mais s’il se complaît dans la louange [qu’on lui adresse], il est un travailleur qui ne mérite pas de salaire. Le trésor de l’humble est au-dedans de lui ; c’est le Seigneur. Celui qui garde sa langue ne sera jamais dépouillé [de ce trésor] à cause d’elle. Une bouche amie du silence fait connaître les mystères de Dieu, mais celui qui est prompt à parler est loin de son Créateur. L’âme de l’homme bon resplendit plus que le soleil, et il se réjouit à toute heure en contemplant des révélations. Celui qui suit l’homme qui aime Dieu s’enrichira des mystères de Dieu, mais celui qui suit l’homme injuste et orgueilleux s’éloignera de Dieu et sera méprisé de ses amis. Celui dont la langue sait se taire aura dans tout son comportement l’attitude de l’humilité, et ainsi, sans peine, il maîtrisera les passions. Les passions sont déracinées et chassées par la continuelle méditation des choses de Dieu ; c’est là le glaive qui les tue. De même que dans le calme et la sérénité de la mer le dauphin se meut et nage, de même dans le calme et la sérénité de la mer du cœur, loin de toute irritation et de toute colère, les mystères et les révélations de Dieu se manifestent pour sa joie.
  2.    Celui qui veut voir le Seigneur au-dedans de lui-même s’applique à purifier son cœur par le continuel souvenir de Dieu, et ainsi, grâce à la lumière éclatante qui remplira les yeux de son intellect, à toute heure il verra le Seigneur. Ce qui arrive au poisson sorti de l’eau se produit pour l’intellect qui est sorti du souvenir de Dieu et se distrait dans le souvenir du monde. Plus l’homme s’éloigne de la fréquentation des hommes, plus il lui est donné dans son intellect une confiance filiale envers Dieu. Et plus il se prive de la consolation de ce monde, plus lui est donnée la joie de Dieu dans l’Esprit-Saint. Et de même que les poissons meurent quand ils manquent d’eau, ainsi les motions de l’intellect désertent le cœur du moine qui fréquente les hommes qui vivent dans le monde et adopte leur conduite.
  3.    Mieux vaut un homme qui vit dans le monde, [qui se sent] malheureux parmi les choses de ce monde et que malmènent les choses de cette vie, qu’un moine qui est malheureux [parce qu’il] se conduit comme les hommes qui vivent dans le monde. Il est redoutable aux démons, mais aimé de Dieu et de ses anges, celui qui, avec zèle et ferveur, cherche Dieu dans son cœur nuit et jour, et arrache de son cœur les suggestions semées par l’Ennemi. Le pays spirituel de l’homme dont l’âme est pure est au-dedans de lui ; le soleil qui y brille est la lumière de la Sainte Trinité, et l’air que respirent ceux qui l’habitent est le Saint-Esprit consolateur. Avec lui demeurent les saintes natures incorporelles ; leur vie, leur joie, leur réjouissance sont le Christ, Lumière née de la Lumière du Père. Un tel homme se réjouit à toute heure de la contemplation de son âme, et il s’émerveille de sa propre beauté, cent fois plus lumineuse que la splendeur du soleil. Cette splendeur, c’est Jérusalem, et c’est le Royaume de Dieu caché au-dedans de nous, selon la parole du Seigneur. Ce pays, c’est la nuée de la gloire de Dieu, où seuls entreront les cœurs purs pour contempler la face de leur Maître, et leurs intellects seront illuminés par les rayons de sa lumière.
  4.    Mais celui qui se laisse aller à l’irritation, à la colère, à la vanité, à la cupidité, à la gourmandise, celui qui vit avec les hommes du monde, celui qui veut faire sa propre volonté, celui qui s’emporte et est plein de passions, tous ceux-là combattent dans la nuit et tâtonnent dans les ténèbres, ils sont hors du pays de la vie et de la lumière. Car ce pays est la part des hommes bons et humbles, qui ont purifié leur cœur. Nul ne peut contempler la beauté qui est au-dedans de lui, avant d’avoir dédaigné et rejeté toute beauté qui lui est extérieure, et nul ne peut vraiment contempler Dieu avant d’avoir parfaitement renoncé au monde. Celui qui se méprise et se fait petit recevra du Seigneur la sagesse, mais celui qui pense être sage par lui-même sera déchu de la sagesse de Dieu. Plus la langue s’éloigne du bavardage, plus nous est donnée la lumière qui nous fait discerner les pensées. Même l’intellect le plus raisonnable est jeté dans la confusion par le bavardage.
  5. Celui qui est pauvre des choses de ce monde sera riche en Dieu, mais l’ami des riches sera pauvre de Dieu. Quand se lève pour prier celui qui est sage et humble, je crois qu’il voit dans son âme la lumière du Saint-Esprit, qu’il s’élance dans la splendeur du flamboiement de la lumière, et qu’il se réjouit de contempler la gloire et de voir son âme transfigurée dans la ressemblance divine. Il n’est pas d’œuvre qui puisse ainsi détruire les retranchements des démons impurs, comme la contemplation de Dieu.

Récit d’un saint homme

  1.    Voici ce que m’a raconté l’un des Pères : « Un jour, tandis que j’étais assis, mon intellect fut captivé dans la contemplation. Quand je revins à moi-même, je me mis à gémir fortement. Le démon, qui se tenait en face de moi, l’entendit et en fut effrayé ; comme frappé de la foudre, il s’effondra. Ne pouvant s’empêcher de crier, il s’enfuit, comme chassé par quelqu’un. »
  2.    Bienheureux l’homme qui se souvient qu’il lui faudra quitter cette vie, et qui se tient éloigné des délices de ce monde, car il recevra en abondance la béatitude lors de son départ, et cette béatitude ne lui fera pas défaut. Un tel homme est né de Dieu, le Saint-Esprit devient sa nourriture, il reçoit de son sein un lait vivifiant, et il respire son parfum, qui le remplit de joie. Mais celui qui se lie aux hommes mondains, au monde lui-même et au repos qu’il procure, et qui aime sa fréquentation, celui-là est privé de la Vie, et je n’ai rien à dire à son sujet, sinon me lamenter en éprouvant un deuil inconsolable, dont l’écho brise le cœur de ceux qui l’entendent.
  3.    Vous qui vous trouvez dans les ténèbres, levez vos têtes, pour que vos visages resplendissent dans la lumière. Sortez des passions du monde, pour qu’aille à votre rencontre la Lumière née du Père, et qu’elle invite les serviteurs de ses mystères, [ses anges], à délier vos liens, pour que vous puissiez marcher sur ses traces et aller vers le Père (cf. Jn,11, 43-44). Hélas, de quels liens sommes-nous liés, et par qui sommes-nous emprisonnés, pour nous empêcher de voir sa gloire ! Puissent nos liens être rompus, pour que nous recherchions et trouvions notre Dieu. Si tu veux connaître les secrets des hommes, et s’il ne t’a pas encore été donné de les apprendre de l’Esprit, les paroles, la conduite et le comportement de chacun te les révéleront, si tu es avisé. Celui dont l’âme est pure et la conduite innocente dit toujours avec sagesse les paroles [inspirées par] l’Esprit. Il parle selon sa mesure des choses de Dieu et de ce qu’il porte en lui-même. Mais la langue de celui dont le cœur est tourmenté par les passions est mue par les passions. Quand bien même il parlerait de choses spirituelles, il le ferait d’une façon passionnée, afin de se mettre en avant injustement. Le sage reconnaît un tel homme à sa seule approche, et celui qui est pur perçoit sa mauvaise odeur.
  4. Celui qui vit constamment dans les vains bavardages et les distractions de l’âme et du corps se prostitue ; celui qui s’accorde avec lui et partage ses occupations est adultère, et celui qui vit avec lui est idolâtre. L’amitié envers les plus jeunes est une fornication abominable aux yeux de Dieu. A une pareille brisure [de l’âme], il n’est pas de remède. Mais celui qui aime tous les hommes d’une manière égale, avec compassion, sans faire de distinction, est parvenu à la perfection. Quand un jeune s’attache à un plus jeune, ceux qui ont du discernement s’affligent et pleurent sur eux. Mais quand un vieillard s’attache à un plus jeune, il est atteint d’une passion plus infecte que ces jeunes, quand bien même il s’entretiendrait avec eux des vertus, car son cœur est atteint d’une blessure. Si le jeune est humble et calme, si son cœur est pur de toute jalousie et de tout attachement, s’il est réservé à l’égard de tout homme et veille sur lui-même, il comprendra vite la passion du vieillard négligent. Mais si un vieillard ne se comporte pas d’une manière égale avec les plus âgés et avec les plus jeunes, de toutes tes forces évite toute relation avec un tel homme ; bien plutôt, éloigne-toi de lui.
  5.    Malheur aux négligents qui, sous une apparence de pureté, dissimulent leurs propres passions. Mais celui qui est parvenu à la vieillesse en gardant pures ses pensées et son genre de vie, et en veillant soigneusement sur sa langue, jouira dès ici-bas de la douceur du fruit de la connaissance, et, lors de son départ du corps, recevra la gloire de Dieu. Rien ne refroidit autant le feu du Saint-Esprit qui brûle dans le cœur du moine pour la sanctification de son âme, que les rencontres, le bavardage, les conversations, sauf lorsque celles-ci se tiennent avec des enfants des mystères de Dieu, en vue de l’accroissement et de la plénitude de sa connaissance. De telles conversations réveillent l’âme en vue de la vie, déracinent les passions, et endorment les pensées mauvaises mieux que toutes les vertus. En dehors de tels hommes, n’aie ni amis ni compagnons, afin de ne pas blesser ton âme et de ne pas t’écarter de la voie du Seigneur. Que se fortifie dans ton cœur la charité qui t’unit et t’attache à Dieu, pour que ne te réduise pas en captivité l’amour du monde, dont la cause et la fin sont la corruption. Le fait de rencontrer des combattants et de s’attarder parmi eux permet aux uns et aux autres d’acquérir la richesse des mystères de Dieu ; mais l’amour envers les négligents et les paresseux ne sert qu’à remplir et assouvir le ventre en s’entraînant réciproquement dans la distraction. Pour des hommes de ce genre, la nourriture prise sans leurs compagnons est sans agrément. Malheur, disent-ils, à celui qui mange seul son pain, car il n’y trouve aucun plaisir. Ils s’invitent les uns les autres à festoyer et se rendent entre eux la pareille, comme des mercenaires. Frère, fuis ceux qui ont coutume de vivre ainsi, ne consens jamais à manger avec de tels hommes, même si tu es pressé par la nécessité. Car leur table est maudite, et elle est servie par les démons. Ceux qui aiment le Christ-Epoux n’y goûtent pas.
  6.    Celui qui ne cesse de faire bonne chère travaille pour le démon de la luxure et souille l’âme de l’humble. Mais la nourriture frugale à la table de l’homme chaste purifie de toute passion l’âme de celui qui mange. L’odeur de la table du gourmand, l’abondance des plats et des fritures, allèchent l’insensé et le sot, qui sont attirés par elles comme le chien par la boucherie. Mais la table de celui qui prie sans cesse est plus douce que toute odeur suave et que tout parfum. Celui qui aime Dieu la désire comme un trésor sans prix.
  7.    De la table de ceux qui jeûnent, qui veillent durant la nuit et se donnent de la peine dans le Seigneur, reçois pour toi-même un remède de vie, et ressuscite ton âme morte. Car le Bien-Aimé qu’ils invoquent est au milieu d’eux, il les sanctifie et transforme en plaisir ineffable l’amertume de leur vie pénible. Ses serviteurs spirituels et célestes les couvrent à l’ombre [de leurs ailes], eux et leurs saintes nourritures. Je connais un frère qui a vu cela de ses yeux.
  8.    Bienheureux celui qui fait taire toute passion mauvaise qui le sépare de son Créateur. Bienheureux celui dont la nourriture est le pain qui est descendu du ciel et a donné la vie au monde. Bienheureux celui qui a vu sourdre dans la plaine de son cœur les flots de cette Vie qui, par miséricorde, jaillit du sein du Père, et qui tourne vers elle son regard. Car lorsqu’il aura bu de cette eau, il se réjouira, son cœur refleurira, il sera dans la joie et l’allégresse. Celui qui a vu son Seigneur dans sa propre nourriture se cache et mange seul, sans communier avec les indignes, afin de ne rien prendre avec eux et de n’être pas dépouillé du rayon divin. Mais celui dont la nourriture est mêlée au venin de la mort n’éprouve aucun plaisir à manger sans ses compagnons. Celui dont l’amitié est liée à son propre ventre est un loup qui mange des aliments de mort. Que tu es insatiable, ô insensé ! Car tu veux emplir ton ventre à la table des négligents, qui eux-mêmes remplissent ton âme de toutes les passions. Ces mises en garde suffisent à ceux qui peuvent maîtriser leur ventre.
  9.    Le parfum de celui qui jeûne est très doux et sa rencontre réjouit le cœur de ceux qui ont du discernement ; seul le gourmand fuit sa compagnie et fait tout ce qu’il peut pour ne pas manger avec lui. Agréable à Dieu est la conduite de l’homme tempérant, dont le voisinage est très pesant pour celui qui aime posséder. Le Christ loue grandement l’homme qui sait se taire, mais ceux que les démons ont rendus captifs des distractions et des divertissements ne se plaisent pas dans sa proximité. Qui n’aimerait l’homme humble et doux, sinon les orgueilleux et les médisants, qui sont étrangers à sa façon d’agir ?

Récit d’un Ancien

  1. Quelqu’un m’a raconté qu’entre autres choses, il avait expérimenté ceci : « Les jours où je rencontre quelques personnes, je mange trois ou quatre petites galettes de pain dur dans la journée, et quand je me fais violence pour prier, mon intellect n’a pas de confiance filiale (parrhèsia) devant Dieu, et je ne peux pas fixer mon regard sur lui. Mais quand je me sépare de ces personnes pour regagner l’hèsychia,le premier jour je me force à en manger une et demie, le deuxième jour une seule. Lorsqu’enfin mon intellect s’est replongé dans L’hèsychia,je m’efforce d’en manger une entière, et je n’y parviens pas. Mon intellect s’entretient alors constamment avec Dieu, avec une confiance filiale, sans que j’aie à me forcer. Et sa lumineuse splendeur m’illumine sans cesse, et m’entraîne à contempler, rempli de joie, la beauté de la lumière de Dieu. Mais si quelqu’un vient pour s’entretenir avec moi, ne serait-ce qu’une heure, dans ces moments d‘hèsychia, il m’est impossible de ne pas ajouter quelque chose à ma nourriture et de ne pas manquer à mon canon de prière, et mon intellect se relâche de la contemplation de cette lumière. » Vous voyez, mes frères, combien sont bonnes et utiles la persévérance dans la solitude, et quelle force et quelles facilités elles donnent à ceux qui combattent. Bienheureux l’homme qui pour Dieu persévère dans l‘hèsychia et mange seul son pain, car il ne cesse de s’entretenir avec Dieu. A lui la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles. Amen.

DISCOURS 44. LA GARDE DES SENS. LA PRIÈRE POUR NE PAS SUCCOMBER À LA TENTATION

Au sujet de la prière et de diverses choses nécessaires pour garder le souvenir continuel [de Dieu], lesquelles sont utiles de diverses manières, si on les lit avec discernement et si on les met en pratique

QUAND les sens sont chastes et recueillis, ils font naître la paix dans l’âme et ne lui permettent pas d’être éprouvée par les choses [extérieures]. Quand elle ne perçoit pas ces choses, la victoire lui est donnée sans combat. Mais si l’homme est négligent et permet aux tentations de pénétrer en lui, il est aussitôt obligé de combattre. Dès lors, sa pureté première, toute simple et paisible, est troublée. La plupart des hommes, et même le monde entier, à cause de cette négligence, ont perdu cet état naturel et pur. C’est pourquoi ceux qui sont dans le monde, et [les moines] qui se mêlent à eux, ne peuvent pas purifier leur pensée, parce qu’ils ont une trop grande connaissance du mal. Peu nombreux sont ceux qui sont capables de revenir à la pureté première de la pensée. C’est pourquoi une grande sobriété, une garde attentive [des pensées] et une grande vigilance sont nécessaires. Une grande simplicité est la meilleure des voies pour obtenir le pardon.

  1. L’amour de Dieu incite l’homme à pratiquer les vertus et l’entraîne avec force à bien agir. La connaissance spirituelle vient naturellement après la pratique des vertus, mais l’une et l’autre sont précédées par la crainte et l’amour, et la crainte vient avant l’amour. Quiconque aurait l’audace de prétendre qu’il est possible d’acquérir les vertus et la connaissance spirituelle avant d’avoir mis en pratique la crainte et l’amour, poserait indubitablement pour son âme le point de départ de sa perdition. En effet, la voie du Seigneur est que celles-là naissent de celles-ci.
  2.    N’échange pas l’amour de ton frère contre l’amour de quoi que ce soit d’autre, car l’amour [fraternel] recèle en lui-même quelque chose qui est plus précieux que tout le reste. Abandonne ce qui est moindre pour trouver ce qui est précieux. Sois un mort durant ta vie, et tu vivras après la mort. Préfère mourir en combattant, plutôt que de vivre dans la négligence. En effet, les martyrs ne sont pas seulement ceux qui ont reçu la mort pour leur foi au Christ, mais aussi ceux qui meurent pour la garde de ses commandements.
  3.    Ne sois pas insensé dans tes demandes, afin de ne pas irriter Dieu par la médiocrité de ta connaissance. Sois sage dans tes prières, pour être digne de choses glorieuses. Recherche ce qui est précieux auprès de Celui qui n’est pas avare de ses dons, et tu recevras de lui l’honneur, à cause de ta sage volonté. Salomon avait demandé la sagesse, et il reçut avec elle un royaume terrestre, parce qu’il avait adressé une sage prière au grand Roi lui-même (cf’ 3 Rois,3, 9 ; Sag.,7, 7). Élisée avait demandé une double part de la grâce de l’Esprit qui demeurait sur son maître, et il ne fut pas frustré de sa demande (cf 4 Rois, 2, 9). Mais celui qui demande à un roi quelque chose de méprisable, méprise le roi lui-même. Israël demanda ce qui était méprisable, et il reçut la colère de Dieu. En effet, il cessa d’admirer les redoutables merveilles que Dieu opérait, et il demanda la satisfaction des désirs de son ventre ; « mais leur nourriture était encore dans leur bouche, que la colère de Dieu monta contre eux » (cf. Ps. 77, 30). Demande à Dieu ce qui s’accorde avec sa gloire, afin que tu sois grandement digne d’estime devant lui et qu’il se réjouisse à ton sujet. Celui qui demanderait à un roi un peu de fumier, non seulement se déshonorerait par la mesquinerie de sa demande, car il se montrerait bien irréfléchi, mais il outragerait le roi par une telle requête. Il en va de même de celui qui demande les choses terrestres dans les prières qu’il adresse à Dieu. Vois en effet : les anges et les archanges, qui sont les princes du Roi, tournent leur regard vers toi lorsque tu pries, pour savoir ce que tu demandes à leur Maître. Ils s’émerveillent et se réjouissent, quand ils voient un être terrestre délaisser sa propre chair et demander les choses du ciel. Au contraire, ils s’affligent devant celui qui se désintéresse des choses du ciel et réclame son propre fumier.
  4.    Ne demande à Dieu aucune de ces choses que, sans que nous ayons à l’en prier, sa Providence veille à nous procurer, et non seulement à nous, ses familiers et ses amis, mais encore à ceux qui ne le connaissent pas. « Ne soyez pas, dit-il, comme les païens qui rabâchent dans leurs prières. Ces choses du corps, ce sont les païens qui les recherchent quand ils prient. Mais vous, ne vous souciez ni de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez, ni de quoi vous vous vêtirez. Votre Père sait que vous avez besoin de ces choses » (Mt.,6, 7 et 31). Ce n’est pas du pain qu’un fils demande à son père, mais ce qu’il y a de plus grand et de plus élevé dans la maison de son père. C’est à cause de la faiblesse de la pensée des hommes que le Seigneur nous a prescrit de demander le pain quotidien. Mais vois ce qu’il a ordonné à ceux dont la connaissance est parfaite et l’âme saine : « Ne vous inquiétez pas, dit-il, de la nourriture et du vêtement » (Mt.,6, 28). Car s’il prend soin des animaux dépourvus de raison, et des oiseaux, et de tous les êtres qui n’ont pas d’âme, combien plus ne se souciera-t-il pas de nous ? « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît » (Mt., 6, 33).
  5.    Si tu as demandé quelque chose à Dieu, et s’il tarde à t’exaucer, ne t’en chagrine pas. Tu n’es pas plus sage que Dieu. Cela t’arrive, soit parce que tu es indigne d’obtenir ce que tu demandes, soit parce que les chemins que suit ton cœur ne vont pas dans le même sens que ta prière, mais dans un sens opposé, soit parce que tu n’as pas encore atteint la mesure qui correspondrait à la grâce que tu demandes. Il ne nous faut pas en effet désirer avant le temps ce qui nous dépasse, afin de ne pas rendre inutile la grâce de Dieu en la recevant trop vite. Car tout ce qui est obtenu facilement peut aussi se perdre rapidement, tandis que l’on garde avec grand soin ce pour quoi notre cœur a peiné.
  6.    Aie soif du Christ, afin qu’il t’enivre de son amour. Ferme les yeux devant les agréments de cette vie, afin que Dieu fasse régner sa paix dans ton cœur. Abstiens-toi des choses que voient tes yeux, afin d’être jugé digne de la joie spirituelle. Si tes œuvres ne plaisent pas à Dieu, ne lui demande pas de voir les choses glorieuses, afin de ne pas être comme un homme qui tente Dieu. Ta prière doit être à la mesure de ta conduite. Si on est attaché aux choses de la terre, il est impossible de rechercher les choses du ciel. Si on est occupé aux choses de ce monde, on ne peut pas demander les choses de Dieu. Le désir de tout homme est manifesté par ses œuvres. Lorsqu’on a du zèle pour quelque chose, c’est pour cette chose qu’on prie avec ardeur. Celui qui veut les plus grandes choses ne s’occupe pas des plus infimes.
  7.    Sois libre, bien que tu sois dans les liens du corps, et, bien que tu sois libre, montre-toi obéissant pour le Christ. Sois avisé malgré ta douceur, afin de ne pas être dupe. Aime l’humilité dans toutes tes œuvres, afin d’échapper aux pièges invisibles que l’on trouve toujours dès que l’on sort du chemin des humbles. Ne refuse pas les tribulations, car c’est par elles que tu entreras dans la connaissance de la vérité. Ne crains pas les épreuves, car c’est en elles que tu trouveras des biens précieux. Prie pour ne pas entrer dans les épreuves de l’âme ; mais prépare-toi de toutes tes forces à celles du corps. Sans elles, en effet, tu ne peux pas t’approcher de Dieu, car elles portent en elles le divin repos. Celui qui fuit les épreuves fuit la vertu. Je parle ici non de la mise à l’épreuve qui vient des convoitises, mais de celle [qui consiste en] des afflictions.
  8.    Question.— Comment accordes-tu ces paroles : « Priez pour ne pas entrer dans l’épreuve » (Mt.,26, 41), avec celles-ci: « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » (Mt., 7, 13), et : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps » (Le, 13, 24), et encore : « Celui qui perdra son âme à cause de moi la trouvera » (A//., 10, 39) ? Comment le Seigneur, qui partout nous exhorte à supporter d’être mis à l’épreuve, nous a-t-il ordonné ici de prier pour ne pas entrer dans l’épreuve ? Quelle vertu en effet peut-on acquérir sans tribulation et sans épreuve ? Ou quelle épreuve est plus grande que la perte de soi-même, dans laquelle le Seigneur nous a ordonné d’entrer à cause de lui ? « Celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre, dit-il, n’est pas digne de moi » (Mt., 10, 38). Comment donc, alors que dans tout son enseignement, il nous demande de supporter l’épreuve, nous a-t-il ordonné ici de prier pour ne pas y entrer ? « C’est en passant par de nombreuses tribulations, dit-il, qu’il vous faut entrer dans le Royaume des cieux » (Act., 14, 22), et : « Dans le monde, vous aurez des tribulations » (Jn, 16, 33), et : « En supportant patiemment ces tribulations, vous sauverez vos âmes » (Le, 21, 19). Oh, comme est subtile la voie que tu nous enseignes, Seigneur ! Celui qui les lit sans les bien comprendre et sans discernement se trouve toujours hors de cette voie. Quand les fils de Zébédée et leur mère désiraient siéger avec toi dans le Royaume, tu leur as dit : « Pouvez-vous boire la coupe des épreuves que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ? » (Mt., 20, 22). Alors comment, ici, ô Maître, nous ordonnes-tu de prier pour ne pas entrer dans l’épreuve? Quelles sont ces épreuves au sujet desquelles tu nous ordonnes de prier pour ne pas y entrer ?
  9. 10Réponse.— Prie, dit-il, pour ne pas entrer dans l’épreuve [c’est-à-dire succomber à la tentation] en ce qui concerne la foi. Prie pour qu’une haute opinion de toi-même ne te fasse pas entrer dans l’épreuve du fait du démon du blasphème et de l’orgueil. Prie pour ne pas entrer, par une permission divine, dans une épreuve suscitée manifestement par le Diable, à cause de pensées mauvaises que tu aurais entretenues dans ta pensée et pour lesquelles tu serais abandonné. Prie pour que ne s’éloigne pas de toi l’ange de ta chasteté, afin de ne pas être combattu par le feu du péché et de ne pas être séparé de Dieu. Prie pour ne pas entrer dans l’épreuve de la dispute, ou dans celle de l’irrésolution et du doute qui bouleversent l’âme. Quant aux épreuves du corps, prépare-toi de toute ton âme à les recevoir, livre-leur tous tes membres et remplis de larmes tes yeux, afin que celui qui te garde ne s’éloigne pas de toi. En effet, la Providence de Dieu ne se révèle pas ailleurs que dans les épreuves ; il est impossible sans elles d’avoir une confiance filiale devant lui, il est impossible d’apprendre la sagesse de l’Esprit, il est impossible que se fortifie dans l’âme le désir divin. Avant d’avoir été mis à l’épreuve, l’homme prie Dieu comme un étranger. Mais lorsqu’il est entré dans les épreuves pour l’amour de Lui et qu’il n’a pas changé, Dieu se considère comme en dette à son égard, et le considère comme un ami fidèle. Parce qu’a été faite sa volonté, Dieu a combattu son ennemi et l’a vaincu. Voilà ce que veut dire : Priez pour ne pas entrer dans l’épreuve. Je le répète : Prie, pour ne pas entrer par ta présomption, dans une terrible épreuve [suscitée par] le Diable. Prie, parce que tu aimes Dieu et pour que sa puissance vienne à ton aide et vainque en toi ses ennemis. Prie, pour ne pas entrer dans ces épreuves causées par la malice de tes pensées et de tes actes. Prie, pour que soit éprouvé ton amour de Dieu et que soit glorifiée sa puissance dans ta patience. A lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 45. AU SEIN DE L’ÉPREUVE, CONFIANCE DANS LE VERBE, INCARNÉ POUR NOUS

Sur la compassion de notre Maître, en vertu de laquelle il descend du haut de sa grandeur vers notre faiblesse, et sur les épreuves

 

NOTRE Seigneur qui, si tu y prêtes attention, veille sur toi dans sa miséricorde et selon sa grâce, nous a également ordonné de prier au sujet des épreuves du corps. Car, voyant combien notre nature est faible, en raison du caractère terrestre et fragile du corps, voyant aussi qu’elle est incapable de résister aux épreuves quand elle se trouve au milieu d’elles, qu’à cause de cela elle se détache de la vérité, lui tourne le dos et se laisse vaincre par les tribulations, il a ordonné de prier pour ne pas tomber soudain dans les épreuves, s’il est possible de plaire à Dieu sans passer par elles.

  1. Si cependant, parce qu’il recherche une grande vertu, l’homme tombe soudainement dans de terribles épreuves, et si cette vertu ne peut être alors obtenue sans qu’il les supporte, il ne doit ni ménager autrui, ni se ménager lui-même. Il ne doit pas, saisi de crainte, renoncer au noble et vaillant exploit dont dépend la vie de son âme, ni utiliser comme un voile cachant son relâchement la parole : « Priez pour ne pas entrer dans l’épreuve. » Car il est dit de semblables personnes qu’elles pèchent en secret en se couvrant du prétexte des commandements. Si donc il arrive à un homme qu’il subisse une épreuve et que celle-ci veuille le contraindre à enfreindre l’un des commandements du Christ — c’est-à-dire à renoncer à la chasteté, ou à la vie monastique, ou à renier la foi, ou à ne plus combattre pour le Christ, ou à ne plus tenir compte de l’un des commandements —, et s’il se laisse effrayer et ne résiste pas courageusement aux tentations, il tombe hors de la vérité.
  2.    Ainsi donc, dans toute la mesure du possible, ne tenons aucun compte du corps, confions notre âme à Dieu, et, au nom du Seigneur, entrons dans l’arène des épreuves. Et celui qui a sauvé Joseph dans la terre d’Egypte et en a fait une image et un modèle de la chasteté ; celui qui a gardé saufs Daniel dans la fosse aux lions, les trois jeunes gens dans la fournaise de feu, et Jérémie dans la fosse pleine de boue, l’en a délivré, puis lui a accordé sa miséricorde au milieu du camp des Chaldéens ; celui qui a fait sortir Pierre de la prison, toutes portes closes, et a sauvé Paul de la synagogue des Juifs, et, en un mot, qui est toujours, en tout lieu et en tout pays, avec ses serviteurs, et manifeste en eux sa puissance victorieuse, les garde par de nombreux prodiges et leur montre son salut dans toutes leurs tribulations, — celui-là nous remplira de force, nous aussi, et nous sauvera des flots déchaînés qui nous environnent. Amen.
  3.    Que nos âmes aient donc autant de zèle pour combattre le Diable et ses armées, qu’en eurent les Maccabées, les saints prophètes, les apôtres, les martyrs, les saints moines et les justes. Ils maintinrent fermement les lois divines et les commandements de l’Esprit dans des contrées redoutables, parmi les épreuves les plus dures ; ils ont rejeté le monde, laissé le corps derrière eux, ils ont persévéré dans leur justice, sans être vaincus par les dangers qui environnaient à la fois leur âme et leur corps, et ils ont remporté courageusement la victoire. Leurs noms sont inscrits dans le livre de vie, jusqu’au retour du Christ. Leur enseignement a été conservé par ordre de Dieu pour notre instruction et notre réconfort, comme en témoigne le bienheureux Apôtre (cf Rom.,15, 4), pour que nous devenions sages, pour que nous apprenions les voies de Dieu, pour que nous ayons sous les yeux, comme de vivantes images, les récits qui les concernent et leurs vies, pour que nous prenions modèle sur eux, pour que nous empruntions leur chemin et leur devenions semblables. A une âme capable de les bien comprendre, les paroles divines sont douces, comme une nourriture qui réchauffe le corps, et les récits sur les justes sont aussi agréables aux oreilles des hommes doux qu’une continuelle irrigation à un arbre nouvellement planté.
  4. Aie donc présente à la pensée, mon bien-aimé, la Providence de Dieu qui, depuis le commencement jusqu’à maintenant veille, sur tous ; [cette pensée est] comme un excellent remède pour les yeux malades ; que son souvenir t’accompagne sans cesse. Médite, réfléchis, tire un enseignement de tout cela, afin d’apprendre à te rappeler en ton âme la grandeur de l’honneur de Dieu ; tu trouveras ainsi pour ton âme la vie éternelle, dans le Christ Jésus notre Seigneur, lui qui est devenu médiateur entre Dieu et les hommes (/ Tim.,2, 5), et qui a réuni en lui les deux, [Dieu et l’homme] ; lui dont les ordres angéliques ne peuvent approcher la gloire qui entoure le trône de sa majesté, lui qui pour nous est venu dans le monde sous un aspect simple et humble, comme le dit Isaïe : « Nous l’avons vu, il n’avait ni apparence, ni beauté » (ls.,53, 2). Alors qu’il était invisible à toute la création, il a revêtu un corps et a accompli l’économie du salut, pour la vie de toutes les nations qu’il a purifiées. A lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 46. L’HUMILITÉ OBTIENT LA PATIENCE DANS L’ÉPREUVE ET LA JOIE DE L’ESPRIT-SAINT

Sur les diverses sortes d’épreuves, et quelle douceur renferment les épreuves supportées pour la vérité. Des degrés et des états par lesquels doit passer un homme sage

 

Les vertus s’obtiennent l’une à la suite de l’autre, de telle sorte que le chemin [qui mène de l’une à l’autre] ne soit ni trop pesant ni trop pénible, et que l’on puisse les acquérir selon leur ordre ; ainsi nous est-il donné d’aimer comme le bien lui-même [que nous voulons obtenir] les difficultés que l’on doit [d’abord] supporter pour ce bien. Nul ne peut acquérir véritablement la pauvreté si, d’abord, il ne se décide pas et ne se prépare pas à supporter avec joie d’être soumis à l’épreuve. Et nul ne peut supporter d’être mis à l’épreuve s’il ne croit pas que les tribulations qu’il s’est préparé à subir sont quelque chose de bien supérieur au repos du corps. Quiconque est disposé à acquérir la pauvreté doit donc d’abord éveiller en lui-même l’amour des afflictions. C’est alors que lui vient la pensée de renoncer à la possession des choses de ce monde. Et quiconque s’approche de la tribulation doit d’abord s’affermir par la foi. C’est alors qu’il peut supporter les tribulations. Celui qui renonce à la possession des choses matérielles, mais ne se prive pas d’y appliquer ses sens — je veux dire de regarder ces choses et d’en entendre parler — se procure une double tribulation et sera doublement mis en difficulté et affligé. Ou plutôt, quel avantage y a-t-il à se dépouiller des choses visibles, si par les sens on continue à s’en délecter ? En effet, voir ou entendre parler des choses nous fait ressentir cela même que l’on éprouvait quand on les possédait. Le souvenir de ce qu’elles furent pour nous n’a pas quitté notre pensée. Si donc les représentations imaginatives des choses bouleversent l’homme même en l’absence de ces choses, que dire si celles-ci sont présentes elles-mêmes et toutes proches ? C’est pourquoi l’anachorèse est bonne et nous aide grandement. Elle réduit vigoureusement au silence les pensées, elle donne la force de supporter les difficultés, et elle apprend à l’homme à pratiquer une grande patience dans les tribulations inévitables.

  1.    Ne demande pas conseil à celui qui ne mène pas la même vie que toi, fût-il très sage. Mieux vaut te confier à un homme simple et inculte qui a expérimenté lui-même les choses, plutôt qu’à un savant philosophe qui parle de ce sur quoi il a réfléchi, mais qui n’en a pas l’expérience. Mais qu’est-ce que l’expérience ? L’expérience ne consiste pas à observer les choses dont on n’a pas encore en soi-même la connaissance, mais à sentir quel avantage ou quel dommage elles nous apportent en fait lorsque nous les avons longuement éprouvées nous-mêmes. Souvent une chose nous apparaît nuisible, qui en réalité porte en elle un grand avantage. Mais cela est vrai aussi du contraire. Car souvent une chose nous apparaît utile, alors qu’en réalité elle porte en elle une cause de ruine. C’est pourquoi nombre d’hommes sont lésés par des choses apparemment bénéfiques. Ainsi le témoignage de la connaissance n’est pas toujours vrai. Prends pour conseiller celui qui sait éprouver et discerner les choses dans la patience. Tous ne sont pas dignes de foi et capables de donner des conseils. Seul est digne de foi celui qui avant tout à fait un bon usage de sa liberté et ne craint ni les accusations ni les calomnies.
  2.    Quand tu rencontres sur ta route une paix que rien ne trouble, alors, crains ! En effet, c’est que tu t’es écarté loin du droit chemin qu’ont foulé les pieds douloureux des saints. Car plus tu avances sur la voie qui mène à la cité du Royaume et plus tu t’approches de la cité de Dieu, plus tu en auras pour signe la dureté des épreuves que tu rencontres. Plus tu approches [du but] et plus tu progresses, plus se multiplient les épreuves.

Par conséquent, chaque fois que, sur ta route, tu sens que ton âme est éprouvée par des difficultés diverses et toujours plus fortes, sache qu’il lui a été véritablement donné, à ce moment-là, d’accéder secrètement à un plus haut degré, et qu’il lui a été accordé un accroissement de grâce, qui l’a élevée au-dessus de l’état où elle se trouvait. Car Dieu proportionne à la grâce qu’il lui accorde les tribulations auxquelles il soumet l’âme pour la mettre à l’épreuve. Il ne s’agit pas ici des épreuves que l’on rencontre dans le monde, et qui adviennent à certains pour mettre un frein à leur malice et à leurs manquements manifestes, ni des troubles du corps, mais des épreuves propres aux moines qui vivent dans L’hèsychia, et que nous devrons ensuite énumérer en détail. Si l’âme est faible, si elle n’est pas capable de supporter de grandes épreuves, si elle demande à ne pas y entrer, et si Dieu l’exauce, sache bien que, dans la mesure même où elle n’est pas capable de supporter de grandes épreuves, elle n’est pas apte non plus à recevoir les grandes grâces. Car Dieu ne donne pas de grande grâce sans donner [en même temps] une grande épreuve. Les grâces sont accordées par Dieu en proportion des épreuves, selon sa sagesse, que ne comprennent pas ses créatures. Ainsi donc, des pénibles tribulations qui t’adviennent, [ménagées par] la Providence de Dieu, apprends quelle dignité ton âme a reçu de sa magnificence. La consolation est à la mesure de l’affliction.

  1. Question.— Comment cela se passe-t-il ? Est-ce l’épreuve qui vient d’abord, puis le charisme? Ou bien le charisme précède-t-il l’épreuve ?

Réponse. — L’épreuve ne vient pas si l’âme n’a pas d’abord reçu d’une manière secrète une grandeur qui dépasse sa mesure [antérieure], et la grâce de l’Esprit. De cela, la tentation du Seigneur, ainsi que les épreuves des apôtres, portent témoignage. Les apôtres en effet ne furent pas soumis à l’épreuve avant d’avoir reçu le Consolateur. Il convient en effet que ceux qui ont reçu des biens en partage supportent les épreuves correspondantes, car avec le bien vient la tribulation. C’est ainsi qu’il a plu à Dieu d’en disposer, en sa sagesse. Mais s’il en va de la sorte, si la grâce vient avant l’épreuve, cependant la sensation de l’épreuve précède la sensation de la grâce, pour que soit éprouvée la liberté. La grâce ne s’est jamais manifestée à quelqu’un avant qu’il n’ait goûté les épreuves. Ainsi donc, la grâce vient en premier et pénètre l’intellect, mais elle tarde à se rendre sensible.

  1.    D’autre part, il nous faut avoir simultanément, au moment où nous adviennent ces épreuves, deux attitudes contraires et qui ne se ressemblent en rien, à savoir la joie et la crainte. La joie, parce que l’on marche sur la voie qu’ont foulée les saints, et surtout Celui qui donne la vie à l’univers ; c’est évident, si nous savons discerner le sens des épreuves. Et nous devons aussi ressentir de la crainte, en redoutant d’être tentés par l’orgueil, du fait des dons reçus. Cependant, les humbles reçoivent de la grâce la sagesse qui les rend capables de discerner toutes ces choses et de savoir quelle est l’épreuve qui est le fruit de l’orgueil, et quelle est celle qui vient des coups dont nous frappe l’amour. Car les épreuves qu’entraîne le progrès dans une vie vouée au bien diffèrent de celles qui viennent d’un abandon pédagogique [de la part de Dieu], à cause de l’orgueil du cœur.
  2.    Les épreuves auxquelles la verge paternelle [de Dieu] soumet l’âme pour son progrès et sa croissance et afin qu’elle s’exerce, s’éprouve et combatte, consistent en ceci : la paresse, la lourdeur du corps, l’affaiblissement des membres, l’acédie, la confusion de l’intelligence, les souffrances corporelles, la perte temporaire de l’espérance, l’enténèbrement des pensées, l’absence de secours humain, la privation de ce dont le corps a besoin, et tout ce qui y ressemble. Grâce à ces épreuves, l’homme acquiert une âme solitaire et dépourvue d’appui extérieur, un cœur mortifié et l’humilité. Il est ainsi amené à désirer son Créateur. Dans sa Providence, Dieu ménage ces épreuves selon la force et le besoin de ceux qui les reçoivent. En elles se mêlent la consolation et l’adversité, la lumière et les ténèbres, les combats et les secours, et, en un mot, elles mettent à l’étroit et dilatent tout ensemble. C’est là le signe que l’homme fait des progrès, grâce à l’aide de Dieu.
  3. Et voici maintenant les épreuves auxquelles sont soumis, quand Dieu se retire loin d’eux, ceux qui, dans leur orgueil, n’ont pas honte de s’élever dans leur pensée contre sa bonté et de l’outrager : les tentations manifestes des démons, qui dépassent les forces de l’âme ; la privation des forces que leur donnait leur sagesse de jadis ; la sensation aiguë des pensées de luxure auxquelles ils sont abandonnés, pour humilier leur suffisance ; la promptitude à s’irriter ; le désir de faire leur propre volonté ; les paroles querelleuses ; les reproches [adressés aux autres] ; le mépris du cœur ; la complète illusion de l’intellect ; les blasphèmes contre le nom de Dieu ; les pensées folles qui provoquent le rire, alors qu’on devrait pleurer ; l’opprobre des hommes et le déshonneur ; la honte et les injures dont les couvrent les démons de multiples façons, en secret et visiblement ; le désir de se mêler au monde et de le fréquenter ; parler sans arrêt et radoter ; être toujours avide de nouveautés ; se livrer à de fausses prophéties ; faire des promesses qu’on ne peut pas tenir. Tout ceci concerne ce qui éprouve l’âme. Quant aux épreuves du corps, ce sont des situations pénibles, toujours compliquées et dont il est difficile de sortir ; la fréquentation d’hommes mauvais et athées ; le fait de tomber entre les mains d’hommes méchants ; de fréquentes et soudaines émotions du cœur, dont la cause n’est pas la crainte de Dieu ; souvent, des chutes graves du haut de rochers, de lieux élevés et d’endroits semblables, capables de briser le corps ; enfin, la privation du secours que la puissance divine apporte au cœur et l’absence de l’espérance que la foi nous donne en ce secours. En un mot, ces hommes reçoivent par leur faute des épreuves qu’ils ne peuvent porter et qui dépassent leurs forces, car toutes les choses que nous venons de décrire et d’énumérer ne sont que les diverses formes des tentations de l’orgueil. Tout cela commence à se manifester dans l’homme quand il se met à se croire sage à ses propres yeux. Il tombe dans tous ces maux dans la mesure même où il accepte des pensées d’orgueil. Comprends donc, d’après la forme des tentations que tu éprouves, les cheminements subtils de ta pensée. Si tu vois que certaines de ces tentations se mêlent aux épreuves dont nous avons d’abord parlé, sache que, dans la mesure même où tu les subis, tu es devenu la proie de l’orgueil.
  4.    Ecoute encore ceci : toutes les conjonctures pénibles et toutes les tribulations qui ne sont pas supportées avec patience font doublement souffrir, car la patience d’un homme allège ses malheurs, tandis que le découragement les rend plus pénibles [à porter]. La patience est la mère de la consolation ; elle est une énergie qui naît de la générosité du cœur. Il est difficile à l’homme, au sein de ses tribulations, de trouver cette énergie sans la grâce divine, laquelle ne s’obtient que par la persévérance dans la prière et l’effusion des larmes.
  5.    Quand Dieu décide de soumettre un homme à de grandes tribulations, il le laisse succomber au découragement. Et celui-ci engendre en lui une très forte acédie qui lui donne la sensation d’une asphyxie de l’âme et un avant-goût de la Géhenne. Alors vient l’esprit d’égarement, qui est la source de mille tentations : la confusion, l’irritation, le blasphème, le mécontentement de son sort, l’instabilité des pensées, l’errance de lieu en lieu, et ce qui leur ressemble. Si tu me demandes quelle est la cause de tous ces maux, je te répondrai que c’est ta négligence, car tu ne t’es pas soucié de chercher leur guérison. Or le remède qui les guérit est unique. C’est grâce à lui que l’on trouve aussitôt la consolation dans son âme. Et quel est-il ? L’humilité du cœur. Sans elle, nul ne peut renverser le mur de ces vices ; bien plutôt, il les verra prendre de la force contre lui.
  6.    Ne t’irrite pas contre moi, car je te dis la vérité. Jamais tu n’as cherché l’humilité de toute ton âme. Mais, si tu veux, pénètre dans sa contrée, et tu verras qu’elle te délivrera de ton mal. C’est en effet selon la mesure de ton humilité que te sera donnée la patience dans tes malheurs. En proportion de ta patience s’allégera le poids de tes tribulations, et tu trouveras la consolation. Selon la mesure de ta consolation grandira ton amour envers Dieu. Et selon la mesure de ton amour croîtra ta joie dans l’Esprit-Saint. Notre Père compatissant, quand il veut délivrer de leurs épreuves ceux qui sont en toute vérité ses enfants, ne les leur enlève pas, mais il leur donne la patience au sein des épreuves. C’est par la patience qu’ils reçoivent tous les biens, pour la perfection de leurs âmes. Daigne le Christ notre Dieu nous accorder, par sa grâce, de supporter tous les maux pour son amour, dans l’action de grâces du cœur. Amen.

DISCOURS 47. Intransigeance envers le corps

Le corps qui craint les épreuves devient ami du péché

UN saint a dit que le corps qui craint les épreuves devient ami du péché, ne voulant pas subir de gêne ni mourir à sa propre vie. C’est pourquoi l’Esprit-Saint le contraint à mourir, car il sait que si le corps ne meurt pas, il ne vainc pas le péché. Si quelqu’un veut que le Seigneur demeure en lui, qu’il fasse violence à son corps, qu’il serve le Seigneur, qu’il s’assujettisse aux commandements de l’Esprit tels que les a écrits l’Apôtre, et qu’il garde son âme des œuvres de la chair comme l’a prescrit le même Apôtre. Un corps mêlé au péché trouve son repos dans les œuvres de la chair, et l’Esprit de Dieu ne repose pas dans les fruits que produit un tel corps. Mais quand le corps s’affaiblit dans le jeûne et l’humilité, l’âme se fortifie dans la prière. Lorsque le corps a été mis à l’étroit de bien des manières dans les tribulations de l’hèsychia, quand il a été réduit à manquer du nécessaire au point d’être près de mourir à cette vie, il a coutume d’appeler au secours et de dire : « Laisse-moi un peu, pour que je mène une vie à ma mesure ; je marcherai droit désormais, car j’ai fait l’expérience de tous ces maux. » Mais quand tu auras accordé au corps de se reposer de ses tribulations, quand tu l’auras laissé prendre quelque détente, par compassion pour lui, peu à peu il va prendre ses aises, puis te susurrer des flatteries, jusqu’à ce qu’il te fasse sortir du désert, tant sont persuasives ses paroles enjôleuses. Il te dira : « Nous pouvons très bien vivre près du monde. Nous avons maintenant une grande expérience et nous sommes capables de mener dans le monde la même vie qu’ici. Éprouve-moi seulement, et si je ne fais pas comme tu veux, nous pourrons toujours revenir ; le désert ne va pas disparaître. » Ne le crois pas, quand bien même il insisterait très fortement et te ferait de grandes promesses. Car il ne tient jamais parole. Quand tu lui auras donné ce qu’il demande, il te précipitera dans de grands malheurs dont tu ne pourras ni te relever ni t’échapper.

  1. Quand tu es pris d’acédie à cause des épreuves, quand tu en es rassasié, dis à ton corps : « Tu désires vivre à nouveau dans l’impureté et mener une vie honteuse ? » Et s’il te répond : « C’est un grand péché de se tuer soi-même », réplique-lui : « Je me tue moi-même, car je ne parviens pas à mener une vie pure. Je meurs ici-bas, pour ne pas voir ensuite la vraie mort de mon âme, la mort loin de Dieu. Il m’est préférable de mourir ici pour rester pur, que de mener dans le monde une vie mauvaise. J’ai choisi cette mort pour mes péchés. Je me tue moi-même, parce que j’ai péché contre le Seigneur, et je ne veux plus l’irriter. Qu’ai-je à faire d’une vie loin de Dieu ? Je supporte toutes ces souffrances pour ne pas devenir étranger à l’espérance du ciel. Quel avantage Dieu tirerait-t-il de la vie que je mène ici-bas, si je vivais mal et si je l’irritais ? »

Discours 48. L’ÉPREUVE EST BÉNÉFIQUE POUR TOUT HOMME

Pourquoi Dieu permet que soient éprouvés ceux qui l’aiment

 

GRACE à l’amour que les saints ont manifesté envers Dieu à travers tout ce qu’ils ont souffert pour son Nom, — car il mène par une voie étroite ceux qu’il aime, mais sans jamais s’éloigner d’eux, — leur cœur obtient la confiance filiale (parrhèsia) [qui leur permet] de le regarder sans voile et de lui présenter leurs demandes en toute confiance. Grande est la puissance de la prière faite avec cette confiance filiale. C’est pourquoi Dieu permet que ses saints soient mis à l’épreuve par toutes sortes d’afflictions, et fassent en même temps l’expérience de la Providence dont il les entoure, car, grâce à ces épreuves, ils acquièrent la sagesse. Ils échappent ainsi à l’inexpérience, en étant exercés de part et d’autre. Ils acquièrent par cette expérience la connaissance de toutes ces choses, ce qui leur évite d’être joués par les démons. Car s’ils n’avaient que l’expérience des bienfaits divins, il leur manquerait d’avoir été exercés par l’autre expérience, [celle des épreuves,] et ils combattraient comme des aveugles.

  1. Si nous disions en effet que Dieu les éduque sans leur faire connaître par expérience les maux, nous prétendrions qu’il veut qu’ils soient comme les bœufs et les ânes, et les autres êtres dépourvus de la liberté de choix. En effet, l’homme ne peut ressentir le goût du bien s’il n’a pas d’abord été éprouvé par l’expérience des maux. Car alors, lorsqu’il rencontre en lui-même le bien, il y adhère en toute connaissance et en toute liberté, comme à une chose devenue sienne. Combien douce est la connaissance qui vient de l’expérience et de l’exercice, et quelle force elle donne à celui qui l’a découverte en lui après une longue épreuve ! Ceux-là le savent qui en ont été persuadés par l’expérience simultanée de ces deux choses : la faiblesse de la nature et le secours de la puissance divine.
  2.    Ils parviennent en effet à cette connaissance quand Dieu leur a d’abord retiré [le secours de] sa propre puissance, quand il leur a donné de sentir les faiblesses de la nature, la difficulté des épreuves et la malice de l’Adversaire, et quels sont ceux qu’ils ont à combattre, et de quelle nature ils sont revêtus, et comment eux-mêmes sont gardés par la puissance divine, et combien ils ont progressé dans leur course, et de combien ils se sont élevés ainsi ; mais également combien ils sont faibles devant toute passion dès que cette puissance s’éloigne d’eux. C’est ainsi qu’ils acquièrent l’humilité, qu’ils s’approchent de Dieu, qu’ils attendent son secours, et qu’ils persévèrent dans la prière. Mais d’où leur sont venues toutes ces choses, sinon de l’expérience de tant de maux dans lesquels Dieu a permis qu’ils tombent ? L’Apôtre le dit : « Pour que je ne sois pas enflé d’orgueil à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan » (2 Cor.,12, 7). Mais on acquiert aussi par les épreuves une foi solide, grâce à la fréquente expérience que l’on a acquise du secours divin. On cesse alors de craindre et on est plein de courage dans les épreuves, car on est exercé.
  3.    L’épreuve est bénéfique pour tout homme. Car si l’épreuve a été utile à Paul, « toute bouche sera fermée, et le monde sera reconnu coupable devant Dieu » (Rom., 3,19). Ceux qui combattent sont éprouvés, pour que s’accroisse leur richesse ; et ceux qui se relâchent le sont, pour qu’ils se gardent de ce qui leur nuit ; de même, ceux qui dorment, pour qu’ils se réveillent ; ceux qui sont loin, pour qu’ils s’approchent de Dieu ; et ceux qui sont proches de lui, pour qu’ils entrent dans sa maison en toute confiance (parrhèsia). Un fils, s’il ne s’est pas mis lui-même au travail, ne tire aucun profit de la richesse de la maison de son père. C’est pourquoi Dieu commence par éprouver et par affliger, puis il révèle sa grâce. Gloire au Maître qui, par d’amers remèdes, nous procure le plaisir de la santé.
  4. Il n’est personne qui ne soit accablé de fatigue au temps où il s’exerce. Et il n’est personne qui ne trouve amer le temps où il boit la potion des épreuves. Mais sans cela, il n’est pas possible de devenir vigoureux. Toutefois, il ne nous appartient pas de le supporter par nous-mêmes. Comment le vase de terre pourrait-il garder l’eau que l’on y verse, s’il n’a pas été durci par le feu divin ? Si nous nous soumettons [à Dieu], si nous le supplions humblement, patiemment, sans jamais cesser de le désirer, nous obtiendrons tout, dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.

DISCOURS 49. Les vicissitudes de la vie spirituelle. L’humilité peut suffire au salut

Sur la vraie connaissance et sur les épreuves, et qu’il faut bien savoir que Dieu, dans sa miséricorde, abandonne à cause du danger de l’orgueil, non seulement ceux qui sont moindres, faibles et inexercés, mais aussi ceux qui, pour un temps, ont été dignes de l’impassibilité, qui sont parvenus à la perfection de l’esprit et se sont partiellement approchés de la pureté jointe à la mortification

COMBIEN de fois certains commettent-ils des transgressions, puis guérissent leur âme par le repentir, et la grâce les accueille ! En effet, en toute nature douée de raison, le changement se produit d’une façon illimitée ; tout homme, à tout moment de sa vie, passe par des états différents ; celui qui est doué de discernement peut le percevoir à de nombreux indices. Mais, si un homme est vigilant, ce sont surtout les épreuves qui lui adviennent chaque jour qui peuvent le rendre avisé à cet égard. Il peut s’observer lui-même avec son intellect et apprendre combien, chaque jour, sa pensée subit de changements en fait de calme et de tranquillité, et comment il passe soudainement de la paix à un état de trouble, sans aucune cause prochaine, et comment il se retrouve dans un grand et indicible danger.

  1.    C’est là ce que saint Macairea clairement écrit avec beaucoup de prévoyance et de zèle, pour que les frères gardent en mémoire cet enseignement, à savoir qu’il ne faut pas tomber dans le désespoir lorsque survient un changement désagréable. De même qu’il arrive que l’air se refroidisse, ainsi ceux qui ont atteint le degré de la pureté peuvent retomber [en-dessous], sans négligence ni relâchement de leur part. Mais alors que tout allait bien pour eux, il leur est arrivé quelque vicissitude contraire au but que poursuivait leur volonté. Le bienheureux Marcl’atteste également, en homme instruit par l’expérience. Il le dit dans ses lettres d’une façon très probante, afin que l’on n’aille pas croire que saint Macaire dans son épître ait écrit cette chose arbitrairement et non à partir d’une véritable expérience, et afin que sur la foi de ces deux témoins, l’intellect trouve une sûre consolation au temps où il en a besoin. « Qu’en est-il donc ? dit-il. Il en va du changement en chacun de nous comme des variations de l’air. » Comprends ce que signifie : « en chacun de nous ». Car la nature est une. Ne crois pas qu’il parle uniquement des hommes qui sont au bas de l’échelle, et que les parfaits sont libérés du changement et se tiennent immuablement dans le même état sans jamais avoir de pensées passionnées, comme le prétendent les Euchites. C’est pourquoi il a écrit : « en chacun de nous ».
  2.    Mais comment cela se fait-il, ô Macaire ? Tu dis : « Il fait froid, et peu après vient la chaleur, puis la grêle, puis l’orage, et ensuite le beau temps. C’est de la même façon que nous sommes exercés : au combat succède le secours de la grâce ; puis l’âme se retrouve pour un temps dans la tempête, et elle est assaillie par la violence des vagues ; puis de nouveau se produit un changement, la grâce la visite et remplit son cœur de la joie et de la paix qui viennent de Dieu, ainsi que de pensées chastes et paisibles. » Il mentionne ici les pensées chastes, laissant entendre que des pensées bestiales et impures les avaient précédées, et il nous exhorte à « ne pas nous affliger et à ne pas désespérer, si une attaque fait suite à ces pensées chastes et tranquilles, et inversement à ne pas nous glorifier quand la grâce nous apporte du repos, mais à nous attendre à la tribulation au temps de la joie ». Cependant, lorsqu’il nous exhorte à ne pas nous affliger quand il nous arrive de tomber, il ne veut pas dire qu’il nous faut cesser de résister, ni que notre pensée doit accepter [de telles chutes] avec joie, comme des choses naturelles et qui seraient propres à notre condition ; mais il nous invite à ne pas désespérer, [et à être] comme quelqu’un qui attend au-delà des combats un repos parfait et immuable, où il ne sera plus exposé à nouveau à des luttes et à des afflictions, ni à ressentir en lui-même aucun mouvement suscité par la partie adverse — ce que le Seigneur notre Dieu n’a pas jugé bon de nous accorder en ce monde. [Macaire] nous exhorte ainsi pour que nous ne cessions pas complètement de travailler à l’œuvre [spirituelle], pour qu’une telle pensée ne nous jette pas dans l’abattement et le désespoir, et que nous ne restions pas inactifs au bord du chemin.
  3. Il ajoute : « Sache que tous les saints ont dû affronter ce labeur. Tant que nous sommes en ce monde, c’est à cette condition que nous est donnée en secret une ample consolation. Car chaque jour et à toute heure, il nous est demandé de faire preuve de notre amour pour Dieu dans la lutte et le combat contre les tentations. Cela consiste à ne pas nous affliger, à ne pas tomber dans l’acédie quand nous avons à combattre ; de cette façon, nous suivons un chemin uni. Mais celui qui veut s’en écarter ou prendre une autre voie devient la proie des loups. » Quel homme admirable que ce saint ! Comme en peu de mots il indique une sûre manière d’agir, montre qu’elle est pleine de sagesse, et chasse toute hésitation de la pensée du lecteur ! Il dit en effet que celui qui s’écarte de cette voie et ne veut pas l’emprunter devient la proie des loups, dès lors qu’il s’est mis en tête de prendre un chemin qui lui soit propre et sur lequel les Pères n’ont pas marché.
  4.    Il nous apprend également à nous attendre aux tribulations à l’heure même de la joie. Quand l’action de la grâce nous comble soudainement de grandes pensées et de la stupeur que produit la contemplation de l’intellect lorsqu’il est élevé au-dessus de la nature, et lorsque, comme l’a dit saint Marc, les saints anges s’approchent de nous et nous remplissent de contemplations spirituelles ; lorsque toutes les adversités s’éloignent et qu’il s’établit en nous une paix et une sérénité ineffables, pour une longue durée, lors donc que la grâce t’aura couvert de son ombre, que les saints anges se seront approchés de toi et t’auront entouré, et que tous ceux qui te mettent à l’épreuve t’auront quitté, – ne t’enorgueillis pas, ne crois pas en ton âme que tu as atteint le port à l’abri des tempêtes et le beau temps immuable, et que tu es désormais tellement élevé au-dessus des vagues de la mer et des vents contraires, qu’il n’y a plus désormais pour toi ni ennemis ni mauvaise rencontre possible. Beaucoup en effet l’ont pensé et ont couru de grands dangers, comme l’a écrit le bienheureux Nil.
  5.    [Ces dangers consistent à] croire que tu es devenu plus grand que beaucoup d’autres, que tu mérites d’être comblé de ces biens, tandis que les autres en sont privés à cause de la médiocrité de leur genre de vie, ou encore parce que leur connaissance est insuffisante, et c’est pourquoi, dis-tu, ces grâces leur font défaut, mais à moi elles sont données, car je suis parvenu à la perfection de la sainteté, au degré spirituelet à la joie immuable. Bien plutôt, rappelle-toi les pensées impures et les imaginations inconvenantes qui se sont implantées dans ta pensée à l’époque des orages, à l’heure du trouble et du désordre des pensées qui se soulevaient contre toi, il y a peu de temps, dans l’opacité des ténèbres. Rappelle-toi combien rapidement tu t’es laissé aller aux passions, combien tu as vécu en bonne entente avec elles dans les ténèbres de ta pensée, et tu n’en as pas eu honte, tu n’as été frappé d’étonnement ni par la vision divine, ni par les grâces et les dons que tu avais reçus. Sache que la Providence de Dieu, qui veille à procurer à chacun d’entre nous ce qui lui est profitable, a amené sur nous toutes ces choses pour nous porter à l’humilité. Car si tu t’enorgueillis des grâces de la Providence, celle-ci t’abandonnera, et tu retomberas complètement dans des choses dont la seule pensée te mettra à l’épreuve.
  6.    Sache d’ailleurs qu’il ne t’appartient pas, et qu’il ne dépend pas ta vertu, de résister aux passions, mais que la grâce seule te tient dans la paume de sa main, pour que tu sois sans crainte. Aie cela présent à l’esprit au temps de la joie, quand s’enfle ta pensée, comme le dit notre saint Père [Macaire], et gémis, pleure, souviens-toi des fautes que tu as commises au temps de la déréliction, afin d’être délivré de l’orgueil et d’acquérir l’humilité. Cependant ne désespère pas, et, par des pensées d’humilité, obtiens le pardon de tes péchés.
  7.    L’humilité, même sans les œuvres, obtient le pardon de beaucoup de fautes ; au contraire, les œuvres, sans l’humilité, ne servent à rien ; elles nous préparent plutôt beaucoup de maux. Obtiens donc par l’humilité, comme je l’ai dit, le pardon de tes iniquités. Ce que le sel est à toute nourriture, l’humilité l’est à toute vertu. Elle peut briser la force de beaucoup de péchés. Pour l’acquérir, il te faut t’affliger continuellement dans ta pensée, dans l’humiliation et dans la tristesse accompagnée du discernement. Et si nous la possédons, elle fait de nous des fils de Dieu, et elle nous conduit à Dieu, même sans œuvres bonnes. C’est pourquoi, sans elle, toutes nos œuvres sont vaines, ainsi que toutes nos vertus et toutes nos activités.
  8.    Dieu veut donc le changement de notre pensée. C’est par notre pensée que nous devenons meilleurs, et c’est par notre pensée que nous nous rendons inutiles. Seule notre pensée peut elle-même, sans appui extérieur, se présenter devant Dieu et parler en notre faveur. Rends grâces à Dieu et confesse-le sans jamais te taire, parce que, malgré la faiblesse de ta nature et la facilité avec laquelle elle dévie, et avec l’aide de la grâce, tu es élevé de temps en temps dans les hauteurs, tu reçois de grands dons, et tu es soulevé bien au-dessus de ta nature. Mais reconnais aussi jusqu’où tu descends quand Dieu t’abandonne, et quel intellect bestial tu acquiers. Souviens-toi de la misère de ta nature, et de la rapidité des changements auxquels tu es sujet. Comme l’a dit l’un des saints Anciens : « Quand te vient une pensée d’orgueil qui te murmure : « Souviens-toi de tes vertus », dis-toi : « Vieillard, regarde ta luxure. » Ce qu’il appelle ici luxure, c’est la tentation à laquelle tu es soumis dans tes pensées quand Dieu t’abandonne. C’est ainsi que la grâce en dispose à l’égard de chacun d’entre nous, soit pour nous laisser combattre, soit pour nous secourir, selon ce qui nous est utile.
  9.    Vois-tu avec quelle simplicité cet admirable Ancien a exprimé la chose ? Il dit : « Quand il te vient une pensée d’orgueil touchant l’élévation de ta vie monastique, dis : Vieillard, regarde ta luxure. » Il est évident que l’Ancien a dit cela à un grand moine, car il n’est pas possible d’être troublé par une telle pensée si l’on n’a pas atteint un degré élevé et un genre de vie digne de louange. Cette passion se lève dans l’âme lorsqu’on a pratiqué la vertu, pour la dépouiller de son fruit. Si tu le désires, tu peux apprendre d’une lettre du même saint Macaire à quel degré étaient parvenus ces saints, et ce que Dieu avait permis pour les mettre à l’épreuve.
  10.    Voici ce que dit cette lettre: L’abbé Macaire écrit à tous ses enfants bien-aimés pour leur enseigner clairement comment Dieu en dispose à leur égard à la fois en ce qui concerne les combats, et en ce qui concerne le secours de la grâce. Car il a plu à la sagesse de Dieu d’exercer ainsi les saints à lutter en ce monde contre le péché et à acquérir la vertu, tant qu’ils sont en cette vie, afin que leur contemplation s’élève en tout temps vers lui, et que, dans cette continuelle contemplation, croisse en eux la sainte charité envers lui. Les passions et la crainte de s’écarter du chemin les pressent sans arrêt, mais ils courent vers Dieu, et ils sont confirmés dans la foi, l’espérance et la charité.
  11. Cette lettre ne s’adresse pas à ceux qui demeurent avec les hommes et errent de lieu en lieu, toujours mêlés aux actions et aux pensées honteuses et impures, ni à ceux qui, étrangers à L’hèsychia,accomplissent des bonnes œuvres, mais se laissent prendre à tout moment par leurs sens et sont continuellement exposés au danger de tomber, car les circonstances les y contraignent, en dehors même de leur volonté, si bien qu’ils ne peuvent garder parfaitement non seulement leurs pensées, mais aussi leurs sens. Elle s’adresse en vérité à ceux qui sont capables de garder leur corps et leurs pensées, à ceux qui s’éloignent totalement du tumulte et de la fréquentation des hommes, à ceux qui, renonçant à toutes choses et à leur âme elle-même, consacrent leurs efforts à maintenir leur intellect dans la prière, à ceux qui reçoivent les changements que la grâce leur ménage, au sein même d’une vie menée dans L’hèsychia,à ceux qui vivent sous la protection du bras de la connaissance du Seigneur, qui reçoivent secrètement de l’Esprit la sagesse en s’abstenant des choses [terrestres] et en se retirant de la vue des hommes, et qui sont parvenus à faire mourir au monde leur intellect. Car leurs passions ne meurent pas, mais l’intellect meurt aux passions par l’abstention des choses [terrestres] et l’aide de la grâce. Que cette grâce nous garde nous aussi dans cet état. Amen.

DISCOURS 50. NÉCESSITÉ DU REPENTIR, DE LA PRIÈRE ET DES ÉPREUVES

Sur le repentir et sur la prière

 

Le présent chapitre a pour objet de nous enseigner qu’à tout moment, durant les vingt-quatre heures de la nuit et du jour, nous avons besoin du repentir. La signification du mot « repentir », telle que nous l’avons apprise par sa pratique véritable, est la suivante : c’est une supplication instante et continuelle, une prière remplie de componction, dirigée vers Dieu pour obtenir le pardon des fautes passées, et une supplication pour en être préservé à l’avenir. C’est pourquoi le Seigneur lui-même, pour fortifier notre faiblesse, [nous a recommandé] la prière : « Réveillez-vous, dit-il, soyez vigilants et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt.,26, 41), et : « Priez sans vous lasser » (Le, 18, 1 ), et encore : « Veillez en tout temps et priez » (Le, 21,36), « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira ; car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et à qui frappe on ouvrira » (Mt., 7, 7-8). Et il a donné encore plus de force à son enseignement et nous a incités à prier avec davantage de zèle par la parabole de l’ami qui est allé trouver son ami au milieu de la nuit pour lui demander du pain : « En vérité je vous le dis, même s’il ne se lève pas pour le lui donner parce qu’il est son ami, il se lèvera du moins à cause de son importunité et il lui donnera tout ce qu’il demande » (Le, 11, 8). Vous aussi, priez, et ne soyez pas négligents.

  1.    Quel indicible encouragement ! Celui qui donne nous incite à lui adresser nos demandes, afin de nous accorder ses dons divins! Et puisque le Seigneur, de la façon que lui-même connaît, dispose en notre faveur tout ce qui nous est profitable, de telles paroles sont pour nous pleines d’encouragement et d’invitation à la confiance. Et parce qu’il sait que, jusqu’à notre mort, nous ne pouvons échapper aux vicissitudes, que le changement de la vertu au vice nous menace toujours, et que l’homme, [en vertu de] sa nature, peut toujours passer d’un état à son contraire, le Seigneur nous exhorte à déployer tout notre zèle et à combattre pour prier sans cesse. S’il se trouvait en ce monde un endroit où l’on soit en sécurité, de telle sorte que dès que l’homme y aurait accédé, sa nature serait aussitôt élevée au-dessus de tous les besoins et son activité au-dessus de toute crainte, le Seigneur ne nous aurait pas exhorté à combattre pour la prière, alors que, dans sa Providence, il nous aurait déjà procuré tout le nécessaire. Dans le monde à venir, il n’y aura plus lieu de présenter à Dieu des prières ni de le supplier pour quoi que ce soit, car, dans cette patrie de la liberté, notre nature ne sera plus susceptible de changement, elle ne sera plus soumise à la crainte de l’adversité, car elle sera parfaite à tous égards.
  2.  [Mais tant que nous sommes ici-bas,] le Seigneur ne nous incite pas seulement à prier et à être vigilants, mais sa Providence nous jette souvent dans des épreuves qui viennent de la subtilité et du caractère insaisissable des choses auxquelles nous sommes continuellement confrontés, qui dépassent la compréhension de notre intellect, et dans lesquelles nous nous trouvons souvent contre notre gré. Même si notre pensée est ferme et attachée au bien, combien de fois ne sommes-nous pas jetés par sa Providence dans des épreuves, comme le dit le bienheureux Paul : « Pour que l’excellence des révélations ne m’enorgueillisse pas, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me souffleter, pour que je ne m’enorgueillisse pas ; par trois fois, j’ai prié le Seigneur pour que [cet ange de Satan] s’éloigne de moi, mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Cor.,12, 7).
  3. « Seigneur, [disait l’apôtre Paul,] si telle est ta volonté, et si les petits enfants que nous sommes ont besoin de tout cela pour leur éducation et pour être réveillés par toi, même lorsqu’ils sont enivrés de ton amour, comme je le suis, et attirés par tout ce qui est bon au point de ne plus voir du tout le monde, à cause de cette ivresse d’amour qu’ils éprouvent envers toi ; et même si, plus encore, tu m’as fait parvenir à des révélations et à des contemplations qu’aucune langue de chair ne peut exprimer, si j’ai été admis à voir la liturgie des purs esprits et à entendre [leurs chants], si tu m’as rendu digne de ta contemplation pleine de sainteté, si, malgré tout cela, je ne suis pas capable de veiller sur moi-même, moi qui suis un homme parfait dans le Christ, s’il reste en moi quelque chose que je ne puis comprendre à cause de sa subtilité, moi qui possède l’esprit du Christ, — alors, Seigneur, je me réjouis des infirmités, des tribulations, des prisons, des liens, des nécessités, qu’elles me viennent de la nature, de ceux qui partagent cette nature ou de ses ennemis. Avec joie, je veux endurer mes infirmités, je me réjouis de mes épreuves, afin que la puissance de Dieu demeure en moi (ç/. 2 Cor.,12, 9). Si, avec tout cela, j’ai encore besoin [que tu me fasses sentir] la verge des épreuves, pour que s’accroisse en moi ta présence et que je puisse être protégé par ta proximité, alors je saurai qu’il n’est personne que tu aimes davantage que moi, et que tu m’auras rendu plus grand que beaucoup d’autres. Tu n’as accordé à aucun de mes compagnons, les apôtres, de connaître tes grandes œuvres merveilleuses et glorieuses autant qu’à moi, et tu m’as appelé à être ton instrument de choix (cf Act.,9, 15), comme un fidèle gardien de ta loi d’amour. A cause de tout cela, et surtout parce que l’œuvre de la prédication progresse et va plus avant que lorsque je n’étais pas entravé par les liens des épreuves, je sais que tu m’as accordé la liberté lorsqu’elle m’était profitable, mais tu n’as pas désiré que je sois sans tribulations et sans soucis en ce monde, moins pour que l’œuvre de la prédication de l’Evangile se développe dans le monde, que pour que je tire profit de mes épreuves et que mon âme soit gardée en bonne santé auprès de toi. »
  4.    Ainsi donc, ô toi qui es doué de discernement, si tout cela est vrai, c’est un grand don que les épreuves ! Car plus l’homme s’élève et atteint le degré spirituel, à la ressemblance de Paul, plus il a besoin de crainte et de vigilance et tire grand profit des épreuves qu’il rencontre. Quel est l’homme qui serait parvenu à la région de la pleine sécurité, laquelle est en réalité pleine de voleurs, — qui aurait reçu en partage de ne plus pouvoir déchoir, ce qui n’a même pas été accordé aux anges, « car ils ne devaient pas parvenir sans nous à la perfection » (Hébr., 11, 40), — qui prétendrait être complètement immuable, ce qui le placerait au-dessus de tous les êtres spirituels et corporels, — et qui pourrait soutenir qu’aucune tentation ne s’approche plus de ses pensées ? Ce que nous connaissons de l’ordre de ce monde, tel qu’il est exprimé dans tous les livres des Écritures, tient en ceci : quand bien même nous recevrions chaque jour mille coups, nous ne devons pas nous décourager ni abandonner notre course dans le stade, car il est toujours possible, moyennant une petite occasion, de remporter la victoire et de recevoir notre couronne.
  5.    Ce monde est l’arène du combat et le stade de la course, et le temps présent est celui de la lutte. Mais sur un champ de bataille, et au moment du combat, il n’y a plus de loi. Cela veut dire que le Roi ne pose pas de limites à ses soldats, jusqu’à ce que le combat soit terminé et que tous les combattants soient rassemblés à la porte du Roi des rois, où l’on recherchera qui a tenu bon dans le combat et n’a pas accepté d’être vaincu, et qui a tourné le dos. Mais il est arrivé plus d’une fois qu’un homme apparemment inutile, qui, par manque d’entraînement, était sans cesse blessé et jeté à terre, et qui se trouvait continuellement dans un état de faiblesse, arrache soudain l’étendard des mains de l’armée des fils des géants, qu’il rende ainsi son nom célèbre et soit davantage loué que ceux qui avaient combattu et étaient connus pour leurs victoires ; [il arrive ainsi] qu’il reçoive la couronne et obtienne plus de dons précieux que tous ses compagnons. C’est pour cela que personne ne doit désespérer ; seulement, ne négligeons pas la prière et demandons sans relâche au Seigneur son secours.
  6. Mettons-nous bien cela dans l’esprit : aussi longtemps que nous sommes en ce monde et que nous demeurons dans la chair, même si nous nous élevions jusqu’à la voûte des cieux, nous ne pouvons pas être sans travail et sans afflictions, ni être libres de tout souci. C’est là tout ce que j’avais à dire ; pardonnez-moi, parler davantage serait se répéter inutilement. A notre Dieu soit la gloire, la puissance et la magnificence dans les siècles. Amen.

Discours 51-54. LES TROIS TACTIQUES DU DIABLE

Sur les différentes méthodes que le Diable utilise dans son combat contre ceux qui font route sur la voie étroite, laquelle s’élève au-dessus du monde

NOTRE Adversaire, le Diable, a la vieille habitude, quand il se propose d’attaquer ceux qui s’engagent dans le combat spirituel, de choisir habilement sa façon de combattre en fonction de la manière dont ils sont armés, et de la modifier en tenant compte de leurs dispositions personnelles.

La première méthode de combat du Diable

  1. Avec ceux qu’il voit faibles de volonté et sans vigueur [pour lutter contre] les pensées, il engage le combat immédiatement et avec violence, il soulève contre eux de grandes et fortes tentations, afin de leur faire goûter dès le départ de leur course les divers aspects de sa malice. Ainsi, dès ce premier combat, il les remplit de crainte et leur montre combien leur chemin est rude et difficilement praticable. Ils en viennent à se dire : si le commencement est aussi difficile et pénible, qui pourra affronter jusqu’au bout les nombreux combats qui nous attendent en cours de route ? Dès lors, ils ne peuvent plus ni tenir bon là où ils sont, ni aller de l’avant, ni penser à rien d’autre, tellement ils sont obsédés par cette appréhension. Le Diable n’a plus qu’à rendre le combat un peu plus serré pour les mettre en fuite. Ou plutôt, c’est Dieu qui lui permet de l’emporter sur eux, et qui ne leur apporte aucun secours, parce qu’ils sont entrés dans le combat pour le Seigneur avec hésitation et sans ferveur. Or il est dit : « Maudit soit quiconque accomplit l’œuvre de Dieu avec négligence et prive de sang son épée » (Jér.,31 (48), 10), et au contraire : « Le Seigneur est proche de ceux qui le craignent » (Ps. 84, 10). Car Dieu ordonne d’affronter le Diable sans crainte et sans tiédeur. Il dit : « Conduis [ton adversaire] à sa perte, engage le combat contre lui, lutte corps à corps avec lui, et je te rendrai redoutable à tous tes ennemis qui sont sous le ciel, dit le Seigneur » (Deut., 11,25). Mais si tu ne subis pas de bon gré, à cause de la bonté de Dieu, la mort corporelle, Dieu t’infligera contre ton gré la mort spirituelle.
  2. Telle est donc ta part : accepter pour le Seigneur, sans rechigner et de bon gré, des souffrances qui ne durent qu’un temps, puis entrer dans sa gloire. Car si tu trouves la mort corporelle en menant le combat du Seigneur, lui te couronnera et donnera à tes restes vénérables le même honneur qu’à ceux des martyrs. En revanche, comme je l’ai dit, ceux qui dès le début ont été négligents et lâches et ne se sont pas fait violence à eux-mêmes en s’exposant à la mort, sont à la traîne dans toutes les guerres et manquent de courage. C’est pourquoi Dieu permet qu’ils soient harcelés et attaqués. En effet, ils ne l’ont pas cherché véritablement, mais ils ont accompli l’œuvre de Dieu comme pour le tenter et se moquer de lui. Le Diable lui-même les a donc reconnus dès le commencement, il a examiné leurs pensées, il a vu quels hommes ils étaient, des lâches et des amoureux d’eux-mêmes (philautoi), qui ne cherchaient qu’à ménager leur corps. C’est pourquoi il les poursuit et les emporte comme dans un ouragan. Car il ne voit pas en eux la puissance spirituelle qu’il voit d’habitude dans les saints. C’est en effet dans la mesure où l’homme veut aller vers Dieu et est résolu à atteindre son but pour l’amour de Lui, que Dieu l’assiste (sy-nergei), le secourt et lui montre sa Providence. Le Diable ne peut ni s’approcher d’un homme ni lui suggérer des tentations, si celui-ci n’est pas négligent, ou si Dieu ne l’abandonne pas, ou si, par présomption et par suffisance, ou en [se montrant] rêveur, hésitant et indécis, il ne se relâche pas jusqu’à [se laisser aller] à des pensées honteuses. Ce sont de tels hommes que le Diable demande de tenter.
  3.    Quant aux commençants, quant à ceux qui sont simples et sans expérience, il ne demande pas à Dieu de les tenter comme il le fait pour ceux qui sont saints et grands, car il sait que Dieu ne permet pas qu’ils tombent dans ses mains. Dieu, en effet, sait qu’ils ne s’exposent pas aux tentations du Diable, à moins qu’ils n’aient en eux l’une des causes de chute que j’ai dites. Alors la puissance de la Providence divine s’éloigne d’eux. Telle est la première forme du combat que mène le Diable.

La seconde forme des combats que mène le Diable

  1.    Ceux que le Diable voit courageux et forts, tenant pour rien la mort, allant au combat avec un grand zèle, prêts à affronter toute épreuve et tout [genre de] mort, méprisant la vie, le monde, le corps et toutes les tentations, ceux-là, il ne les affronte pas immédiatement ; le plus souvent, il ne se montre pas à eux, mais il se replie, leur cède la place, ne répond pas à leur premier assaut et ne se range pas en ordre de bataille pour les combattre. Car il sait que les débuts de la guerre sont toujours plus ardents, il connaît le grand zèle de son antagoniste et n’ignore pas que de tels combattants ne se laissent pas vaincre n’importe comment. Le Diable agit ainsi non parce qu’il les craint, mais parce qu’il redoute la puissance [angélique et] divine qui les entoure ; c’est elle qui l’effraie. C’est pourquoi, tant qu’il les voit ainsi entourés, il n’ose pas les approcher, [et attend] de voir que leur zèle se refroidit et qu’ils ont déposé les armes qu’ils s’étaient préparées dans leur pensée et qui consistaient en diverses paroles divines [de la Sainte Ecriture] et en des souvenirs qui les aidaient et les soutenaient. Il guette le moment où s’insinue en eux l’insouciance, où ils se détournent un peu de leurs premières pensées, et où, sous l’effet des incitations séduisantes qui sourdent en eux, ils se mettent à imaginer eux-mêmes [ce qui va causer] leur défaite, et à creuser eux-mêmes le gouffre où vont se perdre leurs âmes du fait de la distraction de leurs pensées, cette distraction qui naît de la négligence, dès lors que la froideur règne dans leur intellect et dans leur cœur.
  2.    Ce n’est pas de son plein gré que le Diable agit ainsi, lorsqu’il est empêché de combattre de tels hommes et obligé de les épargner ; il ne les craint pas, il n’est pas couvert de honte par eux, et il les tient pour rien. Mais une certaine puissance [angélique] entoure ceux qui, avec un zèle brûlant, se tournent vers Dieu, s’engagent sur le chemin comme de petits enfants, renoncent au monde sans délibérer, mettant leur espérance en Dieu et croyant en lui, et ne sachant rien de celui qu’ils ont à combattre. C’est pourquoi Dieu chasse loin d’eux la cruelle malice du Diable, pour qu’elle ne s’en approche pas. L’Ennemi est arrêté comme par un frein lorsqu’il voit le gardien qui ne cesse de les garder. S’ils ne rejettent pas loin d’eux les sources du secours, qui sont les prières, les labeurs [de l’ascèse] et l’humilité, celui qui les protège et les aide ne les quittera jamais.
  3.    Vois et écris ceci dans ton cœur : l’amour du plaisir et l’amour du repos sont la cause de l’abandon [de la part de Dieu]. Si quelqu’un, avec vigueur et persévérance, se garde de ces choses, il ne sera jamais privé de l’aide (synergia) de Dieu, et il ne sera pas permis à l’Ennemi de l’attaquer. Et si, pour son éducation, il lui arrive une fois d’être combattu, la sainte puissance le suit et le soutient, et il ne craindra pas les tentations des démons. Sa pensée est pleine de confiance et il les méprise à cause de la puissance divine. Celle-ci en effet instruit les hommes à la manière du maître qui apprend à nager à un petit enfant : quand l’enfant commence à enfoncer, il le soulève ; l’enfant, en effet, nage au-dessus des mains de celui qui lui apprend. Quand il se met à avoir peur de se noyer, celui qui le soutient de ses mains l’encourage de la voix et lui dit : « Ne crains pas, je te tiens. » Et de même qu’une mère qui enseigne à marcher à son petit enfant s’éloigne de lui et l’appelle, et quand, venant vers elle, il se met à trembler et tombe à cause de la fragilité et de la délicatesse de ses pieds et de ses jambes, elle court et le prend dans ses bras, ainsi la grâce de Dieu tient et enseigne les hommes qui en toute pureté et simplicité se sont confiés aux mains de leur Créateur, ont de tout leur cœur renoncé au monde et marchent à sa suite.
  4.    Mais, ô homme, toi qui es sorti [du monde] pour suivre Dieu, souviens-toi toujours, tout au long de ton combat, de tes débuts, de ta première ferveur quand tu t’es engagé sur ce chemin, et des pensées ardentes avec lesquelles, au commencement, tu as quitté ta maison et tu t’es porté sur la ligne de bataille. Chaque jour examine-toi ainsi toi-même. Vois si la chaleur de ton âme ne s’est pas refroidie, si tu n’as pas perdu l’une des armes dont tu étais revêtu et l’ardeur dont tu étais enflammé au début, c’est-à-dire au commencement de ton combat. Veille à ce que ne soit endommagée aucune des armes dont tu étais revêtu quand tu as commencé à combattre. Elève toujours la voix au milieu du camp, donne courage et confiance aux enfants de ta droite, c’est-à-dire à tes propres pensées, et montre aux autres, c’est-à-dire aux Adversaires, que tu es vigilant. Et quand tu vois venir, au début du combat, l’assaut terrifiant de celui qui te tente, ne te relâche pas. Il t’est peut-être bon d’être attaqué, car celui qui te sauve ne permet pas sans raison que quelque chose s’approche de toi, mais il le fait par économie, pour ton utilité.
  5.    Ainsi donc, dès le début, ne fais preuve d’aucune nonchalance, de peur que, si tu te montres nonchalant dès maintenant, tu ne tombes quand tu avanceras, et tu ne puisses résister aux afflictions qui t’arriveront, — je veux dire à la faim, à la maladie, aux imaginations terrifiantes et à tout le reste. Ne te détourne pas du but que t’assigne Celui qui préside à ton combat, car il t’aide contre ton Adversaire, afin que l’Ennemi ne puisse t’atteindre comme il l’espère. Mais invoque Dieu continuellement, pleure devant sa grâce, afflige-toi, donne-toi de la peine, jusqu’à ce qu’il t’envoie son secours. Une fois que tu auras vu de près Celui qui te sauve, tu ne seras plus vaincu par l’Ennemi qui s’oppose à toi. Telles sont les deux [premières] formes du combat que mène le Diable.

Troisième forme du combat que mène l’Ennemi, contre ceux qui sont forts et courageux

  1. Après tout cela, le Diable se dresse contre un autre homme, mais il ne peut rien faire contre lui en le combattant, ou plutôt [il ne peut rien] contre Celui qui le fortifie et le secourt, grâce auquel l’homme lui résiste et de qui il reçoit force et patience, de telle sorte qu’un [être] corporel, pesant et matériel, puisse vaincre un [Adversaire] incorporel et spirituel. Dès lors, l’Ennemi voit toute cette force que l’homme a reçue de Dieu, et il constate que ses sens extérieurs ne sont pas vaincus par les choses visibles ni par les paroles entendues, et que ses pensées ne se laissent pas amollir par ses flatteries et ses propos enjôleurs. Le Malin se met alors en quête d’un moyen pour éloigner de l’homme cet ange qui le secourt. Il désire surtout aveugler l’intellect de l’homme qui reçoit un tel secours, le priver de toute aide et susciter en lui des pensées d’orgueil, afin qu’il croie que toute cette force lui vient de sa propre puissance, qu’il ne doit qu’à lui-même sa richesse, et qu’il s’est gardé de l’Adversaire et du meurtrier par sa propre force. Tantôt il [l’amène] à penser qu’il a vaincu l’Ennemi grâce aux circonstances, tantôt il lui suggère qu’il en a triomphé parce qu’il est faible – et je passe sous silence les autres procédés et les pensées de blasphème dont la seule évocation plonge l’âme dans la crainte —, tantôt il le jette dans l’erreur sous l’apparence de révélations venant de Dieu ; dans ses rêves, il lui montre diverses choses, et quand il est éveillé, il se transforme en ange de lumière et fait tout pour le persuader peu à peu de s’entendre avec lui et de se livrer entre ses mains. Mais si l’homme est avisé et garde en toute sécurité ses pensées, et surtout s’il conserve le souvenir de Celui qui lui vient en aide, s’il dirige vers le ciel le regard de son cœur afin de ne pas voir ceux qui lui insinuent de telles choses, l’Ennemi va de nouveau s’employer à machiner d’autres procédés.

Le quatrième mode de combat de l’Ennemi

  1. Il ne lui reste plus alors qu’un seul procédé, celui qui est apparenté à notre nature même, et, pour cette raison, il espère en obtenir enfin la destruction de l’homme. Quel est ce procédé ? Le voici : attaquer l’homme au moyen des exigences de sa nature. En effet, l’intellect de l’athlète est souvent aveuglé par la vue et la proximité des réalités sensibles, elles le vainquent facilement dans la lutte quand il est près d’elles, et à plus forte raison quand elles se trouvent sous ses yeux. C’est en connaissance de cause et instruit par l’expérience que le Malin utilise ce procédé. Il l’a expérimenté sur de nombreux combattants, qui étaient forts et puissants, et qui pourtant ont succombé grâce à cette ruse : bien qu’il lui soit impossible de pousser un moine à faire le mal en passant à l’acte, parce qu’il est gardé par son hèsychiaet habite loin des occasions et des causes [de chute], cependant il fait tout pour que l’intellect de tels hommes se mette à fantasmer. Il les excite, il suscite en eux des mouvements qui les portent à s’entretenir de pensées honteuses et à y consentir, il les rend ainsi coupables, en sorte que l’ange qui les secourt s’éloigne d’eux. Car il sait que la victoire et la défaite de l’homme, son trésor et son secours, et tout ce qui concerne l’ascète, dépendent de sa pensée et tiennent à un simple mouvement intérieur. Un léger écart de pensée suffit pour que, des hauteurs où il se trouvait, il tombe sur la terre, et en un clin d’œil sa volonté consent au mal. Cela est arrivé à nombre de saints hommes, qui se sont représenté en imagination la beauté des femmes. Souvent, s’ils demeuraient à proximité du monde, à un mille ou deux, ou à une journée de marche, le Diable s’arrangeait pour amener réellement vers eux des femmes. S’ils étaient loin du monde, et si, dès lors, il ne pouvait pas les faire tomber dans ce piège, il leur montrait en imagination la beauté des femmes, soit parées de vêtements somptueux et dans une attitude lascive, soit s’exhibant impudemment dans leur nudité. C’est ainsi qu’il les a vaincus, les uns en les amenant à l’acte lui-même, les autres en les plongeant dans les imaginations, à cause de leur négligence à veiller sur leurs pensées, jusqu’à ce qu’ils tombent dans le gouffre du désespoir, qu’ils retournent dans le monde, et que leurs âmes perdent l’espérance du ciel.
  2.    Mais d’autres, plus forts et illuminés par la grâce, l’ont vaincu, lui et ses imaginations ; ils foulèrent aux pieds les plaisirs du corps et se montrèrent éprouvés dans leur amour de Dieu. Mais alors, il leur représenta souvent en imagination — et parfois il leur montra en réalité — de l’or, des choses précieuses, des trésors, afin de pouvoir, par de telles imaginations, en entraver quelques-uns sur leur chemin et les faire tomber dans l’un ou l’autre de ses pièges et de ses filets. Mais, ô Seigneur, Seigneur, toi qui connais notre faiblesse, ne nous laisse pas entrer dans de telles tentations, dont à peine les plus forts et les plus éprouvés d’entre nous parviennent à sortir vainqueurs.
  3.    Il est permis au Diable tentateur de faire la guerre aux saints de toutes ces manières, pour que leur amour de Dieu soit ainsi mis à l’épreuve par ces tentations, pour qu’ils donnent la preuve qu’ils aiment vraiment Dieu, puisque, lorsqu’ils sont privés de la présence des sujets de tentation, dans l’anachorèse, le dénuement et la pauvreté, ils sont des amants de Dieu, demeurent dans son amour et l’aiment en toute vérité, et lorsque ces objets tentateurs sont à leur portée, ils luttent pour les mépriser et les tenir pour rien, par amour pour Dieu. Ces choses essaient de les séduire, mais ils ne se laissent pas vaincre par elles. Ainsi mis à l’épreuve, leur solidité est connue non seulement de Dieu, mais aussi du Diable. En effet, celui-ci désire les éprouver et les tenter tous, autant qu’il lui est possible, et il demande à Dieu de les lui accorder pour les mettre à l’épreuve, comme jadis le juste Job (cf. Job,1, 9-12). Et quand Dieu le lui permet, si peu que ce soit, le Diable s’en approche pour leur susciter de violentes tentations, proportionnées à leurs forces. Mais le Malin ne peut pas les attaquer autant qu’il en a envie.

C’est ainsi que sont éprouvées l’authenticité et la solidité de leur amour de Dieu, et leur mépris pour toutes ces choses, les tenant pour rien à leurs yeux en comparaison de l’amour de Dieu. Se faisant eux-mêmes toujours plus humbles, ils rendent gloire à Celui qui les assiste en tout et leur procure la victoire, ils se remettent entre ses mains dans le combat et disent à Dieu : « Tu es puissant, Seigneur, ce combat est le tien. Lutte, Seigneur, et vaincs pour nous. » De tels hommes sont alors éprouvés comme l’or dans le creuset.

  1. S’il est des hommes qui sont de mauvais aloi, ces tentations les éprouvent et les dévoilent. Dieu les rejette comme des déchets, les abandonne à leur ennemi, et ils quittent le champ de bataille comme des coupables, à cause de leur négligence à l’égard de leurs pensées et de leur orgueil. Ils n’ont pas été dignes en effet de recevoir la puissance qu’eurent les saints et qui les assistait. Car la puissance qui nous assiste n’est jamais vaincue. Le Seigneur est tout puissant et plus fort que tout, et quand il descend pour combattre avec nous, c’est lui qui nous donne en tout temps la victoire dans nos corps mortels. Si nous sommes vaincus, il est évident que nous le sommes sans lui. De tels hommes se sont volontairement dépouillés eux-mêmes [de l’aide] de Dieu à cause de leur ingratitude, car non seulement ils n’ont pas été dignes de la puissance qui secourt les vainqueurs, mais en outre ils se sentent vides de cette puissance propre qu’ils possédaient d’habitude au temps des plus violents combats. Mais comment le sentent-ils ? Ils voient que leur chute est agréable et douce à leurs yeux, et qu’ils ne peuvent plus supporter la difficulté du combat contre l’Ennemi, cette difficulté que jadis ils surmontaient complètement avec zèle, dans l’élan de la nature elle-même, qui les soulevait alors avec tant d’ardeur et de promptitude. Mais ils ne trouvent plus cela maintenant dans leurs âmes.

1 5. Certains, négligents et amollis dès le début, sont effrayés et troublés, non seulement par ces combats et par d’autres semblables, mais par le bruit même des feuilles des arbres, et dès qu’ils sont un peu pressés par la faim ou ressentent la moindre maladie, ils s’avouent vaincus, renoncent à la lutte et tournent le dos. Mais ceux qui sont de bon aloi et éprouvés ne se nourrissent même pas d’herbes et de légumes ; ils ne prennent que des racines de plantes séchées, et ils n’acceptent jamais d’y goûter avant l’heure du repas. A cause de l’épuisement de leur corps, ils restent étendus sur le sol, et leurs yeux se voilent, du fait de leur extrême faiblesse physique. Et bien qu’ils soient près de devoir quitter ce corps, ils ne se laissent pas vaincre, ni ne veulent abandonner leur inébranlable résolution. Car ils ne désirent et ne souhaitent que se faire violence à eux-mêmes pour l’amour de Dieu, et ils ont choisi de se donner de la peine pour la vertu, plutôt que de profiter de cette vie passagère et de tout son repos. Et quand surviennent les épreuves, ils se réjouissent plutôt, car ils savent que c’est par elles qu’ils deviennent parfaits. Jamais les souffrances corporelles qu’ils ont à supporter ne leur font douter de l’amour du Christ, et ils trouvent qu’il est doux même de perdre la vie pour son amour ; même alors, ils ne veulent pas se séparer de lui. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 55. VIGILANCE CONTRE LES PASSIONS, DANS L’ATTENTE DE LA VIE ÉTERNELLE

Sur les passions

QU’ELLES sont douces, les causes des passions ! Il peut arriver en effet que l’on retranche les passions, que l’on retrouve la sérénité grâce à la distance que l’on a prise à leur égard, et que l’on se réjouisse de leur apaisement ; mais cependant, on n’a pas été capable d’écarter les causes des passions. C’est pourquoi nous sommes de nouveau tentés, contre notre volonté. Quand il s’agit des passions elles-mêmes, nous nous en affligeons ; mais nous chérissons les causes des passions, et nous voulons qu’elles demeurent en nous. Nous ne désirons pas commettre de péchés, mais nous acceptons avec plaisir les causes qui les introduisent en nous. C’est pourquoi les secondes, quand elles agissent, deviennent les sources des premiers. L’homme qui aime ce qui est l’origine des passions est un captif malgré lui, et il est réduit en esclavage par les passions contre sa volonté. Celui qui hait ses péchés cesse de pécher, et celui qui les confesse reçoit le pardon. Il est impossible qu’un homme perde l’habitude du péché s’il n’acquiert pas d’abord la haine du péché, et il est impossible de recevoir le pardon avant d’avoir confessé ses fautes. La confession conduit à la véritable humilité, et le péché est suivi d’une componction du cœur provoquée par la honte.

  1. Si nous ne haïssons pas les choses qui sont dignes de blâme, nous ne pouvons pas percevoir la puanteur qui émane de leur pratique, et aussi longtemps que nous les portons en nous-mêmes, nous sommes incapables de sentir leur mauvaise odeur. Tant que tu n’auras pas rejeté hors de toi-même ce qui est malséant, tu n’auras pas conscience de la honte qui t’enveloppe, et tu n’en rougiras pas. Mais si tu vois dans les autres le même fardeau que celui que tu portes, alors tu peux comprendre quelle est la honte qui te couvre ! Romps avec le monde, et tu connaîtras aussitôt sa puanteur. En revanche, si tu ne t’en sépares pas, tu n’en auras aucune conscience, tu prendras au contraire son odeur nauséabonde pour un délicat parfum, et ta honteuse nudité te semblera un voile de gloire.
  2.    Bienheureux l’homme qui s’est éloigné du monde et de ses ténèbres, et qui n’est attentif qu’à lui-même ! Car ni la vue spirituelle, ni le discernement ne peuvent s’exercer et remplir leur office chez celui qui demeure au sein des vanités [du monde]. Comment en effet le discernement ainsi troublé pourrait-il discerner ce qui convient ? Bienheureux celui qui a secoué la torpeur de son ébriété et [renoncé à] son insatiable ivresse en voyant dans les autres ce qu’elle est ! Il découvre alors sa propre honte. Mais aussi longtemps que quelqu’un est alourdi par l’ivresse de ses péchés, tout ce qu’il fait lui semble convenable. En effet, quand le désordre s’introduit dans la nature, le résultat est le même, que l’ivresse soit l’effet du vin ou de la convoitise. L’un et l’autre la font sortir de son état normal et produisent dans le corps un échauffement semblable. Les moyens sont différents, mais la confusion [qui en résulte] est identique, et le dérèglement est le même. Les causes sont diverses et inégales, mais il n’y a pas de différence du côté de ceux qui en subissent les effets.
  3.    Au repos succède la peine ; mais toute peine supportée pour Dieu est suivie de repos. Tout ce qui est en ce monde est sujet au changement, et, en ce qui regarde l’homme, il éprouve des changements dans des directions contraires, soit en ce monde, soit dans le monde à venir, soit au moment même de son départ ; cela est vrai aussi bien en ce qui concerne le plaisir qui vient de l’intempérance, qu’en ce qui concerne la souffrance que l’homme endure pour sa sanctification, et qui est le contraire de ce plaisir. Mais, en vertu d’une disposition (« économie ») dont Dieu use dans son amour pour les hommes, [le pécheur] goûte le châtiment soit tandis qu’il est encore en route, soit lorsqu’il parvient au terme ; ainsi, en raison de l’abondante miséricorde de Dieu, il peut recevoir son châtiment dès ce monde. [Pour celui qui a fait le bien,] le gage reçu ici-bas ne diminue pas la récompense dans l’au-delà ; mais ce sera l’inverse pour le mal, car il est écrit : Celui qui est châtié ici-bas à cause de ses œuvres mauvaises, réduit [ses tourments dans] la Géhenne.
  4.    Garde-toi d’une libertéqui précède un pénible esclavage. Garde-toi d’une consolation qui se présente avant que l’on ait combattu. Garde-toi de la connaissancequi vient avant que l’on ait affronté les tentations. Garde-toi tout particulièrement des élans de ferveur (éphésis) qui viennent avant que l’on ait achevé de se repentir. Si nous sommes tous pécheurs, et si personne n’est au-dessus des tentations, aucune vertu ne surpasse le repentir. Puisque nul ne peut parfaire le travail du repentir, celui-ci convient en tout temps à tous les pécheurs et aux justes qui veulent parvenir au salut. Il n’y a pas de limite à la perfection, et même la perfection des parfaits est en réalité imparfaite. C’est pourquoi le repentir n’est limité ni à des périodes de temps, ni à des pratiques [particulières], jusqu’à la mort. Rappelle-toi que tout plaisir est suivi de dégoût, et que l’amertume est son inséparable compagne.
  5.    Garde-toi d’une joie qui survient sans que la cause en soit manifeste. De tout ce qui dépend d’un dessein secret d’en haut, tu ne peux comprendre et connaître ni le terme ni la cause de son changement. Crains les choses qui te semblent droites, car, comme on l’a dit, elles peuvent mener hors de la voie. Celui qui est capable de piloter avec sagesse son navire dans le monde sait que tout ce qui est dans le monde est sujet au changement, et que tout ce qui est extérieur n’est qu’une ombre.
  6.    Le laisser-aller des membres entraîne le dérèglement et la confusion des pensées ; une activité immodérée provoque l’acédie, et l’acédie, le dérèglement des pensées. Mais ce second dérèglement diffère du premier. Le premier en effet est suivi du combat de la luxure ; le second, celui qui procède de l’acédie, entraîne l’abandon de l’endroit où l’on vivait dans L’hèsychia,et, par suite, l’errance de lieu en lieu. Une activité mesurée et une laborieuse persévérance sont sans prix ; le relâchement dans cette activité ouvre largement la porte à la luxure ; mais l’absence de mesure entraîne le dérèglement des pensées. Supporte patiemment, frère, d’être dominé par le manque de sagesse de ta nature, car cela te prépare à obtenir la sagesse qui possède la couronne impérissable de la souveraineté. Ne t’inquiète pas du trouble que te cause ton corps adami-que, car il a été créé pour jouir de délices dont la connaissance est inaccessible à un intellect charnel, lorsqu’il revêtira l’image céleste, qui est le Roi de la paix lui-même. Ne te laisse pas troubler par les vicissitudes et les turbulences de la nature, car la peine qu’elles causent passera vite pour celui qui les supporte avec joie. Les passions ressemblent à des chiens qui rôdent devant une boucherie ; le seul son de la voix les fait fuir, mais, si on n’y prend pas garde, ils attaquent comme d’énormes lions. Réduis à néant la convoitise quand elle est petite, pour ne pas avoir à te soucier de sa violence quand elle s’enflamme ; en effet, [la vigilance] à l’égard des petites choses écarte le danger des grandes. Car il est impossible de maîtriser les grandes choses, si on n’a pas vaincu les plus petites.
  7.    Souviens-toi, frère, de l’état auquel tu dois parvenir, où n’existera plus cette vie qui rampe sur la terre et qui est animée par les humeurs du corps, mais où la condition mortelle sera détruite. Dans cet état, la chaleur de notre constitution qui, par l’attrait du plaisir, suscite tant de difficultés à notre nature en état d’enfance, ne sera plus. Supporte la difficulté du combat que tu dois mener pour être mis à l’épreuve, afin de recevoir de Dieu la couronne et le repos, quand tu seras sorti de ce monde. Souviens-toi de ce repos qui n’aura pas de fin, de cette vie où le mal n’aura plus d’attrait, de cet état où tout sera disposé d’une façon parfaite et immuable, de cette [bienheureuse] captivité qui, en dominant la nature, nous obligera à aimer Dieu. Puissions-nous en être dignes, par la grâce du Christ, à qui soit la gloire, avec son Père éternel et son Esprit très saint, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

DISCOURS 56. SE GUÉRIR SOI-MÊME AVANT DE PRÉTENDRE GUÉRIR LES AUTRES. L’ÉVEIL DE LA SENSIBILITÉ SPIRITUELLE

Que, pour notre bien, Dieu a permis que l’âme soit susceptible des passions et sur le labeur ascétique

 

Le fait de glisser accidentellement dans le péché montre la faiblesse de notre nature ; car Dieu a permis, pour notre bien, que cette nature soit sujette aux passions. Il n’a pas jugé bon qu’elle leur soit supérieure avant la seconde Régénération. Il est profitable pour l’âme d’être exposée aux passions, parce que cela aiguillonne la conscience. Mais y demeurer est une impudence et une honte.

  1.    Il existe trois voies par lesquelles toute âme raisonnable peut s’approcher de Dieu : la ferveur de la foi, la crainte, le châtiment pédagogique du Seigneur. Nul ne peut accéder à l’amour de Dieu, s’il ne s’y achemine par l’une de ces trois voies.
  2.    De même que le trouble des pensées est engendré par la gourmandise, ainsi le manque de connaissance et le dérangement d’esprit (toinoû ekstasis) naissent du bavardage et des conversations désordonnées. Le souci des affaires matérielles trouble Pâme, et le fait de s’en mêler emmêlel’intellect et en chasse la sérénité.
  3.    Le moine qui s’est consacré à cultiver les choses du ciel doit demeurer toujours et sans cesse exempt de tout souci pour les choses de cette vie, de telle sorte que, lorsqu’il rentre en lui-même, il n’y trouve rien qui appartienne au siècle présent. En effet, lorsqu’il est dégagé de toutes ces choses, il est capable d’étudier jour et nuit, sans distractions, la loi du Seigneur.
  4.    Les travaux corporels, s’ils ne sont pas accompagnés de la pureté de l’intellect, sont comme un sein stérile et des mamelles desséchées, car ils ne peuvent mener l’homme à la connaissance de Dieu. Ils fatiguent grandement le corps, mais ils ne peuvent déraciner les passions de l’intellect. C’est pourquoi les travaux corporels ne produisent alors aucune moisson. Tel un homme qui sème dans les bruyères et n’en peut rien récolter, l’homme qui corrompt sa pensée par l’anxiété, la rancune et la convoitise n’en retire rien et maugrée sur sa couche contre les nombreuses agrypnies et la rigoureuse abstinence [que comporte la vie monastique]. L’Écriture en témoigne en ces termes : « Comme un peuple qui aurait pratiqué la justice et n’aurait pas oublié les commandements du Seigneur, ils me réclament maintenant la justice et la vérité, et veulent s’approcher de moi, leur Dieu, en disant : « Pourquoi avons-nous jeûné, et ne l’as-tu pas regardé ? Pourquoi nous sommes-nous humiliés, et tu ne l’as pas connu ? » C’est parce que le jour où vous jeûnez, vous accomplissez votre propre volonté (Is 58, 2-3), c’est-à-dire vos désirs mauvais. Vous les offrez en holocauste à des idoles, auxquelles, par vos pensées mauvaises, que vous considérez en vous-mêmes comme bonnes, vous sacrifiez quotidiennement votre libre volonté, qui est un bien plus précieux que l’encens, et que vous devriez bien plutôt me consacrer par vos bonnes actions et votre pureté de conscience. »
  5.    La bonne terre qui réjouit celui qui la cultive en portant du fruit au centuple est l’âme qui est illuminée jour et nuit par le souvenir de Dieu et les agrypnies. Le Seigneur la protège en la couvrant d’une nuée qui l’ombrage durant le jour et en l’éclairant d’une éclatante lumière pendant la nuit ; au sein de ses ténèbres brille la lumière.
  6.    De même qu’un nuage voile la lumière de la lune, ainsi les vapeurs du ventre chassent loin de l’âme la sagesse de Dieu. Ce qu’une flamme provoque sur du bois sec, le rassasiement du ventre le produit sur le désir impur. De même qu’en ajoutant combustible sur combustible, on intensifie la flamme d’un feu, ainsi la variété des aliments augmente les mouvements impurs du corps. La connaissance de Dieu ne demeure pas dans un corps ami du plaisir, et l’homme qui chérit son propre corps ne peut pas recevoir les dons divins. De même que des douleurs de l’enfantement naît un fruit qui réjouit sa mère, ainsi des labeurs de l’ascèse naît dans l’âme la connaissance des mystères de Dieu ; mais le paresseux et l’ami du plaisir ne récoltent que la honte. De même qu’un père prend soin de son enfant, ainsi le Christ prend soin du corps qui endure des souffrances pour lui ; il est toujours près de lui. Une œuvre accomplie avec sagesse est sans prix.
  7.    L’étranger est celui dont l’intellect est devenu étranger à toutes les choses de cette vie.

L’endeuillé est celui qui passe tous les jours de sa vie dans la faim et la soif à cause de son espérance des biens à venir.

Le moine est celui qui demeure hors du monde et supplie Dieu sans cesse pour qu’il lui accorde les bénédictions futures. La richesse du moine est la consolation qu’engendre le deuil, ainsi que la joie qui naît de la foi et brille au secret de son esprit.

Un homme miséricordieux est celui qui, dans son esprit, ne fait pas de distinction entre les hommes, mais éprouve envers tous une égale compassion.

Vierge est celui qui non seulement s’abstient de relations conjugales, mais qui, en outre, est pudique envers lui-même quand il est seul.

Si tu aimes la chasteté, bannis les pensées honteuses en t’appliquant à la lecture et en prolongeant ta prière ; tu seras alors armé contre ce qui les provoque naturellement ; mais sans la lecture et la prière, la pureté ne peut résider dans l’âme.

Si tu veux acquérir la miséricorde et la bienfaisance, commence par t’habituer à mépriser toutes choses, sinon leur tyrannie détournera ton intellect du but qu’il s’était proposé. L’authenticité de la miséricorde est manifestée par la patience avec laquelle on supporte l’injustice.

La perfection de l’humilité consiste à supporter de fausses accusations avec joie.

Si tu es réellement miséricordieux, ne te chagrine pas intérieurement si on te prive injustement de quelque chose que tu possédais, et ne parle pas à d’autres de cette perte. Au contraire, que cette perte que tu subis de la part d’autrui soit délayée dans ta miséricorde, comme le vin est délayé dans beaucoup d’eau.

Montre la plénitude de ta miséricorde par le bien dont tu paies en retour ceux qui ont commis l’injustice envers toi, comme le fit le bienheureux Elisée à l’égard de ceux qui voulaient se saisir de lui (cf 2 Rois, 6, 13-23). En effet, lorsqu’il pria et que leurs yeux furent aveuglés par la brume, il manifesta la puissance qui était en lui ; et quand il leur donna à boire et à manger et leur permit de partir, il manifesta la miséricorde qui était en lui.

  1. Un homme vraiment humble n’est pas troublé lorsqu’il subit une injustice, et il ne dit rien pour se justifier quand il est accusé à tort, mais il accepte les fausses accusations comme si elles étaient la vérité ; il n’essaie pas de persuader aux hommes qu’il est calomnié, mais il leur demande pardon. Certains ont volontairement attiré sur eux une réputation de débauche, alors qu’ils ne la méritaient aucunement; d’autres ont supporté d’être accusés d’adultère, alors qu’ils étaient bien loin de l’êtreet ils semblaient avouer par leurs larmes une paternité coupable à laquelle ils étaient étrangers ; ils pleuraient, en demandant à leurs accusateurs de leur pardonner des fautes qu’ils n’avaient pas commises, leurs âmes n’ayant jamais cessé d’être couronnées d’une chasteté et d’une pureté parfaites. D’autres encore, afin de ne pas être glorifiés pour les vertus bien enracinées en eux, et qu’ils tenaient cachées, contrefaisaient la folie alors qu’ils étaient en réalité assaisonnés du sel divin et immuablement établis dans la sérénité de l’âme, au point que leur extrême perfection les avait rendus dignes d’avoir les saints anges comme hérauts de leurs vaillants exploits.
  2.    Tu crois posséder l’humilité. D’autres s’accusent eux-mêmes, mais toi, tu ne peux même pas supporter d’être accusé par les autres, et tu te crois humble ! Veux-tu savoir si tu es réellement humble ? En voici la pierre de touche : es-tu troublé ou non quand tu subis une injustice ?
  3.    Le Sauveur appelle « nombreuses demeures du Père » (cf. Jn,14, 2) les degrés spirituels de ceux qui habitent dans cette contrée, c’est-à-dire la différence et la diversité des dons spirituels dont ils jouissent avec délices dans leur intellect. En effet, par « nombreuses demeures », il n’entendait pas une pluralité de lieux, mais des degrés de grâce différents. Ici-bas, chacun jouit du soleil sensible selon la pureté de sa puissance visuelle et la capacité de ses yeux ; ou encore, l’éclat d’une lampe allumée dans une maison est perçu différemment par les uns et par les autres, sans qu’il y ait plusieurs sources de lumière ; d’une façon semblable, dans le monde à venir, tous les justes demeureront ensemble dans une même contrée, mais c’est selon sa propre mesure que chacun sera illuminé par le même soleil spirituel en jouissant d’un même air, d’un même lieu, d’une même demeure, d’une même vision, d’une même apparence extérieure. Et aucun d’entre eux ne s’apercevra de la mesure de son compagnon, ni ne verra s’il est plus élevé ou plus bas que lui, afin que la vue de la suréminence de grâce de celui-ci et de sa propre infériorité ne lui soit pas une cause de chagrin et de peine. Il ne saurait en être ainsi dans un lieu où il n’y aura plus ni tristesse, ni gémissement, mais où chacun, selon la grâce qui lui a été donnée et selon sa mesure, sera intérieurement rempli de joie. Unique sera la vision dont tous jouiront intérieurement, et unique leur joie. D’autre part, entre l’appartenance au monde d’en haut et l’appartenance au monde d’en bas, il n’y aura pas de moyen terme : ou bien on fera complètement partie de ceux d’en haut, ou bien on fera complètement partie de ceux d’en bas ; mais à l’intérieur de l’un et l’autre état, il existera divers degrés de rétribution.
  4.    Si cela est vrai, — et cela l’est certainement, — quoi de plus insensé et de plus stupide que de dire comme certains : « Il me suffit d’échapper à la Géhenne, il m’importe peu d’entrer dans le Royaume ! » Car échapper à la Géhenne, c’est entrer dans le Royaume, et être exclu de celui-ci, c’est aller dans la Géhenne. L’Ecriture ne nous a pas enseigné qu’il y ait trois lieux différents ; que dit-elle ? « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche » (Mt25, 31). Elle ne nous parle pas de trois groupes, mais de deux, celui de droite, et celui de gauche. Et elle a précisé leurs demeures respectives en disant : « Ceux-là, c’est-à-dire les pécheurs, iront au châtiment éternel, tandis que les justes brilleront comme le soleil dans la vie éternelle » (Mt.,25, 46) ; et encore : « Beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident et seront appelés dans le sein d’Abraham dans le Royaume des cieux, tandis que les fils [infidèles] du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures, où sont les pleurs et les grincements de dents » (Mt.,8, 11), et qui sont pires que n’importe quel feu. Ne comprends-tu pas maintenant qu’en dehors de l’appartenance au monde d’en haut, il n’y a que les supplices de la Géhenne ?
  5.    C’est donc une excellente chose que d’enseigner aux hommes ce qui est bien selon Dieu, de les inciter à se confier entièrement à la Providence de Dieu, et de les conduire de l’erreur à la connaissance de la vérité. Tel fut la manière d’agir du

Christ et des apôtres, et elle est très élevée. Mais si quelqu’un sent qu’en raison d’un tel comportement et d’une telle fréquentation des hommes sa conscience est blessée par tout ce qu’il voit [au dehors], que sa sérénité est troublée et que sa connaissance s’enténèbre, parce qu’il n’a pas encore acquis la garde des pensées ni la soumission des sens, qu’en voulant guérir les autres il perd sa propre santé, et que la [saine] liberté de sa volonté fait place au trouble de l’intellect, un tel homme doit se rappeler l’avertissement de l’Apôtre : « La nourriture solide est pour les plus parfaits » (Hébr., 5, 14). Qu’il revienne alors en arrière, afin de ne pas entendre le Seigneur lui rappeler le proverbe : « Médecin, guéris-toi toi-même ! » (Le, 4, 23), qu’il se condamne lui-même, qu’il veille à sa propre santé, qu’il serve les autres non par des paroles, mais par l’exemple de sa bonne conduite, et qu’il enseigne non par des discours, mais par ses actes. Qu’il sache que c’est en gardant son âme en bonne santé qu’il sera utile aux autres, et que c’est en se guérissant lui-même qu’il guérira les autres. Tout en se tenant loin des hommes, il leur fera plus de bien par son zèle à bien agir que par des paroles, étant lui-même malade et ayant davantage besoin qu’eux de guérison. En effet, « si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans une fosse » (Mt., 15, 14). Une nourriture substantielle convient à ceux qui sont en bonne santé, dont les sens [spirituels] ont été exercés [au discernement du bien et du mal] (Hébr., 5, 14), qui sont capables de tirer profit de toute nourriture, je veux dire de ne pas être influencés par tout ce qui sollicite leurs sens, de ne pas avoir le cœur lésé par tout ce qu’ils rencontrent, parce qu’ils se sont exercés en vue de la perfection.

  1. Quand le Diable veut souiller l’intellect de tels hommes par des pensées de luxure, il commence par mettre à l’épreuve leur résistance par la tentation de vaine gloire, car, à première vue, cela ne semble pas être une passion. Il a l’habitude d’agir ainsi avec ceux dont l’intellect est bien gardé, et auxquels il ne peut pas suggérer tout de suite une pensée inconvenante. Quand il est ainsi parvenu à les faire sortir de leur forteresse et à s’en éloigner en les amenant à entrer en conversation avec ces pensées [de vaine gloire], c’est pour lui le moment de les attaquer en matière de luxure et de tourner leur intellect vers des pensées licencieuses. Au premier abord, l’intellect est troublé par cette attaque soudaine, car ses pensées étaient chastes avant d’être confrontées à de telles choses, de la vue desquelles leur intellect, qui les guidait, s’était toujours tenu éloigné. Même si celui-ci n’est pas complètement souillé, le Diable a réussi à le faire déchoir de sa dignité antérieure. Mais si cet homme retourne vers ce qui avait précédé et affronte victorieusement les pensées [de vaine gloire], dont le premier assaut avait été la cause de la seconde attaque, [celle des pensées de luxure], il pourra facilement, avec l’aide de Dieu, triompher de cette passion.
  2.    Il vaut mieux faire disparaître les passions par le souvenir des vertusqu’en leur résistant. En effet, lorsque les passions sortent de leur retraite et engagent la lutte, elles impriment dans l’intellect des formes et des images. Le combat demande alors un grand déploiement d’énergie, et l’intellect en est grandement agité et troublé. Au contraire, lorsqu’on emploie la première méthode dont nous avons parlé, on ne voit plus la moindre trace des passions après leur expulsion.
  3.    Le labeur corporel [de l’ascèse] et la méditation des divines Ecritures protègent la pureté ; l’espérance et la crainte affermissent ce labeur ; et ce qui implante solidement dans la pensée l’espérance et la crainte, c’est l’éloignement des hommes et la prière incessante. Tant que l’homme n’a pas reçu le Paraclet, il a besoin des Écritures, pour que le souvenir du bien s’imprime dans sa pensée, pour que leur lecture incessante renouvelle en lui l’attrait de ce bien, et pour que lui-même garde son âme de la subtilité des voies du péché. En effet, il n’a pas encore reçu la force de l’Esprit, qui éloigne l’erreur, laquelle réduit en captivité les souvenirs utiles à l’âmeet mène à la froideur en dispersant l’intellect. Mais quand la puissance de l’Esprit pénètre dans la puissance de l’âme et que celle-ci opère en cet Esprit, alors, au lieu de la Loi contenue dans les Écritures, les commandements de l’Esprit prennent racine dans son cœur ; aussitôt elle est secrètement instruite par l’Esprit, et elle n’a plus besoin de l’aide de la matière sensible. En effet, tant que le cœur reçoit l’enseignement au moyen de choses matérielles, cet enseignement est suivi d’erreur et d’oubli ; mais quand l’enseignement lui arrive par des réalités incorruptibles, sa mémoire demeure elle aussi incorruptible, fondée sur leur nature intelligible.
  4.    Il y a des pensées bonnes, et il y a des volontés bonnes ; et il y a des pensées mauvaises et des cœurs mauvais. Les premières [— les pensées —], sans [consentement de] la volonté, comptent peu en ce qui concerne la rétribution ; elles traversent l’intellect comme le vent se lève sur la mer et agite les vagues ; mais les deuxièmes [ — les consentements volontaires et ce qui procède du cœur — ] sont des bases et des fondements. C’est en fonction des fondements qu’est mesurée la rétribution pour le bien ou pour le mal, et non d’après le mouvement des pensées. En effet, les mouvements contraires des pensées ne laissent aucun repos à l’âme ; si chaque pensée, bien que dépourvue de fondations dans le cœur, entraînait une rétribution, c’est cent fois par jour que ta rétribution changerait en bien ou en mal.
  5.    Tel un oisillon sans ailes capables de le porter, l’intellect qui s’est récemment échappé du filet des passions grâce à la pénitence et qui lutte au temps de la prière pour s’élever au-dessus des choses terrestres n’y parvient pas. Tant qu’il est incapable de prendre son vol, il se traîne sur le sol, où rampent les serpents; mais il rassemble ses pensées par la lecture, l’activité [spirituelle], la crainte, et le souci des diverses vertus.

Car, en dehors de ces choses, il ne connaît encore rien. Tout cela garde son intellect sans souillure pendant quelque temps ; mais ensuite reviennent les souvenirs, et ils troublent et souillent son cœur. En effet, il n’éprouve pas encore ce sentiment de paisible liberté qui, en effaçant le souvenir des choses du monde, recueille l’intellect pour de longs moments. Il n’a encore que des ailes corporelles, c’est-à-dire des vertus pratiquées d’une façon extérieure, et il n’a pas obtenu la vision divine que procurent ces vertus, car il n’en a pas encore été jugé digne. Or ce sont là les ailes de l’intellect qui permettent de s’approcher des réalités célestes et de se tenir éloigné de celles de la terre.

  1.    Aussi longtemps qu’un homme sert le Seigneur parmi les choses sensibles, ses pensées portent l’empreinte de ces choses, et c’est sous des formes corporelles qu’il pense aux choses divines. Mais dès qu’il a reçu une sensibilité spirituelle qui lui permet de percevoir le dedans des choses, aussitôt, selon la mesure de cette sensibilité, son intellect est souvent élevé au-dessus d’elles.
  2.    « Les yeux du Seigneur sont sur les humbles de cœur, et ses oreilles sont attentives à leur supplication » (Ps.33, 16). La prière de l’humble est comme une parole que la bouche murmure à l’oreille [de Dieu] : « Seigneur mon Dieu, illumine mes ténèbres ! » (Ps.17, 29).
  3.    Quand tu te trouveras dans L’hèsychiaet que tu posséderas réellement l’humilité, voici quel sera pour toi le signe que ton âme est près de sortir des ténèbres : ton cœur sera brûlant et s’embrasera comme un feu nuit et jour, si bien que le monde entier te semblera poussière et cendre, et tu n’auras même plus envie de toucher à la nourriture, tellement tu trouveras de douceur aux pensées nouvelles et ardentes qui sourdront continuellement en toi. Et soudain te sera donnée une source de larmes, qui ruisselleront sans effort de tes yeux, comme un fleuve, et qui se mélangeront à toutes tes activités : à ta lecture, à ta prière, à ta méditation, à ta nourriture et à ta boisson. Tout ce que tu feras sera mêlé de larmes. Et quand tu verras ces choses en toi, prends courage ! Tu as traversé la mer. Continue ton labeur, garde soigneusement tes pensées, afin que la grâce s’accroisse en toi de jour en jour. Mais tant que tu n’auras pas éprouvé tout cela, tu ne seras pas parvenu au terme de ton voyage, tu n’auras pas encore atteint la montagne de Dieu. Et si, après avoir trouvé ces choses, après avoir reçu la grâce des larmes, celles-ci s’arrêtent, si la chaleur que tu ressentais se refroidit, sans qu’une cause extérieure, comme une maladie corporelle, explique ce changement, malheur à toi ! Que n’as-tu pas perdu ! C’est que tu es tombé dans l’orgueil, ou dans la négligence, ou dans le relâchement.
  4.    Quant à ce qui vient à la suite des larmes, après qu’on les ait reçues, et à ce que l’on rencontre alors, nous le décrivons ailleurs, dans les chapitres qui traitent des divers degrés de la vie monastiqueà la lumière des Ecritures et des [enseignements] des Pères à qui ces mystères ont été confiés.
  5.    Si tu n’as pas les œuvres, ne discours pas sur les vertus. Les tribulations que l’on supporte pour le Seigneur sont plus précieuses à ses yeux que toutes les prières et toutes les offrandes, et l’odeur de la sueur qu’elles nous font répandre lui est plus agréable que tous les aromates. Considère toute vertu obtenue sans que le corps ait peiné pour elle comme un avorton mort-né. Les offrandes des justes sont les larmes de leurs yeux, et leurs sacrifices agréables à Dieu sont les gémissements de leurs agrypnies. Les justes crient vers le Seigneur, accablés par la pesanteur de leur corps, et ils lui adressent leurs supplications du sein de leurs souffrances ; mais en entendant leurs cris, les armées des saints anges leur viennent en aide, les encouragent par l’espérance et les consolent. Les anges en effet prennent part aux souffrances et aux tribulations des saints et se tiennent à leur côté.
  6.    Les labeurs [de l’ascèse] et l’humilité font de l’homme un dieu sur la terre. La foi et la miséricorde font avancer rapidement vers la pureté. La chaleur du cœur et son brisement ne peuvent coexister dans une même âme, de même que l’on ne peut trouver chez des hommes ivres la maîtrise des pensées. En effet, quand la chaleur est accordée à l’âme, la contrition et la componction lui sont enlevées. Le vin est fait pour réjouir, et la chaleur [du cœur] est donnée pour la joie de l’âme. Le premier réchauffe le corps, et la parole de Dieu réchauffe l’âme. Ceux qu’embrase cette chaleur sont ravis à eux-mêmes quand ils méditent sur [l’objet de] leur espérance, et leur intellect est emporté vers le monde à venir. De même que ceux qui sont ivres de vin sont sujets à diverses hallucinations, ainsi ceux qui sont enivrés et embrasés par l’espérance n’ont plus conscience ni des tribulations ni de tout ce qui est du monde. Tout ceci et d’autres choses semblables adviennent dès le début de leur chemin à ceux qui sont très simples de cœur et très fervents dans l’espérance, à cause de la foi de leur âme, bien que ces choses aient été préparées pour ceux qui ont progressé dans le chemin des vertus et ont atteint la pureté après avoir longuement persévéré dans l’ascèse. En effet, « tout ce que le Seigneur veut, il le fait » (cf. Ps.113, 11).
  7.    Bienheureux ceux qui ont ceint leurs reins et sont entrés avec simplicité dans la mer des tribulations, sans se poser de questions, à cause de leur amour pour Dieu, et qui ne sont pas retournés en arrière. Ils parviendront rapidement, sains et saufs, au port du Royaume, ils trouveront le repos dans les tentes de ceux qui n’ont pas ménagé leurs peines, ils seront consolés de leurs souffrances, et ils seront comblés de joie par l’objet de leur espérance. Ceux qui se hâtent portés par l’espérance ne regardent pas aux difficultés du voyage, ils ne s’arrêtent pas pour y réfléchir ; c’est seulement quand ils ont traversé la mer qu’ils en prennent conscience et rendent grâces à Dieu qui les a délivrés des passages étroits, des gouffres et autres endroits dangereux, dont ils ne s’étaient pas souciés.
  8.    En revanche, il en est qui n’en finissent pas de réfléchir, veulent agir avec une grande prudence, prennent leur temps, sont pusillanimes, font des préparatifs, veulent peser les risques ; ceux-là, pour la plupart, ne vont pas plus loin que le pas de leur porte. « Le paresseux, lorsqu’il est invité à sortir, dit : Il y a un lion sur la route et des meurtriers sur la place » (Prov 22, 13). Ils sont comme ceux qui disaient : « Nous avons vu là-bas des géants, et nous étions devant eux comme des sauterelles » (Nombr., 13, 33). De tels hommes, à l’heure de leur mort, ne se sont pas encore mis en route. Ils veulent toujours être prudents, mais ils ne se décident jamais à agir.
  9.    L’homme simple, lui, se jette à la nage, va de l’avant avec sa première ferveur, ne se soucie aucunement de son corps, ne réfléchit pas pour savoir si son entreprise réussira ou non. Qu’un excès de prudence ne soit pas un obstacle pour ton âme, ni un piège tendu devant toi ; mais place en Dieu ta confiance, entreprends courageusement un voyage qui te coûtera beaucoup de sang, sinon tu seras toujours dépourvu et dépouillé de la connaissance de Dieu. Celui qui se méfie et observe le vent ne sème pas (cf. Eccle.,11,4). Mieux vaut la mort endurée pour Dieu qu’une vie passée dans la honte et la lâcheté. Si tu veux entreprendre l’œuvre de Dieu, fais d’abord ton testament, comme si tu ne devais plus vivre en ce monde, comme quelqu’un qui se prépare à la mort. Renonce à toute espérance pour la vie présente, comme si tu avais atteint le terme de tes jours. Mets-toi bien cela dans l’esprit, afin que l’espérance en la vie présente ne t’empêche pas de combattre et de vaincre. En effet, cette espérance amollit l’esprit. C’est pourquoi ne sois pas trop prudent, mais dans ta pensée fais place à la foi, et, si tu te souviens du nombre des jours de l’au-delà et des siècles innombrables qui suivront la mort et le jugement, le relâchement n’entrera jamais en toi, selon ce qui est écrit : « Mille ans du siècle présent ne peuvent se comparer à un seul jour du siècle des justes » (cf. Ps.89, 4 et 83, 11). Entreprends avec courage toute œuvre bonne, ne le fais pas avec une âme hésitante, n’admets aucun doute dans ton cœur en ce qui concerne l’espérance en Dieu, afin que ton labeur ne soit pas vain et que tu puisses cultiver la terre [de ton âme] sans être accablé de fatigue ; mais crois de tout ton cœur que le Seigneur est miséricordieux et qu’il donne sa grâce à ceux qui le cherchent ; il rétribue avec justice, non à la mesure de nos œuvres, mais selon la bonne volonté de nos âmes et notre foi. Il a dit en effet : « Qu’il t’advienne selon ta foi » (Mt., 8, 13).
  10. Voici quelles sont les œuvres de ceux qui vivent selon Dieu : l’un passe ses jours [à se prosterner] en heurtant la tête contre le sol, et il remplace de cette façon l’office des Heures. Un autre accomplit toutes ses prières en demeurant toujours agenouillé. Un autre passe à pleurer le temps de ses offices, et ses larmes lui suffisent [en guise de prière]. Un autre s’applique à ruminer le sens des textes, et s’acquitte en même temps du canon de prière qui lui est fixé. Un autre afflige tellement son âme par le jeûne qu’il n’a plus la force de dire ses offices. Un autre ne cesse de méditer les psaumes avec ardeur, et en fait son office continuel. Un autre s’applique à la lecture, et son cœur devient brûlant. Un autre est captivé par la recherche des sens divins de l’Écriture sainte. Un autre, saisi de stupeur devant les merveilles que contiennent les versets, est empêché de poursuivre sa méditation habituelle et garde le silence. Un autre, qui avait goûté à toutes ces choses, en a éprouvé de la satiété, est revenu en arrière et ne fait plus rien. Un autre, qui n’avait goûté qu’un peu à ces choses, s’est enflé d’orgueil et s’est égaré. Un autre, empêché par une grave maladie et une grande faiblesse, n’a pu garder son canon de prière. Un autre n’a pu le garder non plus, parce qu’il était prisonnier d’une habitude, ou d’une convoitise, ou de l’amour du pouvoir, ou de la vaine gloire, ou de la cupidité, ou du désir d’amasser. Un autre est tombé, s’est relevé, et n’est pas retourné en arrière tant qu’il n’a pas reçu la perle précieuse. Toi donc, recommence sans cesse, avec joie et avec zèle, à t’adonner à l’œuvre de Dieu. Si tu es pur de toute passion et de toute hésitation du cœur. Dieu lui-même te mènera au sommet, t’aidera, te donnera la sagesse comme il le veut, et, d’une façon merveilleuse, tu recevras la perfection. A lui la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 57. ALTERNANCE DE LA LUMIÈRE ET DES TÉNÈBRES. LA DÉRÉLICTION PÉDAGOGIQUE

Sur l’alternance constante de la lumière et des ténèbres qui a lieu dans l’âme, et sur les écarts qui se produisent à droite et à gauche

VOYONS si nous avons dans nos âmes, à l’heure de la prière, ô bien-aimés, la divine vision (théôria) quand nous méditons les versets [des psaumes] et quand nous prions. Car la vision divine vient de la véritable hèsychia. Mais lorsqu’il nous arrive d’être dans les ténèbres, surtout si nous n’en sommes pas nous-mêmes la cause, ne nous troublons pas. Estime que ces ténèbres t’ont été ménagées par la Providence de Dieu pour des raisons que Lui seul connaît. En effet, notre âme parfois suffoque, elle est comme submergée par des vagues. Que l’on s’adonne à la lecture de l’Ecriture, ou à sa liturgie, ou à toute autre occupation, ce ne sont que ténèbres sur ténèbres. L’homme quitte alors la prière, et souvent il ne peut même plus s’en approcher. Il ne croit plus du tout que cet état pourra changer et qu’il retrouvera la paix. Ce temps est rempli de désespoir et de crainte. L’espérance en Dieu, la consolation de la foi, ont été entièrement chassées de l’âme. Celle-ci est tout entière remplie de doute et de crainte. Cependant, ceux qui ont été éprouvés par l’assaut de telles vagues savent d’expérience qu’il prendra fin et sera suivi d’un changement. Dieu ne laisse jamais l’âme un jour entier dans un tel état, car elle périrait, ayant perdu l’espérance des chrétiens. Mais il l’en fait rapidement sortir. Même si le trouble où te jettent de telles ténèbres se prolongeait, attends-toi à ce que survienne promptement, au milieu d’elles, un changement qui te fasse revivre.

  1.    Quant à toi, ô homme, voici ce que je te propose et te conseille : si tu n’as pas la force de te ressaisir et de tomber face contre terre pour prier, entoure ta tête de ton manteau et dors, jusqu’à ce que soit éloignée de toi cette heure de ténèbres, mais ne sors pas de chez toi. Cette tentation éprouve surtout ceux qui désirent vivre selon la conduite spirituelleet qui recherchent tout au long de leur voyage [ici-bas] la consolation de la foi. C’est pourquoi cette heure où la pensée est en proie au doute les fait souffrir et les met en peine plus que tout. Puis vient ensuite le blasphème, qui les attaque fortement. Tantôt viennent des doutes au sujet de la résurrection, tantôt d’autres choses dont nous n’avons pas besoin de parler. Nous avons souvent fait l’expérience de tout cela, et c’est pour la consolation de beaucoup de nos frères que nous avons décrit ce combat.
  2.    Ceux qui passent leur vie dans les œuvres du corps sont tout à fait étrangers à ce genre d’épreuve. Mais il leur vient un autre genre d’acédie, qui est commun à tous, et qui agit tout autrement que les tentations que l’on vient de mentionner et que celles qui leur ressemblent. La santé et la guérison de celui qui est ainsi éprouvé sont procurées par l’hèsychia.C’est là sa consolation. Nul ne reçoit jamais dans la fréquentation des hommes la lumière de la consolation, ni n’est jamais guéri par les relations qu’il entretient avec eux. L’acédie s’apaise un moment, mais revient ensuite à l’attaque avec plus de violence. On a alors absolument besoin d’un homme éclairé qui a l’expérience de ces choses, pour recevoir de lui la lumière et la force chaque fois que c’est nécessaire, mais non pas tout le temps. Bienheureux celui qui supporte de telles tentations en restant entre les murs de sa cellule. Car, comme le disent les Pères, il parviendra ainsi à demeurer au large et sera revêtu de force. Cependant, ce n’est pas en une heure ni tout de suite que s’éloigne un pareil combat. Ce n’est pas non plus en une seule fois ni selon toute sa perfection que la grâce revient et demeure dans l’âme, mais peu à peu. Et après la grâce revient l’épreuve. Il y a un temps pour l’épreuve, et un temps pour la consolation. L’homme doit s’y attendre jusqu’à son départ [de ce monde]. N’espérons pas devenir ici-bas totalement étrangers à ce genre d’épreuve, ni obtenir la parfaite consolation. Car il a plu à Dieu que notre vie sur cette terre se passe ainsi, et que de telles épreuves adviennent à ceux qui marchent sur la voie. A Lui soit la gloire, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 58. LE ZÉLOTISME. INCOMPATIBILITÉ DE LA MISÉRICORDE ET DE LA STRICTE JUSTICE

Sur le dommage que cause le zèle amer qui se déguise en zèle divin, et sur le secours que procurent la douceur et d’autres vertus

UN zélote ne parviendra jamais à la paix de la pensée.

Et celui qui ne connaît pas la paix ne connaît pas non plus la joie. Si, comme on le dit, la paix de la pensée est la parfaite santé, le zèle à corriger les autres est le contraire de la paix, et celui qui est mû par ce mauvais zèle souffre d’une grave maladie. Ô homme ! en déployant ton zèle contre les infirmités des autres, tu as chassé la santé de ta propre âme. Tu ferais mieux de prendre soin de ta propre santé. Si tu veux malgré tout soigner les malades, sache que ceux-ci ont plus besoin de soins aimants que de rebuffades. Mais toi, loin d’aider les autres, tu te rends gravement malade. Le zèle à corriger les autres n’est pas considéré parmi les hommes comme une forme de sagesse, mais comme une maladie de l’âme qui s’appelle étroitesse d’esprit et profonde ignorance. Le commencement de la divine sagesse est la bonté et la douceur qui procèdent de la grandeur d’âme et de la patience à supporter la faiblesse humaine. Aussi est-il écrit : « Que le fort porte les infirmités du faible » (Rom., 15, 1 ), et : « Relève celui qui est tombé, dans un esprit de douceur » (Gai., 6, 1). L’Apôtre compte la paix et la patience parmi les fruits du Saint-Esprit (cf. Gai., 5, 22).

  1.    Un cœur rempli d’affliction parce que la maladie et la faiblesse empêchent le corps d’accomplir des actions visibles supplée ainsi à toutes les œuvres corporelles. Ces œuvres, sans l’affliction de la pensée, sont comme un corps sans âme. Celui qui est affligé dans son cœur, mais laisse toute liberté à ses sens, ressemble à un malade qui souffre en son corps, mais permet à sa bouche de manger de toutes les nourritures qui lui sont nuisible. Celui qui est affligé dans son cœur, mais laisse toute liberté à ses sens, ressemble à un homme qui a un fils unique et le fait mourir peu à peu de ses propres mains. L’affliction de la pensée est un don précieux aux yeux de Dieu, et celui qui la possède comme il convient ressemble à un homme qui possède la sainteté dans ses membres. Mais l’homme qui laisse à sa langue toute liberté pour parler des autres, en bien ou en mal, n’est pas digne d’une telle grâce. Le repentir accompagné de bavardage est un tonneau percé. Les bonnes manières accompagnées d’affronts envers autrui sont un glaive trempé dans du miel. La chasteté et la fréquentation des femmes sont comme une lionne et une brebis dans une même demeure.
  2.    Les œuvres accomplies sans la miséricorde sont aux yeux de Dieu comme un homme qui tue un fils sous les yeux de son père. Celui qui est malade en son âme et corrige autrui ressemble à un aveugle qui montre aux autres le chemin. La miséricorde et la stricte justice, si elles demeurent dans une même âme, sont comme un homme qui adore Dieu et les idoles dans une même maison. La miséricorde est le contraire de la stricte justice. Celle-ci consiste en une répartition équitable entre tous ; elle distribue à chacun ce qu’il mérite, ne penche ni d’un côté ni de l’autre, est sans partialité dans la répartition. Mais la miséricorde est une affliction suscitée par la grâce, elle se penche sur chacun avec compassion, ne rend pas ce qu’il mérite à celui qui est digne de châtiment, et elle comble au-delà de toute mesure celui qui est digne de récompense. Si la miséricorde est du côté du bien, la stricte justice est donc du côté du mal ; de même que le foin et le feu ne peuvent demeurer dans un même lieu, la stricte justice et la miséricorde ne peuvent pas demeurer dans une même âme. De même qu’un grain de sable ne fait pas le poids en face d’une masse d’or, ainsi l’exercice de la stricte justice de Dieu ne fait pas le poids en comparaison de sa miséricorde.
  3.    Semblables à une poignée de sable tombant dans l’océan sont les fautes de toute chair en comparaison de la Providence et de la miséricorde de Dieu. Semblable à une source qui coule à flots et ne saurait être obstruée par une poignée de sable, la miséricorde du Créateur ne saurait être vaincue par la malice des créatures. Semblable à un homme qui sèmerait dans la mer et espérerait moissonner, est celui qui a du ressentiment et prie. De même qu’il n’est pas possible d’empêcher de s’élever la flamme lumineuse du feu, de même rien ne saurait empêcher la prière des miséricordieux de monter au ciel. De même que l’eau se répand vers le bas, ainsi fait la puissance de la colère, lorsque celle-ci a trouvé place dans notre esprit. Celui qui a acquis l’humilité dans son cœur est désormais mort au monde, et celui qui est mort au monde est mort aux passions. Pour celui qui est mort en son cœur à sa parenté, le Diable est mort. Celui qui a acquis l’envie a acquis avec elle le Diable.
  4.    Il y a une humilité qui vient de la crainte de Dieu, et il y a une humilité qui vient de Dieu lui-même. Il y a celui qui est humble parce qu’il craint Dieu, et il y a celui qui est humble parce qu’il a trouvé la joie. Chez celui qui est humble parce qu’il craint Dieu, il s’ensuit la modestie des membres, le bon ordre des sens et un cœur brisé en tout temps. Chez l’autre, celui qui est humble parce qu’il a trouvé la joie, il s’ensuit une grande exultation, un cœur dilaté qui ne se contient plus. L’amour ne connaît pas la honte, c’est pourquoi il ne sait pas imposer une juste mesure à ses manifestations ; l’amour est par nature spontané et oublieux des limites à garder. Bienheureux celui qui T’a trouvé, Toi, le port de toute joie !
  5.    L’assemblée des humbles est aimée de Dieu à l’égal de l’assemblé des séraphins. Un corps chaste est plus précieux devant Dieu qu’une offrande pure. Ces deux choses, l’humilité et la chasteté, préparent dans l’âme une demeure pour la Trinité.
  6.    Quand tu marches avec des amis, garde une attitude réservée. En agissant ainsi, tu leur seras utile, ainsi qu’à toi-même. En effet, il arrive souvent que l’âme, sous prétexte d’amitié, relâche les rênes de la vigilance. Méfie-toi des conversations, elles ne sont pas toujours profitables. Dans les assemblées, honore le silence, car il épargne bien des dommages. Veille sur ton ventre, mais moins que sur ta vue, car un conflit domestique est sans aucun doute de moindre gravité qu’une guerre extérieure. Ne crois pas, frère, qu’il soit possible de combattre les pensées intérieures si le corps n’est pas convenablement disposé et en bon ordre. Crains les habitudes plus que les ennemis ; celui qui nourrit en lui-même une habitude est comme un homme qui nourrit le feu, car la force des habitudes, ainsi que celle du feu, vient de ce qu’on les alimente. Si l’habitude te demande une fois de la nourrir, et que tu le lui refuses, tu la trouveras ensuite sans force ; mais si tu fais une seule fois sa volonté, elle t’attaquera ensuite avec plus de vigueur.
  7.    A propos de tout, souviens-toi de ceci : mieux vaut le secours que procure la vigilance que celui qui vient des œuvres [de l’ascèse]. De celui qui aime rire et amuser les hommes, ne sois pas l’ami, car il te fera prendre l’habitude de la dissipation. Avec celui qui est relâché dans sa manière de vivre, n’aie pas un visage souriant ; garde-toi cependant de le haïr. S’il désire se relever, tends-lui la main, et prends soin de lui jusqu’à la mort. Mais si tu es malade toi-même, évite de le soigner. Comme on l’a dit, « donne-lui le bout de ton bâton, » et la suite. En présence d’un homme plein de lui-même et envieux, parle avec circonspection, car, tandis que tu parles, dans son cœur il interprète à sa guise ce que tu dis, et il se servira de tes bonnes paroles pour faire tomber les autres, et, dans son esprit, il détourne le sens de tes paroles pour les mettre au service de sa maladie. Dès qu’il commence à dire du mal de quelqu’un en ta présence, assombris ton visage ; en agissant ainsi, tu feras preuve de vigilance devant Dieu et devant lui.
  8.    Si tu donnes quelque chose à un homme qui est dans le besoin, que l’expression joyeuse de ton visage précède le don que tu lui fais, et console-le dans son affliction par des paroles bienveillantes. Si tu agis ainsi, la joie qui remplira sa pensée l’emportera sur la satisfaction des besoins de son corps.
  9.    Le jour où tu ouvres la bouche pour dire du mal de quelqu’un, sache que tu es mort pour Dieu, et que toutes tes œuvres sont rendues vaines, même s’il te semble que c’est à bon droit et dans l’intention d’édifier que ta pensée t’a fait éprouver cette démangeaison de parler. A quoi bon en effet démolir sa propre maison, pour réparer celle de son compagnon ?
  10.    Le jour où tu prends de la peine pour un homme, d’une façon ou d’une autre, en ton corps ou en ta pensée, sans distinguer s’il est bon ou mauvais, considère-toi ce jour-là comme un martyr, et comme quelqu’un qui a souffert pour le Christ et a été jugé digne de le confesser. Souviens-toi en effet que le Christ est mort pour les pécheurs, et non pour les justes (cf. Mt., 9, 13). Vois comme c’est une grande chose que de s’affliger pour des hommes mauvais, et de faire du bien à des pécheurs plutôt qu’à des justes ! L’Apôtre nous le rappelle, comme une chose digne d’émerveillement (Rom.,5, 7-8).
  11.    Si tu parviens à acquérir au-dedans de toi la justice de l’âme, ne te soucie pas de rechercher une autre justice. Que toutes tes œuvres soient précédées par la chasteté du corps et la pureté de la conscience, car, sans elles, toutes tes actions sont vaines devant Dieu. Sache aussi que chacune des œuvres que tu accomplis sans réflexion ni discernement est également vaine, même si elle est bonne [en elle-même], car Dieu tient pour justice ce qui est accompli avec discernement, et non ce qui est fruit du hasard.
  12.    Un homme droit, mais dépourvu de sagesse, est une lampe en plein soleil. La prière de celui qui se souvient des offenses est une semence jetée sur le roc. Un ascète sans miséricorde est un arbre stérile. Un reproche qui procède de l’envie est un trait empoisonné. Une louange venant de la duplicité est un piège caché. Un conseiller déraisonnable est un conducteur aveugle. La compagnie des insensées brise le cœur. La fréquentation d’un homme sage est une fontaine rafraîchissante. Un sage conseiller est un sûr rempart. Un ami déraisonnable et dépourvu de sagesse est une réserve de désastres. Mieux vaut voir une maison en deuil qu’un sage qui suit un fou. Mieux vaut demeurer avec des fauves qu’avec des gens envieux. Mieux vaut habiter dans un tombeau qu’avec des hommes dépravés. Préfère vivre avec des vautours plutôt qu’avec des gens cupides et insatiables. Aie pour compagnon un meurtrier plutôt qu’un homme querelleur. Préfère la compagnie d’un porc à celle d’un gourmand, car mieux vaut la panse d’un porc que la bouche du glouton. Préfère la compagnie des lépreuxà celle des orgueilleux.
  13.    Sois persécuté, mais ne persécute pas. Sois crucifié, mais ne crucifie pas. Subis l’injustice, mais ne commets pas d’injustice. Sois calomnié, mais ne calomnie pas. Sois indulgent, et n’aie pas de mauvais zèle. Se comporter en juge n’est pas dans les mœurs des chrétiens ; il n’y a rien de semblable dans l’enseignement du Christ. Réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent, et pleure avec ceux qui pleurent : c’est le signe de la limpidité de l’âme. Souffre avec les malades, afflige-toi avec les pécheurs, réjouis-toi avec ceux qui se repentent. Sois l’ami de tout homme, mais reste solitaire dans ta pensée. Prends part à la souffrance de tous, mais reste corporellement loin de tous. Ne reprends personne, n’adresse de reproches à personne, pas même à ceux qui mènent une vie fort mauvaise. Etends ton manteau sur le pécheur, et couvre-le. Si tu n’es pas capable de prendre sur toi ses péchés et d’en accepter le châtiment à sa place, partage du moins sa honte, bien loin de lui faire honte.
  14.    Sache, mon frère, que si nous devons demeurer à l’intérieur de notre cellule, c’est afin de ne pas connaître les actions mauvaises des hommes et de pouvoir ainsi les considérer tous comme saints et bons, dans la pureté de notre esprit. Si nous devenions des faiseurs de reproches, des hommes soucieux de châtier autrui, des juges, des inquisiteurs, des esprits critiques, des êtres toujours insatisfaits, en quoi finalement notre vie différerait-elle de celle des habitants des villes ? Qu’y aurait-il de pire que notre vie au désert, si nous ne renoncions pas à tout cela ?
  15.    Si tu n’es pas capable de garder le silence du cœur, garde au moins celui de la langue. Si tu n’es pas capable de discipliner tes pensées, discipline au moins tes sens. Si tu n’es pas capable d’être solitaire en ta pensée, sois au moins solitaire de corps. Et si tu ne peux pas pratiquer l’ascèse du corps, afflige-toi du moins en ta pensée. Et si tu ne peux pas rester debout pendant tes agrypnies, reste éveillé assis sur ton lit, ou même allongé. Si tu n’as pas la force de rester à jeun pendant deux jours, jeûne au moins jusqu’au soir. Et si tu ne peux pas jeûner jusqu’au soir, tiens-toi du moins en garde contre la satiété. Si tu n’es pas saint en ton cœur, sois du moins pur de corps. Si tu ne t’affliges pas en ton cœur, porte du moins le repentir sur ton visage. Si tu n’es pas capable d’être miséricordieux, parle en ayant conscience d’être un pécheur. Si tu n’es pas un artisan de paix, du moins ne sois pas un artisan de trouble. Si tu n’es pas capable d’être plein d’ardeur, sois du moins humble en esprit. Si tu n’es pas capable d’être vainqueur, ne méprise pas ceux qui sont vaincus. Si tu n’as pas le courage de fermer la bouche de celui qui médit de son prochain, garde-toi cependant de te montrer d’accord avec lui.
  16. Sache que si un feu sort de toi et consume les autres, Dieu te demandera compte des âmes qui auront été consumées par ce feu sorti de toi. Et si ce n’est pas toi qui as mis le feu, mais si tu étais d’accord avec celui qui l’a mis et si tu y prenais plaisir, tu seras son compagnon au jugement.
  17.    Si tu aimes la douceur, sois pacifique. Et si tu es trouvé digne de la paix, tu seras plein de joie en tout temps. Recherche la sagesse, et non l’or. Revêts-toi d’humilité, et non de pourpre. Acquiers la paix, et non une royauté [terrestre]. Il n’est pas intelligent, celui qui ne possède pas l’humilité. Il n’est pas humble, celui qui n’est pas pacifique. Et nul n’est pacifique sans être dans la joie. Dans tous les chemins que les hommes parcourent en ce monde, nul ne trouvera la paix avant de s’être approché de l’espérance en Dieu. Le cœur ne peut obtenir la paix parmi les peines et les difficultés qu’il rencontre, tant qu’il n’a pas atteint cette espérance ; c’est elle qui répand la paix dans le cœur et verse en lui la joie. C’est d’elle que parlaient les lèvres adorables et pleines de sainteté [du Seigneur, quand il disait] : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous donnerai le repos » (Mt., 11, 28). « Approchez-vous, disait-il, de l’espérance en moi, et vous trouverez le repos, loin de vos labeurs et de vos craintes. »
  18.    L’espérance en Dieu élève le cœur, et la crainte de la Géhenne le brise. La lumière de la pensée engendre la foi, la foi engendre la consolation de l’espérance, et l’espérance fortifie le cœur. La foi est une révélation intérieure, et quand la pensée s’enténèbre, la foi se cache, la crainte nous domine et retranche notre espérance. Ce n’est pas la foi qui procède d’un enseignement [extérieur] qui délivre l’homme de l’orgueil et du doute, mais celle qui s’éveille et se lève dans la conscience et que l’on appelle « épignose » ou manifestation de la vérité. Tant que l’intellect perçoit Dieu comme Dieu, grâce à cette manifestation intérieure, la crainte ne peut s’approcher du cœur. Lorsque, pour que nous devenions humbles, nous sommes abandonnés aux ténèbres et que nous perdons cette conscience [de Dieu], la crainte revient, jusqu’à ce que [la grâce] s’approche de nouveau de nous, par l’humilité et le repentir.
  19.    Le Fils de Dieu a enduré la croix ; prenons donc courage, nous, les pécheurs, en nous adonnant au repentir. Si l’apparence du repentir détourna d’Achab la colère de Dieu (cf 3 Rois,21, 27-29), assurément notre repentir sincère ne sera pas sans profit pour nous ; et si une apparence d’humilité détourna de lui, qui n’était pas sincère, la colère de Dieu, combien davantage [une humilité non feinte] le fera-t-elle, venant de nous, qui nous affligeons véritablement de nos fautes ? L’affliction de la pensée le peut, mieux que toute ascèse corporelle.
  20.    Saint Grégoire [le Théologien] a dit : « Il est un temple de Dieu, celui qui est étroitement uni à Dieu et qui se soucie sans cesse de son jugement. » En quoi consiste le souci de son jugement, sinon à rechercher sans cesse son repos, et à être constamment dans l’affliction en songeant que l’on ne peut parvenir à la perfection à cause de la faiblesse de notre nature. S’affliger continuellement au sujet de tout cela, c’est garder continuellement dans son âme le souvenir de Dieu. Comme le dit le bienheureux Basile : « La prière sans distraction est celle qui produit dans l’âme la pensée constante de Dieu. Et l’habitation de Dieu en nous signifie que nous possédons Dieu en nous parce que son souvenir y est solidement implanté». C’est ainsi que nous devenons le temple de Dieu. Tel est notre souci et ce qui brise notre cœur, pour nous préparer [à entrer dans] son repos. A lui soit la gloire dans les siècles.

DISCOURS 59. SEULE LA PRIÈRE OBTIENT LE DISCERNEMENT

Sur les nombreux mouvements qui se succèdent dans la pensée, et qui sont discernés grâce à la prière

CHOISIR ce qui est bon relève de la volonté de l’homme qui en a le désir, mais mettre en œuvre ce choix dépend de Dieu et requiert son secours. C’est pourquoi nous devons accompagner le bon désir qui s’est éveillé en nous de continuelles prières, non seulement parce que nous avons besoin du secours divin, mais aussi pour que nous puissions discerner si cela plaît à Dieu ou non. En effet, tout désir apparemment bon qui naît dans le cœur ne vient pas nécessairement de Dieu, mais seulement celui qui est [réellement] profitable. Il arrive que l’homme désire une bonne chose, mais que Dieu ne lui apporte pas son secours, car cette apparence de bon désir peut en effet venir du Diable. Il semble à l’homme que telle ou telle chose lui sera bienfaisante, mais souvent elle ne correspond pas à sa mesure. Le Diable lui-même machine un moyen de lui nuire et le force à rechercher quelque chose, alors que cela ne correspond pas à sa situation actuelle, soit parce que cela est étranger au degré qu’il a atteint dans la vie spirituelle, soit parce que, lorsque l’homme est incité à réaliser ce désir, ce n’est pas le bon moment pour le faire, soit parce que cet homme n’a ni la connaissance, ni la force physique suffisante, ou parce que le moment n’est pas favorable. De multiples façons, le Diable s’efforce, sous l’apparence d’un bien, de troubler l’homme, ou de lui nuire en son corps, ou de cacher des pièges dans sa pensée.

  1. Ainsi donc, comme je l’ai dit, nous devons faire de continuelles et ferventes prières au sujet de ce bon désir qui est apparu en nous, et chacun d’entre nous doit dire : « Que ta volonté soit faite, et que j’accomplisse ce bon désir que j’ai conçu et que je désire réaliser, s’il est conforme à ta volonté. Il m’est en effet facile de le vouloir, mais il m’est impossible, sans ta grâce, de le réaliser, et, en réalité, les deux choses — le vouloir et le faire — dépendent de toi (cf PhiL,2, 13). En effet, ce n’était pas sans ta grâce que j’étais persuadé d’accepter ce désir qui s’était éveillé en moi, ou que j’étais mû par lui. » Quiconque désire accomplir une bonne chose avec discernement doit avoir l’habitude de prier laborieusement et continuellement à son sujet, afin de recevoir ainsi par la prière l’aide nécessaire pour accomplir cette œuvre, et la sagesse pour distinguer ce qui est authentique des contrefaçons. Pour discerner le [vrai] bien, il faut beaucoup de prières, le labeur de l’ascèse, de la vigilance, un désir continuel, des larmes incessantes, de l’humilité et le secours du ciel — surtout si des pensées d’orgueil viennent s’y opposer. Celles-ci en effet écartent de nous le secours de Dieu, mais nous pouvons les anéantir par la prière.

DISCOURS 60. SOYEZ MISÉRICORDIEUX COMME L’EST VOTRE PÈRE CÉLESTE

Sur les pensées mauvaises involontaires qui proviennent d’un relâchement [de la vigilance] et d’une négligence antérieurs

 

CERTAINS ménagent leur corps et désirent lui accorder un peu de repos en vue de l’œuvre de Dieu, jusqu’à ce qu’ils aient repris des forces et puissent revenir à leur ascèse. [Si tel est notre cas,] durant ces quelques jours de repos, ne relâchons pas complètement notre vigilance, n’abandonnons pas notre âme au laisser-aller (lysis), comme des hommes qui ne voudraient plus reprendre leur service. Ceux qui sont percés par les flèches de l’Ennemi en temps de paix sont ceux qui, en donnant trop de liberté (parrhèsia) à leur volonté, ont mis en réserve dans leur âme [des pensées qui se manifesteront] plus tard. Ils s’aperçoivent alors qu’ils portent dans le lieu saint — c’est-à-dire dans la prière — un vêtement souillé, à savoir les pensées qui apparaissent dans leur âme à l’heure où ils appliquent leur pensée à Dieu et prient. Or ils les ont acquises lorsqu’ils étaient négligents, et elles les couvrent de honte au temps de la prière.

  1. La sobriété [spirituelle] (nèpsis)aide l’homme plus que le travail (ergon) [de l’ascèse], et le relâchement (lysis)de la vigilance lui nuit plus que le repos (anapausïs). En effet, le repos engendre des combats intérieurs qui troublent l’homme, mais celui-ci a le pouvoir de les surmonter ; lorsqu’il quitte son repos et retourne au lieu de son travail, ces attaques cessent et disparaissent. Mais les combats qui naissent du relâchement de la vigilance sont très différents de ceux qui viennent du repos et du délassement. Aussi longtemps qu’un homme reste maître de sa liberté tandis qu’il se repose, il peut se reprendre, observer de nouveau sa règle, et se dominer ainsi lui-même, parce qu’il a gardé la maîtrise de sa liberté. En effet, tant que l’homme ne s’est pas complètement relâché de sa vigilance, il ne peut pas subir de violence et être contraint de se soumettre contre sa volonté à ceux qui ne lui laisseront plus de repos. S’il n’a pas complètement dépassé les limites à l’intérieur desquelles il reste libre, il ne fera pas de rencontres qui lui imposeraient des liens si contraignants qu’il ne lui serait plus possible de résister.
  2.    Ne laisse de liberté à aucun de tes sens, ô homme, de peur que tu ne puisses plus la reprendre. Le repos ne nuit qu’aux jeunes ; l’abandon de la vigilance nuit aux parfaits et aux anciens. Ceux qui, à cause du repos, ont des pensées mauvaises, peuvent s’en détourner grâce à la vigilance, et retrouver le haut niveau de leur genre de vie. Mais ceux qui ont mis leur espoir dans les œuvres de l’ascèse et ont négligé la vigilance ont été réduits en captivité et menés de leur genre de vie élevé à une vie dissolue. Certains ont été frappés en pays ennemi et ont péri en temps de paix ; d’autres sont sortis de chez eux sous prétexte d’acquérir la Vie, et ont rencontré un écueil pour leur âme.
  3.    Ce n’est pas lorsque nous avons fait un faux-pas en quelque chose que nous devons nous affliger, mais si nous y persistons. Faire un faux-pas arrive souvent même aux parfaits, mais y persévérer est une mort totale. L’affliction que nous éprouvons lorsque nous nous affligeons sur nos propres faux-pas nous est comptée par la grâce comme une œuvre pure. Mais l’homme qui retombe dans sa faute en escomptant s’en repentir se comporte envers Dieu avec duplicité ; la mort fondra sur lui à l’improviste, et il n’aura pas le temps d’accomplir des œuvres bonnes, comme il l’espérait.
  4.    L’activité du cœur est un lien pour les membres extérieurs, et si quelqu’un l’exerce avec discernement, à l’exemple des Pères qui nous ont précédés, il est évident qu’en présence de choses extérieures, il ne sera pas lié par l’appétit du gain matériel, il ne sera pas attiré par la gourmandise, et la colère lui sera complètement étrangère. Mais là où se trouvent ces trois choses – le désir du gain matériel, qu’il soit petit ou grand, l’irascibilité et la sujétion à la gourmandise — sache que la liberté de comportement d’un tel homme, même si celui-ci semble l’égal des saints de jadis, procède d’un manque intérieur de retenue, et non d’une indifférence spirituelle pleine de discernement. S’il en était autrement, comment méprise-rait-il les choses matérielles, et n’aurait-il pas acquis la douceur ? Cette indifférence procédant du discernement fait que l’on n’est lié par rien, que l’on méprise le repos, et que l’on aime les hommes. Si quelqu’un est prêt à subir un détriment pour Dieu avec joie, il est pur au-dedans. S’il ne méprise aucun homme à cause de ses infirmités, il est véritablement libre. S’il n’est pas à l’aise avec celui qui l’honore, et s’il se plaît avec celui qui lui manque d’égards, il est mort au monde dès cette vie. La vigilance accompagnée de discernement l’emporte de beaucoup sur toute autre pratique mise en œuvre par l’homme, de quelque nature et à quelque degré qu’elle soit.
  5.    Ne hais pas le pécheur, car nous sommes tous dignes de condamnation. Si c’est pour Dieu que tu t’opposes à lui, pleure plutôt sur lui. Pourquoi le haïrais-tu ? Hais ses péchés, et prie pour lui, afin de ressembler au Christ qui ne s’est pas irrité contre les pécheurs, mais a intercédé pour eux. Ne vois-tu pas comment il a pleuré sur Jérusalem ? De bien des façons le Diable se joue de nous, pourquoi haïrions-nous un homme dont se joue celui qui se joue aussi de nous ? Pourquoi, ô homme, haïrais-tu le pécheur ? Est-ce parce qu’il n’est pas aussi juste que toi ? Mais où est ta justice, si tu n’as pas d’amour ? Pourquoi ne répands-tu pas des larmes sur lui ? Mais toi, tu le persécutes. C’est par manque de connaissance que certains, qui semblent doués de discernement, s’irritent contre les actions des pécheurs.
  6.    Sois un héraut de la bonté de Dieu, car il te conduit, bien que tu en sois indigne, et, quoique ta dette à son égard soit immense, on ne voit pas qu’il en exige le paiement. Et en échange des petites œuvres que tu accomplis, il t’accorde de grandes récompenses. N’appelle pas Dieu «juste », car sa justice n’apparaît pas dans les choses qui te concernent. Et si David l’appelle «juste et droit » (cf.’ Ps.24, 8 et 144, 17), son Fils nous a révélé qu’il est bon et rempli de douce bonté. « Il est bon, dit-il, pour les méchants et les impies » (cf. Le,6, 35). Et comment appelles-tu Dieu « juste », alors que tu as devant toi le chapitre [de l’Evangile] qui parle du salaire des ouvriers : « Mon ami, je ne te lèse en rien. Il me plaît de donner à ce dernier venu autant qu’à toi. Faut-il que ton œil soit mauvais, parce que je suis bon ? » (cf Mt., 20, 13-15). Un homme peut-il encore appeler Dieu «juste » alors qu’il a sous les yeux le passage [de l’Évangile] sur l’enfant prodigue, qui avait dissipé son bien dans la débauche ? Seulement à cause de la componction qu’il manifestait, son père courut à sa rencontre, se jeta à son cou et lui donna autorité sur tous ses biens (cf. Le, 15, 11-24). Si un autre nous avait dit cela à son sujet, nous aurions pu le mettre en doute, mais c’est son propre Fils qui a rendu de lui ce témoignage. Où est donc la justice de Dieu, puisque, alors que nous étions pécheurs, le Christ est mort pour nous ? S’il est ici miséricordieux, nous pouvons croire qu’il ne changera pas. Loin de nous la pensée blasphématoire que Dieu ne serait pas miséricordieux ! Ce qui est propre à Dieu ne peut changer, comme c’est le cas pour les mortels. Dieu ne peut acquérir quelque chose qu’il ne posséderait pas, ni perdre ce qu’il possède, ni y ajouter quelque chose, comme les créatures. Mais ce que Dieu possède depuis le commencement, il le possède à jamais, comme l’a écrit le bienheureux Cyrille dans son commentaire de la Genèse.
  7. Crains Dieu à cause de son amour, et non à cause de sa prétendue sévérité. Aime-le parce que c’est notre devoir de l’aimer, non seulement à cause de ce qu’il nous donnera dans l’avenir, mais aussi à cause de tout ce que nous avons reçu. Et en vérité, que pourrions-nous lui rendre, ne serait-ce que pour ce monde qu’il a créé pour nous ? Qu’est-ce que nos actes peuvent bien lui rapporter en retour ? Qui lui a conseillé, au commencement, de nous amener à l’existence ? Qui intercédera pour nous devant lui, quand nous sombrerons dans l’oubli, comme si nous n’avions jamais existé? Qui réveillera ce corps qui est nôtre pour le ramener à la vie? Et encore, d’où tombera sur [notre] poussière la conscience et la connaissance ? O merveilleuse miséricorde de Dieu ! O stupéfiante grâce de notre Dieu et Créateur ! O puissance à laquelle tout est possible ! O bonté sans mesure qui fera resurgir la nature [corporelle] des pécheurs que nous sommes pour la reformer ! Qui serait capable de glorifier Dieu dignement ? Il ressuscitera le transgresseur et le blasphémateur, il renouvellera la poussière dépourvue de raison, la rendant raisonnable et douée de connaissance ; d’une poussière dispersée et dépourvue de sensation, d’éléments éparpillés, il fera une nature raisonnable et capable de connaissance, même si, ressuscité, le pécheur [non repenti] sera incapable d’être réconcilié avec sa grâce. Où est la Géhenne, qui pourrait encore nous affliger ? Où est le châtiment, qui pourrait encore nous causer tant de terreurs et vaincre la joie de son amour ? Et qu’est-ce que la Géhenne, comparée à la grâce de la résurrection qu’il accomplira lorsqu’il nous relèvera de l’Hadès, lorsqu’il revêtira cet être corruptible de l’incorruptibilité, lorsqu’il relèvera en gloire ce qui était tombé dans l’Hadès ?
  8. Ô hommes capables de discernement, venez et émerveillez-vous ! Quelle pensée posséderait assez de sagesse pour admirer dignement la bonté de notre Créateur ? La rétribution des pécheurs [que nous sommes] consistera, au lieu d’une juste rétribution, à être ressuscités par lui, et, à la place des corps qui ont foulé aux pieds sa loi, il nous revêtira de la gloire parfaite de l’incorruptibilité. La grâce par laquelle nous serons ressuscités après avoir péché sera plus grande que celle qui nous a amenés à l’existence alors que nous n’étions pas. Gloire à ton incommensurable grâce ! Vois, Seigneur : les flots de ta grâce réduisent ma bouche au silence, et il ne reste en moi aucune pensée, même pour te rendre grâces ! Quelles bouches pourront te confesser, bon Roi, toi qui aimes notre vie ? Gloire à toi pour les deux mondes, [le visible et l’invisible,] que tu as créés pour nous faire progresser et nous délecter, nous conduisant au moyen de toutes les choses que tu as créées à la connaissance de ta gloire, dès maintenant et dans les siècles. Amen.

DISCOURS 61. LA FORCE DU ZÈLE ; COMMENT IL S’AFFAIBLIT

Comment préserver la sobriété intérieure de l’âme, et comment le sommeil et la froideur pénètrent dans l’esprit, éteignent la sainte chaleur de l’âme et tuent le désir de Dieu en le privant de sa ferveur pour les choses spirituelles et célestes

IL n’est pas possible que la puissance adverse arrête dans leur élan ceux qui ont de bons désirs et qu’elle les empêche de les réaliser, à moins que le Malin ne trouve une bonne occasion qui lui soit offerte par ceux-là mêmes qui aiment le bien. Les choses se présentent à peu près ainsi. Dès qu’elle apparaît, toute motion intérieure qui nous incite à désirer le bien s’accompagne d’un certain zèle, semblable par sa chaleur brûlante à un charbon ardent. Ce zèle entoure habituellement la pensée comme d’un rempart et repousse loin d’elle toute force adverse, toute opposition, tout obstacle qui puisse survenir. Ce zèle possède en effet une force et une puissance indicible pour préserver l’âme à tout moment du relâchement et de toute crainte devant les assauts de toutes sortes. Cependant, la première motion intérieure [que l’âme éprouve] est la puissance du saint désir implanté naturellement dans sa nature. Le zèle est une [seconde] motion intérieure qui provient de la puissance irascible que possède l’âme et que Dieu a placée en nous pour notre utilité afin de protéger les frontières de notre nature, de telle sorte qu’elle puisse employer toute sa vigueur pour l’accomplissement du désir naturel de l’âme, qui est la vertu. Celle-ci ne peut être pratiquée sans cette [seconde] motion que l’on appelle zèle, parce que c’est elle qui meut l’homme, qui le rend zélé, l’enflamme, le fortifie chaque fois qu’il le faut, pour qu’il méprise la chair dans les tribulations et les redoutables épreuves qui lui adviennent, et pour qu’il soit toujours prêt à mourir en affrontant la puissance rebelle, afin de pouvoir accomplir ce qui est le plus profond désir de l’âme. Un homme revêtu du Christ a, dans ses écrits, appelé ce zèle le chien de garde et le gardien de la loi de Dieu, qui est la vertu. La vertu est en effet l’accomplissement de la loi de Dieu. La puissance du zèle est fortifiée, réveillée, enflammée, de deux façons, pour lui permettre de garder la maison ; et elle s’affaiblit, s’assoupit et s’amollit également de deux façons.

  1. Elle s’éveille et s’enflamme quand une certaine crainte s’empare de l’homme au sujet des vertus qu’il possède ou s’apprête à acquérir, et qui lui fait redouter qu’elles ne lui soient dérobées ou qu’elles ne disparaissent du fait de quelque événement et de ses suites. Cette crainte est suscitée par la divine Providence. Je parle ici de la crainte qui anime tous ceux qui travaillent véritablement à acquérir la vertu, pour les tenir éveillés et entretenir le zèle dans leur âme, de sorte qu’ils ne s’assoupissent pas. Quand cette crainte agit dans un homme, le zèle, que nous avons appelé un chien de garde, brûle jour et nuit comme une fournaise embrasée, et le tient éveillé. À la ressemblance des Chérubins, il est vigilant et surveille constamment tout ce qui l’entoure. Comme le dit l’auteur que nous avons cité, si un oiseau venait à voler autour de lui, il aboierait et s’élancerait avec une violence inexprimable. Mais quand la crainte a pour objet quelque chose qui menace le corps, elle devient satanique. Quand cela se produit, c’est que l’homme a perdu sa foi dans la divine Providence et a oublié à quel point Dieu prend soin de ceux qui combattent pour la vertu et les secourt, les visitant à tout moment, comme le Saint-Esprit l’a dit par la bouche du prophète : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, et ses oreilles sont attentives à leur supplication » (Ps.33, 16), et encore : « Le Seigneur est l’appui de ceux qui le craignent » (Ps.24, 14). Le même prophète, parlant en la personne du Seigneur, dit à ceux qui le craignent : « Le mal ne pourra t’atteindre, ni le fléau approcher de ta tente » (Ps. 90, 10). En revanche, quand la crainte concerne l’âme, en raison des incidents qui affectent la vertu et de leurs suites, et que l’on redoute qu’elle soit lésée ou blessée par une cause quelconque, cette pensée est divine, c’est une bonne inquiétude, cette affliction et ce tourment viennent de la divine Providence.
  2.    La seconde façon dont ce chien de garde reçoit force et vigueur apparaît lorsque le désir de la vertu augmente dans l’âme. En effet, plus ce désir s’accroît dans l’âme, plus le zèle naturel pour la vertu s’enflamme. A l’inverse, le premier motif pour lequel il se refroidit est que le désir de la vertu s’amoindrit et disparaît dans l’âme. Le second est qu’une pensée de confiance en soi-même et de présomption est entrée dans l’âme et y demeure, et que l’homme espère, pense et estime qu’il n’a rien à craindre d’une puissance quelconque qui pourrait lui nuire. Il en résulte que les armes du zèle lui tombent des mains, et qu’il se retrouve comme une maison sans gardien. Le chien s’est endormi et a abandonné son poste.
  3.    C’est à cause de cette pensée que la plupart des maisons spirituelles sont la proie des voleurs. Cela vient de ce que la pure illumination de la sainte connaissance qui éclairait l’âme s’assombrit. Et d’où vient qu’elle s’est assombrie, si ce n’est parce qu’une subtile pensée d’orgueil s’est insinuée dans l’âme et s’y est cachée, ou parce que l’homme s’est trop soucié des choses transitoires, ou parce qu’il a eu de trop fréquents contacts avec le monde trompeur, ou encore parce qu’il s’est laissé dominer par le ventre, ce maître de tous les maux ? Chaque fois qu’un combattant [spirituel] entre en contact avec le monde, particulièrement avec les femmes, son âme aussitôt s’amollit. La même chose se produit quand il rencontre beaucoup de personnes qui, nécessairement, blessent son âme par la vaine gloire.

S’il faut résumer tout cela, disons que l’intellect qui rencontre le monde est semblable à un navigateur qui voguait sur une mer calme, et qui soudain se retrouve au milieu des écueils et fait naufrage. À notre Dieu soit la gloire, le règne, l’honneur et la majesté, dans les siècles. Amen.

DISCOURS 62-65. LES TROIS MODES DE LA CONNAISSANCE

Sur les trois modes de la connaissance, et sur la différence de leurs activités et de leurs perceptions ; sur la foi de l’âme et sur les richesses secrètes cachées en elle ; et combien la connaissance mondaine diffère de la simplicité de la foi

L’ÂME qui voyage par les sentiers de la vie monastique et sur le chemin de la foi y fait souvent de grands progrès. t Mais si elle retourne aux modes [purement humains] de la connaissance, aussitôt elle se met à boiter dans sa foi, et elle est privée de la puissance spirituelle de celle-ci. Cette puissance, sous les diverses formes de la divine assistance, se manifeste elle-même dans l’âme pure qui, sans poser de questions, a recours à elle avec simplicité en tout ce qui la concerne. En effet, l’âme qui, avec foi, s’est confiée à Dieu une fois pour toutes et a reçu, à travers de nombreuses expériences, le goût de son secours, ne se soucie plus d’elle-même ; mais elle reste sans parole, dans un émerveillement plein de crainte et dans le silence, et elle n’a plus le pouvoir de retourner aux modes de sa connaissance et d’en faire usage, de peur que, dans le cas contraire, elle ne soit privée [du secours] de la Providence de Dieu, qui sans cesse la visite secrètement, prend soin d’elle et l’accompagne constamment et de multiples façons. Ce serait folie de sa part que de se croire capable de pourvoir à ses besoins en s’appuyant sur la force de sa propre connaissance. Ceux sur qui la lumière de la foi est descendue auraient honte de prier pour eux-mêmes, ou de dire à Dieu : « Donne-nous ceci », ou : « Reçois de nous cela », ou de se soucier d’eux-mêmes en quoi que ce soit. En effet, à tout moment, avec les yeux spirituels de la foi, ils voient la Providence paternelle les couvrir de son ombre, venant du Père véritable dont l’amour sans mesure surpasse l’amour de tous les pères terrestres et qui a le pouvoir et la force de nous secourir au-delà de toute mesure et de tout ce que nous pouvons demander, imaginer et concevoir.

  1. En effet, la connaissance est opposée à la foi, et la foi, par tout ce qu’elle est, détruit les lois de la connaissance, — nous ne parlons pas ici de la connaissance spirituelle. Par définition en effet, la connaissance ne permet pas d’agir sans enquête et sans examen préalables ; on doit rechercher si ce qu’on envisage et désire faire est possible. Mais que dire de la foi ? Si le « oui » et le « non » se présentent à égalité devant elle, est-elle obligée de ne pas prendre de décision? Il est bien connu que la connaissance ne peut pas exister sans recherches et sans procédés d’investigatio , et cela est le signe de son incertitude à l’égard de la vérité. La foi, en revanche, requiert une pensée limpide et simple, éloignée de tous les détours et de tous les procédés de recherche. Vois-tu combien elles sont opposées l’une à l’autre ? La demeure de la foi est l’esprit d’enfance et la simplicité du cœur. « Dans la simplicité de leur cœur, est-il écrit, ils glorifiaient Dieu » (cf. Col.,3, 22), et : « Si vous ne vous convertissez pas et ne redevenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Ml., 1 8, 3). Mais la connaissance conspire contre ces deux qualités et s’y oppose.
  2.    La connaissance demeure dans les limites de la nature en toutes ses démarches, tandis que la foi chemine au-dessus de la nature. La connaissance n’admet rien qui soit en désaccord avec la nature, et elle s’en tient éloignée. En revanche, la foi donne ses ordres avec facilité et dit : « Sur l’aspic et le basilic tu marcheras, et tu fouleras le lion et le dragon » (Ps.90, 12). La crainte suit la connaissance, l’espérance suit la foi. Ainsi, celui qui marche dans les modes de la connaissance est lié par la crainte ; il n’est même pas digne de la liberté. Mais celui qui suit le chemin de la foi devient aussitôt libre et maître de lui-même, et il agit en maître en toutes choses avec la liberté d’un fils de Dieu. L’homme qui a trouvé cette foi use comme Dieu lui-même de tous les éléments de la création. La foi en effet a le pouvoir d’opérer une nouvelle création, à la ressemblance de Dieu : « Si tu le veux, est-il écrit, toutes choses seront à ta disposition » (cf. Job,23, 13). Souvent la foi peut ainsi tout faire de rien, mais la connaissance ne peut rien faire sans une matière. La connaissance n’ose pas entreprendre quelque chose qui n’a pas été accordé à la nature. Comment cela ? La nature fluide de l’eau ne permet pas qu’un corps marche sur sa surface, et celui qui s’approche trop près du feu se brûle ; celui qui oserait n’en pas tenir compte se mettrait en danger ; la connaissance se tient soigneusement en garde contre de telles choses, et il est absolument impossible de la convaincre d’outrepasser les limites de la nature.
  3.    En revanche, la foi les transgresse avec autorité, en disant : « Si tu passes par le feu, il ne te brûlera pas, et les fleuves ne te submergeront pas » (Is.,43, 2). C’est ce que la foi a souvent fait sous les yeux de toute la création. Si la connaissance s’était trouvée dans une situation l’invitant à tenter quelque chose de ce genre, elle ne se serait en aucune façon laissé persuader de le faire. Par la foi, beaucoup sont entrés dans le feu, ils ont mis un frein au pouvoir qu’il a de brûler, ils ont marché au milieu des flammes sans être consumés, ils ont marché sur la mer comme sur une terre ferme. Toutes ces choses étaient au-dessus de la nature, contredisaient les lois de la connaissance, et montraient la vanité de ses principes et de ses lois. Vois-tu comment la connaissance reste dans les limites de la nature, et vois-tu comment la foi s’élève au-dessus de la nature et y trace ses propres sentiers ? Depuis cinq mille ans — un peu moins ou un peu plus — les lois de la naturerégissaient le monde, l’homme ne pouvait lever la tête plus haut que la terre ni percevoir la puissance de son Créateur, — cela jusqu’à ce que la lumière de notre foi se soit levée et nous ait libérés des ténèbres des labeurs terrestres et de la servitude des vaines distractions. Et maintenant, alors que nous avons découvert la mer que rien ne trouble et le trésor inépuisable, allons-nous préférer nous tourner vers de misérables fontaines ? II n’est pas de connaissance qui ne manque de quelque chose, si riche soit-elle ; mais le ciel et la terre ne peuvent contenir les trésors de la foi. Il ne manquera jamais de rien, celui dont le cœur s’appuie sur l’espérance que donne la foi ; il n’a rien, mais par la foi, il possède tout, comme il est écrit : « Tout ce que vous demanderez dans la prière avec foi, vous l’obtiendrez » (Mt21, 22), et encore : « Le Seigneur est proche, ne vous souciez de rien » (Phil.. 4, 5).
  4. La connaissance est perpétuellement en quête de moyens qui lui permettent de garder ses acquis. Mais la foi dit : « Si le Seigneur ne bâtit la maison et ne garde la ville, en vain toute la nuit veille le gardien, et en vain se fatiguent les bâtisseurs » (Ps. 126, 1). Jamais celui qui prie avec foi n’utilise de tels moyens ni ne les tourne et retourne [dans son esprit]. La connaissance fait en tout lieu l’éloge de la crainte, comme le dit le sage : « Celui qui craint dans son cœur est béni » (Sir., 34, 15). Mais que dit la foi ? « II prit peur et commença à cou-1er » (Mt.,14, 30) ; et encore : « Vous n’avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais un esprit de fils adoptifs » (Rom.,8, 15) en vue de la liberté de la foi et de l’espérance en Dieu. Et encore : « Ne les crains pas, ne t’enfuis pas devant eux » (cf. Dent., 31, 6). La crainte est suivie par l’incertitude ; l’incertitude est suivie par l’examen de la question ; l’examen est suivi par la recherche des procédés et des moyens ; la recherche des procédés et des moyens est suivie par la connaissance. La crainte et l’incertitude entraînent des examens et des recherches incessantes, car on ne parvient pas toujours à la connaissance, comme je l’ai montré au début de ce chapitre. Souvent, l’âme est exposée à des calamités, à de pénibles adversités, à de multiples situations remplies de périls. La connaissance et les ressources de la sagesse ne sont alors en aucune façon capables d’apporter une aide quelconque, car de telles choses dépassent complètement les capacités et les limites de la connaissance humaine. Mais la foi n’est jamais vaincue par quoi que ce soit. Quelle aide en effet la connaissance humaine pourrait-elle apporter dans des conflits aigus et dans la guerre avec des êtres invisibles, avec des puissances incorporelles, et avec de nombreux adversaires de ce genre ? Vois-tu combien est faible le pouvoir de la connaissance, et quelle est la force du pouvoir de la foi ? La connaissance écarte ses disciples de tout ce qui est étranger à l’ordre naturel ; mais vois ici le pouvoir de la foi, et ce qu’elle commande à ses disciples : « En mon nom, dit le Seigneur, vous chasserez les démons, vous saisirez des serpents, et si vous buvez quelque poison, il ne vous fera pas de mal » (Mc, 16, 17).
  5. La connaissance prescrit à tous ceux qui font route sur ses sentiers et suivent ses lois d’examiner en toute chose la fin avant de commencer, et alors seulement de se mettre à l’œuvre, de peur de se donner de la peine pour rien si le but qu’ils veulent atteindre par les seules forces humaines s’avérait inaccessible. Mais que dit la foi ? « Tout est possible à celui qui croit » (Mc,9, 23), car « rien n’est impossible à Dieu » (Mc,10, 27). O ineffable richesse ! Ô océan dont les flots et les merveilleux trésors répandent tant de richesses, par la puissance de la foi ! De quel courage, de quelles délices, de quelle espérance ne sommes-nous pas remplis quand nous voyageons avec la foi ! Et combien son fardeau est léger ! Et que ses labeurs sont doux !
  6. Question.— A quoi ressemble celui qui a été jugé digne de goûter la douceur de la foi, et qui est retourné ensuite à la connaissance psychique ?

Réponse. — Il ressemble à un homme qui a trouvé une perle de grand prix et qui l’échange contre une obole de cuivre, ou qui a renoncé à sa liberté et à son indépendance pour adopter une situation de pauvreté, d’insécurité et de servitude. Je ne veux pas dire que la connaissance est répréhensible, mais que la foi est plus élevée ; et si j’ai quelque chose à blâmer, ce n’est pas la connaissance que je blâme. Loin de moi cette pensée ! Mais il faut discerner, comme nous allons le faire tout de suite, la façon dévoyée dont elle peut procéder à l’encontre de la nature elle-même, et comment elle peut s’apparenter aux armées des démons ; combien elle comporte de degrés dans son parcours ; en quoi ces degrés diffèrent-ils les uns des autres ; par quelles pensées est-elle éveillée dans chaque degré, lorsqu’elle s’y établit ; dans lesquels de ces degrés, lorsqu’elle les parcourt, peut-elle s’opposer à la foi et s’écarter de sa [vraie] nature ; quelles différences comporte-t-elle [entre ses diverses modalités] ; dans quel degré, lorsqu’elle revient à sa fin première, retrouve-t-elle sa [vraie] nature et, en étant bien conduite, peut-elle devenir une pierre d’attente pour la foi ; jusqu’où ce qui caractérise ce degré peut-il la conduire ; comment passe-t-elle de ces degrés à d’autres plus élevés ; parmi ces autres degrés, quel est celui qui tient le premier rang ; quand la connaissance s’unit-elle à la foi, devient-elle une avec elle et est-elle revêtue par elle de vues ardentes ; quand est-elle enflammée par l’Esprit, obtenant ainsi les ailes de l’impassibilité (apatheia), et quand est-elle élevée de l’asservissement aux réalités terrestres jusqu’au Royaume de son Créateur, avec le concours des autres degrés. Mais pour l’instant, il suffit que nous sachions que la foi et son activité sont plus élevées que la connaissance.

  1.    La connaissance est menée à sa perfection par la foi et acquiert le pouvoir de s’élever, de sentir ce qui transcende toute sensation, et de voir cet éclat lumineux que ni l’intellect, ni la connaissance des choses créées ne peuvent saisir. La connaissance est un degré par lequel l’homme peut s’élever vers les hauts sommets de la foi, et, lorsqu’il est parvenu à la foi, il n’a plus besoin de la connaissance. « Maintenant, dit-il, nous connaissons en partie; mais quand ce qui est parfait sera venu, alors ce qui est partiel disparaîtra » (cf 1 Cor.,13, 9). Cependant, la foi nous montre la réalité de la perfection [à venir], comme si elle était sous nos yeux. C’est par notre foi que nous apprenons ces choses insaisissables, et non par les recherches et le pouvoir de la connaissance.
  2.    Voici quelles sont les œuvres de la justice : le jeûne, l’aumône, les agrypnies, les rites sacrés, et les autres œuvres semblables qui s’accomplissent avec la participation du corps ; l’amour du prochain, l’humilité du cœur, le pardon des pécheurs, le souvenir des choses bonnes, l’investigation des mystères cachés dans les saintes Ecritures, l’application de l’esprit à des choses excellentes, la répression des passions de l’âme, et toutes les vertus semblables qui s’accomplissent dans l’âme. Toutes ces vertus requièrent la connaissance, car la connaissance les protège et enseigne dans quel ordre les pratiquer. Toutes sont considérées comme des vertus, mais elles sont surtout des degrés par lesquels l’âme s’élève vers les plus hauts sommets de la foi. En tant qu’élément de la vie spirituelle (politeia), la foi est plus élevée que la vertu, et son activité n’est pas un labeur, mais un parfait repos, une consolation, et elle s’exerce dans le cœur par les actes de l’âme. Tous ces aspects merveilleux de la conduite spirituelle, dont l’activité se traduit [en nous] par des sensations spirituelles, des délices, le repos de l’âme, l’amour, la joie en Dieu, et d’autres choses semblables, sont accordés en cette vie à l’âme qui a été jugée digne de cette bienheureuse grâce, et, comme l’indiquent les saintes Ecritures, ils sont réalisés [en nous], moyennant notre foi, par Dieu, qui est si prodigue à répandre ses grâces.
  3. Une difficulté.— Quelqu’un dira peut-être : Si toutes ces bonnes choses, ainsi que les œuvres vertueuses mentionnées plus haut, et l’abstention du mal, le discernement des pensées subtiles qui se lèvent dans l’âme, le combat contre les pensées [mauvaises], la lutte contre les passions qui nous provoquent, et toutes les choses semblables, sans lesquelles la foi elle-même ne peut pas manifester sa puissance dans les opérations de l’âme, – si, dis-je, la connaissance accomplit toutes ces choses, comment peut-on penser qu’elle est opposée à la foi ?

Solution. — Nous disons qu’il y a trois degrés par lesquels la connaissance monte ou descend, et que, selon les différents modes entre lesquels elle se déplace, elle change et devient soit une cause de détriment, soit une aide. Ces trois degrés sont : le degré corporel, le degré psychique, le degré spirituel. Et bien que la connaissance soit une selon sa nature, elle devient plus ou moins subtile et elle change [les objets] dont elle se nourrit ainsi que sa façon d’opérer selon qu’elle s’exerce dans le domaine de l’intellect ou dans celui des sens. Ainsi donc, écoute et apprends selon quel ordre elle agit et quelles sont les causes qui la rendent nuisible ou en font une aide. La connaissance est un don accordé par Dieu à la nature des êtres raisonnables dès leur création. Elle est par nature simple et indivise, comme la lumière du soleil, mais, selon ses activités, elle subit des changements et des diversifications.

Le premier degré de la connaissance

  1. Lorsque la connaissance est sous la domination de l’amour du corps, elle s’attache à toutes les choses de ce genre : la richesse, la vaine gloire, l’élégance vestimentaire, le confort du corps, l’intérêt pour la sagesse rationnelle, laquelle est bien adaptée à la conduite de ce monde, au foisonnement d’inventions nouvelles dans le domaine des techniques et des sciences, et à tout ce qui contribue à glorifier le corps dans ce monde visible. De tout cela résulte qu’elle est opposée à la foi, comme nous l’avons dit et précisé plus haut, et qu’on l’appelle « connaissance dépouillée» (psilè gnôsis),parce qu’elle est dépouillée de tout souvenir de Dieu et engendre une faiblesse d’esprit irrationnelle, du fait qu’elle est dominée par le corps et ne se soucie de rien d’autre que de ce monde. A ce degré, la connaissance ignore complètement qu’il existe une Puissance spirituelle, un Gouverneur invisible qui conduit l’homme, une Providence divine qui se soucie de lui et en prend soin d’une façon parfaite. Elle pense que tout le bien qui advient à l’homme, que tout ce qui le sauve de ce qui pourrait lui nuire, que tout ce qui le préserve des dangers et des nombreux périls qui nous menacent ouvertement ou secrètement et sont inhérents à notre nature, procède uniquement de nos efforts et de notre ingéniosité naturels. Tel est ce degré où la connaissance croit pouvoir se vanter d’être elle-même la Providence universelle, en accord avec ceux qui prétendent qu’il n’existe aucun gouvernement [supérieur] du monde visible. Cependant, il lui est impossible de se départir d’une inquiétude et d’une crainte continuelles pour le corps. Elle est hantée par la pusillanimité, la tristesse, le désespoir, la peur des démons, la lâcheté devant les hommes, les rumeurs concernant les brigands, les récits d’incidents mortels, le souci des maladies, la crainte d’être réduit à la pauvreté et de manquer du nécessaire, la peur de la mort, de la souffrance, des animaux dangereux, du soulèvement des flots de la mer, et d’autres choses semblables, qui nous menacent à toute heure du jour et de la nuit. Elle ne sait pas jeter en Dieu ses soucis (cj.’ Ps. 54, 23 ) avec la confiance que donne la foi en Lui. C’est pourquoi elle ne cesse de ruminer des industries et de calculer à propos de tout, et lorsque tous ces procédés échouent en raison de quelque circonstance et qu’elle ne voit pas [réussir] ses secrets desseins, elle combat les hommes qui lui font obstacle et elle s’oppose à eux.
  2.    C’est dans cette connaissance qu’est planté l’arbre de la connaissance du bien et du mal (cf. Gen.,2, 17), lequel déracine l’amour. Elle scrute les moindres défaillances des autres hommes, leurs imperfections et leurs faiblesses, elle incite à imposer ses propres opinions et à contredire les autres dans les discussions, à tromper par des machinations et des ruses et à employer maints procédés qui déshonorent l’homme. Elle engendre l’enflure et l’orgueil et en est remplie, car elle s’attribue à elle-même tout bien, et ne le rapporte pas à Dieu.
  3.    La foi, au contraire, attribue ses œuvres à la grâce ; c’est pourquoi elle ne peut pas s’enorgueillir, ainsi qu’il est écrit : « Je peux tout dans le Christ qui me fortifie » (Phi/., 4, 13). Et encore : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi » (7 Cor., 15, 10). Le bienheureux Apôtre l’a dit, « la connaissance enfle » (7 Cor, 8, 1). Il parlait de cette connaissance qui n’est pas mêlée à la foi et à l’espérance en Dieu, mais non de la vraie connaissance, ce qu’à Dieu ne plaise ! Car la vraie connaissance unie à l’humilité conduit à la perfection ceux qui l’acquièrent, tels Moïse, David, Isaïe, Pierre, Paul et tous les saints qui furent jugés dignes de cette connaissance parfaite, dans la mesure où la nature humaine le permet. Leur connaissance est toujours absorbée par des visions extraordinaires, par de divines révélations, par la plus haute contempla-

tion des réalités spirituelles, par des mystères ineffables et par d’autres expériences semblables, et leur âme n’est que cendre et poussière à leurs propres yeux. Mais l’autre connaissance ne peut que s’enfler de suffisance, car elle marche dans les ténèbres, elle n’a d’autre référence que ce qui est sur la terre, et elle ne sait pas qu’il existe quelque chose de plus élevé. Tous ceux qui ont cette connaissance sont saisis par l’orgueil, car ils sont rivés à la terre, ils organisent leur manière de vivre à la mesure de leur chair, ils s’appuient sur leurs œuvres, mais jamais leur intellect ne s’entretient de réalités qui dépassent toute compréhension. C’est là ce dont ils pâtissent, tant qu’ils naviguent sur ces flots instables. Mais les saints s’en remettent à la glorieuse puissance de la divinité. Leur activité se déploie dans les hauteurs, et leur pensée ne s’abaisse pas à se soucier de vaines découvertes. En effet, ceux qui marchent dans la lumière ne peuvent s’égarer. C’est pour cela que tous ceux qui se sont égarés loin de la lumière de la connaissance du Fils de Dieu et se sont détournés de la vérité se sont engagés sur les voies [que nous avons décrites]. Tel est le premier degré de la connaissance, où elle est sous l’influence de la convoitise de la chair. Nous la jugeons digne de blâme et nous la déclarons contraire, non seulement à la foi, mais à toute activité vertueuse.

Le second degré de la connaissance

  1. Quand un homme a quitté le premier degré de la connaissance, quand il commence à réfléchir et devient attentif aux désirs de son âme, il se met à pratiquer, à l’aide des considérations de son âme, avec la coopération de ses sens corporels et à la lumière naturelle [de sa conscience], ces biens dont nous avons parlé et qui sont : le jeûne, la prière, la miséricorde, la lecture des divines Ecritures, les divers aspects de la vertu, la lutte contre les passions, et le reste. Car toutes les actions bonnes, toutes les choses excellentes que l’on voit dans l’âme, toutes les merveilleuses activités qui accomplissent leur service dans le palais du Christ, l’Esprit-Saint les produit, par sa puis-santé opération, dans ce deuxième degré de la connaissance. Et celle-ci permet à notre cœur de suivre les droits chemins qui nous mènent à la foi, laquelle nous procure le viatique nécessaire pour atteindre l’autre monde, qui est le vrai. Mais dans ce degré, la connaissance est encore corporelle et composée, et, bien qu’elle soit le chemin qui nous conduit rapidement à la foi, il existe un degré plus élevé qu’elle. Celui qui progresse pourra s’élever grâce à elle, avec l’aide du Christ, quand il aura posé le fondement de cette connaissance, à savoir L’hèsychia loin des hommes, la lecture des Écritures, la prière et les autres bonnes pratiques qui la mènent à sa perfection. C’est par cette seconde connaissance que s’exerce toute l’activité vertueuse ; on l’appelle « connaissance active », car c’est par des actions sensibles, en utilisant les sens corporels, qu’elle mène à bien son œuvre dans le domaine extérieur. Amen.

Le troisième degré de la connaissance, qui est le degré de la perfection

  1. Écoute maintenant comment on se subtilise, comment on acquiert l’état spirituel, comment on devient semblable, par sa manière de vivre, aux puissances invisibles qui accomplissent leur liturgie devant Dieu, non par des œuvres que les sens puissent percevoir, mais par l’activité qui s’exerce au moyen des mouvements intérieurs de l’esprit. Quand la connaissance s’est élevée au-dessus des choses de la terre et des soucis qu’occasionnent les activités terrestres, quand elle a acquis une certaine expérience de l’activité intérieure qui est cachée aux yeux [du corps], quand elle a méprisé les choses d’où naît la perversité des passions, quand elle s’est déployée vers le haut, quand, se laissant inspirer par la foi, elle a acquis le souci du siècle à venir, le désir de ce qui nous a été promis et le zèle à pénétrer les mystères cachés, alors la foi elle-même absorbe cette connaissance, la convertit et lui confère une nouvelle naissance, de telle sorte qu’elle devient tout entière esprit (pneuma).
  2.    Alors, devenue ailée2®5, elle peut s’envoler vers les régions des incorporels et elle peut toucher les profondeurs de la mer impénétrable, car elle perçoit comment sont divinement et merveilleusement régies les natures des choses intelligibles et sensibles, et elle scrute les mystères spirituels qu’elle saisit grâce à la subtilité et à la simplicité de sa pensée. Alors ses sens intérieurs s’éveillent pour que sa pensée puisse les mettre en œuvre, de la même façon que dans la vie immortelle et incorruptible, car elle a reçu d’en haut, d’une manière secrète, la résurrection spirituelle, comme un témoignage véritable du renouvellement de toutes choses.
  3.    Tels sont les trois degrés de la connaissance qui constituent le chemin que l’homme doit parcourir en son corps, en son âme et en son esprit. Depuis le moment où il commence à distinguer le mal du bien, jusqu’à sa sortie de ce monde, la connaissance de son âme parcourt ces trois stades. Toute injustice et toute impiété, toute justice, toute pénétration des profondeurs des mystères de l’Esprit, sont l’œuvre d’une même connaissance, à travers les trois degrés que nous avons décrits. Elle s’identifie à tous les mouvements de l’intellect, que celui-ci monte ou descende, qu’il se meuve dans le bien ou dans le mal, ou entre les deux. Ces degrés, les Pères les nomment « selon la nature », « contre nature », et « au-dessus de la nature ». Ce sont là les trois voies par lesquelles, comme il a été dit, les penséesde l’âme douée de raison montent ou descendent, selon que l’âme accomplit la justice dans les limites de la nature, ou est ravie dans ses penséesau-dessus de la nature dans la vision de Dieu, ou sort de sa nature pour paître les pourceaux, comme celui qui avait perdu la richesse de son discernement et travaillait parmi la multitude des démons (cf. Le, 15, 11-32).

Récapitulation des trois connaissances

  1. Le premier degré de la connaissance rend l’âme pleine de froideur à l’égard des œuvres [qui constituent] le chemin qui mène à Dieu. Le second degré la remplit de ferveur sur le chemin où elle se hâte vers le degré de la foi. Le troisième degré est le repos de toute activité et la figure (tvpos)du [monde] à venir ; en effet, l’âme est remplie de délices du seul fait que sa pensée médite les mystères du siècle futur. Mais parce que la nature humaine n’est pas encore complètement élevée au-dessus de la condition mortelle et de la pesanteur de la chair, et qu’elle n’est pas encore parvenue à la perfection de cec état spirituel tellement élevé au-dessus de cet autre où une déviance était encore possible, elle ne peut pas encore atteindre la perfection qui ne connaît pas d’interruption de sa liturgie ; tant qu’elle demeure dans le monde de la mortalité, elle ne peut parfaitement abandonner la nature de la chair. Tant qu’il vit dans la chair, l’homme passe alternativement d’un état à l’autre. Tantôt il est comme un pauvre et un indigent, et son âme accomplit sa liturgie dans le second degré, celui du milieu, en pratiquant la vertu conformément à sa nature, c’est-à-dire en recourant au concours du corps ; tantôt, comme ceux qui ont reçu l’esprit d’adoption dans le mystère de la liberté, elle jouit de la grâce de l’Esprit, une grâce à la mesure de Celui qui la donne ; puis elle retourne de nouveau à l’humilité de ses œuvres, c’est-à-dire à celles qu’elle accomplit avec le concours du corps, tout en se gardant de celui-ci, de peur que l’Ennemi ne la réduise en captivité par les séductions qui se trouvent dans ce siècle mauvais et par des pensées troubles et dévoyées. En effet, tant que l’homme est enfermé derrière le voile qui ferme la porte de la chair, il ne se sent pas en sécurité, car il n’est pas de liberté parfaite dans ce siècle imparfait. Toute activité de la connaissance consiste en des actes et des opérations ; en revanche, l’activité de la foi ne consiste pas en des actes, mais elle s’accomplit par les mouvements spirituels qui constituent l’activité nue de l’âme, et elle est plus élevée que les sens. La foi en effet a plus de finesse que la connaissance, de même que la connaissance a plus de finesse que l’opération des sens. Tous les saints qui ont été jugés dignes de découvrir ce niveau de la vie spirituelle — qui est l’émerveillement en Dieu — passent leur vie, par la puissance de la foi, dans les délices de ce niveau qui est au-dessus de la nature.
  2.    Par « foi », nous n’entendons pas ici celle par laquelle nous croyons dans les trois Personnes divines dignes d’adoration, ou dans l’unique essence transcendante de la divinité, ou dans la merveilleuse économie de Dieu envers l’homme, par laquelle il a assumé notre nature. [Nous ne parlons pas ici de cette foi,] bien qu’elle soit très élevée, mais nous appelons foi cette lumière qui, par la grâce, se lève dans l’âmeet qui, par le témoignage de la conscience, affermit le cœur, le rendant inébranlable par la certitude intime (plèrophoria) de l’espérance, qui écarte de lui toute suffisance. Cette foi ne vient pas de ce qui est transmis extérieurement aux oreilles (cf Rom., 10, 17), mais, par des yeux spirituels, elle voit les mystères cachés dans l’âme et les secrètes et divines richesses qui se dérobent aux yeux des fils de la chair, mais sont dévoilées par l’Esprit à ceux qui mangent à la table du Christ en s’entretenant intérieurement de ses lois ainsi qu’il l’a dit : « Si vous gardez mes commandements, je vous enverrai le Paraclet, l’Esprit de la Vérité, que le monde ne peut pas recevoir, et lui vous enseignera toute la vérité » (Jn,14, 15-17 ; 16, 13). L’Esprit-Saint en effet montre à l’homme la sainte puissance qui demeure en lui en tout temps. Il lui révèle la protection, la force spirituelle qui le couvre constamment et chasse loin de lui tout mal pour qu’il ne puisse s’approcher de son âme et de son corps. L’intellect lumineux et spirituel sent invisiblement, par les yeux de la foi, cette sainte puissance que les saints connaissent bien par expérience.
  3.    Cette puissance est le Consolateur lui-même qui, par la force de la foi, embrase comme par un feu toutes les parties de l’âme. Celle-ci s’élance alors, et, dans son espérance en Dieu, méprise tout danger ; elle s’élève sur les ailes de la foi et prend congé de toute la création visible. Elle est comme enivrée et frappée de stupeur dans son application à Dieu seul, et, par une contemplation simple et incomposée, par une perception obscure de la nature divine, elle habitue la pensée à être attentive à ce qui lui est caché dans cette [divine nature] et à en faire son occupation intérieure. Car jusqu’à ce que soit venu ce qui sera l’accomplissement des mystères et que nous soyons jugés dignes de leur claire révélation, c’est la foi qui célèbre, auprès de Dieu et des saints, la liturgie des mystères ineffables. Puissions-nous être trouvés dignes de l’obtenir, par la grâce du Christ lui-même, ici-bas comme en des arrhes, et dans l’au-delà dans la substance de la vérité, dans le Royaume des cieux, avec ceux qui L’aiment. Amen.

Discours 66. LES TROIS CONNAISSANCES ET LA VISION DE DIEU DANS LE MIROIR DE L’ÂME

Sur d’autres manières de concevoir les trois connaissances

LA connaissance qui se tourne vers les choses visibles et les perçoit par les sens est appelée naturelle (physikè). t Mais celle qui prend pour objet l’élément intelligible qui est dans les choses et les natures incorporelles est appelée spirituelle (pneumatikè), car elle perçoit par l’esprit (pneuma), et non par les sens. Dans ces deux cas, l’âme connaît à partir d’objets qui lui sont extérieurs. Enfin, la connaissance qui s’applique à Dieu même est appelée surnaturelle (hyper tèn phy-sin), mais elle est bien plutôt « inconnaissante » (agnostos) et plus élevée que la connaissance. L’âme ne perçoit pas la vision de Dieu (théôria) à partir d’un objet qui lui serait extérieur, comme dans les deux cas précédents, mais elle survient au-dedans, immatériellement, par la grâce de Dieu, d’une façon soudaine et inattendue. Elle se révèle à partir du dedans, car « le Royaume de Dieu est en vous » (Le, 17, 21), ce n’est pas dans un lieu [particulier] que l’on doit espérer le voir, et il ne vient pas d’une façon observable, selon la parole du Christ. Mais il se révèle intérieurement dans l’image [divine] cachée de la pensée (dianoia), sans cause (anaitiôs), et sans que la pensée ait à méditer à son sujet, car il ne constitue pas pour lui une simple matière de connaissance.

  1. La première connaissance s’acquiert par une étude incessante et par l’effort que l’on déploie pour apprendre. La seconde s’acquiert par une vie vertueuse et par la foi de la pensée. Quant à la troisième, elle est donnée par la foi seule, car en celle-ci la connaissance est abolie, les œuvres ont leur fin, et les sens ne servent plus à rien. Quand la connaissance descend en dessous du plus haut degré, elle est honorée [par les hommes]. Et plus elle descend, plus elle est honorée. Quand elle atteint la terre et les affaires terrestres, elle devient maîtresse de l’univers, et, sans elle, toute chose est [considéré comme] infirme et inutile. Mais quand l’âme élève son regard vers les hauteurs, quand elle étend ses pensées vers les deux, quand elle désire ce que n’ont jamais vu les yeux du corps et qui n’est pas au pouvoir de la chair, alors toutes choses trouvent leur unité dans la foi. Puisse le Seigneur Jésus-Christ nous l’accorder, lui qui est béni dans les siècles. Amen.

Discours 67. ÉMERVEILLEMENT DE L’ÂME DEVANT LES SPLENDEURS DE LA CRÉATION

Contemplation profonde de l’âme qui cherche à s’y enfoncer, loin des pensées de la chair qui viennent du souvenir des choses [extérieures]

TOUTE réalité plus élevée qu’une autre est cachée à celle-ci. Cela ne vient pas de ce qu’elle serait par nature comme voilée par un autre corps ; mais c’est pour qu’il ne dépende que d’elle de révéler [ou non] ce qui, en elle, est caché. Aucune nature spirituelle ne se distingue des autres par quelque chose qui lui serait extérieur, mais ce qui la différencie réside au dedans [d’elle-même], dans ses propres mouvements [intérieurs]. Il est clair que cela permet [aux plus élevées] de recevoir sans intermédiaire la première lumière, plus facilement qu’une nature appartenant à un ordre moins élevé qui se trouve placée plus bas, non pas quant au lieu, mais du point de vue de l’élévation et de la capacité de sa pureté, ou encore de la capacité de son intellect à accueillir des suggestions et des aides puissantes venant d’en haut.

  1. Toute nature spirituelle est donc cachée aux natures qui lui sont inférieures, en raison non pas de sa nature, mais de l’excellence de ses mouvements intérieurs. Ce que je dis là concerne les divers ordres des saintes Puissances, des âmes et des démons. Le premier est caché au second, et le second au troisième, en raison de leur nature, de leur place et de leurs mouvements intérieurs respectifs. Chaque ordre est séparé, et, en outre, du point de vue de la connaissance, caché aux autres, de telle sorte qu’il peut être vu ou non ; mais, par nature, ils sont cachés à ceux qui leur sont inférieurs. En effet, la faculté de voir, chez les incorporels, ne dépend pas de quelque chose d’extérieur, comme c’est le cas pour les êtres corporels, mais leur capacité de se voir réciproquement, dit-on, dépend à la fois de l’excellence et du degré de leurs mouvements intérieurs. Pour cette raison, s’ils sont à égalité, et bien qu’ils soient éloignés l’un de l’autre, ils se voient réciproquement, non grâce à une représentation, mais dans leur nature réelle, d’une vision à l’abri de toute erreur. Néanmoins, ils ne voient pas la Cause de tous les êtres, qui transcende tous ces degrés, et qui seule est digne d’adoration. Les démons, parce qu’ils sont extrêmement souillés, ne sont pas cachés les uns aux autres, à l’intérieur de leur ordre propre ; mais ils ne peuvent pas voir les deux ordres qui leur sont supérieurs. En effet, la vue spirituelle consiste dans la lumière des mouvements intérieurs, qui sont pour ces natures des miroirs et des yeux. Mais quand ces mouvements sont enténébrés, ils ne peuvent plus voir les ordres qui sont placés au-dessus d’eux. C’est pourquoi les démons, qui sont les plus épais parmi les divers ordres, ne peuvent que se voir réciproquement, à l’intérieur de leur ordre. Ainsi en est-il des démons.
  2. Quant aux âmes, dans la mesure où elles sont souillées et enténébrées, elles ne peuvent ni se voir réciproquement, ni se voir elles-mêmes. Mais si elles se purifient et retournent à l’état où elles ont été créées, elles peuvent voir clairement ces trois ordres, celui qui est au-dessous, celui qui est au-dessus, et leur ordre propre où elles se voient réciproquement. Je ne veux certes pas dire que les anges, les démons et les autres âmes seraient transformés en une forme matérielle pour que les âmes purifiées puissent les voir ; au contraire, elles les voient dans leur vraie nature et dans leur ordre spirituel. Mais si tu dis qu’il est impossible qu’un démon ou un ange soit vu sans avoir été altéré et avoir revêtu une forme corporelle, alors, ce ne serait plus l’âme que tu verrais, mais un corps. Et s’il en était ainsi, quel besoin y aurait-il de purification ? Mais comment se fait-il, alors, que des démons ou même des anges apparaissent parfois à des hommes non purifiés ? Mais quand ceux-ci les voient, ils les voient avec leurs yeux corporels, et il n’est donc pas besoin de purification. En revanche, il n’en va pas ainsi pour l’âme purifiée, car elle voit d’une manière spirituelle avec sa vue naturelle, c’est-à-dire avec l’œil clairvoyant du discernement. Ne t’étonne pas de ce que les âmes puissent se voir réciproquement alors qu’elles sont encore dans le corps ; je vais t’en donner une preuve évidente d’après un témoin véridique, je veux dire le bienheureux Athanase le Grand, dans sa vie du grand Antoine. Une fois, dit-il, tandis que le grand Antoine se tenait en prière, il vit l’âme d’un homme enlevée dans les hauteurs avec de grands honneurs, et il appela bienheureux celui qui avait été digne de recevoir une telle gloire. C’était le vénérable Amoun de Nitrie. Or la montagne où vivait saint Antoine était à trente jours de marche de Nitrie. Cet exemple est une preuve de ce qui a été dit au sujet des trois ordres mentionnés plus haut, à savoir que même si les natures spirituelles sont éloignées les unes des autres, elles se voient réciproquement, et que la distance et les sens corporels ne les empêchent pas de se voir l’une l’autre. C’est ainsi que les âmes purifiées ne se voient pas corporellement, mais spirituellement. En effet, la vue corporelle est adaptée à ce qui est immédiatement évident, et elle voit ce qui se trouve devant elle. Mais les choses qui sont à distance requièrent un autre genre de vision.
  3. Il existe d’innombrables Puissances célestes, que l’on nomme d’après ce qui les distingue et d’après leur rang. Pourquoi les appelle-t-on Principautés, Puissances, Vertus, Dominations, sinon, peut-être, parce qu’elles sont particulièrement honorées ? Elles sont moins nombreuses que ceux qui leur sont soumis, comme l’a dit saint Denys, évêque d’Athènes, mais elles sont grandes quant à leur puissance et à leur connaissance, et l’excellence de leurs ordres les met à part. Elles se déploient d’ordre en ordre, jusqu’à cet ordre uniquequi est plus grand et plus puissant que tous les autres ; il est la tête et le fondement de toute la création. Il est la tête, dis-je, et le maître, mais non le Créateur, des œuvres admirables de Dieu. Nombreux en effet sont les êtres soumis à la sage Providence de Dieu, leur Créateur et le nôtre, et ceux qui appartiennent à cet ordre suprême sont de beaucoup plus inférieurs à Dieu que les autres ordres ne sont inférieurs à celui-ci. Par « inférieurs », je veux dire moindres quant à leur élévation ou à leur infériorité, non pas en ce qui concerne le lieu, mais par rapport à la puissance et à la connaissance, et à la mesure qu’ils possèdent en raison de leur connaissance plus ou moins élevée.
  4. Les Livres saints ont donné à toutes ces natures spirituelles neuf noms spirituels, et ont réparti ces neuf ordres en trois groupes eux-mêmes divisés en trois. Le premier est composé des grands, sublimes et très saints Trônes, des Chérubins aux yeux innombrables et des Séraphins aux six ailes ; le second est composé des Dominations, des Vertus et des Puissances ; le troisième est composé des Principautés, des Archanges et des Anges. Les noms de ces ordres sont interprétés ainsi, selon la langue hébraïque : Séraphin signifie ardent et brûlant ; Chérubin, grand en connaissance et en sagesse ; Trônes, réceptacles de Dieu, etc. Ces ordres ont reçu ces noms en raison de leurs opérations. Les Trônes sont ainsi appelés parce qu’ils sont véritablement revêtus d’honneur ; les Dominations, parce qu’elles ont autorité sur tous les royaumes ; les Principautés, parce qu’elles gouvernent l’atmosphère ; les Puissances, parce qu’elles ont pouvoir sur les nations et sur chaque homme ; les Vertus, parce qu’elles ont une grande puissance et un aspect redoutable ; les Séraphins, parce qu’ils sont artisans de sainteté ; les Chérubins, parce qu’ils supportent [le trône divin] ; les Archanges, parce qu’ils sont des gardiens vigilants ; les Anges, parce qu’ils sont les envoyés [de Dieu].
  5. Le premier jour de la création (cf Gen.,1, 1-28), huit natures spirituelles ont été créées, sept en silence, et une par la parole, à savoir la lumière (cf. Gen.,1, 3). Le second jour, le firmament fut créé ; le troisième, Dieu rassembla les eaux et fit pousser les herbes ; le quatrième, il partagea la lumière [en de nombreux luminaires] ; le cinquième, il créa les oiseaux, les reptiles et les poissons ; le sixième, les animaux et l’homme. Le monde s’étend en longueur et en largeur ; le haut est l’Est et le bas l’Ouest ; la droite est le Nord, et la gauche le Sud. Dieu a étendu le monde entier comme un lit, et le ciel le plus élevé est comme une tenture de peau. Il a fait du second ciel comme une roue fixée au premier, et les limites du ciel et de la terre sont unies ensemble ; il a fait de l’océan une ceinture qui entoure le ciel et la terre. Il a bordé celle-ci de hautes montagnes qui touchent le ciel, et il a ordonné au soleil de voyager toute la nuit derrière ces montagnes ; il a placé la grande mer entre les montagnes, et elle couvre les trois quarts de la terre. A notre Dieu soit la gloire. Amen.

Discours 68. NÉCESSITÉ DE L’EFFORT POUR ATTEINDRE À LA CONTEMPLATION

Sur la garde du cœur et la contemplation véritable

SI tu demeures seul dans ta cellule, sans avoir encore acquis la capacité de la vraie contemplation, applique-toi sans cesse à la méditation des tropaires et des cathismes, du souvenir de la mort et de l’espérance de la résurrection. Pour cela, rassemble ton intellect et ne lui permets pas de divaguer, jusqu’à ce que vienne la vraie contemplation, car la puissance de l’esprit (pneuma) est plus grande que celle des passions. Médite sur l’espérance des biens à venir et [garde] le souvenir de Dieu. Sois très attentif au sens des tropaires, et garde-toi des choses extérieures qui excitent la convoitise. Pratique fidèlement les petites observances que tu dois garder dans la cellule ainsi que ce que je viens de dire, examine sans cesse tes pensées et prie, afin de pouvoir veiller soigneusement sur tes yeux. De cette façon, la joie commencera à sourdre en toi, et bientôt tu trouveras les tribulations plus douces que le miel.

  1. Nul ne peut vaincre les passions, sinon par les vertus sensibles, et nul ne peut vaincre les divagations de l’intellect, sinon en s’appliquant à la connaissance spirituelle. Notre intellect est volage, et s’il n’est pas absorbé par quelque réflexion profonde, il ne cesse de divaguer. Si on ne pratique pas parfaitement les vertus dont nous avons parlé, il est impossible de parvenir à une semblable vigilance. Si l’on n’a pas vaincu les ennemis, on ne peut jouir de la paix. Et si la paix ne règne pas [en nous], comment pourrions-nous trouver ce que contient la paix ? En effet, les passions sont un mur qui fait obstacle aux vertus cachées de l’âme ; si elles ne sont pas d’abord abattues grâce aux vertus visibles, on ne peut voir ce qui est au-dedans. En effet, celui qui se trouve en dehors des remparts ne peut partager la compagnie de ceux qui sont à l’intérieur. Nul ne peut voir le soleil s’il est derrière un nuage, et personne ne peut voir l’excellence naturelle de l’âme tant que demeure le trouble des passions.
  2. Demande à Dieu de te faire ressentir de l’élan spirituel et de t’en donner un ardent désir. En effet, quand tu ressens cela en toi et quand tu éprouves cet ardent désir spirituel, aussitôt tu t’éloignes du monde, et le monde s’éloigne de toi. Mais il est impossible de ressentir tout cela sans l’hèsychia,l’ascèse et la rumination de sentences qui s’y rapportent, tirées de tes lectures. Sans ces choses, ne recherche pas les premières, car si tu les recherches malgré tout, elles se dénatureront peu à peu et deviendront chamelles. Que celui qui est sensé comprenne. Il a plu au Seigneur, dans sa sagesse, que nous mangions ce pain à la sueur [de notre front]. Il n’en a pas décidé ainsi par malignité, mais pour nous éviter une indigestion mortelle. Chaque vertu en effet est la mère de la suivante ; si donc tu délaisses la mère qui doit engendrer les vertus pour te mettre à rechercher les filles avant d’avoir leur mère, ces [prétendues] vertus se révéleront être des vipères pour ton âme ; si tu ne les rejette pas loin de toi, tu ne tarderas pas à mourir.

Discours 69. LA BONNE SANTÉ DE L’INTELLECT. DIEU SENSIBLE AU CŒUR

Explications jointes à des exemples concernant diverses réalités d’ordre spirituel et la fonction de chacune d’entre elles

 

L’INTELLECT est une faculté constituée de telle sorte qu’elle puisse être rendue capable de la vision divine, comme la pupille des yeux du corps lorsque se déverse en elle la lumière sensible. La « vision de l’intellect » (théôria noètë) est la connaissance naturelle unie à l’état paisible (ka-tastasis) de la nature, et que l’on appelle lumière naturelle. La « sainte puissance » est la grâce, le soleil qui donne la possibilité de percevoir, au moyen de sa lumière, la vision divine. Les « natures [spirituelles] » sont des êtres intermédiaires que la vision peut discerner au moyen de la lumière. Les « passions » sont des réalités hostiles qui s’interposent entre la lumière et la vision et empêchent celle-ci de discerner ses différents objets. La « pureté » est la transparence de l’air spirituel, et au sein de cet air, notre nature reçoit des ailes.

  1. Si l’intellect n’est pas en bonne santé quant à sa nature, la connaissance ne peut agir en lui, de même que lorsque nos yeux corporels sont lésés par quelque cause, ils perdent la faculté de voir. Il peut arriver que l’intellect soit sain et que, malgré cela, il n’y ait pas de connaissance ; cet intellect est de ce fait incapable de bien distinguer les choses spirituelles, de même qu’un œil qui est sain et bien portant dans sa constitution peut souvent avoir une faible capacité visuelle. Et si ces choses [ — l’intellect et sa capacité naturelle de voir — ] sont intactes en elles-mêmes, mais sans que la grâce soit présente, elles ne peuvent rien discerner, de même que durant les heures de la nuit, à cause de l’absence du soleil, nos yeux ne peuvent rien voir, même s’ils sont parfaitement sains en eux-mêmes. C’est ce que signifient ces paroles : « En ta lumière nous verrons la lumière » (Ps.35, 10). En outre, si [l’intellect] n’a pas en lui la pureté, bien que la grâce, qui est le soleil spirituel, soit présente, éveille son désir, l’excite, le rend vigilant, il sera comme un air sans transparenceque la lumière ne peut traverser à cause de l’épaisseur des nuages et des sombres vapeurs qui s’y répandent sans obstacle et arrêtent les rayons de ce soleil à la lumière duquel nous nous réjouissons en [éprouvant] le plaisir de la vision divine. La vision de l’intellect (théôria) étant ainsi déficiente quant à son rôle de discernement, la nature [humaine] cessera de remplir le sien en ce qui concerne la praxis2*1. L’âme est ainsi empêchée de ressentir le plaisir [que procure] le second soleil qui se lève sur toutes choses (cf. Mt., 5, 45), à cause du nuage corporel qui la couvre et lui cache les rayons lumineux de la vérité, les empêchant de parvenir jusqu’à nous.
  2. C’est pourquoi toutes les choses que nous avons dites sont nécessaires, encore qu’il soit difficile de les trouver toutes réunies dans un seul homme, sans nulle déficience ni souillure, et parce que la plupart ne sont pas capables d’atteindre à la perfection de la connaissance spirituelle. Cette défectuosité vient de l’impuissance de l’esprit, de l’indécision de la volonté, du désaccord entre les dispositions et le but poursuivi, du manque de pureté, de l’impossibilité de trouver un maître et un guide, du retrait de la grâce — il est dit qu’il n’est pas bon pour un petit esprit d’être riche ni d’avoir en son pouvoir de grandes choses (cf Sir.,14, 3), enfin des obstacles que peuvent nous opposer les temps, les lieux et les circonstances.

Choix de courts chapitres

  1. La vérité est une sensation de Dieu que l’homme goûte en lui-même grâce à l’opération des sens spirituels de l’intellect.
  2.    La charité est un fruit de la prière qui, en raison de la vision divine [reçue] dans la prière, inspire à l’intellect un désir insatiable de prier et l’incite à persévérer sans acédie dans la prière, soit avec la participation de son corps, soit seulement dans son intellect, par des mouvements silencieux de l’esprit, avec une ferveur brûlante.
  3.    La prière est la mort des mouvements de la volonté qui relèvent de la vie de la chair. Celui qui prie véritablement est semblable à un homme qui est mort à ce monde. Se renier soi-même, c’est persévérer courageusement dans la prière ; l’amour de Dieu consiste ainsi dans le renoncement de l’âme à elle-même.
  4.    De même que l’épi de la chasteté est le fruit produit par cette semence qu’est l’effort du jeûne, de même le dérèglement naît de la satiété et l’impureté du rassasiement. Jamais les pensées honteuses ne prêteront attention à un ventre affamé et humilié, mais toute nourriture dévorée avec avidité accroît les humeurs qui sont en nous et se change en vigueur physique. Quand la tension du corps tout entier se transmet aux organes [qui ressentent le plaisir] et les remplit, s’il arrive que nous voyons quoi que ce soit de corporel, ou si quelque pensée involontaire se lève dans le cœur, une telle chose suscite soudain la sensation même du plaisir, laquelle se répand dans tout le corps. Si ferme que soit l’esprit d’un homme chaste et pur en ses pensées, son discernement est aussitôt troublé par cette sensation éprouvée dans ses membres et il déchoit du lieu où il se trouvait comme d’un sommet élevé. La sainteté de ses pensées roule dans la boue, sa chasteté resplendissante est souillée par le trouble des passions qui sont entrées dans son cœur à cause du feu qui brûle dans ses membres. Il a alors perdu la moitié de sa vigueur ; on peut dire qu’il a oublié le but qu’il espérait [atteindre] et qu’avant même d’entrer en lutte, il se trouve vaincu sans avoir combattu. Sans que ses ennemis aient eu à se donner la moindre peine, il est vaincu à cause du manque d’énergie de la volonté de la chair. C’est à tout cela qu’une violente envie d’être toujours rassasié contraint la volonté d’un homme bon. Alors qu’il vivait en sécurité dans le port de la chasteté, il va jusqu’à s’abandonner à ce qu’il n’aurait jamais voulu [laisser] monter dans son cœur. Et alors qu’il repose seul, une foule de pensées imprégnées d’images légères et honteuses l’assiègent et font de sa chaste couche un lieu de débauche et un théâtre de spectacles licencieux. Enivré par ces pensées, il s’entretient intérieurement de telles choses, y consent et souille ses membres saints sans même s’approcher de la femme. Quelle mer s’est jamais soulevée en bouillonnant sous la tempête autant que l’intellect agité par la violence des vagues de la chair qui se déchaînent contre lui quand le ventre est rassasié ?
  5. O chasteté, que ta beauté resplendit quand on couche sur la terre, quand les affres de la faim enlèvent le sommeil, quand la violence faite à la chair par l’abstention de nourriture creuse comme une fosse profonde entre les côtes et le ventre ! Toute nourriture et tout soulagement que nous nous accordons forment en nous-mêmes et y engendrent des représentations honteuses et des figures inconvenantes qui viennent s’offrir à notre regard dans le secret de notre pensée et nous incitent à consentir intérieurement à des actions honteuses. Au contraire, un ventre vide fait de notre esprit un désert où les pensées s’apaisent et où se calment toutes celles qui nous troublent. Mais un ventre rassasié en fait une salle de spectacles licencieux et un lieu ouvert de toute part aux images inconvenantes, même si nous sommes seuls dans un désert. Car, dit-on, celui qui est rassasié désire toujours davantage.
  6.    Quand tu as été jugé digne de recevoir la grâce divine et l’impassibilité de l’âme, comprends que cela ne vient pas de ce que tu n’es plus traversé par les pensées mauvaises ni sujet aux impulsions et aux mouvement qui naissent dans le corps, car il est impossible d’en être exempt ; comprends que cela n’est pas dû non plus au fait que tu as vaincu de telles pensées et que ta pensée n’est plus ni souillée ni troublée — elle le demeure, si élevée soit-elle, — mais considère que c’est une action supérieure à celle de ta pensée qui ne permet plus que ton intellect ait à combattre de telles pensées ni ait à les détruire. Quand une pensée se présente, l’intellect est emporté au-dessus de tout ce qui tente de l’approcher par une force étrangère à la volonté, et cette force, par l’effet de l’habitude et de la grâce, dépose un levain dans le cœur, lequel est la demeure de la pensée.
  7.    L’intellect de [l’ascète] qui doit combattre est une chose, et l’ordre du sacerdoce en est une autre.
  8.    La pensée qui, par la miséricorde céleste, est morte au monde, n’a plus que des pensées dépouillées [de tout élément passionnel] à propos de certaines choses, [pensées] qui ne provoquent ni lutte ni combat.
  9.    La perfection qui est unie à la chair et au sangrègne sur un royaume composé d’êtres qui procèdent de la chair et du sang, et elle ne détruit pas les propriétés de leur nature, tant que l’homme participe encore à la vie qui lui vient des [quatre] éléments et que le fondement de son existence est encore sujet aux variations que provoquent les mouvements et les impulsions de ces quatre humeurs. A notre Dieu soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

Discours 70. LA POSSIBILITÉ DU REPENTIR NE DOIT PAS INCITER AU PÉCHÉ

Sur les paroles de l’Écriture sainte qui incitent au repentir ; qu’elles ont été dites pour venir en aide à la faiblesse des hommes, afin qu’ils ne périssent pas devant le Dieu vivant, et qu’elles ne doivent pas servir de prétexte au péché

LES encouragements que les Pères nous donnent dans leurs écrits divins et les invitations au repentir telles que nous les trouvons dans les livres des apôtres et des prophètes, nous ne devons pas les comprendre comme des incitations à pécher et à transgresser les décrets inviolables du Seigneur. En effet, dans les temps anciens, par la puissance de Dieu, ces décrets ont été portés par la bouche de tous les saints dans toutes les Écritures et les codes législatifs afin d’abolir le péché. Toutefois, pour que nous ayons l’espérance du repentir, [ces saints] se sont appliqués à écarter un sentiment de crainte qui conduirait au désespoir, de telle sorte que tout homme puisse courir vers le repentir et ne pèche plus sans retenue. Vois cependant comment, dans toutes les Écritures, Dieu a incité de toutes manières à la crainte et montré qu’il haïssait le péché. Pourquoi en effet la génération qui vivait aux jours de Noé a-t-elle été engloutie dans le déluge ? N’est-ce pas à cause de leur débauche, quand la beauté des filles de Caïn leur a tourné la tête [cf. Gen., 6, 2 ss.) ? Car il n’y avait en ce temps-là ni amour de l’argent, ni guerres. Pourquoi les villes de Sodome ont-elles été détruites par le feu (cf. Gen., 1 8, 20 ss.) ? N’est-ce pas parce que les Sodomites avaient livré leurs membres à la luxure et à l’impureté, en se laissant tous mener par leur volonté propre dans toutes sortes d’actions maudites et contre nature ? N’est-ce pas à cause de la fornication d’un seul homme que furent entraînés dans la mort en un instant vingt-cinq mille des fils d’Israël, le premier-né de Dieu (cf. Nombr., 25, 9) ? Pourquoi Samson le géant fut-il rejeté par Dieu, lui qui, dès le sein de sa mère, avait été consacré à Dieu et sanctifié, lui qui dès avant sa naissance avait été annoncé, comme Jean, le fils de Zacharie, lui qui avait été jugé digne de posséder une grande force et rendu capable d’accomplir de grands prodiges ? N’est-ce pas parce qu’il avait souillé ses membres saints en s’unissant à la prostituée ? N’est-ce pas pour cela que Dieu s’éloigna de lui et le livra à ses ennemis (cf. Jug., 16, 4 ss.) ? Et David, qui était selon le cœur de Dieu, qui avait été jugé digne, à cause de ses vertus ; d’engendrer de sa semence Celui qui avait été promis à nos Pères, lui de qui devait resplendir le Christ pour le salut de tout l’univers, ne fut-il pas châtié pour avoir commis un adultère avec une femme, quand il vit de ses yeux sa beauté et quand son âme fut transpercée par cette flèche ? A cause de cela, Dieu lui suscita une guerre dans sa propre maison, et son fils le persécuta. Et tout cela arriva après qu’il se soit repenti, qu’il ait pleuré abondamment, jusqu’à mouiller sa couche de ses larmes, et que Dieu lui ait dit par la bouche du prophète : « Le Seigneur a pardonné ton péché » (cf. 2 Rois, 12,13 ss).

  1. Mais je voudrais parler encore de quelques-uns de ceux qui vécurent avant lui. Pourquoi la colère et la mort sont-elles entrées dans la maison du prêtre Héli, le juste vieillard, qui durant quarante ans s’était distingué dans le sacerdoce ? N’est-ce pas à cause de l’iniquité de ses enfants Ophni et Phinéès ? (cf. 1 Rois,3, 12 ss.). Car lui-même n’avait pas commis de faute, ni eux non plus selon son jugement, et il n’avait pas eu assez de zèle pour appeler sur eux le châtiment de Dieu, mais il les aimait plus que les préceptes du Seigneur. Pour que personne n’aille penser que Dieu ne manifeste sa colère qu’à ceux-là seuls qui durant toute leur vie ont vécu dans l’iniquité, vois, à l’occasion de ce péché révoltant [des fils d’Héli], comment il s’enflamme même contre certains de ses fidèles, contre des prêtres, contre des juges, contre des princes, contre des hommes qui se sont sanctifiés pour lui et auxquels il a confié le don d’accomplir des miracles. Cela prouve qu’il ne ferme pas les yeux sur leurs transgressions de ses lois, comme il est écrit dans Ezéchiel : « Dis à l’homme auquel j’ai ordonné de passer Jérusalem au fil de l’épée invisible : Commence par mon autel, et n’épargne ni le vieillard ni l’enfant » (Ez9, 5-6). Il est ainsi rendu manifeste que ses authentiques serviteurs et ses bien-aimés sont ceux qui, dans la crainte et la piété, marchent devant lui et font sa volonté, et que les saints de Dieu sont ceux qui pratiquent les vertus et ont une conscience pure. Mais ceux qui méprisent les voies du Seigneur, le Seigneur aussi les méprise, les rejette loin de sa face et leur retire sa grâce. Pourquoi la sentence de mort de Balthasar est-elle arrivée soudainement et l’a-t-elle frappé [après que se soit manifestée] l’apparence d’une main (cf Dan.,5, 1-30) ? N’est-ce pas parce qu’il avait osé profaner les vases que nul ne pouvait toucher, qu’il avait enlevés de Jérusalem et dans lesquels il buvait avec ses concubines ? De même, ceux qui ont consacré leurs membres à Dieu et osent ensuite s’en servir pour les œuvres de ce monde, sont frappés d’une plaie invisible et se perdent.
  2. Ainsi donc, que l’espérance du repentir et la confiance que nous donnent les saintes Écritures ne nous fassent pas mépriser les paroles et les menaces de Dieu ; ne l’irritons pas par le désordre de nos actions, et ne souillons pas nos membres qu’une fois pour toutes nous avons consacrés à son service. Car voici que nous aussi nous avons été sanctifiés pour lui, comme Élie et Élisée, comme les fils des prophètes, comme tous les autres saints et les vierges qui accomplirent de grands miracles et parlèrent à Dieu face à face, comme ceux enfin qui vinrent après eux, Jean l’apôtre vierge, saint Pierre et la longue liste des évangélistes et des prédicateurs du Nouveau Testament, qui se consacrèrent au Seigneur et reçurent de lui les mystères, les uns de sa propre bouche, les autres par des révélations ; ils devinrent ainsi des médiateurs entre Dieu et les hommes et des prédicateurs du Royaume pour le monde entier.

Discours 71. MENER SANS COMPROMIS LE COMBAT INVISIBLE

Sur ce par quoi on peut parvenir à changer ses pensées secrètes, en même temps que son comportement extérieur

 

AUSSI longtemps qu’un homme s’attache à ne rien posséder, il ne cesse d’avoir la pensée de son départ de cette vie, il fait de la vie après la résurrection sa méditation continuelle, il s’ingénie sans cesse à préparer le nécessaire pour cette autre vie, il dédaigne tout désir d’être honoré et d’accorder du repos à son corps lorsque la suggestion en est semée en lui, et l’incitation à mépriser le monde bouillonne dans sa pensée à tout moment. Sa pensée est intrépide, et son cœur reste toujours ferme en face de tout danger et de la crainte de la mort. Il ne redoute pas la mort, car il y pense constamment, sachant qu’elle approche, et il l’attend. Il jette tout son souci sur Dieu (cf. Ps. 54, 23) avec une confiance inébranlable. S’il rencontre des tribulations, il se comporte en homme qui est persuadé et qui sait de connaissance certaine qu’elles lui procurent une couronne. Il les supporte avec une grande joie et les accueille avec allégresse et exultation, car il sait que c’est Dieu lui-même qui les a disposées pour son bien, pour des causes inconnues, dans sa secrète économie. Mais s’il lui arrive, pour une raison quelconque, d’acquérir une chose transitoire, par l’action et la ruse de celui qui est habile à faire le mal, [Satan,] à l’instant même l’amour pour le corps commence à se manifester dans son âme. Il espère une longue vie, des pensées relatives au repos de la chair se lèvent en lui et y prolifèrent sans arrêt, ce qui concerne le corps devient sa préoccupation dominante, il réfléchit à tous les moyens possibles de se procurer du repos. Et il perd ainsi cette liberté qui l’affranchissait de toute crainte. Désormais, à propos de tout, il est obsédé par la crainte, il n’a plus d’autre pensée et il ne s’entretient plus intérieurement que de choses qui l’effraient et provoquent en lui la peur. Car cette intrépidité de cœur qu’il avait acquise quand sa non-possession l’élevait au-dessus du monde entier l’a quittée. Parce qu’il est maintenant devenu un héritier du monde, dans la mesure même où il possède quelque chose, il est aussi devenu une proie pour la crainte, selon la loi et l’économie établies par Dieu. Car nous devenons les esclaves, condamnés à le servir dans la crainte, du parti pour lequel nous avons disposé nos membres à travailler, selon la parole de l’Apôtre (cf. Rom., 8, 15).

  1.    L’amour de soi (philautia) précède toutes les passions et le mépris du repos du corps précède toutes les vertus.
  2.    Celui qui livre son corps au repos le livre à la tribulation dans la région même de la paix.
  3.    Celui qui a vécu dans les délices en sa jeunesse devient esclave en sa vieillesse et gémit à l’heure de la mort.
  4.    De même que celui qui a la tête sous l’eau ne peut pas respirer l’air pur répandu dans l’atmosphère, ainsi celui qui plonge sa pensée dans les soucis d’ici-bas ne peut pas respirer en éprouvant la sensation du monde nouveau.
  5.    De même que les émanations d’un poison mortel perturbent la constitution du corps, ainsi la vue d’un objet inconvenant trouble la paix de l’intellect.
  6.    De même qu’il est impossible que la santé et la maladie coexistent dans un même corps sans que l’une ne soit altérée par l’autre, ainsi est-il impossible de trouver simultanément dans une même maison l’abondance d’argent et la charité, sans que l’une ne soit altérée par l’autre.
  7.    De même qu’il est impossible que le verre ne se brise pas quand il heurte la pierre, ainsi le saint qui demeure, s’attarde et s’entretient avec une femme ne peut pas garder sa pureté et ne pas être souillé.
  8.    De même que les arbres sont déracinés par des eaux qui ne cessent de couler avec violence, ainsi l’amour du monde est déraciné du cœur par la violence des épreuves qui accablent le corps.
  9.    De même que les remèdes purifient et chassent du corps les humeurs mauvaises, ainsi la violence des tribulations purifie et chasse du cœur les vices.
  10.    De même qu’il n’est pas possible qu’un mort ressente ce qui concerne les vivants, ainsi l’âme du moine enseveli dans L’hèsychiacomme dans un tombeau est préservée de la tempête qui, d’ordinaire, se lève à partir de la sensation des choses qu’éprouvent ceux qui vivent au milieu des hommes.
  11.    De même qu’il est impossible que demeure indemne celui qui ménage son ennemi quand s’engage la bataille, ainsi est-il impossible que le combattant spirituel sauve son âme de la perdition s’il épargne son propre corps.
  12.    De même qu’un enfant terrifié par la vue de choses effrayantes court s’accrocher aux vêtements de ses parents et les appelle au secours, ainsi l’âme, lorsqu’elle est dans la détresse et la tribulation, effrayée par les tentations, court s’accrocher à Dieu et implore son aide par une supplication continuelle. Et plus les tentations l’accablent l’une après l’autre, plus l’âme intensifie sa supplication ; mais lorsqu’elle peut respirer à l’aise, elle s’expose à la distraction.
  13.    Ceux qui sont livrés aux mains des juges afin d’être châtiés pour le mal qu’ils ont commis, voient diminuer leur châtiment et sont rapidement libérés après n’avoir été que faiblement tourmentés si, lorsqu’ils sont soumis à la question, ils s’humilient et confessent sur le champ leur délit. Mais s’ils refusent obstinément de confesser leur faute, on leur inflige davantage de supplices, et ils finissent par avouer malgré eux après avoir été longuement tourmentés jusqu’à ce que leurs flancs soient couverts de plaies, mais cela ne leur sert plus à rien. Il en va de même pour nous quand, à cause des fautes que nous avons commises sans nous convertir ensuite, nous sommes livrés par la miséricorde aux mains du juste Juge de l’univers et nous sommes soumis à la verge des épreuves, pour que nous soit allégé le châtiment de l’au-delà. Si, lorsque la verge du Juge s’approche de nous, nous nous humilions, nous nous souvenons de nos iniquités et confessons nos fautes devant Celui qui va nous châtier, nous sommes vite libérés au terme de brèves épreuves. Mais si nous nous endurcissons malgré nos afflictions, si nous n’avouons pas que nous sommes coupables et méritons de souffrir davantage encore en rejetant nos fautes sur les hommes, ou sur les démons, ou même parfois sur la justice de Dieu, si nous nous prétendons innocents de nos propres fautes, sans considérer que Dieu nous connaît mieux que nous, que « ses jugements s’exercent sur toute la terre » (Ps.104, 7) et que l’homme n’est jamais châtié sans son ordre, alors tout ce qui nous arrivera provoquera en nous une tristesse continuelle, nos tribulations seront grandes, nous passerons de l’une à l’autre, liés à elles comme par une corde, jusqu’à ce que nous nous connaissions nous-mêmes, que nous nous humiliions nous-mêmes, et que nous sentions nos iniquités. En effet, tant que nous ne les sentons pas, il est impossible que nous nous corrigions, même si, en fin de compte, accablés par tant de tribulations, nous faisons une confession inutile, qui ne nous apportera aucune consolation. Mais sentir ainsi ses péchés, c’est un don divin, qui fait irruption dans notre pensée quand Dieu nous voit accablés par toutes sortes d’épreuves, afin que nous ne quittions pas cette vie au milieu de nos malheurs et de nos tribulations, sans avoir rien récolté en ce monde. Et si nous ne comprenons pas, cela ne vient pas de la difficulté des épreuves, mais de notre méconnaissance. Souvent aussi, certains, malgré toutes leurs tribulations, arrivent à leur dernier moment en état de culpabilité, non seulement sans avoir confessé leurs fautes, mais en s’y refusant et en se donnant des excuses. Mais Dieu, miséricordieux, attend, pour voir s’ils ne vont pas s’humilier, afin de pouvoir leur pardonner et leur ménager une heureuse issue (cf 1 Cor.,10, 13). Car non seulement il met un terme à leurs épreuves, mais il pardonne leurs fautes, dès lors que sa bienveillance est sollicitée par la plus petite confession venant du cœur.
  14.    De même que, lorsqu’un homme offre un présent de grande valeur au roi, celui-ci manifeste de la joie sur son visage, ainsi, lorsqu’un homme mêle des larmes à sa prière, Dieu, le grand Roi des siècles, lui pardonne toutes ses fautes, quelle que soit leur gravité, et lui montre un visage bienveillant.
  15.    De même qu’une brebis qui sort de l’enclos et s’en va paître ça et là finit par tomber dans l’antre des loups, ainsi [advient-il au] moine qui, sous prétexte d’aller vivre dans Vhèsy-chia,se sépare de l’assemblée de ses compagnons, s’approche des villes, les traverse, passe à proximité des spectacles du théâtre, les regarde, et s’attarde avec ceux qu’il rencontre.
  16.    De même qu’un homme qui porte sur lui une perle de grand prix et fait route par un chemin hanté par les brigands et réputé peu sûr craint à tout moment d’être attaqué, ainsi celui qui porte la perle de la chasteté et fait route en ce monde, parcourant un chemin [où le guettent] ses ennemis, n’a aucun espoir d’être à l’abri des brigands et des pillards tant qu’il n’est pas parvenu à la demeure du tombeau — qui est le lieu sûr. Comment celui qui porte la perle précieuse ne craindrait-il pas ? Il ne sait pas lui-même à quel endroit, ni par quels brigands, ni à quel moment, il va être soudain dépouillé de son espérance, tant qu’il n’est pas arrivé sur le seuil de sa maison, c’est-à-dire au temps de la vieillesse.
  17.    De même qu’un homme qui boit du vin un jour de deuil oublie dans son ivresse toute sa tristesse et toutes ses peines, ainsi celui qui s’enivre de l’amour de Dieu en ce monde, qui est une maison de lamentations, oublie toutes ses peines et toutes ses afflictions, et dans son ivresse devient insensible à toutes les passions qui mènent au péché.
  18.    L’âme de celui dont le cœur est inébranlable parce qu’il met en Dieu son espérance, est légère comme un oiseau. A toute heure son esprit s’élève de la terre, les pensées qui l’occupent volent au-dessus des choses humaines, et il fait ses délices des choses immortelles du Très-Haut. À lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 72. DU REPENTIR À L’AMOUR PARFAIT DE DIEU. HYMNE À LA CHARITÉ

Contenant des propositions utiles pleines de la sagesse de l’Esprit

LA foi 289 est la porte des mystères. Ce que les yeux du corps sont pour les choses sensibles, la foi l’est pour les / yeux cachés de l’âme. De même que nous avons deux yeux corporels, nous avons aussi deux yeux spirituels de l’âme, comme le disent les Pères, et chacun n’a pas le même objet de vision que l’autre. Par un œil, nous voyons les secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres, à savoir sa puissance, sa sagesse et la Providence éternelle dont il nous entoure et que nous comprenons à partir de la manière merveilleuse dont il nous dirige. Par le même œil nous voyons aussi les ordres des anges, nos compagnons de service. Et par l’autre œil, nous voyons la gloire de la sainte nature de Dieu, lorsque, dans sa bienveillance, il nous fait entrer dans les mystères spirituels et ouvre à notre esprit l’océan de la foi.

  1. Comme une grâce venant après une grâce, le repentir a été donné aux hommes après le baptême. Le repentir est en effet une seconde naissance, qui vient de Dieu. Ce que nousavons reçu comme un gage par le baptême, nous le recevons comme un don par le repentir. Le repentir est la porte de la miséricorde, laquelle s’ouvre à ceux qui la recherchent. C’est par cette porte que nous avons accès à la miséricorde divine, et, si nous n’entrons pas par elle, nous ne trouverons pas la miséricorde, « car tous ont péché, dit la divine Écriture, et tous sont justifiés gratuitement par sa grâce » (Rom.,3, 23-24). Le repentir est la seconde grâce, et il naît dans le cœur moyennant la foi et la crainte. La crainte est la verge paternelle qui nous conduit, jusqu’à ce que nous soyons parvenus au paradis spirituel [rempli de tous] les biens. Quand nous y sommes arrivés, elle nous laisse et s’en retourne.
  2. Le paradis est l’amour (agapè) de Dieu, amour qui porte en lui les délices de tout ce qui peut rendre l’homme bienheureux. C’est là que le bienheureux Paul avait reçu un aliment étranger à la nature (cf 2 Cor.,12, 1 -4, rapproché de Apoc.,2, 7 et 22, 2). Et dès qu’il eut goûté en ce lieu [au fruit] de l’arbre de vie, il s’écria : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, c’est ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (7 Cor., 2, 9). Adam fut empêché d’accéder à cet arbre par le conseil du Diable. L’arbre de vie est l’amour de Dieu, qu’Adam perdit par sa chute (cf. Gen., 3, 22-23), et plus jamais il ne retrouva la joie ; mais il dut travailler et peiner sur la terre [qui ne produisait plus que] des épines (cf. Gen., 3, 17-19). Même s’ils marchent sur une voie droite, ceux qui sont privés de l’amour de Dieu mangent le pain gagné à la sueur de leur travail, comme il fut ordonné au premier créé de le manger après la chute. Jusqu’à ce que nous trouvions l’amour, nous devons travailler sur cette terre [couverte] d’épines, nous devons semer et moissonner au milieu des épines, même si notre semence est une semence de justice. Constamment, nous sommes blessés par les épines et, quoi que nous fassions pour être des justes, c’est à la sueur de notre visage que nous vivons (cf Gen., 3, 17-19). Mais quand nous avons trouvé l’amour, nous sommes nourris du pain céleste et nous sommes revêtus de force sans labeur ni peine. Le pain céleste est le Christ, qui est descendu du ciel et a donné la vie au monde. Et telle est la nourriture des anges.
  3.    Celui qui a trouvé l’amour mange le Christ chaque jour et à toute heure, et il en devient immortel. Car il a dit : « Celui qui mange du pain que je lui donnerai ne verra jamais la mort » (Jn,6, 58). Bienheureux celui qui mange le pain de l’amour, qui est Jésus ! Car celui qui se nourrit d’amour se nourrit du Christ, le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, comme Jean en témoigne lorsqu’il dit : « Dieu est amour » (1 Jn,4, 8). Ainsi donc, celui qui vit dans l’amour reçoit de Dieu le fruit de vie, et, alors qu’il est encore en ce monde, il respire déjà l’air de la Résurrection, cet air dont feront leurs délices les justes lors de la Résurrection. L’amour est le Royaume. C’est de [cet amour] que le Seigneur a mystérieusement promis à ses apôtres qu’ils se nourriront dans son Royaume : « Mangez et buvez à la table de mon Royaume » (cf Le, 22, 30). De quoi s’agit-il, sinon de l’amour ? Car l’amour est capable de nourrir l’homme à la place d’aliments et de boisson. Il est « le vin qui réjouit le cœur de l’homme » (Ps. 103, 16). Bienheureux celui qui boit de ce vin ! Les débauchés en ont bu, et ils sont devenus chastes. Les pécheurs en ont bu, et ils ont oublié le chemin du péché. Les ivrognes en ont bu, et ils sont devenus des jeûneurs. Les riches en ont bu, et ils ont désiré la pauvreté. Les pauvres en ont bu, et ils sont devenus riches en espérance. Les malades en ont bu, et ils ont été fortifiés. Les ignorants en ont bu, et ils sont devenus sages.
  4.    De même qu’il n’est pas possible de traverser sans navire la vaste mer, ainsi nul ne peut sans la crainte parvenir à l’amour. La mer qui donne la nausée et nous sépare du paradis spirituel, nous ne pouvons la traverser que sur le navire du repentir dirigé par les rameurs de la crainte. Mais si ces rameurs de la crainte ne dirigent pas bien le navire du repentir, par lequel nous traversons la mer de ce monde pour aller à Dieu, nous serons engloutis dans cette mer qui donne la nausée. Le repentir est le navire ; la crainte est son pilote, et l’amour est le port divin. La crainte nous embarque donc sur le navire du repentir, elle nous fait traverser la mer de cette vie et nous amène au port divin, qui est l’amour, vers lequel se dirigent tous ceux qui, par le repentir, se donnent de la peine et portent leur fardeau. Et quand nous serons parvenus à l’amour, nous serons parvenus à Dieu. Nous serons arrivés au terme de notre navigation, nous aurons traversé la mer et atteint cette île qui est au-delà du monde, et où sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit, [un seul Dieu], A Lui soient la gloire et la puissance ! Puisse-t-il nous rendre dignes de sa gloire et de son amour, qui s’obtient par sa crainte. Amen.

Discours 73. APHORISMES ET PARABOLES (LE NAGEUR ET LA PERLE, LE HÉRON, LA SIRÈNE, L’HUÎTRE ET LA PERLE, LE CHIEN QUI LÈCHE UNE LIME, ETC.)

Ce discours contient des conseils très profitables, donnés avec amour à ceux qui les écoutent avec humilité

 

AUCUNE bonne pensée ne tombe dans le cœur qui ne vienne de la grâce divine, et aucune pensée mauvaise ne s’approche de l’âme, si ce n’est pour la tenter et l’éprouver.

  1.    Un homme qui est parvenu à connaître la mesure de sa faiblesse est parvenu à la perfection de l’humilité.
  2.    Ce qui guide vers l’homme les dons de Dieu, c’est un cœur porté à rendre grâces continuellement. Mais ce qui guide vers l’âme la tentation, c’est la tendance à murmurer toujours présente dans le cœur. Dieu supporte toutes les faiblesses des hommes, mais il ne peut supporter sans le châtier l’homme qui ne cesse de murmurer. L’âme totalement dépourvue de l’illumination de la connaissance est pleine de pensées de ce genre, mais la bouche qui rend grâces continuellement reçoit de Dieu la bénédiction, et la grâce se répand dans le cœur qui persévère dans cette action de grâces.
  3.    Devant la grâce court l’humilité, et devant le châtiment court la présomption. Celui qui s’enorgueillit, Dieu le laisse tomber dans le blasphème. Celui qui se vante de l’excellence de ses actions, il le laisse tomber dans la luxure. Et celui qui se vante de sa sagesse, il le laisse tomber dans les pièges ténébreux de l’ignorance.
  4.    L’homme qui se tient éloigné de tout souvenir de Dieu garde en son cœur du ressentiment contre son prochain, parce qu’il se souvient de sa malice. Mais celui qui honore tout homme parce qu’il se souvient de Dieu trouve du secours auprès de tout homme de par une secrète disposition de Dieu.
  5.    L’homme qui prend la défense de celui qui subit une injustice trouve en Dieu son propre défenseur. Celui qui étend son bras pour aider son prochain reçoit lui-même le secours du bras de Dieu. Celui qui, dans sa malice, accuse son frère, trouve en Dieu son propre accusateur. Celui qui redresse son frère en privé guérit sa propre malice, mais celui qui accuse son frère en public avive ses propres plaies. Celui qui soigne son frère en secret révèle la force de son amour, mais celui qui cherche à lui faire honte aux yeux de ses compagnons montre la force de la jalousie qui est en lui. L’ami qui fait un reproche en secret est un sage médecin, mais celui qui prétend guérir son frère sous les yeux de beaucoup en réalité l’outrage.
  6.    Le signe de la compassion, c’est le pardon de toutes les offenses, mais le signe d’une tournure d’esprit pleine de malice, c’est l’agressivité verbale envers celui qui a commis une faute. Celui qui châtie pour rétablir la santé châtie avec amour ; mais celui qui recherche la vengeance est vide de tout amour. Dieu châtie avec amour, et jamais, certes, pour se venger ! mais il cherche à guérir son image, et il ne garde pas sa colère à jamais. Un tel amour procède de la droiture, il n’incline pas à se venger avec passion. Celui qui est juste et sage est semblable à Dieu, il ne châtie jamais un homme d’une façon définitive, pour tirer vengeance de sa malice, mais [il le châtie] pour le redresser, ou pour inspirer aux autres de la crainte. Un châtiment qui ne ressemblerait pas à cela n’aurait rien de pédagogique.
  7.    Celui qui fait le bien en vue d’une récompense change facilement, mais celui qui, par la puissance de sa connaissance, est jeté dans l’admiration par la vue de l’amourqui est en Dieu, celui-là, même si sa chair était coupée en morceaux, ne s’élève pas en sa pensée, ni ne s’écarte jamais de la vertu. Celui [qui comprend] avec une pensée illuminée quelle est notre dette envers Dieu, celui-là est parvenu corps et âme dans les profondeurs de l’humilité.
  8.    Tant qu’il ne s’est pas approché de la connaissance, l’homme passe par des hauts et des bas dans sa manière de vivre ; mais quand il a abordé à la connaissance, il ne fait plus que monter. Dès lors qu’il monte, le progrès de sa connaissance ne connaît plus de fin, jusqu’à ce que vienne le siècle de gloire et qu’il en reçoive toute la richesse. Plus un homme devient parfait en Dieu, plus il marche à sa suite. Et dans le siècle véritable, Dieu lui montrera sa Face, mais non ce qu’il est(cf. Ex.,33, 18-20). Car lorsque les justes, [ici-bas,] accèdent à la vision de Dieu, ils voient son image comme en un miroirmais, dans l’au-delà, ils contemplent la manifestation de la vérité.
  9.    Le feu qui prend dans du bois sec s’éteint difficilement. De même, quand la flamme divine tombe dans le cœur de celui qui a renoncé au monde, l’incendie qu’elle répand ne s’éteindra plus, car elle est plus ardente que le feu.
  10.    Quand l’action du vin pénètre dans les membres, l’intellect perd le souvenir exact de toute chose ; de même, quand le souvenir de Dieu a fait de l’âme son domaine, il efface du cœur tout souvenir de ce que les yeux ont vu.
  11.    L’intellect qui a trouvé la sagesse spirituelle est comme un homme qui a découvert un navire prêt à prendre la mer : s’il monte à bord, il lui permet de traverser la mer de ce monde et d’atteindre l’île du siècle à venir. C’est ainsi qu’est ressenti en ce monde le siècle à venir : il est comme une petite île dans la mer ; celui qui s’en approche n’a plus à peiner sur les vagues [que soulève] l’imagination dans le siècle présent.
  12.    Quand un marchand a écoulé toute sa cargaison, il se hâte de revenir à sa maison ; de même, tant que le moine se trouve dans la phase « pratique » de sa vie spirituelle, il s’attriste d’avoir à se séparer de ce corps ; mais quand il a ressenti dans son âme qu’il a « racheté le temps» (Eph5, 16) et qu’il a reçu ses arrhes, il désire le siècle à venir. Tant que le marchand est sur la mer, la crainte habite ses membres, car il a peur que la tempête ne se lève et que ne soit englouti l’espoir qu’il mettait dans son travail ; de même, tant que le moine est en ce monde, la crainte impose sa marque à la vie qu’il mène, car il a peur que la tempête ne se lève contre lui et que ne soit perdu le travail qu’il a accompli depuis sa jeunesse jusqu’à sa vieillesse. Le marchand guette la terre ferme, et le moine l’heure de la mort.
  13.    Le marin observe les étoiles quand il navigue en pleine mer, car c’est aux étoiles qu’il se fie pour diriger son navire jusqu’à ce qu’il ait atteint le port. De même, le moine observe sa prière, car c’est elle qui le met sur la voie droite et dirige sa marche vers le port où le mène la vie qu’il passe à prier à toute heure. Le marin cherche à apercevoir l’île où il pourra accoster et s’approvisionner, avant de se diriger vers une autre île. Ainsi navigue le moine tant qu’il est en cette vie. Il passe d’île en île, c’est-à-dire de connaissance en connaissance. Au fur et à mesure que se succèdent les îles, et donc les connaissances, il progresse jusqu’à ce qu’il quitte la mer et parvienne au terme de son voyage, à la Cité véritable. Là, les habitants n’ont plus à faire du commerce, mais chacun se repose, [jouissant] de sa richesse. Bienheureux celui dont les marchandises n’ont pas été englouties dans ce monde vain, dans les profondeurs de la grande mer. Bienheureux celui dont le navire ne s’est pas brisé et qui, avec joie, est parvenu au port.
  14.    Le nageur plonge nu dans la mer, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la perle ; de même, le moine sage traverse nu cette vie, jusqu’à ce qu’il ait trouvé en lui-même la perle, Jésus-Christ.

Et quand il l’a trouvée, il ne cherche plus à posséder quoi que ce soit d’autre qu’elle. La perle se garde dans les trésors, et les délices du moine se préservent au sein de L’hèsychia.

  1.    Il est préjudiciable pour la vierge de se trouver dans les assemblées et au milieu de la foule ; de même il n’est pas bon pour l’intellect du moine que celui-ci ait de nombreuses rencontres.
  2.    Où qu’il se trouve, l’oiseau regagne son nid pour y faire ses petits ; de même le moine qui a du discernement se hâte vers sa demeure pour y produire le fruit de vie.
  3.    Le serpent, lorsque tout son corps est meurtri, protège sa tête ; de même, le moine sage préservé en tout temps sa foi, qui est le fondement de sa vie.
  4. Le nuage cache le soleil ; de même, beaucoup de paroles recouvrent l’âme qui commence à être illuminée par la contemplation dans sa prière.
  5.    L’oiseau que l’on appelle héron, disent les sages, est rempli de joie et d’allégresse quand il s’éloigne des régions habitées et s’en va demeurer dans un lieu désert ; il en va de même de l’âme du moine ; celui-ci reçoit la joie céleste lorsqu’il s’éloigne des hommes, s’en va habiter dans le pays de Phèsychiaet [y] attend le temps de son exode.
  6.    On dit de l’oiseau que l’on appelle sirène que tout voyageur qui entend son chant mélodieux en est si captivé qu’il oublie, à cause de la douceur de ce chant, la vie elle-même ; il tombe et meurt. La même chose se produit pour l’âme : quand la douceur céleste entre en elle par l’exquise mélodie des paroles de Dieu que perçoit la sensibilité spirituelle de son intellect, l’âme tout entière en est si ravie qu’elle oublie la vie corporelle, enlève à son corps tout appétit, et s’élève vers Dieu au-delà de cette vie.
  7.    Si l’arbre ne perd pas d’abord ses anciennes feuilles, il ne lui pousse pas de nouveaux rameaux. De même, s’il ne rejette pas de son cœur le souvenir de sa vie antérieure, le moine ne porte pas de nouveaux fruits ni de nouveaux rameaux en Jésus-Christ.
  8.    Le vent assure la fécondation des fruits des arbres, et le souci (mérimna) de Dieu féconde les fruits de l’âme.
  9.    On dit que lorsque l’huître engendre la perle, il se forme en elle une sorte d’étincelle qui provient de l’éclair, et elle reçoit de l’air la matière [nécessaire] ; avant cela, elle n’est qu’une chair. De même, tant que le cœur du moine n’a pas reçu d’une façon consciente la matière céleste, son travail [ascétique] est dépouillé [de toute sensation spirituelle] et il n’a pas au dedans de lui le fruit de la consolation.
  10.    Le chien qui lèche une lime boit son propre sang, et la douceur de son propre sang l’empêche de se rendre compte du mal qu’il se fait ; de même, le moine qui se laisse aller à boire la vaine gloire boit sa propre vie, et il ne sent pas le mal qu’il se fait à cause de cette douceur passagère.
  11.    La gloire mondaine est comme un récif dans la mer, recouvert par les eaux : le marin n’en soupçonne pas l’existence, jusqu’à ce que son navire le heurte, se remplisse d’eau et sombre. La vaine gloire a le même effet pour l’homme, jusqu’à ce qu’elle l’engloutisse et le perde. Les Pères ont dit que dans l’âme qui cède à la vaine gloire reviennent les passions qu’elle avait d’abord vaincues et qui en étaient sorties.
  12.    Un petit nuage recouvre le disque du soleil ; mais quand le nuage est passé, le soleil redonne toute sa chaleur. De même, un peu d’acédie recouvre l’âme, mais la joie qui lui succède est grande.
  13.    Ne t’approche jamais des paroles des mystères qui sont dans la divine Ecriture sans prier ni demander l’aide de Dieu ; mais dis : Seigneur, donne-moi de ressentir la puissance qu’elles renferment. Regarde la prière comme la clef de la véritable intelligence des divines Ecritures. Quand tu veux t’approcher de Dieu avec ton cœur, montre-lui d’abord ton désir en peinant dans ton corps. C’est par là que commence la vie monastique. Le cœur devient très proche de Dieu quand on se prive du nécessaire, quand on s’exerce à ne manger qu’une seule sorte de nourriture ; son progrès suit l’ascèse. Car le Seigneur a fait de ces choses le fondement de la perfection. Considère l’oisiveté comme le commencement des ténèbres de l’âme. Les paroles échangées avec d’autres ne font qu’accumuler ténèbres sur ténèbres. Les unes sont la cause des autres. Car si des paroles utiles, mais non mesurées, nous enténèbrent, combien plus les paroles vaines. L’âme se dévalorise dans de nombreuses et longues conversations, même si elle les tenait dans une disposition de crainte de Dieu. Les ténèbres de l’âme sont d’ailleurs engendrées par le désordre de la vie monastique.
  14.    La mesure et la persévérance dans la vie monastique illuminent la pensée et chassent la confusion. La confusion de la pensée, effet du désordre, enténèbre l’âme, et les ténèbres provoquent le trouble. En revanche, la paix vient du bon ordre ; de la paix naît dans l’âme la lumière, et la paix fait resplendir dans la pensée un air pur. Plus le cœur s’approche de la sagesse spirituelle en devenant étranger au monde, plus il reçoit la joie qui vient de Dieu. Voici comment l’homme peut distinguer la sagesse spirituelle de la sagesse du monde : il sent dans son âme que par la sagesse spirituelle le silence règne en lui, tandis que la sagesse du monde est la source de la distraction. Quand tu as découvert la première sagesse, tu es rempli d’une grande humilité, de douceur et d’une paix qui règne sur toutes tes pensées. Dès lors, tes membres eux aussi s’apaisent et cessent d’être troublés et agités. Mais si tu acquiers la seconde sagesse, ta pensée se remplit d’orgueil et de pensées indiciblement aberrantes, ton intellect se trouble, tes sens deviennent impudents et arrogants.
  15.    Ne crois pasqu’un homme attaché aux choses du corps puisse, dans sa prière, jouir d’une filiale confiance devant Dieu.
  16.    L’âme avare est privée de sagesse, mais l’âme compatissante sera rendue sage par l’Esprit.
  17.    De même que l’huile nourrit la flamme de la lampe, ainsi la compassion nourrit dans l’âme la connaissance. La clef qui ouvre le cœur aux grâces [divines] nous est donnée par l’amour du prochain, et la porte de la connaissance s’ouvre devant nous dans la mesure où notre cœur se libère des liens du corps. Le passage de l’âme d’un monde dans un autre monde dépend de la conscience. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus digne de louange que l’amour du prochain, si le souci que nous en avons ne nous distrait pas de l’amour de Dieu ? Et comme est douce la conversation que nous avons avec nos frères spirituels, si en même temps nous pouvons garder notre conversation avec Dieu ! Ainsi donc, il est bon de se soucier de telles choses, dès lors que l’on garde la juste mesure et que l’on reste dans les limites permises, c’est-à-dire si elles ne deviennent pas un prétexte pour nous relâcher de notre activité secrète, de notre vie monastique et de notre entretien continuel avec Dieu. Car la confusion que provoque ce deuxième état — le relâchement — vient de ce que le premier est passé en habitude ; en effet, l’intellect n’est pas capable de mener de front ces deux conversations.
  18.    La vue des gens du monde produit de la confusion dans l’âme de celui qui s’en est éloigné pour [s’adonner à] l’œuvre de Dieu. Si de continuels entretiens avec les frères spirituels sont nuisibles, le seul fait de regarder de loin les gens du monde l’est tout autant. Leur présence sensible n’empêche pas de pratiquer [l’ascèse] corporelle ; mais celui qui veut, grâce à la paix de la pensée, goûter la joie que procure l’activité secrète, est troublé dans le repos de son cœur par la seule voix des gens du monde, même s’il ne les voit pas. L’état de mort intérieure ne peut se maintenir que si les sens cessent toute activité. La vie du corps requiert l’éveil des sens, mais la vie intérieure de l’âme nécessite l’éveil du cœur.
  19.    De même que, par nature, l’âme l’emporte sur le corps, ainsi l’œuvre de l’âme l’emporte sur celle du corps. Et de même qu’au commencement le modelage du corps a précédé l’insufflation de l’âme (cf. Gen.,2, 7), ainsi les œuvres du corps précèdent l’œuvre de l’âme.
  20.    Grande est la puissance de la moindre œuvre spirituelle, si elle est pratiquée avec persévérance. Une simple goutte d’eau, si elle ne cesse de tomber, creuse un sillon dans la pierre dure.
  21.    Quand l’homme spirituel est près de se lever en toi, tu éprouves l’envie de mourir à toute chose, la joie se met à brûler en ton âme, qui est tellement différente [du reste] de la création, et tes pensées se recueillent dans la douceur de ton cœur. Mais quand le monde va se lever en toi, la distraction de la pensée, la mesquinerie et l’instabilité des pensées se mettent à abonder. J’appelle monde les passions qu’engendre la distraction. Lorsque celles-ci sont nées et qu’elles sont parvenues à maturité, elles deviennent des péchés et elles tuent l’homme. De même que les enfants ne naissent pas sans mère, ainsi les passions ne naissent pas sans la distraction de l’intellect. Et aucun péché n’est commis sans que l’on se soit entretenu avec les passions.
  22.    Quand la patience s’accroît dans notre âme, c’est le signe que nous avons secrètement reçu la grâce de la consolation. La puissance de la patience est plus forte que les mouvements de joie qui surviennent dans le cœur.
  23.    La vie en Dieu met en ruine les sens. Quand le cœur vit, les sens s’effondrent. Mais la résurrection des sens est la mort du cœur. Quand les sens reprennent vigueur, c’est le signe que le cœur est mort à l’égard de Dieu.
  24.    Ce ne sont pas les vertus pratiquées au milieu des hommes qui rendent droite la conscience. La vertu que l’on pratique à cause [du regard] d’autrui ne peut pas purifier l’âme. Au regard de Dieu, de telles vertus ne sont pratiquées qu’en vue d’une récompense. Mais la vertu qu’un homme pratique intérieurement doit être considérée comme la vertu parfaite. Elle réalise les deux choses : elle est estimée [par Dieu] digne de récompense, et elle engendre la pureté. C’est pourquoi éloigne-toi de la première et pratique la seconde. Si tu ne t’attaches pas à l’une et n’abandonnes pas l’autre, il est clair que tu déchois de l’amour de Dieu. Mais la seconde tient lieu de la première, sans qu’il soit besoin de celle-ci.
  25.    Le repos et l’oisiveté sont la perdition de l’âme, et ils peuvent lui nuire plus que les démons. Quand ton corps est épuisé, si tu l’obliges à accomplir des travaux qui excèdent ses forces, tu répands sur ton âme ténèbres sur ténèbres, et tu introduis en elle la confusion. Mais si tu livres un corps vigoureux au repos et à l’oisiveté, tous les vices se développeront dans l’âme qui l’habite. Même si quelqu’un désire grandement le bien, l’oisiveté effacerait peu à peu en lui jusqu’à l’idée du bien. Mais quand l’âme est enivrée par la joie que lui procure son espérance et se réjouit en Dieu, le corps, si affaibli soit-il, ne sent plus les tribulations. Il peut porter une double charge sans en être épuisé ; au contraire, malgré sa faiblesse, il prend part et coopère aux délices de l’âme. Ainsi en est-il lorsque l’âme entre dans cette joie de l’Esprit.
  26.    Si tu gardes ta langue, ô frère, la grâce de la componction du cœur te sera donnée par Dieu, en sorte que, grâce à elle, tu verras ton âme, et, par cette vision, tu entreras dans la joie de l’Esprit. Mais si tu te laisses vaincre par ta langue, crois-moi, jamais tu ne pourras échapper aux ténèbres. Si tu n’as pas le cœur pur, aie au moins la bouche pure, comme dit le bienheureux Jean (cf Apoc.,14, 5).
  27.    Quand tu veux exhorter quelqu’un au bien, accorde d’abord du repos à son corps, puis honore-le d’une parole pleine de charité. Rien n’incite autant l’homme à avoir honte de lui-même et à s’améliorer, que de recevoir de toi les biens du corps et de se voir honoré par toi.
  28.    Plus quelqu’un met d’ardeur à combattre pour l’amour de Dieu, plus son cœur éprouve une confiance filiale dans sa prière. Mais quand l’homme se laisse attirer par toutes sortes de choses, il se prive du secours de Dieu.
  29.    Ne t’afflige pas du feu [des passions] qui brûle ton corps, car la mort t’en délivrera totalement. Ne crains pas la mort, car Dieu a tout préparé pour t’élever au-dessus d’elle. A lui soit la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 74. SENS TYPOLOGIQUE DU SABBAT ET DU DIMANCHE

Types et figures dans line contemplation sur le dimanche et le sabbat

LE dimanche est le mystère de la connaissance de la vérité, qui n’est pas à la portée de la chair et du sang, et qui dépasse toutes nos conceptions. Dans le siècle présent, il n’y a ni huitième jour, ni sabbat véritables. En effet, celui qui a dit : « Dieu se reposa le septième jour » (Gen2, 2) nous a indiqué ainsi que le repos est au terme du chemin de cette vie. Mais le tombeau est de nature matérielle, et il appartient au monde présent. Six jours se passent à cultiver cette vie en gardant les commandements. Le septième se passe entièrement dans le tombeau, et le huitième est la sortie du tombeau.

  1. De même que ceux qui en sont dignes reçoivent ici-bas les mystères du jour du Seigneur en parabole, et non pas ce jour lui-même tant qu’ils sont dans leur corps, de même les combattants spirituels reçoivent les mystères du sabbat en figure, mais non le sabbat véritable lui-même, lequel est la cessation de toute affliction et le parfait repos loin de tout trouble.

Dieu nous en a donné le mystère, mais il ne nous a pas donné de vivre effectivement ici-bas la réalité du sabbat. Le véritable sabbat, celui qui n’est plus une similitude, est le tombeau, qui révèle et manifeste le parfait repos loin des tribulations qu’infligent les passions, et la cessation de toute l’activité déployée pour les combattre. C’est alors que l’homme tout entier, âme et corps, célébrera le sabbat.

  1.    En six jours, Dieu a établi l’ordonnance du monde, il en a assemblé les éléments, il a imprimé à ceux-ci un mouvement incessant pour remplir leur fonction, et ils poursuivront leur course sans s’arrêter jusqu’à la dissolution [du monde présent]. Et c’est à partir de leur puissance — je veux parler de la puissance des éléments primordiaux — qu’il a formé nos corps. Mais, pas plus qu’il n’a permis aux éléments d’arrêter leur mouvement, il n’a donné à nos corps, formés à partir d’eux, d’interrompre leur service. Il a cependant posé le repos [de la mort] comme limite à ce service, en sorte que nous subissions la conséquence logique de notre parenté originelle [avec la poussière de la terre], c’est-à-dire la dissolution [qui met fin à] notre vie présente. C’est ainsi qu’il a dit à Adam : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage », — mais jusques à quand ? « Jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été pris, laquelle produira pour toi des épines et des ronces » (Gen., 3, 18-19), ce qui désigne symboliquement le labeur que l’homme doit accomplir tant qu’il vit ici-bas. Mais depuis la nuit où le Seigneur a répandu une sueur de sang (cf. Le,22, 44), il a transformé la sueur qui ne faisait lever qu’épines et ronces en la sueur que l’on répand en priant et en cultivant la justice.
  2.    Durant plus de cinq mille ans, Dieu a laissé Adam peiner à cultiver ainsi la terre, car la voie des saints n’avait pas encore été révélée, comme l’a dit le divin Apôtre (cf. Hébr.,9, 8). Mais dans les derniers jours, il est venu demeurer parmi nous, il a prescrit à notre liberté d’échanger une sueur contre une autre sueur, et il nous a donné, non la cessation de notre peine, mais sa transformation. Il a ainsi manifesté son amour pour les hommes, à cause de la longue durée de la vie pénible que nous menions sur la terre. Si toutefois nous cessons de répandre ce nouveau genre de sueur, nous récolterons nécessairement des épines. En effet, délaisser la prière, c’est cultiver la terre matérielle, laquelle, par nature, produit des épines. Ce que symbolisent les épines, ce sont les passions, qui se lèvent en nous à partir de la semence présente dans notre corps. Tant que nous portons l’image d’Adam, nous portons nécessairement aussi ses passions. Il est impossible en effet que la terre cesse de produire les plantes qui correspondent à sa propre nature. La terre de nos corps est un rejeton de cette terre, Dieu en témoigne quand il dit : « La terre d’où tu as été pris » (Gen3, 19). La première terre fait pousser des épines ; l’autre, la terre douée de raison, engendre les passions.
  3. Si le Seigneur a été pour nous, à tous égards et dans les diverses circonstances de son économie, notre modèle et notre exemplaire ; si, jusqu’à la neuvième heure du Grand Vendredi, il n’a pas cessé d’accomplir son œuvre et d’être à la peine, ce qui est le symbole du labeur que nous devons accomplir tout au long de notre vie, et s’il ne s’est reposé dans le tombeau que le samedi, où sont ceux qui prétendent qu’il existerait en cette vie un sabbat, c’est-à-dire [un temps où] les passions nous laissent en repos ? Quant au jour du Seigneur, c’est une trop grande chose pour en parler. Notre sabbat est le jour de notre déposition dans le tombeau. C’est là qu’en toute vériténotre nature célèbre le sabbat. Chaque jour nous devons arracher de notre nature les épines, tant que nous sommes sur la terre, et c’est par notre labeur persévérant que celles-ci finissent par diminuer. Mais notre nature n’en est jamais totalement débarrassée. Et s’il en est ainsi, un moment de nonchalance ou la moindre négligence suffisent pour que les épines se multiplient, recouvrent la face de la terre, étouffent ta semence, et réduisent à rien ton labeur ; il faut donc chaque jour nettoyer cette terre. Cesser de le faire multiplie les épines. Puissions-nous nous en être purifiés, par la grâce du Fils de Dieu, unique et consubstantiel, à qui revient la gloire, avec le Père éternel et avec l’Esprit vivifiant, dans les siècles. Amen.

DISCOURS 75-79 .RÉCITS DIVERS. L’ERMITE ET LA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN

Récits concernant des saints hommes ; leurs paroles très saintes et leur conduite admirable

JE me rendis un jour à la cellule d’un saint frère, afin qu’il prenne soin de moi pour [me guider vers] Dieu, car je ne connaissais personne [d’autre] en cet endroit, et je m’allongeai quelque part, à cause de ma faiblesse. Je voyais ce frère se lever la nuit avant l’heure, et, d’une façon habituelle, devancer les autres dans l’accomplissement de son canon de prière. Il récitait une quantité suffisante de psaumes, puis, soudain, s’interrompant là où il en était, il laissait de côté son canon et tombait sur sa face. Cent fois et plus il frappait sa tête sur la terre avec toute la ferveur que la grâce allumait en son cœur. Puis il se relevait, baisait la croix du Maître, de nouveau se prosternait, de nouveau baisait la croix, et se jetait encore la face contre terre. Telle était sa pratique habituelle, si bien qu’il m’eût été impossible de mettre un chiffre sur la multitude de ses prosternations. Qui d’ailleurs aurait pu compter les métanies que ce frère faisait chaque nuit ? Cent fois, il baisait la croix avec crainte et ferveur, mêlant l’amour et la piété. Puis il revenait à la psalmodie, et, de temps en temps, les pensées qui l’enflammaient de leur chaleur le brûlaient à tel point qu’il criait, vaincu par la joie, quand il ne pouvait plus supporter la brûlure de cette flamme, car il était alors incapable de se retenir.

  1.    J’admirai beaucoup la grâce de ce frère, son combat, la sobriété spirituelle avec laquelle il accomplissait l’œuvre de Dieu. Au matin, après l’heure de Prime, quand il s’asseyait pour la lecture, il était comme captivé. A chaque chapitre qu’il lisait, il tombait à de nombreuses reprises face contre terre, et à la plupart des versets, il élevait les mains au ciel et glorifiait Dieu. Il était âgé d’une quarantaine d’années, mangeait peu, et seulement une nourriture sèche. Il avait tellement fait violence à son corps, au-delà de toute mesure et dépassant ses forces, qu’il semblait une ombre. J’avais pitié de lui en voyant la maigreur de son visage, émacié par la rigueur de son abstinence et n’ayant même plus deux doigts de chair. Je lui disais souvent : « Aie pitié de toi-même, frère, tout en te conduisant de la sorte et en suivant l’excellente façon de vivre que tu as adoptée. Ne mélange pas les choses, ne va pas briser le genre d’existence que tu mènes et qui ressemble à une chaîne spirituelle [où tout se tient]. En voulant augmenter un peu ton labeur, ne va pas interrompre ta course et la laisser inachevée. Mange modérément, afin de ne pas être obligé de manger constamment. Et ne fais pas de trop grandes enjambées, afin de ne pas être réduit à l’immobilité. »
  2.    Il était miséricordieux et très modeste, et il exerçait la miséricorde avec un visage joyeux. Naturellement chaste, sachant consoler, sage selon Dieu, il était aimé de tous pour sa pureté et son enjouement. Il travaillait avec les frères quand ceux-ci avaient besoin de lui, souvent trois ou quatre jours de suite, et il revenait chaque soir à sa cellule. Il accomplissait tous les services avec habileté. Quand il possédait quelque chose, et alors même qu’il en avait besoin, il était incapable de dire qu’il ne l’avait pas, à cause de son grand respect pour les autres, petits et grands. Quand il travaillait avec les frères, il le faisait d’ailleurs en grande partie par respect pour eux, et il se faisait violence à lui-même, car il n’aimait pas sortir de sa cellule. Telle était le genre de vie et le comportement de ce frère vraiment merveilleux.

Sur un Ancien âgé

  1. Une autre fois, j’allai voir un Ancien âgé, excellent et vertueux. Il m’aimait beaucoup. Sa parole était fruste, mais sa connaissance pleine de lumière, son cœur profond, et il disait ce que la grâce lui donnait de dire. Il ne sortait pas souvent de sa cellule, sauf pour les saintes synaxes. Mais il était attentif à lui-même et vivait en hésychaste. Je lui dis un jour : « Père, la pensée m’est venue d’aller le dimanche à l’église, très tôt, et de m’asseoir et de manger sous le portique de l’église, afin que tous ceux qui entrent et sortent, en me voyant, me méprisent. » Entendant cela, l’Ancien me répondit : « Il est écrit que quiconque scandalise les hommes qui vivent dans le monde ne verra pas la lumière. Nul ne te connaît dans cette région, ni ne sait quelle vie tu mènes ; ils vont dire que les moines mangent dès le matin. Mais surtout, il y a ici des frères novices, qui sont faibles dans leurs pensées. Beaucoup d’entre eux ont confiance en toi et ont reçu ton aide, et quand ils te verront agir ainsi, cela leur fera du tort. Les anciens Pères se comportaient ainsi à cause des miracles qu’ils accomplissaient, et en raison de l’honneur et de la grande renommée qu’ils en recevaient. Ils faisaient de tels gestes pour être déshonorés, pour cacher la gloire de leur genre de vie, et pour éloigner d’eux les causes d’orgueil. Mais toi, qu’est-ce qui t’oblige à agir ainsi ? Ne sais-tu pas qu’il y a un ordre et un temps pour chaque genre de vie ? Tu n’es pas encore parvenu ni à un tel genre de vie, ni à une semblable renommée. Puisque tu vis comme tous les frères, tu ne ferais pas de bien à toi-même, et tu ferais du tort aux autres. Encore une fois, un tel comportement en dehors des normesn’est pas profitable à tous, mais à ceux-là seuls qui sont parfaits et grands, car il laisse toute liberté aux sens. Mais il est nocif pour ceux qui sont encore à mi-chemin et pour les novices, lesquels ont besoin de beaucoup de vigilance et de soumission des sens. Les Anciens, eux, ont dépassé le temps où ils avaient à se garder, et tout ce qu’ils veulent peut leur être profitable. Les marchands inexpérimentés subissent en effet de grosses pertes [s’ils se lancent] dans de grandes entreprises, mais, [s’ils s’en tiennent à] des transactions de moindre importance, leur commerce se développe rapidement. Je le redis : toute activité doit suivre un ordre, et il y a un temps fixé pour chaque façon de se conduire. Quiconque entreprend avant le temps ce qui dépasse sa mesure double le tort qu’il se fait, et il ne gagne rien. Si tu désires te comporter [comme tu le disais], supporte plutôt avec joie le déshonneur qui t’arrive providentiellement et sans que tu le veuilles, ne te trouble pas et ne méprise pas celui qui te déshonore. »
  2.    J’étais une autre fois en conversation avec cet Ancien si avisé, qui avait goûté au fruit de l’arbre de Vie, à la sueur de son âme, de l’aube de son enfance au soir de sa vieillesse. Après m’avoir enseigné en me parlant longuement de la vertu, il me dit ceci : « Toute prière qui ne comporte pas la peine du corps et l’affliction du cœur est comme un avorton. Car cette prière est sans âme. » Il me dit encore : « Si tu as affaire à un homme qui aime la dispute, qui veut toujours avoir raison, dont la pensée est pleine de malignité et dont les sens sont impudents, ne lui donne rien et ne reçois rien de lui, afin que ne s’éloigne pas de toi la pureté que tu as acquise avec tant de peine, et afin que ton cœur ne s’emplisse pas de ténèbres et de trouble. »

Sur un autre Ancien

  1.    J’allai un jour à la cellule de l’un des Pères. Il n’ouvrait pas souvent à qui venait le visiter. Mais quand il vit par la fenêtre que c’était moi, il me dit : « Tu veux entrer ? » Je lui répondis ; « Oui, vénérable Père. » J’entrai donc, nous fîmes une prière, nous nous assîmes et nous eûmes un long entretien. A la fin, je lui demandai : « Que faire, Père, lorsque certains viennent me voir et que je ne retire aucun gain ni aucun profit de leur conversation ? Je n’ose pas leur dire de ne pas venir, mais ils m’empêchent souvent d’accomplir mon canonde prière, et j’en suis affligé. Ce bienheureux Ancien me répondit : « Lorsque de tels [frères] qui aiment l’oisiveté viennent te voir, après qu’ils soient restés assis un petit moment, fais comme si tu te levais pour la prière, et dis à celui qui se trouve là, en lui faisant une métanie : « Frère, allons prier. C’est l’heure de mon canon de prière, et je ne peux la laisser passer, car il me pèse de le dire à un autre moment, et c’est pour moi une occasion de trouble. Je ne peux pas le délaisser sans nécessité. Or il n’y a maintenant aucune nécessité à ce que je ne dise pas ma prière. » Et ne lui permets pas de ne pas prier avec toi. S’il te dit : « Toi, prie ; moi, je m’en vais », fais-lui une métanie et dis : « Par charité, fais au moins cette prière avec moi, afin que je tire profit de ta prière. » Et quand vous vous relevez, prolonge ta prière au-delà de ce que tu as l’habitude de faire. Si tu agis ainsi envers ceux qui viennent te voir, ils comprendront que tu ne penses pas comme eux, que tu n’aimes pas l’oisiveté, et ils ne s’approcheront plus du lieu où ils entendront dire que tu es. Veille cependant à ne pas détruire l’œuvre de Dieu en ne discernant pas les personnes. Si cet homme est l’un des Pères, ou un étranger épuisé de fatigue, il est bon que tu restes avec lui au lieu de faire ta longue prière. Et si cet étranger est de ceux qui aiment les vains discours, laisse-le se reposer autant que tu le peux, et congédie-le en paix.
  2.    Un Père a dit : « Je m’étonne d’entendre dire que certains travaillent de leurs mains dans leur cellule et sont capables malgré cela d’accomplir normalement leur règle de prière sans être troublés. »
  3.    Le même a dit cette parole étonnante : « Je le dis en vérité : si je sors pour un besoin naturel, cela dérange l’ordre auquel je suis habitué, et m’empêche d’accomplir parfaitement mon règlement particulier. »

Sur la question d’un frère112

  1.    Le même Ancien fut un jour interrogé par un frère qui lui demanda : « Que dois-je faire ? Il m’arrive souvent d’avoir une chose qui m’est nécessaire soit à cause de la maladie, soit pour mon travail, soit pour une autre raison ; mais, alors qu’il ne m’est pas possible de vivre sans elle dans l’hèsychia,dès que je vois quelqu’un qui en aurait besoin, je la lui donne, vaincu par la compassion. Souvent aussi, j’en fais autant si on me demande cette chose. J’y suis contraint par la charité et par le commandement [du Seigneur], et je donne à celui qui me le demande ce dont j’ai moi-même besoin. Mais ensuite, le besoin de la chose me fait tomber dans le souci et le trouble des pensées et disperse ainsi mon intellect, loin de toute préoccupation de P hèsychia.Je suis ainsi presque obligé de sortir de mon hèsychia et d’aller à la recherche de ce dont j’ai besoin. Et si je persiste à ne pas sortir, je me retrouve dans une grande affliction et dans le trouble des pensées. Je ne sais donc pas lequel des deux choisir : interrompre et dissiper mon hèsychia, pour donner du repos à mon frère, ou bien ne pas tenir compte de sa demande et demeurer dans L’hèsychia ».
  2.    A cela, l’Ancien répondit : « [Sont-elles des œuvres de justice,] toutes les aumônes, la charité, la miséricorde, ou n’importe quelle autre œuvre que tu crois faire pour Dieu, mais qui t’empêche de vivre dans L’hèsychia,qui fixe ton regard sur le monde, qui te jette dans les soucis, qui te trouble en t’éloignant du souvenir de Dieu, qui arrête tes prières, qui fait entrer en toi le tumulte et le désordre des pensées, qui t’empêche de t’appliquer à la lecture divine — laquelle est une arme qui te protège des distractions —, qui relâche ta vigilance, qui t’incite à circuler dans le monde après que tu te sois consacré à L’hèsychia, et à rechercher de la compagnie après que tu te sois voué à la solitude, qui réveille en toi les passions ensevelies, qui dissipe la tempérance de tes sens, qui te réveille de ta mort au monde, qui te fait déchoir de la vie des anges, dont l’œuvre est l’unique souci de Dieu, et qui te donne ta part avec les hommes du monde ? Que périsse une telle justice ! Accomplir le devoir de charité en procurant du repos [au prochain] en ce qui concerne les choses du corps est l’œuvre des hommes qui vivent dans le monde, ou même de moines qui mènent une vie moins stricte, qui ne vivent pas dans L’hèsychia,ou encore de moines qui mêlent L’hèsychia à la vie en communauté, dans la concorde, et qui ne cessent d’aller et venir. Pour des hommes de ce genre, une telle œuvre est bonne et digne d’admiration. Mais ceux qui ont choisi en vérité de se séparer du monde de corps et d’esprit afin de pouvoir établir leur intellect dans la prière solitaire, en mourant à tout ce qui est transitoire, ainsi qu’à la vue et au souvenir des choses [de ce monde], ceüx-là n’ont pas à assister autrui en s’occupant des choses du corps, ni en accomplissant de bonnes œuvres visibles, afin d’être justifiés par elles devant le Christ, mais, par la mise à mort de leurs membres terrestres, selon la parole de l’Apôtre (cf Col., 3, 5), ils doivent lui offrir le sacrifice pur et irréprochable de leurs pensées, l’oblation des prémices de leur ascèse et l’affliction de leur corps supportant patiemment les périls dans l’espérance du siècle à venir. Car la vie monastique est l’émule de celle des anges. Il ne nous faut donc pas délaisser nos occupations célestes, et nous appliquer aux choses de ce monde. » A notre Dieu soit la gloire dans les siècles.

Sur le reproche fait à un frère

  1. Un frère fut un jour blâmé parce qu’il ne faisait pas l’aumône. Il répondit avec confiance (parrhèsia) et avec audace à celui qui le critiquait : « Les moines ne sont pas obligés de faire l’aumône. » Mais ce dernier lui répondit : « Il est aisé de voir quel est le moine qui n’est pas tenu de faire l’aumône. C’est celui qui, à visage découvert, peut dire au Christ, comme il est écrit : « Voici que nous avons tout quitté et nous t’avons suivi » (Mt19, 27) ; autrement dit, c’est celui qui n’a rien sur la terre, qui ne s’occupe pas des choses du corps, qui n’a dans sa pensée aucune des choses visibles, qui ne se soucie pas de posséder quoi que ce soit, mais qui, si on lui donne quelque chose, n’accepte que ce dont il a besoin, et ne fait aucun cas du reste. Il vit à la manière d’un oiseau. Un tel moine n’est pas tenu de faire l’aumône. En effet, comment pourrait-il donner aux autres ce dont il est lui-même libéré ? En revanche, celui-là doit faire l’aumône qui est tiraillé [entre L’hèsychia]et les choses de cette vie, qui travaille de ses mains et qui reçoit [des dons] des autres. Négliger l’aumône serait alors un manque de compassion contraire au commandement du Seigneur. Si un homme, d’une part, ne s’approche pas de Dieu dans le secret [de la prière] et ne sait pas le servir en esprit, et, d’autre part, ne se soucie pas de pratiquer les œuvres visibles, qui sont à sa portée, en quoi d’autre pourra-t-il mettre son espérance pour acquérir la Vie ? Un tel homme est un insensé. »
  2.    Un autre Ancien a dit : « Je m’étonne de voir des moines troubler eux-mêmes leur hèsychiapour soulager les autres dans les choses qui concernent le corps. » Il disait encore : « Il ne nous faut pas mêler l’œuvre de L’hèsychiaau souci des autres. Il faut laisser chaque chose à sa place, pour que notre manière de vivre soit sans mélange. Celui qui se soucie de beaucoup de choses est l’esclave de nombreux maîtres ; mais celui qui a tout abandonné et ne se soucie plus que du bon état de son âme, c’est celui-là qui est l’ami de Dieu. Vois : ceux qui font l’aumône et accomplissent des œuvres de charité pour soulager corporellement leur prochain sont nombreux de par le monde ; mais il est difficile de trouver, tant ils sont rares, des hommes qui pratiquent une belle et universelle hèsychia, et ne s’occupent que de Dieu. Mais qui, parmi ceux qui, dans le monde, font l’aumône, ou pratiquent des œuvres de justice concernant le corps, a pu atteindre une seule de ces grâces dont Dieu juge dignes ceux qui demeurent dans L’hèsychia ? »
  3.    Il dit encore : « Si tu vis dans le monde, mène une vie adaptée aux réalités du monde ; mais si tu es moine, distingue-toi dans les œuvres où excellent les moines. Si cependant tu veux mener de front ces deux genres de vie, tu échoueras dans l’un et l’autre. Voici quelles sont les œuvres des moines : être libre à l’égard des choses du corps, peiner corporellement dans la prière, et avoir le souvenir continuel de Dieu dans le cœur. Peux-tu, sans [pratiquer] ces trois choses, te contenter des vertus propres à la vie dans le monde ? A toi d’en juger. »
  4. Question.— Le moine qui mène une vie pénible dans L’hèsychia ne peut donc pas pratiquer en même temps les deux activités, je veux dire s’occuper de Dieu et garder un autre souci dans son cœur ?

Réponse. — Pour ma part, voici ce que je pense. Si celui qui veut vivre dans L’hèsychia et qui a tout abandonné pour ne se soucier que de sa seule âme, n’est pas capable cependant de se maintenir constamment dans L’hèsychia, alors même qu’il est devenu étranger aux préoccupations de cette vie, à combien plus forte raison ne le pourra-t-il pas, s’il se soucie en outre d’autrui. Le Seigneur a laissé dans le monde ceux qui le servent en prenant soin de ses enfants, et il a choisi pour lui-même ceux qui célèbrent devant lui sa liturgie. En effet, ce n’est pas seulement parmi ceux qui servent les rois terrestres que l’on peut voir des rangs différents, les plus couverts de gloire se tenant toujours devant la face du roi et connaissant ses secrets, les autres se consacrant aux affaires extérieures. On peut voir, parmi [les serviteurs] du Roi céleste, quelle confiante familiarité (jiarrhèsia) ont acquise ceux qui sans cesse s’entretiennent secrètement avec lui dans la prière, quelle richesse à la fois céleste et terrestre leur a été accordée et quel pouvoir ils possèdent sur toute la création, étant plus élevés que ceux qui, par leurs possessions et par les choses de cette vie servent Dieu et lui plaisent grâce à leur bienfaisance, malgré toute la grandeur et la beauté de telles œuvres. Ce n’est donc pas sur ceux qui servent Dieu d’une manière imparfaite que nous devons prendre exemple, mais sur les saints athlètes et les saints lutteurs qui ont adopté un genre de vie excellent, qui ont abandonné les choses de cette vie, qui ont cultivé sur la terre le Royaume céleste, qui ont renoncé une fois pour toutes aux choses terrestres et ont tendu leurs mains vers les portes du ciel.

  1. En quoi les anciens saints qui nous ont précédés sur le chemin de cette vie monastique ont-ils plu à Dieu ? Notre Père parmi les saints Jean le Thébain, ce trésor de vertus, cette source de la prophétie, est-ce en soulageant corporellement les frères à l’intérieur de sa retraite, ou est-ce par la prière et L’hèsychia,qu’il a plu à Dieu ? Que beaucoup aussi aient plu à Dieu en soulageant autrui, je n’y contredis pas ; mais ils étaient inférieurs à ceux qui l’ont fait par la prière et le renoncement à toutes choses. Car l’aide que nous apportent ceux qui vivent dans l’hèsychiaet qui sont estimés par leurs frères est évidente ; ils nous aident, veux-je dire, par leurs paroles quand nous sommes dans la détresse, ou en offrant pour nous leurs prières. En dehors de ces cas, le souvenir et le souci des autres en ce qui concerne les choses de la vie présente, quand ils descendent dans le cœur de ceux qui demeurent dans L’hèsychia, ne relèvent pas de la sagesse spirituelle. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt., 22, 21), et donc rendez au prochain et à Dieu ce qui est propre à chacun », a dit [le Seigneur] ; il n’a pas prescrit cela pour les hésychastes, mais pour ceux qui vivent dans le monde. Car à ceux qui vivent dans l’ordre angélique, je veux dire à ceux qui ne se soucient que de leur âme, il n’a pas été demandé de s’adonner aux choses de cette vie, c’est-à-dire de travailler de leurs mains, de recevoir des autres des dons et de leur en faire. Ainsi le moine ne doit se soucier de rien qui puisse agiter son intellect et l’empêcher de se tenir constamment devant la face de Dieu.
  2.    Mais si quelqu’un, pour nous contredire, rappelle que le divin apôtre Paul travaillait de ses mains et faisait l’aumône, nous lui dirons que Paul, et lui seul, pouvait tout faire. Nous ne savons pas qu’il y ait jamais eu un autre Paul qui en fût capable comme lui. Montre-moi cet autre Paul, et je te croirai. Ce qui se fait par économie, ne l’oppose pas à ce qui est la pratique commune. Autre chose est la prédication de l’Evangile, et autre chose la pratique de L’hèsychia.Toi, si tu veux garder L’hèsychia,sois comme les Chérubins, qui n’ont aucun souci des choses de cette vie, et estime qu’il n’existe rien d’autre sur la terre que toi et Dieu, sur qui tu fixes ta pensée, comme tu l’as appris des Pères qui t’ont précédé. Car si le moine ne trempe pas son cœur, s’il ne tient pas fermement en main sa compassion, afin de se tenir éloigné de tout souci des choses d’en bas, aussi bien de celles qui se font pour Dieu que de celles qui ne concernent que cette vie elle-même, s’il ne s’attache pas uniquement à la prière aux moments fixés par sa règle, il ne peut se libérer du trouble et de l’inquiétude, ni s’établir dans l’hèsychia.
  3.    Quand donc la pensée te vient de prendre soin de quelqu’un par vertu, mais au point de chasser de ton cœur la sérénité que tu possèdes, dis à cette pensée : « Bonne est la voie de la charité, et bonne la compassion exercée pour Dieu, mais moi, pour Dieu également, je n’en veux pas. » « Attends-moi, disait un moine [à un autre], car c’est pour Dieu que je cours après toi ! — Et moi, répondit l’autre, c’est pour Dieu je fuis loin de toi. » L’abbé Arsène, — que ce fût pour un profit spirituel ou pour quoi que ce soit d’autre, — pour Dieu n’accueillait personne. Un autre, pour Dieu, recevait toute la journée tous les étrangers qui venaient le voir et leur parlait. Mais Arsène, au contraire, avait choisi le silence et L’hèsychia.C’est pourquoi, sur la mer de cette vie passagère, il s’entretenait avec l’Esprit divin et voguait en toute sérénité sur le navire de L’hèsychia,comme cela fut clairement révélé à des ascètes qui s’enquéraient de la chose auprès de Dieu. Telle est en effet la définition de L’hèsychia : le silence loin de tout. Si tu t’es retrouvé rempli de trouble au sein de L’hèsychia, si tu as mis de la confusion dans ton corps en travaillant de tes mains et dans ton âme en entretenant quelque souci, quelle hèsychia peux-tu mener pour plaire à Dieu, alors que tu te préoccupes de tant de choses ? Juges-en toi-même. Car si nous n’avons pas tout quitté, si nous ne nous sommes pas éloignés de tout souci, c’est une honte de prétendre que nous sommes parvenus à vivre en hésychastes. À notre Dieu soit la gloire.

DISCOURS 80. AIDE-MÉMOIRE D’UN SOLITAIRE

Contenant un aide-mémoire très utile, que doit nécessairement lire chaque jour celui qui a choisi de demeurer dans sa cellule et de n’être attentif qu’à lui seul

 

L’UN des frères avait écrit ce qui suit, et le plaçait continuellement devant lui pour s’en rappeler et se dire : « Tu as gaspillé ta vie d’une façon insensée, ô homme méprisable, digne de tous les maux. Mais veille sur toi-même, au moins en ce jour qui te reste à vivre, après tous ces jours perdus, passés sans rien faire de bien, et remplis de méfaits. Ne pose pas de questions sur le monde, ni sur ce qui s’y passe, ni sur les moines, ni sur leurs affaires ; ne demande ni comment ils vont, ni s’ils ont beaucoup de travail ; ne te soucie de rien de tout cela. Tu es secrètement sorti du monde, tu es considéré comme mort dans le Christ. Ne vis plus pour le monde, ni pour ce qui est dans le monde, afin que le repos vienne au-devant de toi et que tu sois vivant dans le Christ. Sois prêt, dispose-toi à supporter de la part de tous tout opprobre, toute injure, toute moquerie et tout reproche, et reçois tout cela avec joie, en pensant que tu en es digne en vérité. Supporte toute peine, toute tribulation, tout danger venant des démons, dont tu as fait de si bon gré la volonté. Supporte courageusement toute nécessité, tout ce qui t’arrive naturellement, et toute épreuve amère. Mettant ta confiance en Dieu, endure la privation de ce qui est nécessaire à ton corps, et qui se transformera vite en fumier.

  1.    « Accepte volontiers tout cela, en mettant en Dieu ton espérance, et en n’attendant de nulle part ailleurs la délivrance, ou de nul autre la consolation. Mais jette ton souci sur le Seigneur (Ps.54, 23), et, dans toutes les épreuves, condamne-toi toi-même, comme étant la cause de tout cela. Ne sois scandalisé de rien, ne fais aucun reproche à ceux qui t’affligent, car tu as mangé du fruit de l’arbre défendu, et tu as acquis diverses passions. Reçois avec joie les épreuves amères ; elles te troubleront un peu, puis tu seras rempli de douceur. Malheur à toi et à ta gloire nauséabonde, car tu as délaissé ton âme, comme si elle n’était pas condamnée, alors qu’elle est remplie de tous les péchés. Et tu en as condamné d’autres, en paroles et en pensées. Voilà de quoi tu te satisfais. Tu te contentes de cette nourriture de porcs, avec laquelle tu as vécu jusqu’à maintenant. Qu’y a-t-il entre toi et les hommes, ô impur, n’as-tu pas honte de les fréquenter, alors que tu as mené une vie hors de toute raison ? Mais si tu es attentif à tout cela, si tu t’en gardes, peut-être, avec l’aide de Dieu, seras-tu sauvé. Sinon, tu t’en iras dans le pays des ténèbres, dans les demeures des démons, dont tu as fait si impudemment la volonté. Voici, j’en ai témoigné devant toi. Si Dieu se lève justement contre toi pour rétribuer les outrages et les injures que tu as pensés et dits à son encontre durant de longues années, le monde entier va s’opposer à toi. Arrête donc dès maintenant, et accepte les rétributions qui t’arrivent. »
  2.    Tous les jours, le frère se remémorait toutes ces choses, afin que, lorsque lui venaient la tentation ou l’affliction, il puisse les supporter en rendant grâce et en tirer profit. Puissions-nous, nous aussi, supporter avec gratitude ce qui nous arrive et en tirer profit, par la grâce de Dieu, qui aime les hommes. À lui la gloire et la puissance dans les siècles. Amen.

DISCOURS 81. DU REPENTIR À LA MISÉRICORDE UNIVERSELLE

Comment distinguer les vertus, et sur la perfection, but de toute notre course

LE terme de toute notre course consiste en ces trois choses : le repentir, la pureté et la perfection. Qu’est-ce que le repentir ? Il consiste à ne plus commettre les fautes passées et à s’en affliger. Et qu’est-ce, en un mot, que la pureté ? C’est un cœur miséricordieux envers toute la nature créée. Et qu’est-ce que la perfection ? C’est une profonde humilité, qui est l’abandon de toutes les choses visibles et invisibles ; des choses visibles, c’est-à-dire de tout ce qui est perçu par les sens ; des invisibles, c’est-à-dire des pensées et de tous les soucis qui se rapportent aux choses visibles.

  1. On demanda un jour [à un Ancien] : « Qu’est-ce que le repentir ? » Il répondit : « C’est un cœur broyé et humilié.

— Et qu’est-ce que l’humilité ?

— C’est une double mort volontaire à l’égard de toutes choses. — Et qu’est-ce qu’un cœur miséricordieux ?

— C’est, répondit-il, une flamme qui embrase le cœur pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les animaux, pour les démons, et pour tout être créé. Quand l’homme miséricordieux se souvient d’eux, et quand il les voit, ses yeux répandent des larmes, à cause de l’abondante et intense miséricorde qui étreint son cœur. A cause de sa grande compassion, son cœur devient humble et il ne peut plus supporter d’entendre ou de voir un tort, ou la plus petite offense, faits à une créature. C’est pourquoi il offre continuellement des prières accompagnées de larmes pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et pour ceux qui lui ont fait du tort, pour qu’ils soient protégés et qu’il leur soit fait miséricorde ; il prie de même pour les reptiles, à cause de la grande miséricorde qui remplit son cœur au delà de toute mesure, à la ressemblance de Dieu. »

  1.    On lui demanda encore : « Qu’est-ce que la prière ? » Il répondit : « C’est la liberté et le repos de la pensée à l’égard de toutes les choses de ce monde, et un cœur qui est complètement occupé par le désir ardent de ce qui se rapporte à l’espérance des biens à venir. Mais l’homme qui ne possède pas ces choses sème une semence mêlée et ressemble à celui qui attelle ensemble un bœuf et un âne. »
  2.    On lui demanda encore : « Comment un homme peut-il acquérir l’humilité ? » II répondit : « En se souvenant constamment de ses fautes, et en attendant la mort qui approche ; en portant des vêtements très simples ; en préférant toujours la dernière place ; en s’empressant toujours d’accomplir les tâches les plus humbles et les plus méprisées ; en n’étant pas désobéissant ; en gardant un silence continuel ; en n’aimant pas se trouver dans des assemblées ; en voulant rester inconnu et sans considération ; en n’ayant aucune chose à sa libre disposition (idiorrhytmia) ; en haïssant les conversations avec de nombreuses personnes ; en n’aimant pas le gain ; et, après tout cela, il faut encore tenir sa pensée au-dessus de tout blâme et de toute accusation à l’égard de qui que ce soit, et au-dessus de la jalousie ; ne pas se mêler des affaires des autres, ni laisser les autres se mêler de nos affaires, mais s’occuper seulement de soi-même ; ne se soucier de personne au monde, mais seulement de soi-même. En bref : se considérer partout comme un étranger, être pauvre, vivre en solitude. Toutes ces choses engendrent l’humilité et purifient le cœur. »
  3.    Ceux qui ont atteint la perfection se reconnaissent à ce signe : se livreraient-ils au feu dix fois par jour pour l’amour des hommes, cela ne leur suffirait pas. C’est ce que Moïse dit à Dieu : « Si maintenant tu veux pardonner leur péché, pardonne-leur ; sinon, efface-moi, moi aussi, du livre que tu as écrit » (Ex.,32,31). C’est aussi ce que dit le bienheureux Paul : « Je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères » (Rom.,9, 3). Et encore : « Maintenant, je me réjouis dans les souffrances que j’endure pour vous, les païens » (Col., 1, 24). Et les autres apôtres, dans leur désir de voir les hommes vivre, reçurent la mort de bien des manières. Mettant le comble à tout cela, [notre] Dieu et Seigneur lui-même, dans son amour de la création, a livré son propre Fils à la mort sur la croix : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a livré pour lui son Fils unique à la mort » (Jn, 3, 16). Ce n’est pas qu’il ne pouvait nous racheter d’une autre façon, mais en cela il nous enseignait la surabondance de son amour. Par la mort de son Fils unique, il nous rendait [de nouveau] proches de lui, et s’il avait eu quelque chose de plus précieux encore, il nous l’aurait donné, pour qu’ainsi notre race redevienne sienne. A cause de son grand amour, il n’a pas voulu faire violence à notre liberté, bien qu’il en eût le pouvoir, mais il a préféré que nous nous approchions de lui par l’amour de notre cœur. Le Christ lui-même, par obéissance à son Père et à cause de son amour pour nous, a subi avec joie les outrages et l’affliction, comme le dit l’Ecriture : « Renonçant à la joie qui lui revenait, il a souffert la croix, méprisant l’infamie » (Hebr., 12, 2). C’est pourquoi le Seigneur a dit, dans la nuit où il fut livré : « Ceci est mon corps donné pour la vie du monde, et ceci est mon sang, répandu pour la multitude, en rémission des péchés » (Mt., 26, 26). Et, en notre faveur, il dit encore : « Je me sacrifie moi-même » (Jn, 17, 19). De la même manière, quand les saints sont devenus parfaits, c’est à une telle perfection qu’ils sont tous parvenus, et par la surabondance de leur amour et de leur miséricorde envers tous les hommes, ils sont devenus semblables à Dieu. Tel est le signe de la parfaite ressemblance avec Dieu que les saints cherchent à obtenir : l’amour parfait du prochain. C’est là ce que faisaient les moines, nos Pères, quand ils s’efforçaient de porter toujours en eux-mêmes cette perfection et cette ressemblance tellement vivante au Seigneur Jésus-Christ.
  4. On dit que le bienheureux Antoine avait résolu en lui-même de ne jamais rien faire qui lui soit plus profitable qu’à son prochain, parce qu’il avait l’espérance que l’avantage du prochain était pour lui-même la meilleure des œuvres. On disait aussi de l’abbé Agathon qu’il déclarait : « Je voudrais trouver un lépreux, pour prendre son corps et lui donner le mien. » Vois-tu l’amour parfait ? Et même dans les choses matérielles, il ne pouvait pas supporter de ne pas donner du repos à son prochain. Ainsi, il possédait un petit couteau ; un frère vint le voir, et eut envie de ce petit couteau ; il ne le laissa pas partir sans l’emporter. Beaucoup de faits semblables sont racontés au sujet de ces hommes. Mais pourquoi en parlerais-je, alors que beaucoup d’entre eux ont livré leur corps aux bêtes sauvages, au glaive ou au feu pour leur prochain ? Personne ne peut s’élever à un tel degré de charité, s’il n’a pas ressenti secrètement en lui-même une semblable espérance, et nul ne peut acquérir l’amour des hommes s’il aime ce monde. Lorsque quelqu’un acquiert la charité, il se revêt en même temps de Dieu. Nécessairement, celui qui possède Dieu ne peut céder à la tentation de posséder quoi que ce soit d’autre, et il se dépouille même de son propre corps. Mais si un homme est revêtu de ce monde et de la vie d’ici-bas, parce qu’il les aime, il ne peut se revêtir de Dieu, tant qu’il n’a pas renoncé à tout cela. Lui-même en a témoigné en disant : « Si quelqu’un ne renonce pas à tout et ne hait pas sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Z-c, 14, 26). Il ne demande pas seulement de quitter tout cela, mais de le haïr. Mais comment celui qui ne peut pas être son disciple demeurerait-il en Lui ?
  5. Question. —Pourquoi l’espérance est-elle si douce, ainsi que la manière de vivre qu’elle inspire, pourquoi le labeur qu’elle demande est-il si léger, et pourquoi ce labeur est-il si aisé pour l’âme ?

Réponse. — Parce que l’espérance réveille dans l’âme un désir conforme à sa nature, elle abreuve à cette coupe [ceux qui la possèdent] et les rend désormais ivres. Dès lors, ils ne sentent plus la peine, ils deviennent insensibles aux tribulations, tout au long de leur course il leur semble cheminer dans les airs, et non plus fouler le sol à la manière des hommes, ils ne voient plus les aspérités du chemin, il n’y a plus ni montagnes ni torrents qui leur fassent obstacle, pour eux les chemins raboteux s’aplanissent (cj’. Is., 40, 4), et le reste à l’avenant, parce qu’ils fixent constamment leur attention sur le sein de leur Père. Cette espérance leur montre comme du doigt à tout moment ce qui est au loin et invisible, de sorte qu’ils le voient comme en énigme (cf. 1 Cor., 13, 12) en eux-mêmes par l’œil caché de la foi, et ce qui est absent leur semble présent, parce que toutes les parties de leur âme sont brûlées comme par un feu, tant ils désirent ces choses éloignées. C’est donc vers ce lointain que tendent leurs pensées, et ils sont toujours impatients de savoir quand ils y parviendront. Quand ils entreprennent de pratiquer la vertu, ils ne s’en tiennent pas à une seule, mais ils les embrassent toutes à la fois et complètement. Pour leur voyage, ils n’empruntent pas la grande route comme tout le monde, mais ces géants choisissent des raccourcis par lesquels, en peu de temps, ils parviennent glorieusement aux demeures [célestes]. Car l’espérance les brûle comme un feu, et, dans leur joie, ils ne peuvent modérer l’impétuosité de leur course incessante. Il leur arrive ce que dit le bienheureux Jérémie : « J’ai dit : Je ne me souviendrai plus de lui, je ne parlerai plus en son nom, et il y eut dans mon cœur comme un feu brûlant qui pénétra dans mes os » (Jer., 20, 9). C’est de cette façon qu’agit le souvenir de Dieu dans le cœur de ceux qui sont ivres de l’espérance de ses promesses. Les vertus qui constituent des raccourcis sont les vertus les plus générales, car, sur les nombreux sentiers de la vie monastique, la distance n’est pas grande de l’une à l’autre ; elles n’ont besoin ni d’espace, ni de temps, et ne tolèrent aucune distraction, mais à peine sont-elles là qu’elles parviennent au terme.

  1.    Question.— Qu’est-ce que l’impassibilité de l’homme ?

Réponse. — L’impassibilité ne consiste pas à ne pas sentir les passions, mais à ne pas les accueillir. Grâce aux vertus nombreuses et diverses, les unes visibles et les autres cachées, qu’acquièrent les ascètes, les passions s’affaiblissent et ne peuvent plus facilement se soulever contre l’âme, et la pensée n’a plus besoin d’y être toujours attentive, car en tout temps elle est remplie de pensées qui naissent de sa méditation et de son entretien intérieur sur d’excellents sujets dont son intellect prend conscience. Dès que les passions commencent à se soulever, la pensée est aussitôt soustraite à leur contact grâce à la vigilance instinctive de l’intellect. Alors les passions, ne pouvant rien faire, le quittent.

  1.    Comme l’a dit le bienheureux Évagre, l’intellect qui, par la grâce de Dieu, accomplit les actes des vertus et s’est approché de la connaissance est peu sensible à ce qui, dans l’âme, est mauvais et déraisonnable, car sa connaissance est ravie dans les hauteurs et le rend étranger à tout ce qui est dans le monde. Grâce à la chasteté que possèdent [de tels hommes], grâce à la subtilité, à la légèreté, à l’acuité de leur intellect, grâce à leur ascèse aussi, leur intellect est purifié et devient limpide, tant leur chair s’est desséchée. Grâce à leur application à L’hèsychia,et du fait qu’ils y ont longuement persévéré, la contemplation est facilement et vite accordée à chacun d’eux et les conduit à l’émerveillement qu’elle suscite. Dès lors, ils sont abondamment favorisés de ces contemplations, jamais leur pensée ne manque de matière pour son activité intérieure, et jamais ils ne se retrouvent sans ce que produit en eux le fruit de l’Esprit. Une longue habitude efface de leur cœur les souvenirs qui suscitent dans l’âme les passions et la force de la puissance du Diable. Quand l’âme en effet ne s’est pas associée aux passions en s’en entretenant intérieurement, car elle est possédée constamment par un autre souci, la force de leurs griffes n’a pas prise sur ses sens spirituels.
  2. Question.— Quelles sont les caractéristiques de l’humilité ?

Réponse.  Tandis que l’orgueil disperse l’âme en excitant son imagination, qui la distrait en la laissant s’envoler sur les nuées de ses pensées et errer autour de toute la création, l’humilité la rassemble dans L’hèsychia, et l’âme se recueille en elle-même. Et de même que l’âme ne peut être ni connue ni vue par les yeux du corps, de même l’humble demeure inconnu parmi les hommes. De même aussi que l’âme est cachée dans le corps loin de la vue et du commerce des hommes, ainsi l’homme véritablement humble non seulement ne veut être ni vu ni connu des hommes — c’est pourquoi il se sépare et s’écarte loin de tous — mais encore sa volonté est de se quitter lui-même et de s’immerger autant qu’il est possible au dedans de lui-même, d’entrer et de demeurer dans L’hèsychia, de totalement abandonner ses sentiments et ses pensées antérieures, et de devenir comme non-existant dans la création, comme n’étant pas venu à l’être, entièrement inconnu, même de sa propre âme. Mais plus un tel homme se cache, se garde du monde et s’en sépare, plus il devient proche de son propre Maître.

  1. L’humble n’éprouve jamais aucune satisfaction à voir les rassemblements, la confusion des foules, le tumulte, le bruit, l’ostentation, les soucis, les plaisirs, qui conduisent à l’intempérance ; il ne se plaît pas davantage aux discours, aux conversations, aux paroles, à la dispersion des sens. Par dessus tout, il préfère s’effacer, en vivant seul dans l‘hèsychia,séparé de toute la création, et s’occupant de lui-même dans un lieu paisible. A tous égards, l’insignifiance, le dénuement, le manque du nécessaire, l’indigence, lui sont plus désirables que pour d’autres le fait de s’engager dans de multiples occupations et de faire beaucoup de choses. Il préfère disposer de son temps et être libre de soucis, loin de la confusion des choses d’ici-bas, pour empêcher ses pensées de s’échapper au dehors, car il est persuadé que s’il s’engage dans de multiples occupations, il lui sera impossible d’éviter la confusion des pensées. Car beaucoup d’occupations créent beaucoup de soucis et suscitent une multitude de pensées diverses et compliquées. Il cesse alors d’être au-dessus des préoccupations terrestres, dans la paix de ses propres pensées, n’ayant à se soucier que des petites choses qui sont indispensables à la vie, et sa pensée étant uniquement occupée de réflexions excellentes. Si les besoins [matériels] le détournent de ces pensées excellentes, il en vient à se nuire et à nuire [aux autres]. Désormais, la porte est ouverte aux passions, la sérénité du discernement le quitte, l’humilité le fuit, et la porte de la paix se ferme. C’est donc pour éviter tout cela qu’il ne cesse de se garder des nombreuses [occupations], et qu’il se trouve lui-même en tout temps dans la sérénité, dans le repos, dans la paix, dans la modération, dans la piété.
  2. Il n’y a jamais chez l’humble aucune précipitation, aucune hâte, aucune confusion, aucun enthousiasme superficiel, mais il demeure en tout temps dans le repos. Si le ciel tombait sur la terre, l’humble ne serait pas effrayé. Tout homme calme n’est pas humble, mais tout homme humble est calme. Celui qui n’est pas humble ne sait pas garder la modération, mais tu trouveras beaucoup d’hommes qui sont modérés et ne sont pas humbles. C’est là ce qu’a dit le Seigneur doux et humble : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes » (Mt 11, 29). L’humble est toujours en repos, car il n’est rien qui puisse troubler sa pensée. De même qu’il n’est pas possible d’effrayer une montagne, de même sa pensée n’est effrayée par rien. S’il est permis de le dire, et il n’est peut-être pas insensé de l’affirmer, l’humble n’est pas de ce monde. En effet, il ne se trouble ni n’est affecté quand viennent les afflictions, et il ne s’étonne ni n’est grisé quand adviennent les joies. Toute sa joie et sa véritable allégresse sont celles qu’il trouve auprès de son Maître. L’humilité entraîne à sa suite la modération et l’intériorité, autrement dit la chasteté des sens, une voix mesurée, la sobriété en paroles, le mépris de soi-même, la simplicité de la mise, une démarche sans ostentation, des yeux baissés, une surabondance de miséricorde, des larmes qui coulent aisément, une âme solitaire, un cœur brisé, l’insensibilité à la colère, des sens qui ne se dispersent pas, la préférence pour les humbles objets, la modicité de tous les besoins, l’endurance, la patience, l’absence de crainte, la force d’âme venant du mépris de la vie temporelle, la patience dans les épreuves, un caractère grave et exempt de légèreté, la disparition des pensées, la garde des secrets, la chasteté, la pudeur, la piété, et, par-dessus tout, vivre constamment dans L’hèsychiaet chercher à toujours demeurer inconnu. Il n’arrive jamais à l’humble qu’une situation difficile le plonge dans le trouble ou la confusion. Même quand il est seul, il éprouve de la pudeur en face de lui-même.
  3. J’admire l’homme vraiment humble qui n’ose pas invoquer Dieu, quand il s’approche [de lui] dans la prière, ou ne se croie pas digne de prier ou de demander quelque chose de particulier, ou ne sache que demander. Il ne fait que se tenir intérieurement en silence et attend simplement la miséricorde [divine] et la volonté que manifestera pour lui le visage de la majesté adorable de Dieu, tandis que lui-même se prosterne face contre terre et que la contemplation qui habite son cœur s’élève vers la sainte et haute porte du Saint des Saints, là où se trouve Celui dont la ténèbre est la demeure, qui éblouit les yeux des Séraphins, et dont l’éclat, saisissant de crainte les innombrables chœurs [célestes], répand le silence sur tous les ordres [angéliques]. Et la seule chose qu’il ose dire quand il prie, c’est : « Qu’il me soit fait selon ta volonté, Seigneur. » Puissions-nous redire pour notre compte la même prière. Amen.

DISCOURS 82-83. LA NATURE DE L’ÂME ET LES PASSIONS. PURETÉ DE L’INTELLECT ET PURETÉ DU CŒUR

Comment l’âme peut parvenir sans peine à comprendre la sagesse de Dieu et de son œuvre créatrice, si elle vit dans l’hèsychia, loin du monde et des soucis de cette vie, car elle peut alors connaître sa propre nature et quels sont les trésors qu’elle recèle

LORSQUE les soucis de cette vie, venant du dehors, cessent de pénétrer dans l’âme et que celle-ci demeure dans sa nature, elle n’a pas besoin de peiner longtemps pour entrer dans la sagesse de Dieu et la comprendre, car sa séparation du monde et son hèsychia l’introduisent d’une manière naturelle dans la compréhension de l’œuvre créatrice de Dieu. A partir de là, elle s’élève vers Dieu et, frappée d’admiration et de stupeur, demeure auprès de Lui. En effet, quand l’eau du dehors ne se déverse plus dans la source de l’âme, l’eau qui sourd naturellement en elle y fait naître sans arrêt des pensées sur les merveilles de Dieu. Quand l’âme se trouve privée de semblables pensées, la cause en est soit qu’elle porte en elle le souvenir de quelque chose d’étranger, soit que ses sens ont suscité en elle du trouble parce qu’ils ont rencontré une chose extérieure. Quand les sens sont enclos grâce à L’hèsychia, quand il ne leur est pas permis de sortir, et quand, par ce moyen, les souvenirs s’effacent avec le temps, on voit alors quelles sont les pensées naturelles de l’âme, quelle est la nature de celle-ci, et quels trésors sont cachés en elle. Ces trésors sont les perceptions incorporelles qui se lèvent en elle à partir d’elle-même, d’une façon imprévue et sans effort. Mais l’homme ignore que de telles pensées puissent se lever dans la nature humaine. Qui donc lui aurait enseigné ces choses ? Ou comment pourrait-il avoir acquis par la réflexion ce qu’il est incapable d’exposer clairement à d’autres lorsqu’il l’a dans l’esprit ? Ou qui aurait pu le guider vers ce qu’il n’a jamais appris d’un autre ?

  1.    Telle est la nature de l’âme. Les passions viennent donc s’ajouter [à sa nature], et elles y entrent en raison de certaines causes. Mais, par nature, l’âme est impassible. Quand, dans l’Ecriture, tu entends parler des passions de l’âme et du corps, sache que c’est de ces causes des passions qu’il s’agit, car l’âme est naturellement sans passions. Cela, les adeptes de la philosophie profane et ceux qui les suivent ne l’admettent pas. Mais nous, nous croyons que Dieu a créé le « selon l’image » impassible. Par « selon l’image », j’entends non le corps, mais l’âme, qui est invisible. Car toute image reproduit un prototype. Or il est impossible qu’une image visible ressemble à une réalité invisible. Il faut donc croire que les passions, comme nous l’avons dit, n’appartiennent pas à l’âme [par nature]. Mais si quelqu’un conteste nos paroles, nous lui posons la question suivante :
  2.    Question.– Quelle est la nature de l’âme ? Est-elle impassible et pleine de lumière, ou passionnée et ténébreuse ?

Réponse. — Si la nature de l’âme fut jadis transparente et pure, parce qu’elle recevait la lumière bienheureuse, elle se retrouve dans la même condition lorsqu’elle revient à son état originel. Par conséquent, lorsqu’elle se laisse aller à des mouvements passionnés, il faut avouer qu’elle est en dehors de sa nature, comme l’affirment ceux qui se nourrissent [de l’enseignement] de l’Église. Les passions sont entrées dans l’âme par la suite, et il n’est pas juste de dire qu’elles appartiennent à l’âme, même lorsque celle-ci se laisse mouvoir par elles. Il est donc clair que l’âme est mue par quelque chose qui lui est extérieur, et non par ce qui appartient à sa nature. Cependant, les passions qui meuvent l’âme du fait de [son union au] corps sont appelées naturelles ; c’est pourquoi la faim, la soif, le sommeil, sont naturelles à l’âme, car celle-ci les subit et en gémit avec le corps ; [c’est également ce qui se produit] en cas d’amputation des membres, de fièvres, de maladies, et d’autres affections semblables. Car, en raison de son union au corps, l’âme souffre avec lui, comme le corps souffre avec elle. Elle est émue par la joie du corps, et elle porte ses afflictions.

Sur l’âme, les passions et la pureté de l’intellect, par questions et réponses

  1.    Question.— Quel est l’état naturel de l’âme, quel est l’état contre nature, et quel est l’état au-dessus de la nature ?

Réponse. — L’état naturel de l’âme est la connaissance des créatures de Dieu sensibles et intelligibles. L’état au-dessus de la nature est le mouvement dans la contemplation de la Divinité suressentielle. L’état contre nature est le mouvement passionné. C’est ce que dit le divin et grand Basile : « Quand l’âme est selon la nature, elle vit dans les hauteurs ; quand elle est hors de sa nature, elle se trouve en bas sur la terre. Lorsqu’elle est dans les hauteurs, elle est impassible. Mais dès que la nature déchoit de son ordre propre, on y trouve les passions. »

  1.    Il est donc évident que les passions de l’âme n’appartiennent pas à l’âme par nature. S’il en était ainsi, l’âme serait mue par les passions blâmables du corps, comme elle l’est par la faim et la soif. Mais dès lors qu’aucune loi n’a été imposée à l’âme en ce qui concerne ces dernières, elle n’est pas blâmable [d’y être soumise], comme elle l’est par rapport à celles qui sont sujettes à condamnation. Il arrive même parfois que Dieu permette à certains d’accomplir un acte apparemment détestable, mais au lieu de blâme et d’opprobre, ils en récoltent une récompense. Ce fut le cas du prophète Osée, qui épousa une prostituée (cf. Os.,1, 2) ; du prophète Élie, qui mit des hommes à mort dans son zèle pour Dieu (cf. 1 Rois,18, 40), et de ceux qui, sur l’ordre de Moïse, tuèrent par l’épée leurs propres parents (cf. Ex., 32, 27). Au reste, on peut dire que le désir (épi-thymia) et la colère (thymos) sont naturels à l’âme, en dehors de ce qui tient à la nature du corps. Ce sont là les passions de l’âme.
  2. Question. —Le désir de l’âme est-il selon la nature lorsqu’il s’enflamme pour les choses de Dieu, ou lorsqu’il s’enflamme pour les choses de la terre et du corps ? Et la colère est-elle selon la nature lorsqu’elle rend la nature zélée pour accomplir les désirs de la chair, l’envie, la vaine gloire, etc., ou lorsqu’elle lui donne du zèle pour ce qui est contraire à ces choses ? Réponds, et nous te suivrons.

Réponse. — La divine Écriture dit beaucoup de choses en employant souvent des termes impropres. Elle applique à l’âme des termes qui correspondent au corps, et au corps des termes qui se rapportent à l’âme, et elle ne les distingue pas. Les esprits avisés comprennent [ce que veut dire l’Écriture]. Par exemple, des termes qui conviennent à la divinité du Seigneur sont employés à propos de son corps très saint, et, inversement, des choses très humbles, qui s’appliquent à son humanité, servent à parler de sa divinité. Beaucoup, ne comprenant pas la signification des paroles divines, ont glissé et ont fait une chute sans remède. Il en va des choses de l’âme comme de celles du corps. Si donc la vertu est la santé naturelle de l’âme, les passions en sont la maladie ; elles assaillent l’âme, y pénètrent et en chassent la santé qui lui est propre. Il est évident que la santé existe dans la nature avant l’irruption de la maladie. S’il en est bien ainsi, et c’est la vérité même, la vertu est donc naturellement dans l’âme, et ce qui survient ensuite est extérieur à sa nature.

  1.    Question.— Peut-on dire que les passions corporelles sont dans le corps naturellement, ou par adjonction ? Et peut-on dire que les passions de l’âme qui sont en elle en raison de son union avec le corps [comme la gourmandise ou la luxure] lui sont naturelles, ou est-ce une façon impropre de parler ?

Réponse. — En ce qui concerne l’expression « passions du corps », personne n’osera prétendre que c’est une manière impropre de parler. Mais en ce qui concerne les passions de Pâme, dès lors qu’il est reconnu et confessé par tous que c’est la pureté qui est naturelle à l’âme, il ne faut en aucune façon oser dire qu’elles lui sont naturelles. Car la maladie est seconde par rapport à la santé. Il est impossible qu’une même et unique nature soit simultanément bonne et mauvaise. Nécessairement, de la santé et de la maladie, l’une précède l’autre ; est naturelle celle qui existe avant l’autre. En effet, on ne peut jamais dire que ce qui survient par adjonction appartient à la nature ; cela vient de l’extérieur et produit un changement. Or la nature ne connaît ni changement, ni altération.

  1.    Toute passion qui nous est profitable est un don de Dieu. Les passions corporelles ont été mises dans le corps pour son profit et sa croissance. Il en va de même des passions de l’âme. Mais lorsque le corps, privé de ce qui lui est propre, [par exemple si l’âme le prive de nourriture, en le contraignant à jeûner], se trouve, par nécessité, hors de ce qui assure son bien-être et est obligé de suivre l’âme, il s’affaiblit et subit un détriment.

Et lorsque l’âme, délaissant ce qui lui appartient, suit le corps [par exemple en cédant à la gourmandise], elle subit aussitôt un détriment. C’est ce que dit le divin Apôtre : « L’esprit désire contre la chair, et la chair contre l’esprit ; il y a entre eux antagonisme » (Gai, 5, 17). Par conséquent, que nul ne blasphème contre Dieu, en disant qu’il a mis dans notre nature les passions et le péché. Car il a mis dans l’une et l’autre nature [dans l’âme et dans le corps] ce qui est bon pour le développement de chacune. Mais quand l’une s’accorde avec l’autre, elle perd ce qui lui est propre, et elle se retrouve avec ce qui lui est contraire. Si les passions étaient naturellement dans l’âme, comment pourraient-elles lui porter préjudice ? Ce qui est propre à la nature ne peut lui être nuisible.

  1. Question.— Pourquoi les passions corporelles, qui donnent au corps croissance et force, nuisent-elles à l’âme, si elles ne lui sont pas propres ? Et pourquoi la vertu tourmente-t-elle le corps et fait-elle croître l’âme ?

Réponse. — Ne vois-tu pas que ce qui est en dehors de la nature lui est nuisible ? Car toute nature est remplie de joie lorsqu’elle se rapproche de ce qui lui est propre. Veux-tu savoir ce qui est propre à chacune de ces deux natures ? Considère que ce qui est bienfaisant pour chacune est ce qui lui est propre. Mais ce qui lui nuit, c’est ce qui lui est étranger et lui vient du dehors. Il est notoire en effet que les passions de l’âme et du corps sont opposées les unes aux autres. Tandis que tout ce qui est bienfaisant pour le corps lui procure du bien-être [par exemple la nourriture], en revanche, lorsque l’âme met le corps à son diapason [en lui imposant les exigences de l’ascèse, le jeûne, les veilles, etc.], on ne peut pas dire que cela soit naturel à celui-ci, car ce qui est naturellement propre à l’âme est mortel pour le corps. Ce n’est cependant pas le cas de ce qui est improprement attribué à l’âme [à savoir les passions, comme la gourmandise ou la luxure]. A cause de la faiblesse du corps, il est en effet impossible à celle-ci de s’en libérer complètement, aussi longtemps qu’elle est revêtue de ce corps. Elle a donc naturellement part aux afflictions du corps, puisque ses propres mouvements ont été liés et mêlés aux mouvements du corps par la sagesse incompréhensible [du Créateur]. Cependant, même s’ils ont été ainsi unis l’un à l’autre, le mouvement de l’un se distingue du mouvement de l’autre, et la volonté de l’un se distingue de la volonté de l’autre, de même que le corps se distingue de l’esprit. Mais la nature elle-même ne change pas. Chaque nature, lorsqu’elle incline fortement soit vers le péché, soit vers la vertu, est toujours mue par la même volonté qui lui est propre. Quand l’âme s’est dégagée du souci du corps, alors, toute entière, sous l’action de l’Esprit, elle laisse s’épanouir ses propres mouvements, et elle nage au milieu du ciel parmi les réalités incompréhensibles. Cependant, même lorsqu’elle se trouve dans cet état, elle laisse le corps conscient de ce qui lui est propre. Et inversement, lorsque le corps entraîne l’âme dans le péché, les tendances propres de l’âme ne cessent pas cependant de se manifester dans la pensée.

  1.    Question.— Qu’est-ce que la pureté de l’intellect ?

Réponse. — L’homme dont l’intellect est pur n’est pas celui qui ne connaît pas le mal, car il ressemblerait à un animal stupide ; ce n’est pas non plus celui qui est par nature comme un enfant, ni celui qui ne s’est jamais occupé des affaires humaines ; la pureté de l’intellect, c’est de ne penser qu’aux choses de Dieu, après s’être exercé à la pratique des vertus. Nous n’avons pas l’audace de dire qu’un homme est capable d’y parvenir sans avoir eu l’expérience des pensées [mauvaises], car il faudrait qu’il ne soit pas revêtu d’un corps. Nous n’osons pas prétendre non plus que la nature n’ait pas à combattre jusqu’à la mort et puisse ne subir aucun dommage. Et quand je parle d’« expérience des pensées », je ne veux pas dire qu’il faut les avoir soumises, mais que l’on doit avoir commencé à les combattre.

  1.    Quatre causes engendrent dans l’homme le mouvement des pensées. La première est la tendance naturelle de la chair. La seconde est la représentation par l’imagination des choses du monde que l’on a entendues et vues par les sens. La troisième est la prédisposition de Pâme et la propension au mal que provoque ce que l’on a dans l’esprit. Enfin, la quatrième est l’attaque des démons qui nous combattent par toutes les passions, en utilisant les trois causes précédentes. C’est pourquoi, jusqu’à la mort, l’homme ne peut pas ne pas avoir de pensées, et il ne peut échapper au combat tant qu’il vit dans ce corps. Juges-en toi-même : est-il possible que disparaisse, avant que nous soyons délivrés du monde et avant notre mort, l’une de ces quatre causes ? Ou est-il possible que le corps ne recherche pas ce qui lui est nécessaire et ne soit pas contraint de désirer l’une ou l’autre des choses de ce monde ? Si cela est impensable, dès iors que la nature a besoin de telles choses, les passions s’agitent en quiconque est revêtu d’un corps, qu’il le veuille ou non. C’est pourquoi il est nécessaire que tout homme, dès lors qu’il est revêtu d’un corps, se garde non seulement d’une ou deux passions qui seraient en lui d’une façon manifeste et continuelle, mais de beaucoup plus. Ceux qui ont soumis les passions par les vertus peuvent bien être encore troublés par les pensées et les attaques venant des quatre causes susdites, mais ils ne sont pas vaincus, car ils sont pleins de force et leur intellect est ravi dans des pensées excellentes et divines.
  2. Question.— En quoi la pureté de l’intellect diffère-t-elle de la pureté du cœur ?

Réponse. – Autre est la pureté de l’intellect, et autre celle du cœur. La première diffère de la seconde, comme un membre diffère du corps entier. L’intellect est l’un des sens de l’âme, mais le cœur contient et maîtrise tous les sens intérieurs. Il est le sens des sens, car il en est la racine. Si la racine est sainte, les branches seront saintes. Si le cœur est pur, il est évident que tous les sens seront purs. L’intellect, s’il s’applique à la lecture de l’Ecriture sainte, ou s’il se donne un peu de peine pour pratiquer les jeûnes, les veilles et L’hèsychia, oubliera sa conduite antérieure et sera purifié dès lors qu’il aura rompu avec sa manière honteuse de vivre. Mais sa pureté ne sera pas constante. Autant il est vite purifié, autant il se souille vite. Le cœur, lui, n’est purifié que par de nombreuses afflictions, par des privations, par l’éloignement de toute relation avec le monde et par la mort à toutes choses. Une fois que le cœur est purifié, sa pureté n’est pas souillée par les moindres choses. Il ne craint pas davantage d’avoir à affronter de grands et redoutables combats. Car il a désormais un estomac solide, capable de digérer facilement toutes les nourritures que les malades ne peuvent assimiler. C’est ce que disent les médecins : [pour un malade,] la viande est difficile à digérer, mais lorsqu’un estomac solide peut la supporter, elle donne beaucoup de force aux corps qui sont sains. Ainsi donc, toute pureté qui s’acquiert facilement, en peu de temps et avec peu de peine, se perd et se souille aussi vite. Mais la pureté qui a traversé beaucoup de tribulations et qui a mis longtemps à s’édifier, n’a rien à redouter d’une attaque proportionnée à ses forces, en quelque partie de l’âme que ce soit, car Dieu la fortifie. A lui soit la gloire, dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 84. LA VISION DES ÊTRES INCORPORELS. LA GÉHENNE ET L’AMOUR DE DIEU

Sur la vision de la nature des êtres incorporels, par questions et réponses

QUESTION. — De combien de façons différentes la nature humaine est-elle capable d’avoir la vision des êtres incorporels ?

Réponse. — La nature humaine peut percevoir la nature simple et subtile des corps spirituels selon trois modes différents : ou sous une apparence matérielle, qui ne correspond pas à ce qu’ils sont en réalité ; ou sous l’apparence d’un corps subtil, qui ne correspond pas non plus à ce qu’ils sont réellement ; ou dans une vision véritable, qui les fait percevoir tels qu’ils sont. Dans le premier mode, ce sont surtout les sens qui agissent ; dans le second, c’est l’âme qui voit, d’une façon qui reste superficielle (akromérôs) ; et dans le troisième, c’est la puissance naturelle de la pensée. En ce qui concerne le second et le troisième mode de vision, le second dépend de la volonté et de l’activité [naturelle] de la pensée [qui décide librement de considérer les Puissances angéliques], tandis que le troisième dépend de la volonté et de la lumière de l’âme, mais aussi de fia grâce] qui les fortifie. La volonté est donc la cause de la vision, et celle-ci résulte de son activité, même si cette activité est suspendue tant que dure et persiste cette vision. C’est seulement le premier mode de vision qui est indépendant de la volonté et ne procure pas une connaissance véritable [de la nature des êtres incorporels], car les sens perçoivent tout ce qui se présente à eux, sans intervention de la volonté. Les saintes Puissances coopèrent à ces trois modes de connaissance lorsqu’elles nous sont unies, pour notre instruction et pour la sauvegarde de notre vie.

  1.    Les démons maudits ne peuvent avoir une influence que sur les deux premiers modes, lorsqu’ils s’approchent de nous pour nous perdre, et non pour notre bien. Mais ils ne peuvent pas se servir du troisième mode pour nous approcher et nous tromper, car les démons n’ont aucunement le pouvoir d’agir sur les pensées naturelles de notre intellect. Il est impossible en effet aux fils des ténèbres de s’approcher de la lumière. Au contraire, les saints anges ont le pouvoir de susciter des pensées conformes à la nature et de répandre la lumière. Mais les démons sont les maîtres et les artisans des pensées fausses qui sont des rejetons des ténèbres. Des êtres de lumière, on reçoit la lumière, mais des êtres de ténèbres, on reçoit les ténèbres.
  2.    Question.— Pourquoi ce pouvoir d’illuminer a-t-il été donné aux anges, et non aux démons ?

Réponse. — Chacun de ces maîtres doit d’abord voir en lui-même la connaissance qu’il enseigne. Il doit l’apprendre, la recevoir, la goûter, et c’est alors qu’il peut l’enseigner à ses disciples. Les premiers maîtres, les anges, transmettent une exacte connaissance des choses à partir de la saine connaissance qui est la leur, car dès le commencement, ils étaient capables de la concevoir, grâce à la pénétration et à la pureté de leur intellect. Quant aux démons, ils ont la vivacité d’esprit, mais non la lumière. Or une chose est la pénétration, et autre chose la lumière. La première sans la seconde mène à la perdition celui qui la possède. La seconde montre la vérité, mais la première seulement une apparence de vérité. La lumière révèle ainsi la vérité des choses, et, en proportion de la façon dont chacun se conduit, elle croît ou diminue.

  1.    C’est à partir de leur propre connaissance des mouvements des choses que les saints anges infusent en nous cette connaissance qu’ils ont d’abord goûtée et assimilée eux-mêmes, et qu’ils nous transmettent ensuite. C’est aussi ce que font les seconds maîtres, les démons, quand ils suscitent en nous la pensée des choses, selon la mesure de leur connaissance ; en effet, lorsqu’ils n’ont pas reçu la permission de nous égarer, il ne leur est possible de susciter en nous que des pensées droites, bien qu’ils n’aient pas su eux-mêmes s’y maintenir. Cependant, crois que, comme je l’ai dit, même si nous étions capables de recevoir la vraie vision de Dieu (théôria), ils ne pourraient pas nous l’enseigner, bien qu’à l’origine ils en aient joui. C’est de cette façon que chacun d’entre eux, ange ou adversaire, selon la divine économie qui le mène, inspire ceux qu’il enseigne.
  2.    Pour ma part, je tiens pour vrai que notre intellect peut de lui-même tendre vers le bien, sans la médiation des saints anges, et même sans aucun enseignement, mais qu’il ne peut recevoir la connaissance du mal sans la médiation des démons ou des sens. Notre intellect ne peut pas de lui-même faire le mal, car le bien est implanté dans sa nature, mais non le mal. Tout ce qui est étranger et vient du dehors a besoin d’un médiateur pour que l’on en ait connaissance. En revanche, ce qui est implanté au dedans se dévoile dans la nature sans qu’il soit besoin d’un enseignement, au moins jusqu’à un certain point. En effet, si notre nature est ainsi faite qu’elle se dirige d’elle-même vers le bien, il lui est cependant impossible de se développer et d’être illuminée sans la contemplation, [qui requiert] la médiation des anges. Ils sont nos maîtres, comme eux-mêmes le sont les uns des autres. Les [anges] inférieurs sont enseignés par ceux qui se penchent sur eux et ont davantage de lumière. Ainsi, chaque ordre est illuminé par celui qui est placé au-dessus de lui. Ils se transmettent la lumière les uns aux autres, jusqu’à ce qu’ils parviennent à celui qu’enseigne la Trinité sainte elle-même. Ce premier ordre lui-même reconnaît ouvertement qu’il n’est pas instruit par elle d’une façon immédiate, mais qu’il a pour maître le médiateur Jésus, duquel il reçoit la lumière, pour la transmettre à ceux qui sont au-dessous.
  3.    Je pense que notre intellect n’a pas le pouvoir, par nature, de s’élever vers la contemplation de Dieu. Nous partageons cette incapacité avec toutes les natures célestes, car, chez elles comme chez nous, c’est la grâce qui suscite ce qui est étranger aussi bien à l’intellect humain qu’à l’intellect angélique. Car la contemplation qui a pour objet la Divinité ne peut pas être comparée aux autres genres de contemplation. En effet, nous possédons la contemplation de la nature des êtres parce que nous participons à leur double nature, ayant en nous une parcelle de tout ce qui existe. Mais nous n’avons pas en nous une parcelle de la nature divine, et c’est pourquoi nous n’avons pas par nature le pouvoir de la contempler. Ainsi donc, cette contemplation n’est accessible par nature à aucun être doué d’intelligence, qu’il appartienne au premier ordre, [celui des anges,] ou à l’ordre intermédiaire, [celui des hommes,] mais la grâce peut la susciter dans tous les intellects célestes et terrestres ; la nature ne peut y atteindre, comme elle le fait pour les autres réalités.
  4.    Avant la venue du Christ dans la chair, la contemplation de l’intellect et la vision, par lesquelles l’ordre des êtres célestes est illuminé, n’était pas en leur pouvoir, si bien qu’ils ne pouvaient pénétrer ces mystères. Mais quand le Logos s’est fait chair, une porte s’est ouverte pour eux en Jésus, comme le dit l’Apôtre (cf Coi,4, 3). C’est mon opinion, et c’est la vérité, que, même si nous nous décantons et nous purifions, notre intellect n’est pas capable sans leur médiation d’atteindre aux révélations et aux intuitions qui conduisent à cette éternelle contemplation qui est en vérité la révélation des mystères. Car notre intellect n’a pas une aussi grande capacité que celui des êtres les plus élevés, qui, sans médiation, reçoivent de l’Eternel les révélations et les contemplations. Mais même ceux-ci reçoivent de Lui ces révélations en image (en eikonî)et non dans leur nudité (gymnôs); il en va de même pour notre intellect et pour les autres ordres, à l’exception de celui qui les reçoit de

Jésus, qui tient le sceptre du Royaume. La transmission de la révélation concernant la divine économie et ses divers aspects se fait d’un ordre à l’autre, du premier au second, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le mystère soit passé à travers tous les ordres. Mais nombre de mystères restent dans le premier ordre sans être transmis aux autres, car ceux-ci ne peuvent pas pénétrer la grandeur du mystère, mais seulement le premier ordre. Certains mystères sortent du premier ordre et ne sont révélés qu’au second, où ils sont gardés dans le silence, car les autres ordres ne les comprendraient pas. Mais il en est d’autres qui vont jusqu’au troisième et au quatrième ordre. Il y a ainsi un dégradé qui va du plus au moins dans les révélations que contemplent les yeux des saints anges. Or, s’il en est ainsi pour les ordres angéliques, comment nous-mêmes pourrions-nous sans eux et sans leur médiation recevoir de tels mystères ?

  1. Mais c’est par eux que l’intellect des saints reçoit la révélation de quelque mystère que ce soit, lorsque Dieu permet qu’une telle révélation soit transmise d’un ordre à l’autre, du plus élevé au plus humble, et qu’elle parvienne ainsi, avec sa permission, jusqu’à la nature humaine, et qu’elle lui soit communiquée par ceux qui en sont pleinement dignes. C’est par eux en effet que les saints reçoivent la lumière de la contemplation, jusqu’à la glorieuse Essence [divine], le mystère qui ne peut s’enseigner et que les anges eux-mêmes ne peuvent se transmettre les uns aux autres. Ce sont en effet « des esprits serviteurs, envoyés vers ceux qui sont appelés à devenir les héritiers de la Vie » (Hébr.,1, 14). Mais dans le siècle à venir, ce mode de transmission cessera, car alors nul ne recevra d’un autre la révélation de la gloire de Dieu pour l’honneur et la joie de sa propre âme. Mais à chacun sera donné par le Maître lui-même ce dont il est digne, à la mesure de ses œuvres, et il ne recevra plus d’un autre le don qui lui est fait, comme ici-bas. Car il n’y aura plus là-haut ni enseignant ni enseigné, ni personne qui ait besoin de demander à un autre ce qui lui manque (cf Jér.,3 1,34 ; / Jn, 2, 27). Il n’y aura là-haut qu’un seul Donateur, qui donnera sans intermédiaire à ceux qui recevront. C’est par Lui que seront remplis de la joie céleste ceux qui obtiendront cette joie. Là haut sera abolie la hiérarchie des enseignants et des enseignés, et l’ardent amour de chacun sera suspendu à l’Unique.
  2.    Quant à moi, je dis aussi que ceux qui sont châtiés dans la Géhenne sont flagellés par le fouet de l’amour. Qu’y a-t-il de plus amer et de plus violent que le châtiment de l’amour ? Ceux qui sentent qu’ils ont péché contre l’amour subissent un châtiment bien plus grand que les châtiments les plus redoutés. La douleur qu’éprouve le cœur qui a péché contre l’amour est plus déchirante que tout autre tourment. Il est absurde de penser que les pécheurs, dans la Géhenne, sont privés de l’amour de Dieu. L’amour est engendré par la connaissance de la vérité, laquelle, comme chacun le reconnaît, est donnée à tous. Par sa puissance même, l’amour agit d’une double manière : il tourmente les pécheurs, comme il arrive ici-bas qu’un ami ait à souffrir d’un ami, et il réjouit en lui ceux qui ont agi comme ils devaient le faire. Tel est, à mon avis, le châtiment de la Géhenne : l’amer regret qui procède de l’amour, tandis que la joie que celui-ci renferme enivre de ses délices les âmes des fils d’en haut.
  3.    On demanda à quelqu’un : « Quand peut-on savoir que Ton a reçu le pardon de ses péchés ? » Il répondit : « Quand on sent dans son âme qu’on les hait totalement, de tout son cœur, et quand, dans son comportement extérieur, on se comporte d’une façon entièrement opposée à sa manière de vivre antérieure. Celui qui agit ainsi et hait désormais le péché peut être certain qu’il a reçu de Dieu le pardon de ses fautes, selon le témoignage même qu’il reçoit de sa conscience, comme le dit l’Apôtre : « La conscience exempte de condamnation en témoigne elle-même » (cf Rom.,2,15 ; 2 Cor.,1, 12). Puissions-nous, nous aussi, recevoir le pardon de nos péchés, par la grâce et l’amour pour les hommes du Père sans commencement, avec son Fils unique et le Saint-Esprit, à qui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 85. LE JEÛNE ET L’AGRYPNIE ; LES LARMES ; LA PRIÈRE CONTINUELLE

Sur divers sujets, par questions et réponses

 

QUESTION. — Qu’est-ce qui empêche le cœur de l’homme de courir vers le mal ?

Réponse. — C’est de toujours suivre la sagesse et de préférer à tout l’enseignement de la Vie. Il n’est pas de lien plus solide pour empêcher le dérèglement de l’esprit.

  1.    Question.— Et quelle est la limite où s’arrête cette course vers la sagesse ? Et quand finit son apprentissage ?

Réponse. — Le parcours de cette course est étranger à toute limite, si bien que les saints [anges] eux-mêmes ne parviennent pas à la perfection de la sagesse. En effet, le voyage vers la sagesse est sans terme. Elle fait monter celui qui la suit jusqu’à l’unir à Dieu. Ce qui caractérise la sagesse, c’est que l’on n’a jamais fini de la comprendre. Car la sagesse est Dieu lui-même.

  1.    Question.— Quel est le premier chemin à prendre, et par où faut-il commencer pour s’approcher de la sagesse ?

Réponse. — Il consiste à chercher la sagesse de Dieu de toutes ses forces, à se mettre à sa poursuite de toute son âme, jusqu’au bout, sans hésiter à se dépouiller de sa propre vie et à la rejeter pour l’amour de Dieu.

  1.    Question.— Qui peut-on, à juste titre, qualifier d’intelligent ?

Réponse. — L’homme qui a véritablement compris que cette vie a une fin est capable de mettre un terme à ses fautes. Quelle connaissance ou quelle intelligence est en effet plus grande que celle d’avoir la sagesse de savoir comment sortir de cette vie en état d’incorruptibilité, sans s’être laissé souiller en rien par sa douceur ? Si un homme affine sa pensée jusqu’à pénétrer les mystères de tous les êtres, s’il s’enrichit de tout ce qu’il découvre et comprend dans tous les champs de la connaissance, mais si son âme est souillée par le péché, s’il n’a pas acquis un bon témoignage de sa conscience qui l’ouvre à l’espérance, mais s’imagine qu’il parviendra cependant à bon port, il n’y a personne au monde de plus insensé que lui. Car ses œuvres, dans sa course incessante après le monde présent, ne l’auront mené qu’à une espérance en ce monde.

  1.    Question.— Quel est l’homme véritablement le plus fort ?

Réponse. — C’est celui qui se plaît dans les tribulations passagères [d’ici-bas], dans lesquelles se cachent la Vie et la gloire de sa victoire, et qui n’a pas désiré une vie aisée, laquelle recèle l’odeur de la honte et abreuve toujours d’une coupe de gémissements celui qui s’y adonne.

  1.    Question.— Quel dommage éprouve-t-on, lorsqu’on chemine vers Dieu, si l’on s’écarte des œuvres bonnes à cause des épreuves ?

Réponse. — Sans la tribulation, il n’est pas possible de s’approcher de Dieu, et sans elle, il n’est pas possible de garder sa justice inaltérable. Si un homme cesse de pratiquer les œuvres qui accroissent la justice, il écarte par là même ce qui la protégeait, et il se retrouve comme un trésor sans gardien, comme un combattant dépouillé de ses armes, comme un navire qui n’a plus son gréement, comme un jardin privé de la source d’où l’eau jaillissait.

  1.    Question. —Quel est l’homme illuminé dans sa manière de penser ?

Réponse. — Celui qui est parvenu à découvrir l’amertume cachée dans la douceur du monde, qui a interdit à ses lèvres de boire à cette coupe, qui recherche sans cesse le salut de son âme, qui ne se permet aucune halte sur son chemin, jusqu’au jour de son départ de ce inonde, et qui ferme les portes de ses sens, afin que jamais l’amour de la vie présente n’entre en lui et ne lui dérobe ses trésors secrets.

  1.    Question.— Qu’cst-ce que le monde ? Comment le connaissons-nous ? Comment nuit-il à ceux qui l’aiment ?

Réponse. — Le monde est une prostituée qui attire ceux qui la regardent par l’attrait de sa beauté, voulant qu’ils la désirent. Celui qui s’est laissé prendre par le désir du monde et enlacer par lui ne peut plus s’échapper de ses mains avant d’avoir quitté cette vie. C’est seulement quand le monde le dépouille de tout et le met à la porte de sa maison au jour de sa mort, que l’homme découvre qu’il est un menteur et un imposteur. Mais tant qu’il est prisonnier des ténèbres de ce monde, même s’il s’efforce d’en sortir, il ne peut pas voir ses filets. Ainsi le monde tient en son pouvoir non seulement ses adeptes, ses enfants, ceux qui lui sont attachés, mais aussi les ascètes, ceux qui ont rejeté toute possession, ceux qui ont brisé ses liens, ceux qui l’ont dominé une fois. Voyez, il se met à les pourchasser de toutes manières pour [les asservir à] ses œuvres, il les écrase, il les met sous ses pieds.

  1.    Question. –Que faire avec notre corps, lorsque la souffrance et la pesanteur l’assiègent, car alors la volonté se relâche de son désir du bien et de sa précédente fermeté ?

Réponse. — C’est là ce qui arrive souvent à certains. Une moitié d’eux-mêmes est sortie du monde pour suivre le Seigneur, et l’autre moitié d’eux-mêmes est restée dans le monde. Leur cœur ne s’est pas séparé des choses d’ici-bas, et ils se sont divisés eux-mêmes. Tantôt ils regardent devant eux, tantôt ils regardent en arrière. Je pense que c’est ceux qui sont ainsi divisés lorsqu’ils s’approchent de la voie de Dieu que le sage exhorte quand il dit : « Ne t’engage pas sur cette voie avec un cœur double, mais avance comme celui qui à la fois sème et moissonne » (cj.’ Sir., 1,28 et Gai., 6, 7). De même le Seigneur, voyant que parmi ceux qui veulent vivre dans le renoncement, il en est certains dont la volonté est disposée à le faire, mais dont les pensées se tournent en arrière par crainte des tribulations, et parce qu’ils n’ont pas encore rejeté hors d’eux-mêmes l’amour de leur corps, leur dit expressément, afin de chasser toute tiédeur de leur pensée : « Celui qui veut me suivre, qu’il renonce d’abord à lui-même » et le reste (Ml., 16, 24).

  1. Question.— Et qu’est-ce que renoncer à soi-même ?

Réponse. — Celui qui veut accomplir cette parole du Seigneur doit être comme un homme qui, s’étant préparé à monter sur la croix, n’a plus à l’esprit que la pensée de la mort et qui sort de ce monde en se considérant comme devenu étranger à la vie présente. La croix est en effet une volonté prête à affronter n’importe quelle tribulation. Et, voulant expliquer pourquoi il en était ainsi, le Seigneur dit : « Celui qui veut vivre en ce monde se perdra loin de la vie véritable, mais celui qui se perdra ici-bas à cause de moi se trouvera dans l’au-delà » (cf. Mt., 10, 39). C’est-à-dire : « Si celui qui s’est engagé sur le chemin de la croix et y a posé ses pas se soucie encore de cette vie, il perd pour lui-même l’espérance en vue de laquelle il était parti affronter l’affliction. Car ce souci ne lui permet pas de s’approcher de l’affliction pour Dieu mais au contraire, par sa présence insistante, il l’attire peu à peu, il l’écarte du combat en vue de la vie bienheureuse, et il fait grandir en lui cette pensée, jusqu’à ce qu’il l’ait vaincu. Mais celui qui a consenti dans son esprit à perdre son âme à cause de moi, pour mon amour, celui-là sera trouvé irréprochable et sera gardé sauf pour la vie éternelle. » C’est ce que signifie la parole : « Celui qui perd son âme à cause de moi la trouvera » (Mt., 10, 39). Donc, en ce qui te concerne, « prépare désormais ton âme à disparaître complètement de cette vie. Et si tu viens à perdre la vie dans cette disposition d’esprit, je te donnerai la vie éternelle, comme je te l’ai promis (cf. Jn, 10, 28). Et si tu demeures en cette vie, je mettrai dès ici-bas ma promesse à exécution, et je te ferai éprouver la certitude des biens à venir ; ainsi, tu trouveras la vie éternelle, dès que tu auras méprisé la vie présente ». Lorsque tu te seras préparé à mener le combat dans ces dispositions, tout ce que l’on tient pour pénible et affligeant ne comptera plus à tes yeux. Pour un esprit ainsi préparé, il n’y a plus en effet de combat ni de tribulation au moment du danger de mort. C’est pourquoi il faut bien savoir que si on ne méprise pas sa vie en ce monde pour désirer la vie bienheureuse du siècle à venir, on est entièrement incapable de supporter toutes les tribulations et toutes les peines qui nous arrivent à toute heure.

  1. Question.— De quelle manière l’homme peut-il se défaire de ses habitudes antérieures et s’accoutumer à une vie de pauvreté et d’ascèse ?

Réponse. — Le corps n’accepte pas de vivre privé de ce dont il a besoin lorsqu’il est environné des causes de plaisir et de relâchement, et l’intellect lui-même ne peut pas le retenir à l’égard de ces choses tant qu’il ne l’a pas rendu étranger à tout ce qui produit le relâchement. En effet, tant que le corps a sous les yeux les choses elles-mêmes qui lui procurent du plaisir et tant qu’il voit constamment les causes du relâchement, un désir ardent de ces choses s’éveille en lui et l’excite nécessairement. C’est pourquoi le Seigneur notre Rédempteur a prescrit très opportunément à celui qui veut le suivre de se dépouiller de tout et de sortir du monde. On doit donc, en premier lieu, écarter de soi les causes de relâchement, et ensuite se mettre au travail. Le Seigneur lui-même, lorsqu’il commença à combattre contre le Diable, engagea la lutte dans un désert très aride (cf Mt., 4, 1). Et Paul exhorte ceux qui portent la croix du Christ à sortir de la ville : « Sortons avec lui en dehors de la ville et portons son opprobre, car il a souffert hors de la ville » (Hébr., 13, 12). En effet, dès qu’on se sépare du monde et de ce qui est du monde, on oublie rapidement ses habitudes antérieures et sa manière de vivre, et il n’est pas besoin d’un long combat pour y parvenir. En revanche, celui qui s’approche du monde et des choses du monde, affaiblit vite la vigueur de sa pensée. Il faut donc savoir que la séparation du monde aide grandement l’homme et lui assure le succès dans ce combat athlétique et salutaire.

Il convient donc, et il est très utile dans un tel combat, que la cellule du moine soit pauvre et dépouillée, et qu’elle soit vide et privée de tout ce qui pourrait éveiller en lui le désir du repos. En effet, lorsque les causes de relâchement sont écartées, l’homme ne court guère de danger dans son double combat contre les ennemis du dedans et du dehors. Il a beaucoup moins de peine à vaincre lorsqu’il est loin de ce qui lui cause du plaisir, que lorsqu’il a à portée de la main ce qui excite son désir, car, dans ce cas, il doit mener un double combat.

  1. Quand l’homme ne se soucie plus de ce qui est nécessaire pour sustenter son corps, il lui est facile de mépriser ses besoins ; lorsqu’il lui faut un peu manger, il regarde cette nourriture sans aucune convoitise, et il incite le corps à se contenter de peu. Il tient tout cela pour méprisable, et il ne prend pas la nourriture à cause de son agrément, mais pour soutenir et réconforter la nature. Ces dispositions mènent vite un tel homme à l’ascèse, sans qu’il en éprouve d’affliction ou de tristesse. Il convient donc qu’un moine zélé fuie d’un pied rapide et sans regarder en arrière tout ce qui le combat, et que non seulement il ne se mêle pas à ces choses qui le combattent, mais qu’il s’abstienne de simplement les regarder et qu’il évite leur approche autant qu’il le peut. Et je ne parle pas seulement du ventre, mais de tout ce qui, en luttant contre lui et en le combattant, tente et met à l’épreuve la liberté du moine. Quand en effet un homme se dirige vers Dieu, il conclut un pacte avec lui, en lui promettant de se séparer de toutes ces choses. Je veux dire par là : ne pas regarder le visage des femmes, ne pas fixer les yeux sur les personnes de noble apparence, ne rien convoiter, ne se délecter de rien, ne pas voir la riche ornementation des vêtements, ne pas considérer les dignités dont sont revêtus les hommes qui vivent dans le monde, ne pas écouter leurs paroles, ne pas être curieux de leurs actions. Les passions, en effet, reçoivent une grande force de la proximité de toutes ces choses qui amollissent le combattant et modifient sa façon de penser et sa résolution. Et si la vue de bonnes actions porte celui qui est plein de zèle à vouloir agir de même, il est évident que ce qui leur est opposé a le pouvoir de réduire la pensée de l’homme en captivité. Même s’il n’arrive rien de plus à celui qui pratique L’hèsychiaque d’être assailli par les tentations, c’est déjà une grande perte que de passer volontairement de la paix au trouble.
  2.    Si l’un des Pères d’entre les ascètes et les combattants, voyant un jour un jeune moine imberbe ressemblant à une femme, a estimé que cela était nuisible à sa pensée et préjudiciable à son combat, qui pourra, en d’autres circonstances, se permettre d’être négligent, alors que ce saint n’a pas accepté d’entrer et d’embrasser un frère ? Car le sage vieillard raisonnait ainsi : Ne ferais-je que penser cette nuit qu’il y a ici semblable chose, ce serait pour moi un grand détriment. C’est pourquoi il n’entra pas et dit à ceux qui étaient là : « Moi, je ne crains pas, mes enfants, mais à quoi bon une lutte superflue ? Car de tels souvenirs troublent inutilement l’esprit. » Tout ce qui concerne le corps peut occasionner pour l’homme un combat, et il doit beaucoup lutter à ce sujet ; il lui faut se garder lui-même et atténuer, en prenant la fuite, la guerre qui lui est ainsi déclarée. Lorsque ces choses sont à proximité, même s’il se fait violence pour bien agir, il est en danger, du fait de les voir sans cesse et [d’être exposé à] les convoiter.
  3.    En été, nous voyons beaucoup de plantes vénéneuses desséchées par la forte chaleur et étalées sur le sol, et personne ne les reconnaît. Mais lorsqu’elles sont arrosées par la pluie et sentent la fraîcheur revigorante de l’air, elles réapparaissent et sortent de terre. Ainsi en est-il de l’homme. Lorsqu’il jouit de la grâce de L’hèsychiaet de la chaleur de la tempérance, il se repose véritablement loin de toutes les passions. Mais s’il retourne aux choses du monde, alors il voit comment chaque passion se réveille en lui et relève la tête dès qu’elle sent l’odeur du relâchement. Je dis cela, pour que nul ne soit trop confiant tant qu’il vit dans son corps, jusqu’à sa mort, et pour montrer que fuir les causes du mal et s’en éloigner apporte une grande aide dans le combat ascétique. Nous devons toujours craindre tout ce dont le souvenir nous cause de la honte, et nous ne devons jamais fouler aux pieds notre conscience ni la mépriser. Mettons notre corps à l’épreuve dans le désert, d’où sont absentes les causes [des passions], afin de l’exercer à la patience. Mais ce qui est plus important que tout le reste, c’est que chacun, où qu’il soit, s’efforce de se tenir éloigné des causes du combat, car alors, même s’il subit la tribulation dans son esprit, il n’a plus à craindre que se présente une nécessité [extérieure] et qu’il tombe à son approche.
  4.    Question.— Lorsqu’un homme a rejeté tout ce qui l’embarrassait et est entré dans l’arène, quel est le commencement de son combat contre le péché ? Par où commence-t-il à lutter ?

Réponse. — Tout le monde sait que le commencement de tout notre combat contre le péché et la convoitise est la peine que nous nous donnons pour veiller et jeûner. C’est le cas en particulier lorsque nous combattons le péché intérieur, celui qui se commet au-dedans de nous. Tel est donc le signe du mépris du péché et de sa convoitise qui apparaît chez les combattants de cette guerre invisible : ils commencent par le jeûne, puis la veille nocturne vient prêter son concours à leur ascèse.

Sur le jeûne et l’agrypnie

  1.    Celui qui, durant toute sa vie, aime fréquenter ce couple est un ami de la chasteté. De même que le rassasiement du ventre est, avec le relâchement du sommeil qui enflamme la convoitise impure, le commencement de tous les maux, de même la sainte voie de Dieu, le fondement de toute vertu, est le jeûne et l’agrypnie, ainsi que la vigilance à ne pas céder à la douceur du sommeil pour s’adonner à la divine liturgie, le corps crucifié, de jour et de nuit. Le jeûne est le rempart de toute vertu, le commencement du combat, la couronne des ascètes, la beauté de la virginité et de la sanctification, l’éclat lumineux de la chasteté, le commencement de la voie du christianisme, la mère de la prière, la source de la tempérance et de la sagesse, le maître de L’hèsychia,le précurseur de toutes les œuvres bonnes. De même que la bonne santé des yeux entraîne le désir de [voir] la lumière, ainsi le jeûne pratiqué avec discernement suscite le désir de la prière.
  2.    Dès qu’un homme commence à jeûner, il ressent dans sa pensée le désir de s’entretenir avec Dieu. En effet, un corps qui jeûne ne supporte pas de passer toute la nuit à dormir sur sa couche. Quand le sceau du jeûne a été posé sur la bouche d’un homme, sa pensée médite avec componction, de son cœur sourd la prière, la gravité marque son visage, les pensées honteuses le fuient, nulle gaîté n’apparaît dans ses yeux, il devient l’ennemi de toute convoitise et des vaines conversations. Jamais on n’a vu un homme jeûner avec discernement et être asservi à un désir mauvais. Le jeûne mené avec discernement est une vaste demeure qui renferme tous les biens. Mais celui qui néglige le jeûne rend chancelants tous ces biens. Car le jeûne est le commandement qui a été donné dès le commencement à notre nature, pour la garder de goûter [le fruit de l’arbre du bien et du mal], et c’est sur ce point que le chef de notre race commit sa faute (cf. Gen.,2, 17 ; 3, 1-6). C’est pourquoi les athlètes [spirituels] commencent par où se produisit la première chute, lorsqu’ils entreprennent, pour [obtenir] la crainte de Dieu, de garder ses commandements.
  3.    C’est par là aussi que commença le Sauveur, quand il se manifesta au monde dans le Jourdain. Après le baptême en effet, l’Esprit le conduisit au désert, où il jeûna quarante jours et quarante nuits (cf. Mt.,4, 1-2). Tous ceux qui suivent ses traces doivent commencer par établir leur combat sur ce fondement. Cette arme a été forgée par Dieu ; qui pourrait la négliger, comme si elle était méprisable ? Et si l’Auteur de la Loi a jeûné, quel observateur de la Loi ne devra pas en faire autant ? Jusque là, la race des hommes n’avait pas connu la victoire, et le Diable n’avait jamais expérimenté de défaite de la part de notre nature ; mais grâce à cette arme, il fut vaincu pour la première fois. Notre Seigneur fut l’initiateur et le premier-né de la victoire et il obtint la première couronne qui fut placée sur la tête de notre nature. Et maintenant, dès que le Diable voit cette arme dans la main d’un homme, aussitôt la crainte s’abat sur cet Adversaire tyrannique, il se souvient de cette première défaite que le Sauveur lui infligea au désert, et sa force est brisée ; il se consume quand il voit l’arme que notre Archistratège a placée dans nos mains. Y a-t-il arme plus puissante que celle-là ? Qu’est-ce qui donnera davantage confiance à notre cœur, dans sa lutte contre les ennemis, que la faim endurée pour le Christ ? Car plus le corps peine et se donne du mal au temps où la phalange des démons assaille l’homme, plus le cœur de celui-ci est fortifié par la confiance. Celui qui se revêt de l’armure du jeûne est continuellement brûlé par le zèle comme par un feu. Quand Elie le Zélé brûla de tout son zèle pour la Loi de Dieu, c’est à cette œuvre du jeûne qu’il eut recours. Le jeûne rappelle au jeûneur les commandements de l’Esprit et il est médiateur entre l’ancienne Loi et la Grâce qui nous a été donnée par le Christ. Celui qui le néglige ne peut que déserter les autres combats, dans son indolence et sa faiblesse. Il montre ainsi les prémices et le signe annonciateur du relâchement de son âme, et il cède la victoire à son Adversaire, car il part au combat nu et sans armes ; il est évident qu’il en sortira sans victoire. Ses membres n’avaient pas pour bouclier la ferveur [qui naît] de la faim que fait éprouver le jeûne. Tel est le jeûne : celui qui demeure en lui gardera sa pensée inébranlable, et il sera prêt à affronter et à vaincre les passions les plus redoutables.
  4. On dit que beaucoup de martyrs, [arrivés au] jour où ils s’attendaient à recevoir la couronne du martyre, soit qu’ils l’aient connu à l’avance par une révélation, soit qu’il l’aient appris par leurs compagnons, ne mangeaient rien le soir précédent, mais veillaient dans la prière jusqu’au matin, glorifiant Dieu par des psaumes, des hymnes et des odes spirituelles ; ils accueillaient cette heure dans la joie et l’allégresse, comme des gens qui se préparent aux noces, et ils allaient, en jeûnant, au-devant du glaive. Ainsi donc, nous-mêmes, qui avons été appelés au martyre invisible1’5 afin de recevoir les couronnes dela sanctification, soyons sobres [d’esprit] (nèpsômen), et que jamais dans un membre ou une partie de notre corps ne soit donnée à nos ennemis le moindre signe de reniement [de notre foi]3’6.
  5. Question.— Comment se fait-il que souvent certains, qui pratiquent de telles œuvres, ne sentent en eux ni la sérénité, ni le repos [loin] des passions, ni la paix des pensées ?

Réponse. — Les labeurs de l’ascèse corporelle, ô frère, non seulement ne suffisent pas pour corriger les passions cachées dans l’âme, mais ils n’empêchent pas non plus les pensées en ceux qui sont continuellement sollicités par les sens. Ces labeurs en effet préservent l’homme des convoitises et des tromperies des démons pour qu’ils ne soient pas vaincus par elles, mais les labeurs eux-mêmes ne donnent pas à l’âme la paix et la sérénité. C’est seulement quand nous avons part à L’hèsychia que les œuvres et les labeurs de l’ascèse procurent à l’âme l’impassibilité, mortifient les membres qui sont sur la terre (cf. Col., 3, 5) et donnent le repos aux pensées. Alors les sens extérieurs cessent d’être troublés et persévèrent un certain temps au service de la sagesse. Jusqu’à ce que l’homme se soit éloigné des hommes, que ses membres soient délivrés du flux incessant des pensées et qu’il se soit rassemblé en lui-même, il ne peut pas connaître sa passion. Car L’hèsychia, comme l’a dit saint Basile, est le commencement de la purification de l’âme. Quand les membres du corps suspendent leur activité extérieure et suppriment les distractions qui en résultent, l’esprit se détourne des distractions et de l’errance des pensées et il demeure au calme au-dedans de lui-même ; le cœur s’éveille et scrute les pensées à l’intérieur de l’âme. S’il persévère patiemment dans cette voie, l’homme parviendra progressivement à la pureté de l’âme.

  1. Question.— L’âme ne peut-elle se purifier, si elle garde des relations avec ce qui est à l’extérieur des portes ?

Réponse. — Si un arbre est arrosé tous les jours, quand sa racine se desséchera-t-elle ? Si un vase est rempli tous les jours, quand sera-t-il vide ? Et si la pureté n’est rien d’autre que l’oubli des comportements dépourvus de liberté et l’abandon des habitudes ainsi contractées, comment et quand purifiera-t-il son âme, celui qui, par l’activité de ses sens, ne cesse pas de renouveler, de lui-même ou sous l’influence des autres, le souvenir de ses anciennes habitudes, c’est-à-dire la connaissance de la malignité ? Quand pourra-t-il en purifier son âme, ou quand cessera-t-il de lutter au dehors, afin de se voir lui-même ? Si le cœur se souille tous les jours, quand se pu-rifiera-t-il de sa souillure ? S’il n’est pas capable de résister aux influences extérieures, comment pourra-t-il purifier son cœur, alors qu’il est au milieu du camp et s’attend chaque jour, constamment, à entendre l’annonce d’une attaque ennemie ? Comment ose-t-il proclamer à son âme un message de paix ? Ce n’est que s’il s’éloigne de ces choses qu’il lui sera possible de pacifier peu à peu son intérieur, car tant que les eaux du fleuve n’ont pas été retenues dans sa partie haute, il est impossible de les assécher en aval. C’est seulement lorsqu’un homme est parvenu à L’hèsychia que son âme peut discerner ses passions et prendre conscience de sa propre sagesse. Alors l’homme intérieur s’éveille à l’activité spirituelle, et [peu à peu], jour après jour, il perçoit la sagesse secrète qui s’épanouit dans son âme.

  1. Question.— Quels sont les indices précis et les signes manifestes à partir desquels et à travers lesquels on sent que l’on a commencé à voir le fruit caché dans l’âme ?

Réponse. — C’est lorsqu’un homme a été jugé digne de recevoir la grâce des larmes qui coulent abondamment et sans effort. Car les larmes ont été placées comme une frontière entre le corporel et le spirituel, entre la sujétion aux passions et la pureté. Mais tant que l’on n’a pas reçu un tel charisme, l’activité spirituelle de chacun se situe encore dans l’homme extérieur, et on ne sent aucunement l’opération de ce qui se cache dans l’homme spirituel. C’est lorsqu’on commence à quitter les choses corporelles du siècle présent, que l’on a franchi la frontière et que l’on s’avance dans la région qui s’étend au-delà de la nature visible, que l’on reçoit soudainement cette grâce des larmes. Ainsi les larmes apparaissent dès la première étape de la vie cachée, et elles conduisent l’homme à la perfection de l’amour de Dieu. Et plus il avance vers cette perfection, plus il devient riche de larmes, jusqu’à ce qu’elles se mêlent à sa nourriture et à sa boisson (cj.‘ Ps. 101, 10), tellement elles abondent. Tel est le signe précis que l’esprit est sorti de ce monde et qu’il a la sensation du monde spirituel. Mais plus l’homme se rapproche dans sa pensée du monde présent, plus ses larmes se raréfient, et quand sa pensée est totalement dépourvue de larmes, c’est le signe que l’homme est complètement enseveli dans les passions.

Sur les diverses sortes de larmes

  1.    Il y a des larmes qui brûlent, et il y a des larmes qui sont comme une onction d’huile. Toutes les larmes qui viennent de la componction et de la douleur du cœur causées par les péchés commis, dessèchent et consument le corps, et souvent, lorsqu’elles coulent, elles empêchent l’homme de garder la maîtrise de lui-même. C’est d’abord de pareilles larmes que l’homme connaît nécessairement. Puis, par elles, s’ouvre devant lui la porte qui conduit aux larmes du second degré, meilleur que le premier, et qui est une contrée de joie, où l’homme reçoit la miséricorde. Ces larmes jaillissent de la conscience ; elles revêtent le corps de beauté, lui sont comme une onction d’huile, et coulent d’elles-mêmes, sans que l’on ait à se forcer. Et non seulement, comme je viens de le dire, elles fortifient le corps de l’homme, mais son aspect en est transformé : « Quand le cœur est joyeux, dit l’Écriture, le visage est florissant, mais quand le cœur est triste, le visage est assombri » (Prov:, 15, 13).
  2.    Question.— Qu’est-ce que la résurrection de l’âme, dont parle l’Apôtre quand il dit : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ …» (Col., 3, 1) ?

Réponse. — Quand l’Apôtre affirme : « Dieu qui a dit : Que la lumière brille du sein des ténèbres, a lui-même brillé dans nos cœurs » (2 Cor., 4, 6), il a montré que l’on appelle « résurrection de l’âme » la sortie hors de la vétusté, de telle sorte que l’homme devient nouveau, n’ayant plus rien en lui du vieil homme (cf. Eph., 4,22), comme il est écrit : « Je leur donnerai un cœur nouveau et un esprit nouveau » (Ez., 36, 25). Alors l’image du Christ est formée en nous, par l’Esprit de sagesse et de révélation [qui nous donne] sa connaissance.

  1.    Question.— Quelle est, en résumé, la puissance de la pratique de l’hèsychia?

Réponse. — L’hèsychia fait mourir les sensations extérieures, et ressuscite les motions intérieures. Mais si l’on vit tourné vers le dehors, c’est le contraire qui se produit : une telle manière de vivre ressuscite les sensations extérieures, et fait mourir les motions intérieures.

  1.    Question. Quelle est la cause des visions (orasis) et des révélations (apocalypsis) ? Car certains en voient, alors que chez d’autres, qui peinent plus qu’eux, la vision ne se produit pas ?

Réponse. — Les causes des visions et des révélations sont nombreuses. Les unes ont pour cause l’économie divine et profitent à l’ensemble des hommes. Les autres ont pour motif la consolation des faibles, leur encouragement et leur enseignement. Et d’abord, la miséricorde de Dieu dispose par économie toutes ces choses en faveur des hommes. Mais elle les accorde le plus souvent aux hommes qui se trouvent dans ces trois catégories : la catégorie des plus simples et de ceux qui sont entièrement dépourvus de malice, la catégorie des parfaits et des saints, la catégorie de ceux qui ont un zèle ardent pour Dieu, qui ont désespéré du monde, y ont totalement renoncé, se sont éloignés des lieux habités et sont partis pour suivre Dieu, nus et n’attendant aucun secours des choses visibles lorsque s’abattent sur eux la peur de la solitude, ou un danger de mort dû à la faim, à la maladie, à quelque circonstance ou tribulation, et qu’ils se trouvent aux portes du désespoir. Que les consolations soient données à de tels hommes, et non à d’autres qui ont peiné plus qu’eux [dans l’ascèse], la première cause en est la pureté ou l’absence de pureté de la conscience. La deuxième cause est exactement celle-ci : dans la mesure où quelqu’un reçoit une consolation humaine ou une consolation venant des choses visibles, il ne peut connaître ces consolations que sont les révélations, si ce n’est par une certaine économie dont Dieu peut user à l’égard de tous. Car ce que nous disons ici concerne les anachorètes. En témoigne l’un des Pères qui, ayant prié pour obtenir une pareille consolation, reçut cette réponse : « La consolation et le commerce des hommes te suffisent. »

  1.    Un autre Père341, alors qu’il vivait en reclus dans la solitude, jouissait à toute heure de la consolation venant de la grâce. Quand il se rapprocha du monde, il demanda cette consolation à laquelle il était habitué, et il ne la trouva pas. Il pria Dieu de lui en révéler la cause, en disant : « Est-ce, Seigneur, parce que j’ai reçu la dignité épiscopale que la grâce s’est éloignée de moi ? » Il lui fut répondu : « Non. Mais cela s’est produit parce que c’est de ceux qui vivent dans le désert que Dieu prend soin en leur donnant de recevoir de telles consolations. » Il n’est pas possible en effet qu’un homme reçoive à la fois la consolation visible et la consolation de la grâce, si ce n’est, comme nous l’avons dit, en vertu de quelque économie secrète et connue de Celui-là seul qui en dispose ainsi.
  2. Question.— La vision (orasis) et la révélation (apocalypsis) sont-elles une même chose, ou non ?

Réponse. — Non, elles sont différentes. [Cependant, le mot] « vision » signifie souvent les deux choses. En effet, parce qu’elle manifeste quelque chose de caché, on peut dire que toute vision est une révélation, mais on ne peut pas dire que toute révélation soit une vision. La plupart du temps, la révélation a pour objet quelque chose qui est connu, goûté et conçu par l’intellect, tandis que la vision, quel qu’en soit le mode, présente une image et des figures, comme c’était le cas jadis pour les anciens, soit au cours d’un profond sommeil, soit à l’état de veille, d’une façon tantôt précise, tantôt floue et comme évanescente. Celui qui voit, souvent ne sait pas lui-même si c’est à l’état de veille ou dans le sommeil. Tantôt il entend une voix qui lui apporte du secours, tantôt il perçoit quelque figure, tantôt il voit plus clairement et dans un face à face qui s’accompagne de vision, de dialogue, de questions et de réponses. Parfois, ce sont de saintes Puissances [angéliques] qui apparaissent à ceux qui en sont dignes et leur apportent des révélations. De telles choses se produisent dans des lieux déserts, éloignés des hommes, là où l’homme en a nécessairement besoin, car il ne dispose dans un tel lieu d’aucun autre secours ni d’aucune autre consolation. Mais les révélations que l’intellect perçoit sont reçues à travers la pureté et ne sont accordées qu’aux parfaits et à ceux qui ont la connaissance .

  1.    Question.— Quel est le signe qu’un homme a atteint la pureté du cœur, et quand sait-il que son cœur est parvenu à la pureté ?

Réponse. — Lorsqu’il voit tous les hommes comme bons, et lorsque aucun ne lui paraît impur et souillé ; c’est alors qu’il est véritablement pur de cœur. Comment s’accomplirait autrement la parole de l’Apôtre, selon laquelle il nous faut, d’un cœur sincère, considérer les autres comme supérieurs à nous-mêmes (cf. Phi/., 2, 3), si l’on est pas encore arrivé à ce que dit le prophète : « L’œil bon ne voit pas le mal » (Hab., 1, 13) ?

  1.    Question.— Qu’est-ce que la pureté, et où se situent ses frontières ?

Réponse. — La pureté est l’oubli des modes de la connaissance qui sont contre nature et qui, dans le monde, ont été trouvés par la nature [humaine], La frontière au-delà de laquelle on est libéré de ces modes et on se retrouve en dehors d’eux est que l’homme revienne à la simplicité et à l’absence de malice originelles de sa nature, et qu’il redevienne comme un enfant, sans toutefois les défauts de l’enfant.

3 1. Question. — Est-il possible que l’homme parvienne à ce degré ?

Réponse. — Oui. Certains y sont parvenus, comme l’abbé Sisoès, qui en était arrivé à demander à son disciple s’il avait mangé ou non. Un autre Père avait également atteint un tel état de simplicité et d’innocence qu’il était presque devenu comme un petit enfant, et il oubliait tellement les choses d’ici-bas qu’un jour il aurait mangé avant la communion s’il n’en avait été empêché par ses disciples, lesquels le firent communier comme un petit enfant. Pour le monde, il était un petit enfant, mais devant Dieu, il était parfait quant à son âme.

  1. Question. —Que doit méditer et de quoi doit s’entretenir intérieurement l’ascète qui demeure dans L’hèsychia dans sa cellule de solitaire ? Et à quoi doit-il s’occuper continuellement, pour que son intellect ne se laisse pas aller à des pensées vaines ?

Réponse. — Tu me demandes là, à propos de la méditation et de l’entretien intérieur du moine, comment l’homme parvient à mourir dans sa cellule ? Un homme zélé et sobre en son âme, vivant avec lui-même, a-t-il besoin d’interroger pour savoir à quoi il doit passer sa vie ? Le moine a-t-il une autre occupation dans sa cellule que de pleurer ? Est-il bon qu’il délaisse les pleurs pour se porter vers une autre pensée ? Quelle occupation pourrait être meilleure que celle-ci ? Car la cellule du moine et sa solitude, qui font ressembler l’existence du moine à celle d’un mort dans son tombeau, lui enseignent à vivre loin de la joie des hommes. Son œuvre est l’affliction (penthos), et le nom même qu’il porte l’y exhorte et l’y encourage, car on l’appelle un « affligé144 », c’est-à-dire homme dont le cœur est dans l’amertume. C’est dans l’affliction que tous les saints ont quitté cette vie. Or si les saints étaient dans l’affliction et si leurs yeux étaient constamment remplis de larmes jusqu’à ce qu’ils aient quitté cette vie, qui ne pleurerait ? La consolation du moine est engendrée par sa propre affliction. Et si les parfaits, ceux qui ont remporté la victoire, ont pleuré ici-bas, comment celui qui est couvert de plaies ne s’affligerait-il pas ? Celui qui voit un de ses proches étendu mort devant lui a-t-il besoin qu’on lui apprenne quelle autre pensée il devrait avoir pour répandre des larmes ? Ton âme est morte à cause des péchés et gît devant toi, elle qui est plus précieuse à tes yeux que le monde entier, et tu n’aurais pas besoin de te lamenter ? Mais si nous sommes entrés dans L’hèsychia, si nous y persévérons avec patience, nous pourrons assurément demeurer dans les larmes. Prions donc toujours le Seigneur dans notre pensée, pour qu’il nous accorde ce don. Car si nous recevons cette grâce meilleure et plus élevée que tous les autres charismes, par elle nous entrons dans la pureté [du cœur]. Et quand nous serons entrés dans la pureté, celle-ci ne nous quittera plus, jusqu’à notre départ de cette vie. 

  1.    Bienheureux donc les cœurs purs, car il n’est pas de temps où ils ne jouissent pas des délices de ces larmes, et au sein de ces délices ils voient toujours le Seigneur. Leurs larmes sont encore dans leurs yeux, qu’il leur est donné de voir les révélations de Dieu du haut de leur prière, et jamais ils ne prient sans pleurer. C’est là ce qu’a dit le Seigneur : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (Ml.,5, 4). C’est par le deuil en effet que l’on parvient à la pureté de l’âme. C’est pourquoi, quand le Seigneur a dit : « ils seront consolés », il n’a pas expliqué quelle serait cette consolation. C’est en effet quand il a été donné au moine de traverser, grâce aux larmes, le pays des passions et d’atteindre la plaine de la pureté de l’âme, que vient à sa rencontre une telle consolation. En effet, si quelqu’un, parmi ceux qui ont découvert ici-bas cette [pureté], rencontre grâce à elle la consolation qui n’est pas d’ici-bas, alors il comprend quelle consolation se trouve au terme de l’affliction, lorsque Dieu l’accorde aux affligés à cause de leur pureté. Il n’est pas possible en effet qu’un homme continuellement affligé soit troublé par les passions. S’affliger et pleurer sont les charismes des impassibles. Si les larmes non seulement peuvent conduire à l’impassibilité celui qui, à certains moments, s’afflige et pleure, mais encore peuvent purifier son intellect et en chasser le souvenir des passions, que dire de ceux qui nuit et jour s’adonnent avec science à cette œuvre ? Nul ne connaît le secours qu’apportent les pleurs, sinon ceux-là seuls qui ont consacré leur âme à une telle œuvre. Tous les saints cherchent à entrer par là, car les larmes ouvrent devant eux la porte qui donne accès à la contrée de la consolation, à cette contrée où la trace bienfaisante et salutaire des pas de Dieu apparaît dans des révélations.
  2.    Question. —Si certains ne peuvent pas s’affliger constamment à cause de l’état de faiblesse de leur corps, que doivent-ils faire pour garder leur intellect, afin que les passions ne profitent pas de son inaction pour se soulever contre lui?

Réponse. — Quand le cœur s’est dégagé des choses de cette vie, les passions ne peuvent plus sc révolter contre l’âme et troubler l’ascète dans son anachorèse loin de toute cause de

distraction, si celui-ci ne se laisse pas aller à la paresse et à la négligence à l’égard de ses obligations. En tout premier lieu, s’il s’applique à méditer les saintes Écritures, en scrutant les sens qu’elles recèlent, il demeure à l’abri du trouble des passions. En effet, à cause de la surabondante compréhension de l’Écriture qui demeure en lui, les pensées vaines s’enfuient, son intellect ne peut plus s’empêcher de désirer [lire] l’Écriture ou la repasser dans sa mémoire, et il ne lui est plus possible de prêter attention à quoi que ce soit de cette vie, à cause de l’immense plaisir [qu’il trouve] dans cette occupation, tandis qu’il est élevé au-dessus des pensées par sa grande hèsychia dans le désert. Dès lors, il s’oublie lui-même, il oublie sa nature, il devient comme un homme hors de lui-même, et ne se souvient plus du tout de ce monde. En premier lieu, il ne cesse de méditer et de réfléchir sur tout ce qui concerne la grandeur de Dieu, et il s’écrie : « Gloire à sa divinité ! Étranges et prodigieuses sont toutes ses œuvres! A quelle hauteur n’a-t-il pas élevé ma bassesse ! Sur quelles choses m’a-t-il accordé de toujours méditer ! Et de quelles pensées a-t-il donné à mon âme d’oser s’entretenir intérieurement, et de faire ses délices. » Vivant constamment au milieu de ces merveilles, et continuellement frappé de stupeur, il est toujours enivré, et il devient tel que l’homme sera après la Résurrection. L‘hèsychia contribue beaucoup à [ce que l’on obtienne] une telle grâce, car l’intellect y trouve un lieu où il peut demeurer en lui-même, dans la paix que l’hèsychia lui a fait découvrir. Et désormais s’éveillent en l’homme des pensées en rapport avec la vie qu’il mène ; ayant à l’esprit la gloire du siècle à venir et l’espérance réservée aux justes dans cette vie toute spirituelle, jaillissant de Dieu, songeant à cette restauration finale de l’univers, il ne pense plus aux choses de ce monde, ni ne s’en souvient. Lorsqu’il a connu l’ivresse de telles pensées et qu’il revoit ce monde où il se trouve encore, il dit dans son émerveillement : « O profondeur de la richesse, de la sagesse, de la connaissance, de l’intelligence, de la prévoyance et de l’économie de Dieu, dont on ne peut saisir la trace. Que sont insondables tes jugements et incompréhensibles tes voies ! » (Rom., 11, 33).

  1.    Mais, [se dit alors cet homme en son émerveillement,] puisque Dieu a préparé cet autre monde admirable pour y faire entrer tous les êtres doués d’intelligence et les garder dans la vie sans fin, pourquoi a-t-il d’abord fait ce monde-ci, pourquoi lui a-t-il conféré de telles dimensions, pourquoi l’a-t-il ainsi comblé de tant de richesses, de tant d’espèces et de natures diverses, et pourquoi a-t-il mis en lui les causes et les motifs de tant de passions et les combats [qu’elles suscitent] ? Comment nous a-t-il tout d’abord mis dans ce monde, comment a-t-il implanté en nous le désir d’y vivre de longs jours, comment nous en arrache-t-il soudain par la mort, comment nous garde-t-il ensuite si longtemps [dans la tombe] en état d’insensibilité et d’immobilité, comment fait-il disparaître nos formes, comment dissout-il les éléments de notre corps, comment les mêle-t-il à la terre, comment permet-il que notre organisme humain se corrompe, soit détruit et disparaisse ? Enfin, comment, au temps qu’il a fixé dans sa sagesse adorable, lorsqu’il le voudra, nous relèvera-t-il dans une autre forme que lui-même connaît, et nous fera-t-il entrer dans un autre état ? Et ces choses, ce ne sont pas seulement nous, les hommes, qui les espérons, mais les saints anges eux-mêmes, qui n’ont pas besoin de ce monde à cause de leur nature prodigieuse et presque parfaite, attendent que nous soyons ressuscités de la corruption, à l’heure où notre race se lèvera de la poussière et où cette corruption se changera en une vie nouvelle. C’est à cause de nous en effet qu’ils sont empêchés de pénétrer dans ce monde nouveau et définitif et attendent que s’en ouvre la porte. Cette création angélique entrera alors dans le repos avec nous, qui serons libérés de la pesanteur de ce corps, comme le dit l’Apôtre : «La création elle-même attend la révélation des fils de Dieu pour être délivrée de la servitude de la corruption, et avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rom.,8, 21), après la complète dissolution de ce monde arraché à son état actuel, et le rétablissement de notre nature dans son état premier.
  2.    De là, l’homme s’élève en pensée vers ce qui était avant la fondation du monde, lorsqu’il n’existait encore aucune créature, ni ciel, ni terre, ni ange, rien de ce qui a été fait. Il admire comment Dieu a soudain tout mené du néant à l’être par son seul bon vouloir, et toute chose se tint devant lui en sa perfection. Puis cet homme se penche en esprit sur toutes les œuvres de Dieu, il considère ces choses admirables que sont ses créatures, et la sagesse qui s’y manifeste, et il se dit en lui-même, plongé dans la stupeur : O merveille! Comme son économie et sa Providence dépassent toute pensée, et comme sa puissance merveilleuse l’emporte sur toutes ses créatures ! Comment a-t-il mené du néant à l’être la création, la multitude innombrable et la diversité des choses ? Comment se fait-il qu’il doive ensuite la détruire et l’arracher à cet ordre admirable, à la beauté des diverses natures, au cours bien ordonné de la création : le déroulement des heures et des temps, l’alternance de la nuit et du jour, la succession bienfaisante des saisons, la variété des fleurs que produit la terre, la beauté des édifices dans les villes, leurs merveilleux palais, la rapidité avec laquelle se déplacent les hommes, toute leur race vouée à la peine depuis son entrée [dans ce monde] jusqu’à sa sortie ? Comment disparaîtra soudain cet ordre admirable, et comment adviendra un autre monde où le souvenir de cette première création ne montera plus jamais au cœur de qui que ce soit, où tout sera changé, où les pensées seront autres, et tout autres les préoccupations ? Et enfin, comment la race des hommes ne se souviendra-t-elle plus de ce monde, ni de toute l’existence qu’elle y menait jadis ? Car leur intellect sera fixé dans la contemplation propre à ce nouvel état, et il n’aura plus le loisir de revenir sur les combats du sang et de la chair. En effet, dès que sera détruit le monde présent, aussitôt commencera le siècle à venir. Alors tout homme dira : « Ô mère oubliée de ses enfants, de ceux qu’elle avait engendrés, qu’elle avait rendu sages et qui en un clin d’œil ont été recueillis dans un autre sein et sont devenus les véritables enfants de la stérile qui n’avait jamais enfanté ! Réjouis-toi, stérile qui n’avais jamais enfanté, réjouis-toi dans les enfants que t’a engendrés la terre ! » (ç/.’ Is.,54, 1 ).
  3. L’homme ne cesse alors de se redire, comme hors de lui : « Combien de temps ce monde va-t-il encore durer ? Quand le siècle à venir va-t-il commencer ? Combien de temps nos demeures corporelles vont-elles dormir en leur forme présente, et rester mêlées à la terre ? Comment cette vie nouvelle va-t-elle advenir ? Sous quelle forme notre nature se relèvera-t-elle et sera-t-elle restaurée ? Comment accédera-t-elle à la seconde création ? » Tandis qu’il médite ces choses et d’autres semblables, l’extase, la stupeur, un calme silence tombent sur lui ; puis il se relève, fléchit les genoux, et fait monter des actions de grâces et des doxologies mêlées d’abondantes larmes vers Dieu, qui seul est sage et qui toujours est glorifié dans ses œuvres pleines de sagesse.
  4. Bienheureux donc celui qui a été trouvé digne de telles choses ! Bienheureux celui qui les médite jour et nuit. Bienheureux celui qui ne cesse d’y penser, ainsi qu’à d’autres choses semblables, tous les jours de sa vie ! Mais si, lorsqu’il débute dans L’hèsychia,l’homme ne sent pas la puissance de telles contemplations, à cause de la distraction de son intellect, et s’il ne peut pas encore s’élever jusqu’à la vision des merveilles de Dieu dont nous avons parlé, qu’il ne se décourage pas et qu’il ne renonce pas à la sérénité de sa vie hésychaste. Quand en effet le paysan ensemence la terre, ce n’est pas au moment où il sème le grain qu’il voit l’épi. Aux semailles [spirituelles] succèdent l’acédie, le labeur, les membres douloureux, la souffrance intérieure, le découragement. Enfin, quand le travailleur a supporté tout cela, vient un autre temps où il éprouve de la satisfaction et danse, exulte et se réjouit. Quel est ce temps ? C’est celui où il mange le pain gagné à la sueur de son visage, et où sa continuelle méditation dans L’hèsychiaporte ses fruits. Car L’hèsychia et la méditation assidue et patiente qui l’accompagne et dont nous avons parlé font sourdre dans le cœur un plaisir immense et sans fin et conduisent rapidement l’intellect à un état de stupeur ineffable. Bienheureux celui qui persévère courageusement dans L’hèsychia, car s’est ouverte devant lui la source que Dieu fait jaillir, il y a bu, il s’en est réjoui, et il ne cessera plus jamais d’y boire en tout temps, à toute heure de la nuit et du jour, jusqu’à ce que soit consommée et s’achève sa vie éphémère d’ici-bas.
  5.    Question. —Quel est le fruit de tous les labeurs que comporte cette activité, je veux dire L’hèsychia,afin que celui qui l’a obtenu sache qu’il a atteint la perfection de son genre de vie ?

Réponse. — C’est qu’un homme ait été trouvé digne de demeurer sans cesse en prière. Celui qui y est parvenu a atteint le sommet de toutes les vertus, et il est devenu désormais la demeure du Saint-Esprit. En effet, celui qui n’a pas reçu pleinement la grâce du Consolateur ne peut pas pratiquer avec facilité la prière continuelle. Mais il est dit que lorsque l’Esprit a établi sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s’arrêter de prier, car l’Esprit lui-même ne cesse pas de prier [en lui]. Qu’il dorme ou qu’il veille, la prière ne se sépare plus de son âme. Qu’il mange, qu’il boive, qu’il soit couché, qu’il se livre à quelque travail, ou qu’il soit plongé dans un profond sommeil, le parfum de la prière s’élève spontanément de son cœur. Désormais, sa prière ne connaît plus d’interruption, mais constamment, même lorsqu’il semble prendre son repos, elle se célèbre secrètement en lui, car « le silence des cœurs purs est une prière », comme l’a dit un homme revêtu du Christ. En effet, leurs pensées sont désormais des motions divines. Les mouvements d’un cœur et d’un esprit purifiés sont des voix paisibles qui chantent dans le secret des psaumes à l’invisible.

  1.    Question.— Qu’est-ce que la prière spirituelle ? Et comment celui qui combat s’en rend-il digne ?

Réponse. – La prière spirituelle est faite des mouvements de l’âme qui ont part à l’énergie du Saint-Esprit grâce à une chasteté et une pureté rigoureuses. Un homme sur des milliers en est digne, car elle est le mystère de l’état et de la vie à venir. Par elle, l’homme s’élève dans les hauteurs, et sa nature ne subit plus aucune influence du mouvement et du souvenir des choses d’ici-bas. Il cesse même de prier, mais son âme perçoit sensiblement les réalités spirituelles du siècle à venir, qui dépassent la pensée humaine. Avoir l’intelligence de telles choses ne peut venir que de la puissance du Saint-Esprit. C’est en cela que consistent la contemplation spirituelle (noèiè théôria) et le mouvement spirituel de l’intellect ; ce n’est plus une prière de demande, mais la prière en est le point de départ. C’est pourquoi certains de ces hommes sont déjà parvenus à la perfection de la pureté, et il n’est pas chez eux de moment où leur mouvement intérieur ne soit pas imprégné de prière, comme nous l’avons dit. Quand l’Esprit-Saint se penche sur eux, il les trouve toujours en prière, et il les mène de cette prière à la contemplation, que l’on appelle vision spirituelle (pneuma-tikè orasis). Ils n’ont plus besoin alors des formes extérieures des longues prières, ni de la station debout et de l’ordonnance de toutes leurs liturgies. Le souvenir de Dieu leur suffit, et ils deviennent aussitôt captifs de son amour. Mais ils ne négligent pas pour autant de se lever pour la prière [liturgique], qu’ils continuent à respecter, et ils se tiennent debout aux heures prescrites, sans préjudice pour la prière continuelle.

  1. Nous avons vu en effet que saint Antoine, lorsqu’il se tenait debout pour la prière de la neuvième heure, sentait s’élever son intellect. Et un autre Père, tandis qu’il étendait les mains et se tenait debout pour prier, fut ravi en extase durant quatre jours. Bien d’autres encore, qui priaient ainsi, étaient ravis à eux-mêmes, tellement ils gardaient le souvenir de Dieu et l’aimaient, et ils entraient en extase. L’homme est digne de tout cela lorsqu’il se dépouille du péché au-dedans et au-dehors par la garde des commandements du Seigneur, qui sont contraires au péché. Si quelqu’un aime ces commandements et les met en œuvre dans l’ordre, il lui arrive nécessairement de sortir de toutes les choses humaines, c’est-à-dire de se dépouiller de son corps et de se trouver en quelque sorte hors de celui-ci, non pas hors de sa nature, mais hors de ses besoins. Si un homme vit comme a vécu l’Auteur de la Loi et met en pratique ses commandements, il est impossible que le péché reste présent en lui. C’est pourquoi le Seigneur a promis dans l’Évangile de faire demeurer auprès de Lui celui qui aura gardé ses commandements (cf. Jn,14, 23).
  2.    Question.— Quelle est la perfection des nombreux fruits de l’Esprit ?

Réponse. — C’est lorsqu’il a été donné à quelqu’un de posséder le parfait amour de Dieu.

Question. — Et quand sait-on que l’on est parvenu à cet amour ?

Réponse. — Quand le souvenir de Dieu s’éveille dans la pensée d’un homme, aussitôt le cœur de celui-ci brûle de son amour, et ses yeux répandent d’abondantes larmes. L’amour a coutume en effet, au souvenir des bien-aimés, de provoquer des larmes. Jamais un homme qui aime ainsi n’est privé de larmes, car jamais ne lui manquent les occasions de se souvenir de Dieu. Même dans son sommeil, il s’entretient avec Dieu. L’amour a coutume de produire de tels effets. Et telle est la perfection de l’homme en cette vie.

  1.    Question– Si après tant de labeurs, de peines et de combats que l’homme a menés, la pensée de l’orgueil a l’impudence de l’attaquer, parce qu’elle a trouvé un aliment dans la beauté de ses vertus et qu’elle calcule les grands labeurs qu’il a supportés, comment pourra-t-il maîtriser sa pensée et mettre son âme en sûreté, pour qu’elle ne se laisse pas circonvenir par l’orgueil ?

Réponse. – Lorsqu’un homme sait qu’il peut déchoir de Dieu comme une feuille sèche tombe d’un arbre, il connaît la puissance de son âme ! Mais s’il pense que c’est par sa propre puissance qu’il a acquis les vertus et qu’il a mené tous les combats pour elles, alors même que le Seigneur lui retirait son aide, et qu’il a été capable de lutter seul avec le Diable sans que le Seigneur lui vienne en aide comme il a coutume de le faire en assistant ceux qui combattent, alors se manifeste sa [prétendue] puissance, ou plutôt sa défaite et son incapacité. Car la Providence de Dieu est en tout temps avec les saints pour les garder et les fortifier, et c’est par elle que tout homme obtient la victoire sur toutes les armées des hommes lorsqu’il s’expose au combat et aux souffrances du martyre, et aux autres difficultés qu’il affronte et supporte pour Dieu. Ces choses sont évidentes et manifestes et ne font aucun doute. Comment en effet la nature pourrait-elle vaincre autrement la puissance des sollicitations qui ne cessent d’exciter et d’affliger les hommes dans leurs membres, et qui sont assez puissantes pour les vaincre ? Comment, alors que d’autres, qui désirent et aiment la victoire, ne parviennent pas à soutenir de violentes attaques, mais sont chaque jour vaincus par elles, peinent, pleurent et souffrent pour leurs âmes, pourrais-tu supporter aisément les difficultés venant du corps, lesquelles sont si pénibles, et ne pas être angoissé ? Et comment serait-il possible autrement que ce corps sensible à la douleur supporte que le fer le tranche, que ses membres soient brisés, qu’il subisse tous les genres de supplices, sans être vaincu par la souffrance ? Comment serait-il possible que quelqu’un qui ne peut même pas supporter qu’une épine le pique sous l’ongle, ne ressente pas, selon la loi ordinaire de la nature, la souffrance que cause une telle variété de tortures, si une autre puissance, différente de la puissance naturelle, et venue d’ailleurs, n’écartait pas de lui la violence des tourments ? Et puisque nous évoquons la Providence de Dieu, il ne sera pas sans profit de rappeler ici une histoire utile à l’âme, qui puisse encourager l’homme dans ses combats .

  1. Un adolescent nommé Théodore avait été torturé sur tout son corps. Quelqu’un lui demanda comment il avait ressenti les tourments. Il répondit : « Au début, je les sentais, mais ensuite, j’ai vu un jeune homme qui durant mon combat épongeait ma sueur, me fortifiait, me rafraîchissait. » Ô tendre compassion de Dieu ! Que sa grâce se fait proche de ceux qui combattent pour son nom, afin qu’ils supportent avec joie les souffrances qu’ils endurent pour Lui ! Ne sois donc pas ingrat envers la Providence de Dieu qui se manifeste à ton égard, ô homme.

S’il est évident que ce n’est pas toi qui peut vaincre, si tu n’es qu’un instrument et que c’est le Seigneur qui vainc en toi, et si c’est gratuitement que tu reçois le titre de vainqueur, qui peut t’empêcher de demander en tout temps une force semblable, afin de vaincre, d’être loué, et de rendre grâce à Dieu ?

  1. N’as-tu pas entendu raconter, ô homme, combien d’ascètes, depuis l’origine du monde et le commencement des temps, sont tombés de la hauteur à laquelle les avaient élevés leurs combats, pour n’avoir pas reconnu cette grâce ? Autant sont nombreux et divers les dons que Dieu accorde au genre humain, autant sont différents les dons reçus par chacun en proportion de ses besoins. Certains dons de Dieu sont petits, d’autres grands, mais tous sont élevés et merveilleux, même si l’un dépasse l’autre en gloire et en honneur, et si un degré l’emporte sur un autre degré. Se consacrer à Dieu et vivre dans la vertu est l’un des grands charismes donnés par le Christ, mais beaucoup ont oublié cette grâce. Il leur avait été accordé de se séparer des hommes, de se consacrer à Dieu, d’avoir part à ses charismes, de venir en aide [aux autres], d’être choisis, de servir Dieu et de célébrer ses liturgies, mais au lieu d’adresser continuellement de leurs lèvres des actions de grâces à Dieu pour tout cela, ils se sont laissés aller à l’orgueil et à la suffisance. Au lieu de reconnaître que Dieu les avait pris d’entre les hommes et les avait unis à lui pour qu’ils connaissent ses mystères, ils ont estimé, non qu’ils avaient reçu la grâce de célébrer sa liturgie et de le servir par une vie pure et par leur activité spirituelle, mais qu’ils avaient fait eux-mêmes un présent à Dieu. Ils ne tremblaient pas de toute leur âme lorsqu’ils avaient en tête de telles choses, alors qu’ils avaient vu ce qui était arrivé à ceux qui les avaient pensées avant eux, comment soudain leur avait été retirée leur dignité, et comment en un clin d’œil le Seigneur les avait dépouillés de la grande gloire et du grand honneur qu’ils possédaient. Et ils se sont laissés aller à l’impureté, à une vie licencieuse, à des pratiques honteuses à la manière des bêtes. Parce qu’ils n’ont pas compris quelle était leur impuissance, parce qu’ils ne se sont pas souvenus sans cesse de Celui qui leur avait donné la grâce de célébrer sa liturgie, de se trouver au-dedans de son Royaume, de mener la vie des anges, de l’approcher par cette vie angélique, il les a rejetés loin de leur état monastique, et, en détournant leur vie de L’hèsychia,il leur a montré que ce n’était pas grâce à leur propre force qu’ils persévéraient dans une vie ordonnée et n’étaient pas troublés par la violence de la nature, par les démons et par les autres adversités, mais que cette force était celle de sa grâce, qui accomplit des choses que le monde ne peut ni contenir ni entendre, tant elles sont difficiles. Ces hommes ont longtemps enduré ces épreuves avec patience et n’ont pas été vaincus. Ils avaient en eux la puissance de la grâce qui les suivait, qui était capable de les secourir en toute nécessité et de les garder en toute circonstance. Mais dès qu’ils ont oublié cette puissance, il s’est accompli en eux ce qu’a dit l’Apôtre : « Comme ils n’ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu leur Maître, qui avait admis la poussière qu’ils étaient à célébrer la liturgie spirituelle, il les a livrés à la perversion de leur intellect, et ils ont reçu, comme il se devait, le déshonneur de leur égarement » (cf. Rom.,1,21-27).
  2. Question.— Si quelqu’un ose quitter immédiatement et totalement la société des hommes et si, rempli d’un bon zèle, il se retire soudain dans un désert inhabité et redoutable, va-t-il pour cela mourir de faim, parce qu’il lui manque un toit et tout ce qui est nécessaire à la vie ?

Réponse. — Celui qui, avant même de les avoir créés, a préparé des demeures aux animaux sans raison et a pris soin de leur procurer ce qui leur est nécessaire, comment pourrait-il abandonner ses créatures [humaines], et tout particulièrement celles qui le craignent et le suivent avec simplicité et sans se soucier de rien ? L’homme qui a remis totalement sa volonté à Dieu ne se soucie jamais ni des besoins de son corps, ni de la misère, ni de la souffrance, mais il désire rester caché et mener une vie d’humilité. Ce n’est pas qu’il craigne les tribulations ; au contraire, il trouve agréable et douce l’hostilité du monde entier. Pour mener une vie pure, il peine au milieu des montagnes et des collines et il erre dans le pays des animaux sauvages, se refusant à donner du repos à son corps et à mener une vie pleine de souillures. Pendant qu’à toute heure il se livre ainsi à la mort, il pleure et prie pour ne pas être privé de la vie érémitique et pure agréable à Dieu, et il reçoit de lui le secours. A lui la gloire et l’honneur ; qu’il nous garde dans sa pureté et nous sanctifie par la grâce du Saint-Esprit, pour l’honneur de son Nom, afin que nous glorifiions son saint Nom en toute pureté dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 86. PURETÉ DE L’ÂME ET ÉVEIL DES SENS SPIRITUELS

Sur différents thèmes, par questions et réponses

QUESTION. — Est-il bon de s ’éloigner de tout ce qui excite les passions ? Une telle fuite doit-elle être considérée comme une victoire ou une défaite de l’âme, dès lors que celle-ci évite les combats et préfère pour elle le repos ?

Réponse. – Nous répondrons à cela brièvement. Le moine doit fuir entièrement tout ce qui excite en lui les passions mauvaises, et surtout retrancher de lui-même les causes de ces passions et ce qui leur donne matière à agir et à se développer, quelle qu’en soit l’importance. Si toutefois l’occasion se présente de résister aux passions et de les combattre, faisons-le, non pas n’importe comment, mais avec méthode [technikôs]. Quand un piège nous est tendu dans la contemplation spirituelle elle-même, il nous faut toujours détourner notre pensée des passions et la reporter vers le bien naturel que le Créateur a placé dans la nature de l’homme , même si le Diable renversait complètement la vérité pour nous faire expérimenter sa perversité. Il faut dire aussi que le moine doit fuir non seulement le trouble des passions, mais encore celui que provoquent ses propres sensations. Il lui faut revêtir l’homme intérieur, qui est auprès de lui, et demeurer là en solitude, en travaillant patiemment à la vigne de son cœur, jusqu’à ce que ses œuvres soient en accord, à la fois intérieurement et visiblement, avec le nom de moine dont il a été appelé. C’est en demeurant ainsi auprès de l’homme intérieur que nous pourrons nous unir totalement dans la connaissance à notre espérance, le Christ demeurant en nous. En effet, tant que notre intellect demeure au dedans, solitaire et séparé de tout, ce n’est pas lui qui combat les passions, mais la grâce. Dès lors, les passions n’entrent plus en action dans un tel intellect.

  1. Question.— Si un homme fait quelque chose en vue de la pureté de son âme, mais si d’autres, qui ne comprennent pas sa façon de vivre spiiituelle, sont scandalisés, doit-il à cause du scandale renoncer à sa divine façon de vivre, ou doit-il faire ce qui est utile au but qu’il poursuit, quand bien même cela porterait préjudice à ceux qui le voient ?

Réponse. – Nous répondons ceci : s’il agit selon la tradition, telle qu’il l’a reçue des Pères qui vécurent avant lui, si son comportement, quel qu’il soit, tend à purifier son intellect, et si d’autres qui ne savent pas quel est son but, sont scandalisés, ce n’est pas lui qui est en faute, mais eux. Car s’il pratique la continence, s’il jeûne, s’il s’impose une rigoureuse réclusion, s’il fait tout ce qui contribue à le mener à son but, ce n’est pas pour scandaliser autrui, mais pour purifier son propre intellect. Ceux qui sont scandalisés parce qu’ils ignorent le but de sa façon de vivre et le blâment sont coupables en vérité, car, dans l’état de négligence où ils sont plongés, ils n’ont pas été capables de percevoir le but spirituel que cet homme s’est fixé pour purifier son âme. C’est à leur sujet que le bienheureux Paul a écrit : « La prédication de la croix est une folie pour ceux qui se perdent » (7 Cor., 1, 18). Qu’est-ce à dire ? Parce que ces hommes ne comprenaient pas le sens de ce qui leur était prêché, fallait-il que Paul se taise et ne prêche pas ? Et vois également ceci : de nos jours encore, la croix est un sujet qui constitue un obstacle et un scandale tant pour les Juifs que pour les Grecs. Tairons-nous donc la vérité pour qu’ils ne soient pas scandalisés ? Car non seulement Paul ne s’est pas tu, mais il a proclamé : « Que jamais je ne me glorifie, sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ » (Gai., 6, 14). Or s’il s’est glorifié dans la croix, ce n’est pas pour scandaliser autrui que ce saint l’a fait, mais pour proclamer la grande puissance de celle-ci. Toi donc, saint ascète, poursuis sans dévier ta façon de vivre jusqu’au but que tu t’es fixé en vue de Dieu, ce qui n’entraînera aucune condamnation de ta conscience, et examine ta façon de vivre en face des préceptes de Dieu et de ce que tu as reçu des saints Pères ; si tu n’es pas condamné par eux, ne crains rien au sujet des autres qui sont scandalisés. Car nul homme ne peut satisfaire tout le monde ou plaire à tous, et en même temps travailler pour Dieu dans le secret de son âme.

  1.    Ô bienheureux Père, bienheureux est le moine qui court véritablement, de toutes ses forces, après la pureté de son âme, qui suit la voie bien frayée sur laquelle ont marché nos Pères, et qui emprunte les degrés qu’eux-mêmes ont gravis dans l’ordre et progressivement. Il s’approchera de la pureté avec sagesse et en supportant avec patience les tribulations, mais non pas en inventant des degrés étrangers [à la tradition des Pères].
  2.    La pureté de l’âme est le premier charisme de notre nature. Si l’âme ne se purifie pas des passions, elle ne guérit pas des maladies du péché, et elle n’acquiert pas la gloire qu’elle a perdue par la transgression. Mais si un homme a été trouvé digne de la pureté, qui est la santé de l’âme, par cette purification son intellect obtiendra la joie grâce à [l’éveil de] sa sensibilité spirituelle. Car il est devenu fils de Dieu et frère du Christ, et il n’a plus le loisir de ressentir les biens et les maux qui lui arrivent.
  3.    Si un homme s’est donné pour règle de vivre dans L’hèsychiadurant sept semaines, ou pendant une semaine, et, après avoir observé sa règle, va à la rencontre des hommes, se mêle à eux et se console avec eux, mais néglige ses frères qui sont dans la tribulation sous prétexte qu’il est lié par sa règle hebdomadaire, un tel homme est dur et sans miséricorde. Il est clair que c’est à cause de son manque de compassion, de sa suffisance et de ses pensées mensongères qu’il ne condescend pas à entrer en communion avec ses frères.
  4.    Celui qui méprise le malade ne verra pas la lumière, et celui qui détourne son visage du malheureux aura son jour couvert de ténèbres. Quant à l’homme qui méprise la voix de celui qui est dans la peine, les fils de sa maison iront à tâtons, devenus aveugles.
  5.    Ne critiquons pas, dans notre ignorance, cette grande chose qu’est L’hèsychia.Pour tout genre de vie en effet, il y a un temps, un lieu, des caractéristiques propres, et c’est Dieu qui sait si toute l’activité qu’il comporte lui est agréable. Mais si l’on ne tient pas compte de tout cela, vaine est l’activité de tous ceux qui se soucient d’atteindre le degré de la perfection.
  6.    Celui qui, lorsqu’il est malade, attend d’être consolé et visité par les autres devra se faire humble lui-même et partager la peine de son prochain quand celui-ci sera dans l’épreuve, afin que son activité s’accomplisse avec joie au sein de son hèsychia, loin de toute suffisance et de toute illusion venant des démons.
  7.    Un saint qui possédait la connaissancea dit que rien ne peut délivrer le moine du démon de l’orgueil et contribuer à maintenir en lui la chasteté quand l’enflamme la passion de la luxure, comme de visiter les malades étendus sur leur couche, et ceux que consume la tribulation de la chair.
  8.    Grande est la pratique angélique de L’hèsychia, quand elle est mêlée de discernement, comme le requiert l’humilité. Car là où nous manquons de connaissance, nous sommes volés et pillés [par les démons]. Mais je ne dis pas cela, frères, pour que nous négligions et méprisions la pratique de L’hèsychia.Car nous essayons à tout propos de vous persuader [de son excellence], et ce n’est pas maintenant que nous allons affirmer le contraire de ce que nous avons dit. Que personne ne prenne et n’isole une parole de mes discours, ne délaisse le reste et, sottement, ne tienne compte que de cette parole.

1 1. Je me souviens d’avoir dit en beaucoup d’endroits, à titre d’encouragement, que s’il arrive à un moine d’être réduit à une totale impuissance dans sa cellule, du fait de la faiblesse humaine qui l’accable, ce n’est pas pour cela qu’il doit se résoudre à la quitter à jamais, ni penser que ce qu’il fera hors de sa cellule sera meilleur que ce qu’il fait à l’intérieur. J’ai dit : « la quitter à jamais » ; en effet, si une nécessité temporaire se présentait et obligeait le moine à sortir pendant quelques semaines pour procurer du repos et un secours indispensable à son prochain, il ne doit pas considérer cela comme de la paresse et une fuite de l’effort. Cependant, si quelqu’un pense en lui-même qu’en ce qui concerne sa persévérance à se tenir devant Dieu et son éloignement de toutes les choses visibles, il est parfait et d’un niveau plus élevé que tout ce que je viens de dire, il est logique qu’il refuse de sortir.

  1.    C’est une grande chose que l’usage du discernement par ceux à qui Dieu apporte son aide ! Qu’il nous accorde, dans sa miséricorde, d’accomplir la parole qu’il nous a adressée : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement vous-mêmes pour eux » (Le,6, 31). Mais lorsqu’il ne nous est pas possible de mettre en œuvre l’amour de notre prochain d’une manière tangible et matérielle, Dieu se contente de cc que nous gardions cet amour seulement dans notre cœur, surtout si la réclusion, L’hèsychia, et tout ce qui fait la supériorité de celle-ci, sont pratiquées par nous d’une manière satisfaisante.
  2.    Mais si nous ne parvenons pas à observer tout ce qu’implique cette hèsychia, suppléons à cette déficience par la pratique du commandement qui vient après elle, et qui est l’activité visible que nous déployons, au moyen du labeur de notre corps, pour procurer du repos à nos frères, et pour que notre liberté ne nous serve pas de prétexte pour nous soumettre à la chair. Que Dieu nous donne de connaître sa volonté, afin que, marchant toujours en Lui, nous parvenions à son repos éternel, par la grâce et l’amour des hommes de notre Seigneur Jésus-Christ, lui à qui revient toute gloire, honneur et adoration, maintenant et dans les siècles des siècles sans fin. Amen.

 

 

 

 

LETTRES

PREMIERE LETTRE

L’HÈSYCHIA I

À un frère aimant L’hèsychia

PARCE QUE je sais que tu aimes L’hèsychia, excellent frère, et que le Diable t’entoure de nombreux pièges, sous couvert de bien — car il connaît la bonne disposition de ta pensée — de manière à te disperser et à t’écarter de cette chose excellente  qui renferme toutes sortes de biens, et afin de venir en aide par des paroles utiles à ton bon désir, comme un membre parle à un autre membre du même corps, j’ai pris soin de t’exposer ce que des hommes sages et vertueux, ainsi que les Ecritures, les Pères et l’expérience m’ont appris. Car si l’homme ne méprise pas les honneurs et les déshonneurs, s’il ne supporte pas, pour l’amour de l’hèsychia, l’opprobre, les moqueries, les outrages et même les coups, s’il n’est pas tourné en dérision, s’il n’est pas considéré comme un fou et un sot par ceux qui le voient, il ne peut pas persévérer dans la poursuite de L’hèsychia.

  1. En effet, si l’homme ouvre une fois la porte aux causes du péché, le Diable n’aura de cesse qu’il ne les ait fait entrer en lui, sous de multiples prétextes, et il suscitera de continuelles et innombrables occasions de rencontres avec des hommes. C’est pourquoi, frère, si tu aimes mener d’une façon authentique la vie dans L’hèsychia,qui n’admet aucune dispersion, aucune échappée vers l’extérieur, aucune interruption, — ce en quoi les anciens ont été victorieux, — tu accompliras ton désir digne d’éloges en imitant tes Pères et en gardant dans ta pensée les récits de leur vie. Car ils ont aimé la parfaite hèsychia,ils ne se sont pas souciés de l’amour de leurs proches, ils n’ont pas recherché leur propre repos, ils n’ont pas hésité à fuir la rencontre d’hommes entourés de considération. C’est ainsi qu’ils ont suivi leur voie, et ceux qui possédaient la sagesse et la connaissance ne jugeaient pas pour autant qu’ils méprisaient leurs frères, ni qu’en cela ils étaient négligents ou manquaient de discernement. L’un de ces sages l’a exprimé, en prenant la défense de ceux qui apprécient l’hèsychia et la retraite plus que le commerce des hommes : « Quand un homme, disait-il, apprend d’expérience la douceur de L’hèsychia dans sa cellule, ce n’est pas parce qu’il méprise son prochain qu’il évite de le rencontrer, mais c’est à cause du fruit qu’il récolte de Yhèsy-chiai56. »
  2. Pourquoi l’abbé Arsène fuyait-il et refusait-il de rencontrer qui que ce soit ? L’abbé Théodore, pour sa part, acceptait bien de répondre aux autres, mais ses réponses étaient comme un glaive, et il ne saluait personne quand il se trouvait hors de sa cellule. Saint Arsène, lui, ne répondait même pas à la salutation de ses visiteurs. Un jour, l’un des Pères était venu voir l’abbé Arsène ; le vieillard lui ouvrit, croyant que c’était le frère qui le servait. Mais quand il vit qui c’était, il se prosterna face contre terre. L’autre le suppliait instamment de se relever et de le bénir avant qu’il ne se retire, le saint refusa et lui dit : « Je ne me relèverai pas tant que tu ne seras pas parti. » Et il ne se releva pas avant que le visiteur ne se fût éloigné . Le bienheureux agissait ainsi pour ne pas inciter ses visiteurs à revenir vers lui. Mais écoute la suite, pour que tu ne dises pas qu’il avait méprisé ce Père, ou quelque autre, parce qu’il était un homme ordinaire, mais qu’il faisait acception de personnes en faveur de tel homme honorable et s’entretenait avec lui. En réalité, il les fuyait tous de la même manière, les petits comme les grands. Il n’avait en vue qu’une seule chose : mépriser pour l’amour de l’hèsychiale commerce de tous les hommes, grands et petits, et supporter d’être blâmé par tous, tellement il appréciait L’hèsychiaet le silence.
  3.    Nous savons en effet que le bienheureux archevêque Théophile lui rendit un jour visite, accompagné du juge de la contrée, lequel venait lui témoigner son respect et désirait le voir. Il s’assit devant eux et ne leur adressa pas le moindre mot d’encouragement, sans égard pour leur dignité et malgré le grand désir qu’ils avaient de l’entendre. Quand l’archevêque l’eut prié de leur dire une parole, il garda le silence encore quelques instants, puis répondit : « Si je vous dis quelque chose, l’observerez-vous ? » Ils répondirent : « Oui. » Et le vieillard leur dit: « Là où vous entendrez dire qu’Arsène se trouve, n’en approchez pas . » Vois-tu ce trait admirable du vieillard ? Vois-tu dans quel mépris il tenait le commerce des hommes ? Il avait récolté le fruit de L’hèsychia.Le bienheureux ne tint pas compte de ce que cet homme était un Patriarcheet la tête de l’Eglise. Mais il n’avait qu’une chose dans la pensée : « Moi, je suis mort au monde une fois pour toutes. En quoi un mort peut-il être utile aux vivants ? » L’abbé Macaire lui fit un jour un reproche plein d’amour. Il lui dit: « Pourquoi nous fuis-tu ? » Le vieillard lui fit cette réponse admirable et digne d’éloge : « Dieu sait que je vous aime ; mais je ne puis pas être avec Dieu et avec les hommes. » Or, cette sagesse merveilleuse, il ne la tenait de nulle part ailleurs que de la voix divine qui lui avait dit : « Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé. »
  4.    Qu’aucun homme oisif et ami des bavardages n’ait l’audace de s’opposer à cet enseignement par des paroles subversives et de le calomnier en le traitant d’invention humaine, et en prétendant que L’hèsychian’est qu’un prétexte [à la paresse], car c’est un enseignement venu du ciel. Mais pour que nous ne pensions pas qu’il lui a été dit de fuir loin du monde et d’en sortir, mais non de fuir également les frères, après qu’il eut quitté le monde et qu’il fut venu demeurer dans la taure, il pria Dieu de nouveau pour savoir comment il lui serait possible de mener une vie bonne. Il dit : « Seigneur, fais-moi savoir comment je puis être sauvé. » Il s’attendait à entendre un ordre différent du premier. Mais il entendit de nouveau la voix du Maître, qui lui dit une seconde fois : «Arsène, fuis, tais-toi, vis dans L’hèsychia*,car, bien que la vue et la fréquentation des frères soient très utiles, il t’est moins utile de les fréquenter que de les fuir. »
  5. Quand le bienheureux Arsène eut appris ces choses par une révélation divine — car il lui avait été ordonné de fuir alors qu’il était encore dans le monde, et il lui fut dit à nouveau de fuir alors qu’il était avec les Frères, — il connut en toute certitude que pour acquérir la Vie divine, il ne lui suffisait pas de fuir les hommes qui vivent dans le monde, mais qu’il lui fallait fuir tous les hommes sans distinction. Qui peut en effet s’opposer à la voix de Dieu et la contredire ? Au divin Antoine lui-même, il fut dit dans une révélation : « Si tu veux vivre dans L’hèsychia, retire-toi non seulement dans la Thébaïde, mais dans le désert intérieur. » Si donc Dieu nous ordonne de fuir loin de tous et aime à ce point L’hèsychia,quand ceux qui l’aiment persévèrent en elle, qui inventera encore des prétextes pour demeurer dans la fréquentation et la proximité des hommes ? S’il a été profitable à Antoine et à Arsène de fuir et de se garder, combien plus le sera-t-il aux faibles ? Et si Dieu a attaché plus de prix à ce que de tels hommes, de la parole, de la vue et de l’aide desquels le monde entier avait besoin, soient dans L’hèsychia plutôt que d’assister tous les frères, ou même tous les hommes, à plus forte raison le fait-il pour celui qui n’est pas capable de se bien garder lui-même.
  6.    Nous avons aussi connu un autre saint, dont le frère était malade et demeurait enfermé dans sa cellule. Tant que dura la maladie de celui-ci, il retint sa compassion et ne sortit pas pour le visiter. Mais quand vint l’heure de sa sortie de cette vie, son frère lui fit dire : « Bien que tu ne sois pas venu me voir jusqu’à ce jour, viens maintenant, que je te voie avant de quitter ce monde, fût-ce la nuit, que je t’embrasse et me repose. » Mais le bienheureux ne se laissa pas fléchir, même en cette heure où la nature ressent habituellement de la compassion pour autrui et outrepasse les limites que pose la volonté. Mais il dit : « Si je sors, mon cœur ne sera pas pur devant Dieu, car j’aurai négligé de visiter mes frères spirituels, et j’aurai satisfait la nature plus que le Christ. » Et son frère mourut sans qu’il fût allé le voir.
  7.    Ainsi donc, qu’aucun [moine] ne couvre son manque de courage du prétexte que de telles choses sont impossibles ; qu’il en tienne compte et ne s’affranchisse pas de son hèsychia en se comportant comme si la Providence de Dieu à son égard n’existait pas. Si les saints ont vaincu la nature, malgré sa force, et si le Christ aime que L’hèsychiasoit à l’honneur, même si ses enfants en sont délaissés, quelle autre contrainte, dont tu ne saurais te dégager, peut-elle t’obliger [à quitter ta cellule] ? « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, plus que le monde entier, plus que la nature, plus que tout ce qui lui appartient » (cf Dent., 6, 5). Ce commandement est accompli quand tu persévères dans ton hèsychia, et le commandement concernant l’amour du prochain est renfermé en lui. Tu veux posséder l’amour du prochain au-dedans de ton âme comme l’ordonne l’Évangile (cf Mt.,22, 34-39) ? Éloigne-toi de lui ; alors brûlera en toi le feu de l’amour que tu lui portes, et tu te réjouiras en le voyant, comme si tu voyais un ange de lumière. Et veux-tu que ceux qui t’aiment aient soif de toi ? Va les voir à des jours déterminés. En vérité, c’est l’expérience qui nous enseigne tous. Porte-toi bien. A notre Dieu soit la grâce et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

DEUXIEME LETTRE

L’HÈSYCHIA II

À son frère naturel et spirituel qui demeurait dans le monde et qui, ayant soif de le voir, l’exhortait et l’invitait par lettre à venir lui rendre visite

NOUS ne sommes pas aussi forts que tu le penses, ô bienheureux, et sans doute ignores-tu ma faiblesse ; tu prends donc ma perte à la légère. C’est pourquoi, la nature t’enflammant comme elle en a l’habitude, tu ne cesses de réclamer de moi ce dont je n’ai pas à me soucier, et que tu n’as pas à désirer. Ne me demande pas ce qui ne sert qu’à satisfaire la chair et ses désirs (cf. Rom., 8, 6), frère, mais veille au salut de mon âme ; dans peu de temps nous quitterons ce siècle. Que de personnes aurai-je rencontrées avant d’arriver là-bas [où tu habites] ! Que d’hommes et de lieux de toutes sortes aurai-je vus avant de revenir à ma cellule! Que de causes de tentations mon âme aura-t-elle trouvées sur son chemin dans toutes ces occasions ! Et quelle confusion pour elle de voir se réveiller les passions qu’elle venait à peine de voir s’apaiser ! Tu n’ignores pas ces choses. La vue des hommes qui vivent dans le monde est nuisible pour les moines. Tu le sais aussi. Imagine quel changement peut éprouver dans son esprit un homme qui a longtemps vécu seul dans L’hèsychia, lorsqu’il se retrouve soudain au milieu du monde et qu’il voit et entend tant de choses qui vont à l’encontre de ses habitudes. Si la simple rencontre de moines qui ont une autre manière que lui de concevoir la vie monastique est nocive pour celui qui doit encore combattre et lutter avec son Adversaire, songe dans quel

gouffre nous tomberions, et comment nous pourrions échapper aux traits de l’Ennemi, — particulièrement nous, qui, par une longue expérience, avons acquis la connaissance.

  1. Ne me demande donc pas de faire une telle chose sans nécessité. Ne nous laissons pas abuser par ceux qui prétendent que ce que nous entendons et voyons ne peut nous nuire ; que nous sommes toujours les mêmes intérieurement, au désert ou dans le monde, dans notre cellule ou au dehors ; que nous n’avons pas de raison d’être troublés parce que nous nous montrons aimables [envers les autres] ; que nous ne risquons pas de changer en mal, et que nous n’allons pas sentir les passions se soulever parce que nous rencontrons des personnes et des choses. Ceux qui parlent ainsi n’ont même pas conscience de leurs propres plaies. Quant à nous, nous ne sommes pas encore parvenus à la santé de l’âme. Nous avons des plaies nauséabondes, et si nous cessons, ne serait-ce qu’un seul jour, de les soigner et de les panser, si nous n’y appliquons pas d’emplâtres, si nous ne les serrons pas avec des bandes, elles grouilleront de vers.

TROISIEME LETTRE

HHÈSYCH1A III

À l’un de ses amis.

Il y enseigne ce qui touche aux mystères de l’hèsychia, et comment, parce qu’ils ne la connaissent pas, beaucoup de moines négligent cette merveilleuse activité ; et comment aussi la plupart d’entre eux ne demeurent dans leurs cellules que parce qu’ils suivent la tradition qui a cours parmi les moines.

Avec un bref recueil de récits utiles pour la pratique de l’hèsychia

FRERE, puisque tu m’as fait une obligation de t’écrire au sujet de ce que nous sommes obligés d’accomplir, je le fais connaître par cette lettre à ta charité, comme je te l’ai promis. Puisque je te trouve disposé à assumer toutes les exigences de la vie monastique et à aller vivre dans un endroit propice à L’hèsychia, je confie à ta mémoire un résumé de ce que j’ai moi-même appris sur ce genre de vie, quand, après avoir écouté l’enseignement des Pères qui avaient le don de discernement et gravé dans mon esprit le recueil de leurs paroles, j’y ai ajouté l’expérience personnelle que j’en ai acquise. Mais tu dois toi-même apporter ta coopération, en lisant et en relisant ma lettre avec toute l’attention dont tu es capable. Car tu ne dois pas aborder la lecture des enseignements rassemblés dans notre lettre comme une lecture ordinaire, mais avec beaucoup de pénétration et de sagesse, et la recevoir comme une lumière qui éclairera tes autres lectures, à cause de la grande importance de ce qu’elle contient. Tu apprendras ainsi en quel sorte de lieu on peut vivre dans L’hèsychia, quel genre d’activité elle implique, quels mystères sont cachés dans cette activité, et pourquoi certains considèrent comme inférieure la justice telle qu’elle est vécue au milieu des hommes et lui préfèrent les tribulations et les combats qu’on rencontre là où l’on mène la vie hésychaste et monastique.

  1.    Si tu veux trouver la vie incorruptible au cours du peu de jours [que tu as à vivre ici-bas], frère, que ton entrée dans L’hèsychiase fasse avec discernement. Examine avec soin tout ce qui concerne la pratique de ce genre de vie. Ne te paie pas de mots, mais mets-toi à l’œuvre, creuse, combats, efforce-toi de comprendre avec tous les saints quelles sont la profondeur et la hauteur (cf. Eph.,3, 18) de ce genre de vie. Toute œuvre humaine, de son commencement jusqu’à son terme, est animée par l’espérance d’en tirer quelque profit ; c’est ce qui incite la pensée à poser les fondations de cette entreprise. Cette espérance lui donne la force de supporter la difficulté de la tâche, et la perspective de ce but lui apporte une consolation. Tel un tuteur, ce but soutient l’intellect jusqu’à l’achèvement de l’œuvre.
  2.    Ainsi, aux yeux de quiconque est doué de discernement’66, le terme du labeur vénérable de L’hèsychiaest un port [où Ton contemple] les mystères, un but sur lequel l’esprit fixe son attention depuis le commencement de la construction jusqu’à l’achèvement de l’édifice, tandis qu’il s’adonne à cette longue et pénible tâche. De même que le pilote d’un navire a les yeux fixés sur les étoiles, ainsi le moine, tout au long de son voyage, tend le regard de sa contemplation intérieure vers le but que son esprit s’est fixé dès le premier jour où il a résolu de voguer sur la mer redoutable de L’hèsychia,jusqu’à ce qu’il ait trouvé la perle pour laquelle il a affronté les profondeurs insondables de cette mer. Mais le regard qu’il fixe constamment sur [l’objet de] son espérance allège le poids de son labeur, ainsi que les difficultés et les dangers qui le guettent tout au long de son chemin. Celui qui, au commencement de son hèsychia, ne place pas ce but devant ses yeux travaille sans discernement à l’œuvre qu’il doit accomplir et se comporte comme un homme qui se bat avec l’air. Un tel homme, durant toute sa vie, ne se libérera jamais de l’esprit d’acédie. Et il lui arrivera l’une de ces deux choses : ou bien il ne supportera pas davantage ce poids insupportable ; il sera vaincu et abandonnera complètement L’hèsychia ; ou bien il y persévérera, mais sa cellule lui deviendra une prison, et il y sera comme dans une poêle à frire, parce qu’il n’a pas su mettre son espérance dans la consolation qui naît de la pratique de L’hèsychia. C’est pourquoi, dans la peine de son cœur, il ne pourra ni supplier ni répandre des larmes lorsqu’il priera, ni aspirer à ces choses au sujet desquelles nos Pères, qui étaient pleins de miséricorde et aimaient leurs fils, nous ont laissé des indications dans leurs écrits, pour être utiles à notre vie.
  3.    L’un d’eux a dit : « Pour moi, voici le gain que je retire de l’hèsychia: quand je sors de la demeure où je réside, ma pensée n’a plus à s’occuper de se préparer à la guerre, et elle se tourne vers une activité meilleure. »
  4.    Un autre a dit de même : « Je cours vers L’hèsychiapour que les versets de ma lecture et de ma prière deviennent pour moi pleins de douceur. Quand ma langue se tait, à cause du plaisir que j’éprouve à les comprendre, je tombe dans une sorte de sommeil, et l’activité de mes sens et de ma pensée est suspendue. Puis, lorsque mon cœur, après être demeuré longtemps dans cette hèsychia, a atteint la sérénité, loin du trouble suscité par les souvenirs, des flots de joie déferlent continuellement sur moi, provenant des mouvements intérieurs qui, d’une façon soudaine et inattendue, apparaissent, pour faire les délices de mon cœur. Et quand ces vagues s’approchent du navire de mon âme, elles l’engloutissent, loin des rumeurs du monde et de la vie de la chair, dans de véritables merveilles, dans L’hèsychia qui est en Dieu. »
  5.    Un autre a dit également : « L’hèsychiafait disparaître les motifs et les causes qui suscitent en nous de nouvelles pensées, et, à l’intérieur de ses murs, elle fait se faner et se flétrir les souvenirs de nos prédispositions mauvaises. Et quand, dans la pensée, ces anciens motifs de tentation se sont fanés, l’intellect retourne vers ce qui est conforme à sa nature et redresse les tendances mauvaises. »
  6.    Un autre a dit encore : « Tu connaîtras quel est l’état réel et secret de ton âme à la nature de tes pensées, je veux dire de celles qui reviennent constamment, non des pensées occasionnelles et qui passent en un moment. Il est impossible que la demeure [intérieure] d’un homme qui porte un corps ne soit pas visitée par les deux changements du bien en mal et du mal en bien. S’il est diligent, ces changements seront minimes, car les pères engendrent des fils qui leur ressemblent ; mais s’il est négligent, il tombera de haut, pour avoir méprisé le levain de la grâce qui a été mêlé à notre nature. »
  7.    Un autre a dit : « Adopte pour toi-même une pratique remplie de délices, les agrypnies continuelles durant les nuits ; c’est grâce à elles que tous les Pères ont dépouillé le vieil homme et furent trouvés dignes du renouvellement de l’intellect. En de tels moments, l’âme éprouve la sensation de la vie immortelle, et, par cette sensation, se dépouille du vêtement des ténèbres et reçoit l’Esprit-Saint.
  8.    Un autre a dit : « Quand un homme voit beaucoup de visages divers et entend des propos de toutes sortes, bien différents de sa méditation spirituelle, quand il rencontre d’autres hommes et s’entretient avec eux, sa pensée n’a plus le loisir nécessaire pour qu’il puisse se voir lui-même dans le secret, se souvenir de ses péchés, purifier ses pensées, être attentif à l’égard de ce qui se présente à lui, et s’entretenir secrètement [avec Dieu] dans la prière. »
  9.    Il a dit encore : « Il est impossible de soumettre les sens à la domination de l’âme sans l’hèsychiaet sans s’éloigner des hommes. Car l’âme spirituelle est liée aux sens dans l’unité de la personne, et elle est involontairement entraînée par les pensées si l’homme n’est pas vigilant, en pratiquant la prière secrète. »
  10.    Il a dit encore : « Oh, quels délices nous procure le fait de rester éveillés la nuit, dans la prière et la lecture ! Comme cette vigilance nous réjouit, comme elle nous remplit d’allégresse, comme elle purifie notre âme ! Ils le savent bien, ceux qui s’y adonnent pendant toute leur vie et qui pratiquent l’ascèse avec la plus grande exactitude. »
  11.    Toi donc, ô homme qui aimes l’hèsychia,place devant toi, comme un but à atteindre, les indications que contiennent ces paroles des Pères, et dirige vers ce but ton activité spirituelle, de manière à y parvenir. Surtout, recherche sagement laquelle de ces paroles s’accorde le mieux au but de ton entreprise. Car, si tu ne les observes pas, tu ne pourras accéder à la connaissance de la vérité. Efforce-toi de manifester surabondamment ta patience à leur propos.

Sur le silence

  1.    Le silence est le mystèredu siècle à venir, tandis que les paroles sont l’instrument du monde présent. L’homme qui jeûne s’efforce de rendre son âme semblable à la nature spirituelle. Par le silence et par le jeûne continuels, l’homme qui s’est séparé des autres peut poursuivre sa divine activité dans le secret de son être. C’est dans ces mystères [ – le silence et le jeûne — ] qu’il accomplit sa liturgie en compagnie des puissances invisibles, proclamant [trois fois] sainte la divine Puissance qui gouverne les créatures. Ceux qui, parmi les saints, se sont séparés [des hommes] pour pénétrer dans les mystères divins, ont été marqués de ce sceau. Certains d’entre eux se sont vus confier le soin de révéler les secrets cachés dans le silence du Seigneur, pour le renouvellement [spirituel] de ceux qui sont à un degré intermédiaire. Car il ne fallait pas que de tels mystères eussent pour ministres des hommes au ventre plein et à l’intellect troublé par l’intempérance.
  2. Les saints n’osaient s’entretenir avec Dieu et s’élever vers les secrets des mystères que dans l’épuisement de leurs membres, la pâleur que donnait à leur teint leur amour du jeûne, le calme de leur intellect, le renoncement à toutes les pensées terrestres. Quand te couvrira de son ombre la puissance de L’hèsychia,après un long temps passé dans ta cellule à t’adonner à l’ascèse, à pratiquer la vigilance intérieure, à retirer tes sens loin de tout contact extérieur, tu ressentiras d’abord une joie qui, de temps en temps, sans cause, envahira ton âme, et alors s’ouvriront tes yeux, pour que tu voies, selon la mesure de ta pureté, la force qui anime la création de Dieu et la beauté des créatures. Quand ton intellect aura été ainsi conduit à l’émerveillement que suscite une telle vision, il ne distinguera plus la nuit du jour, dans son admiration devant la splendeur de la création de Dieu. Dès lors l’âme ne ressentira plus les passions, ravie par le plaisir [que lui procurera] cette contemplation. Grâce à elle, elle accédera aux deux degrés des révélations spirituelles, qui, dans l’ordre, la suivent. L’une et l’autre viennent de la pureté, et mènent plus haut. Que Dieu nous en rende dignes ! Amen.

QUATRIEME LETTRE

L’HÈSYCHIA ET

LA PRATIQUE DE LA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN

Au saint père Syméon le Thaumaturge37′

TA lettre, Père saint, ne consiste pas seulement dans des mots écrits avec de l’encre, mais tu y as tracé et révélé comme en un miroir ton amour pour nous. Tu nous as écrit comme tu crois que nous sommes, et tu as montré ainsi que tu nous aimes immensément. Mais ton amour est si grand qu’il t’a fait oublier notre médiocrité. Ce qu’en effet nous devions écrire à ta sainteté, les questions que nous devions te poser, la vérité que nous devions apprendre de toi si nous avons souci de notre salut, c’est toi qui nous l’as écrit, et qui nous as ainsi devancés, tellement ton amour est grand. Mais peut-être as-tu fait cela avec un tel art philosophique, pour que, par la finesse et la qualité spirituelle de tes questions — ces questions que je te pose moi-même — mon âme s’éveille de la négligence dans laquelle elle était profondément plongée. Cependant, animé de cet amour qui t’a fait oublier notre médiocrité, j’oublie moi-même mes propres limites, au point d’être attentif moins à ce dont je suis capable, qu’à ce que peut faire ta prière. 

Lorsqu’en effet j’oublie ma médiocrité, et que toi, tu cherches instamment à obtenir de Dieu par tes prières qu’il t’accorde ce que tu demandes, Dieu t’exaucera sûrement comme son fidèle serviteur.

  1.    Question.— La première question que pose ta lettre est donc celle-ci : faut-il garder tous les commandements du Seigneur, et existe-t-il un moyen de faire son salut pour celui qui ne les garde pas ?

Réponse. — C’est là, me semble-t-il, une question qui ne se pose même pas. En effet, même s’ils sont nombreux, nous devons garder les commandements. Sinon le Sauveur ne les aurait pas donnés. Notre Maître n’a rien dit, ni rien fait, me semble-t-il, qui soit superflu, qui n’ait pas une raison d’être et qui ne soit pas nécessaire. Sa venue [dans le monde] avait pour but de purifier l’âme de la malice de la première transgression, et de la rétablir dans son premier état ; c’est pour cela qu’il nous a donné ses commandements vivifiants comme des remèdes purificateurs, pour nous guérir de nos passions. En effet, ce que les remèdes sont à un corps malade, les commandements le sont à l’âme sujette aux passions. Il est évident que les commandements ont été établis pour s’opposer aux passions et guérir l’âme de ses transgressions, comme le Seigneur l’a dit clairement à ses disciples : « Celui qui a mes commandements et qui les garde, celui-là m’aime. Et celui qui m’aime sera aimé de mon Père. Et je l’aimerai et je me manifesterai à lui, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure » (Jn, 14, 21). Et encore : « C’est à cela que le monde saura que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres » (Jn, 13, 35). Il est clair que l’amour ne peut s’acquérir que lorsque l’âme a recouvré la santé ; or l’âme ne peut être en bonne santé si elle n’a pas gardé les commandements.

  1.    La garde des commandements est cependant au-dessous de l’amour spirituel. Et parce que beaucoup gardent les commandements par crainte, ou pour obtenir en récompense les biens à venir, mais non par amour, le Seigneur nous exhorte vivement à garder les commandements par amour, ces commandements qui donnent à l’âme la lumière, « pour que les hommes voient vos bonnes œuvres, dit-il, et glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Ml., 5, 16). Or il n’est pas possible que deviennent visibles dans l’âme les bonnes œuvres que le Seigneur a enseignées, si l’on ne garde pas les commandements ; et parce que ceux-ci ne sont pas pesants pour ceux qui aiment la vérité, le Seigneur a dit : « Venez, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous donnerai le repos. Car mon joug est doux et mon fardeau léger » (Ml11, 29-30). Et lui-même nous a prescrit de garder soigneusement tous les commandements, quand il a dit : « Celui qui violera l’un de ces moindres commandements et enseignera aux hommes à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des cieux » (Mt5, 19). Après que toutes ces lois nous aient été prescrites pour notre salut, je ne peux donc pas dire qu’il ne faut pas garder tous les commandements. L’âme elle-même ne peut pas se purifier si elle ne les garde pas, car le Seigneur les a donnés comme des remèdes pour purifier les passions et les fautes.
  2. Tu sais que la malice est entrée en nous par la transgression des commandements. Il est donc évident que c’est par la garde de ces mêmes commandements que s’opérera le retour à la santé. Si nous ne les pratiquons pas, si nous ne nous engageons pas sur cette voie qui mène à la pureté de l’âme, nous ne pouvons ni désirer, ni espérer cette purification. Et ne dis pas que Dieu peut, même sans que nous pratiquions les commandements, nous donner par grâce la purification de l’âme, car ces jugements appartiennent au Seigneur, et l’Eglise ne nous demande pas de poser nous-mêmes de telles questions. Les Juifs, lorsqu’ils revinrent de Babylone à Jérusalem, empruntèrent le chemin tracé par la nature, et c’est ainsi qu’ils entrèrent dans leur ville sainte et contemplèrent les merveilles du Seigneur. Mais Ezéchiel fut enlevé d’une façon qui dépasse la nature par l’opération d’une révélation, il entra ainsi dans Jérusalem, et, dans cette révélation divine, il contempla le renouvellement à venir (cf Ez.,40, 1 ss.).
  3. C’est là ce qui se produit également lors de la purification de l’âme. Certains accèdent à la pureté de l’âme en suivant le chemin tracé et légal, celui de la garde des commandements, qui comporte les pénibles labeurs, l’ascèse et l’effusion de sang. Et il en est d’autres qui reçoivent cette pureté par un don de la grâce. Mais ce qui est étonnant, c’est qu’il ne nous ait pas été permis de demander dans la prière la pureté que donne la grâce et de nous dispenser de l’ascèse. En effet, au riche qui l’interrogeait pour savoir comment hériter la vie éternelle (cf Le,10, 25-27), le Seigneur dit clairement : « Garde les commandements. » Et quand il lui demanda quels étaient les commandements, il lui répondit de s’éloigner d’abord des œuvres mauvaises, lui rappelant ainsi les préceptes naturels ; mais quand il lui demanda de lui en enseigner davantage, il lui dit : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, prends ta croix et suis-moi » (Mt.,19, 21 et 16, 24). C’est-à-dire, meurs à tout ce qui t’appartient, et ainsi tu vivras en moi. Sors du vieux monde des passions, et ainsi tu entreras dans le monde nouveau de l’Esprit. Détache-toi, dépouille-toi des manières de connaître subtiles et compliquées, et tu revêtiras ainsi la connaissance pleine de simplicité de la vérité. En nous disant : « Prends ta croix », le Seigneur nous a enseigné à mourir à toutes les choses qui sont dans le monde. Et c’est quand nous aurons fait mourir en nous-mêmes le vieil homme, c’est-à-dire les passions, qu’il nous dira : « Suis-moi. » Il est impossible au vieil homme de marcher sur le chemin du Christ, comme l’a dit le bienheureux Paul : « La chair et le sang ne peuvent hériter le Royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité » (/ Cor., 15, 50). Et encore : « Dépouillez le vieil homme corrompu par les convoitises. Alors vous pourrez revêtir le nouveau renouvelé par la connaissance qui lui donne de discerner en lui la ressemblance de son Créateur » (Eph., 4, 22-24). Et encore : « Le désir terrestre est ennemi de Dieu, car il ne se soumet pas à la loi de Dieu, et il ne le peut même pas, car ceux qui sont dans la chair pensent aux choses de la chair et sont incapables de plaire à Dieu en ayant le désir qu’inspire l’Esprit » (Rom., 8, 7).
  4.    Mais toi, ô saint, si tu aimes la pureté du cœur et le désir qu’inspire l’Esprit, ainsi que tu l’as dit, attache-toi aux commandements du Maître, comme l’a dit notre Seigneur : « Si tu désires entrer dans la vie, garde les commandements (Mt 19, 17) pour l’amour de Celui qui les a donnés, et non par crainte ou pour obtenir une récompense. » Car ce n’est pas quand nous pratiquons la justice que nous goûtons le plaisir caché en elle, mais quand l’amour (pothos) de cette justice dévore notre cœur. De même, ce n’est pas quand nous commettons le péché que nous devenons pécheurs, mais c’est quand nous ne le haïssons pas et ne nous en repentons pas. Et je ne pense pas qu’il y ait personne, soit parmi les anciens, soit parmi nos contemporains, qui ait obtenu la pureté du cœur et la contemplation spirituelle sans avoir gardé les commandements ; mais il me semble que celui qui n’a pas gardé les commandements et n’a pas marché sur les traces des bienheureux apôtres n’est pas digne d’être appelé saint.
  5.    Le bienheureux Basile et les bienheureux Grégoire [le Théologien et Grégoire de Nysse], dont tu as dit qu’ils aimaient le désert, qu’ils étaient les colonnes et la lumière de l’Eglise, et qui louaient l’hèsvchia,n’ont pas atteint celle-ci en négligeant de pratiquer les commandements ; mais ils ont d’abord demeuré en paix et gardé les commandements comme doivent le faire ceux qui vivent au milieu de beaucoup d’autres, et c’est ainsi qu’ils sont parvenus à la pureté de l’âme et ont été jugés dignes de la contemplation qui vient de l’Esprit. Lorsqu’ils habitaient dans les villes, j’en suis certain, ils recevaient les étrangers, ils visitaient les malades, ils vêtaient ceux qui étaient nus, ils lavaient les pieds de ceux qui étaient fatigués, et si quelqu’un les réquisitionnait pour faire un mille, ils en faisaient deux. C’est seulement lorsqu’ils eurent gardé les commandements que doivent pratiquer ceux qui vivent au milieu des hommes, et que leur intellect commença à revenir à son impassibilité naturelleet aux contemplations divines et mystiques, qu’ils se hâtèrent de partir vers Y hèsvchiadu désert, et qu’alors ils entreprirent de vivre avec leur homme intérieur jusqu’à devenir des contemplatifs. Et ils demeurèrent dans la contemplation spirituelle jusqu’à ce qu’ils soient appelés par la grâce à devenir eux-mêmes pasteurs de l’Église du Christ.
  6.    Quant à ce que tu m’as dit du grand Basile – à savoir qu’il loue tantôt la vie commune avec beaucoup d’autres, tantôt l’anachorèse, — je dirai ceci : tout homme, selon sa force, son discernement et le but qu’il s’est fixé à lui-même, peut en vérité trouver profit à mener soit l’un, soit l’autre genre de vie. Tantôt ceux qui sont forts, tantôt ceux qui sont faibles, auront avantage à vivre avec beaucoup d’autres ; il en va de même pour le désert. A celui dont l’âme est saine, dont l’intellect est uni à l’Esprit et qui est mort aux conduites humaines, la vie en commun avec beaucoup d’autres ne portera pas préjudice, s’il est sobre et attentif à lui-même ; il la mènera, non pour son propre avantage, mais pour être utile aux autres, car il y aura été appelé par Dieu, à travers le choix des autres Pères. De même, à celui qui est faible, qui a encore besoin de grandir en buvant le lait des commandements (cf 1 Cor.,3, 2) , la vie en commun avec beaucoup d’autres sera utile, pour qu’il soit exercé, raboté, souffleté par les tentations, pour qu’il soit tombé et se soit relevé parmi les autres, jusqu’à ce qu’il ait acquis la santé de l’âme. Il n’est pas de petit enfant qui n’ait été nourri de lait ; de même, il n’est pas de moine qui n’ait été nourri du lait des commandements pour redresser et vaincre les passions, et obtenir la pureté. De la même manière, comme nous l’avons dit, le désert sera utile, tantôt à ceux qui sont faibles et s’enfuient loin des hommes, tantôt à ceux qui sont forts. Aux premiers, pour que les passions, ne trouvant plus d’aliments, ne les brûlent pas et ne puissent s’accroître ; aux [seconds, les] forts, pour qu’ils évitent, en vivant au milieu de ce qui nourrit les passions, d’avoir à affronter les combats du Malin.
  7.    Car en vérité, comme tu l’as dit, le désert endort les passions ; cependant, il ne nous est pas seulement demandé de les endormir, mais de les extirper. C’est quand elles se dressent contre nous qu’il nous faut les vaincre. En effet, les passions endormies se réveillent quand se présente une cause qui les incite à reprendre leur activité. Mais pour que tu saches que ce n’est pas seulement le désert qui endort les passions, comme tu le dis, remarque que lorsque nous sommes malades ou très fatigués, elles ne nous combattent plus que faiblement ; et non seulement cela, mais bien souvent elles s’endorment l’une l’autre, quand l’une prend la place de l’autre. Ainsi, la passion de la vaine gloire fait reculer celle de la luxure. A son tour, la luxure calme la folie de la vaine gloire. Ne recherchons donc pas le désert avec l’idée que lui seul endort les passions, mais considérons que dans le désert, grâce à l’absence d’objets pour les sens et grâce à l’anachorèse loin de tout, nous acquérons la sagesse, notre homme intérieur et spirituel est renouvelé dans le Christ, à tout moment nous nous voyons nous-mêmes, notre intellect est vigilant et ne cesse de se garder, pour que ne lui soit pas dérobé le souvenir de [l’objet de] son espérance. Ces considérations, me semble-t-il, doivent suffire comme réponse à ta première question, pour autant que tu en aies besoin. Parlons donc de la seconde question, que voici :
  8. Question.— Pourquoi notre Seigneur nous a-t-il demandé d’être miséricordieux à l’image de la magnanimité de son Père qui est dans les cieux, et pourquoi les moines ont-ils préféré L’hèsychia à la miséricorde ?

Réponse.  Voici ma réponse. Tu as bien fait de citer l’Évangile comme référence et d’y chercher le modèle qui nous permet de nous interroger sur l’importance que nous donnons à la pratique de L’hèsychia. Nous n’esquivons pas ta question et ne cherchons pas à l’éluder comme une chose superflue. Le Seigneur nous a demandé d’être miséricordieux à la ressemblance du Père céleste, car ceux qui font l’aumône sont proches de Lui. C’est vrai, et jamais nous-mêmes, les moines, nous n’approuvons L’hèsychia sans la miséricorde. Mais, autant que possible, nous nous efforçons de nous éloigner des soucis et de ce qui apporte du trouble. Ce n’est pas que nous refusions de tenir compte des nécessités [du prochain] quand celles-ci se présentent, mais nous nous appliquons à L’hèsychia afin de nous entretenir continuellement avec Dieu ; c’est grâce à elle en effet que nous pouvons nous purifier davantage loin de ce qui cause du trouble et nous approcher de Lui. Mais s’il arrivait une fois, au cours de tant de jours [que nous passons dans L’hèsychia\, que des frères aient un besoin urgent de nous, il ne conviendrait pas que nous négligions ce besoin.

  1.    Obligeons-nous donc à avoir en tout temps de la compassion au-dedans de nous-mêmes, pour toute la race des êtres doués de raison. C’est là ce que nous demande l’enseignement du Seigneur ; telle est la manière propre à notre hèsychia[de pratiquer la charité envers le prochain], et nous ne pouvons pas agir n’importe comment. Cependant, il ne suffit pas toujours d’avoir cette compassion intérieure, et s’il vient un moment où nous sommes appelés à agir et où les circonstances l’exigent, nous ne devons pas négliger de manifester notre charité d’une façon effective. C’est particulièrement le cas de ceux d’entre nous qui n’observent pas une hèsychiatotale, excluant toute rencontre, mais qui ont pour règle de passer la semaine [dans L’hèsychia, et de revenir parmi les frères le samedi et le dimanche], ou d’y demeurer sept semaines. De tels moines ne se dispensent pas de pratiquer la miséricorde envers le prochain, même à l’intérieur des limites de leur règle, sauf si l’un d’entre eux est très rude, dur et inhumain, et ne garde L’hèsychia que pour la forme et l’apparence. Car nous savons que sans l’amour du prochain, il est impossible que l’intellect soit illuminé par son entretien intérieur avec Dieu et son amour pour Lui.
  2.    En effet, quel moine, parmi les sages, s’il a de la nourriture et des vêtements, et s’il voit son prochain affamé et nu, ne lui donnera pas ce qu’il a, mais le mettra en réserve pour lui-même ? Ou encore, qui, voyant un homme de la même chair que lui consumé par la maladie, durement éprouvé par la souffrance et ayant besoin d’être visité, préférera, dans son attachement à L’hèsychia,la règle de la réclusion à l’amour du prochain ? Quand nous n’avons pas les moyens d’aider autrui, gardons au dedans de notre intellect l’amour et la miséricorde envers les frères. Mais si nous disposons des ressources nécessaires, Dieu exige que nous les pratiquions d’une façon effective et parfaite.
  3.    Il est donc clair que si nous ne possédons rien, nous n’avons pas à nous jeter dans les soucis et les tracas à cause des pauvres. Mais si nous en avons la possibilité, nous sommes tenus de donner. De même, si, en raison de notre genre de vie, nous demeurons loin des hommes et de leur vue, nous n’avons pas besoin d’abandonner notre cellule et notre demeure monastique et anachorétique, pour aller et venir dans le monde, afin de visiter les malades et de nous occuper de choses de ce genre. Il est clair en effet que ces sorties nous entraînent du plus haut au plus bas. Mais si un moine mène la vie commune avec beaucoup d’autres, s’il demeure près des hommes, si sa résidence se trouve au milieu d’eux et s’il est soulagé par la peine que les autres se donnent pour lui, soit quand il est en bonne santé, soit quand il est malade, il doit lui-même en faire autant pour eux. Il ne doit aucunement exiger des autres qu’ils lui apportent du soulagement, mais quand il voit dans la détresse quelqu’un qui est revêtu de la même chair que lui et lui ressemble — ou plutôt le Christ abandonné et souffrant, — il n’a pas à le fuir et à se cacher de lui, sous le prétexte imaginaire de sa fausse hèsychia. Quiconque agit ainsi est dépourvu de miséricorde.
  4.    Et ne viens pas me remettre en mémoire Jean le Thébain et Arsène, ni me demander lequel d’entre eux s’est jamais livré à de telles choses, ou s’est occupé des malades et des pauvres, et a négligé pour cela son hèsychia.Ne te mêle pas de ce qu’ont fait de tels hommes. Si tu t’abstiens de recevoir aucun soulagement de la part des hommes et de les rencontrer, comme eux l’ont fait, le Seigneur te permet de laisser de côté les œuvres de miséricorde. Mais si tu es loin d’une telle perfection, si tu te trouves continuellement dans le labeur corporel et la fréquentation des hommes, pourquoi négliges-tu les commandements, que tu dois garder selon ta mesure, en prétextant que tu suis l’admirable conduite des saints, dont en réalité tu ne t’es jamais approché ?
  5.    Mais je ne voudrais pas négliger de rappeler le comportement de saint Macaire le Grand, qui mérite d’être signalé pour reprendre ceux qui méprisent leurs frères. Il s’en alla une fois visiter un frère malade et lui demanda s’il désirait quelque chose. Le malade lui répondit qu’il souhaitait un peu de pain frais. En effet, tous les moines faisaient le plus souvent leur pain pour toute l’année, car c’était la coutume en ce lieu. Cet homme bienheureux se leva aussitôt, et, malgré ses quatre-vingt-dix ans, il fit le trajet de Scété à Alexandrie, et il échangea les pains secs qu’il avait apportés dans son sac contre des pains frais, qu’il apporta au frère. Mais l’égal de Macaire le Grand, l’abbé Agathon, l’homme le plus riche d’expérience parmi tous les moines de ce temps-là, et qui plus que tous honorait le silence et L’hèsychia,fit quelque chose de plus grand encore. Cet homme merveilleux était donc allé un jour de fête vendre à la ville les ouvrages qu’il avait faits de ses mains. Il trouva sur l’agora un étranger couché par terre et malade ; il loua une maison pour le loger et demeura auprès de lui, travaillant de ses propres mains et dépensant pour lui ce qu’il gagnait. Il le servit ainsi pendant six mois, jusqu’à ce que le malade ait recouvré la santé. C’est lui qui disait, comme le rapporte le récit de sa vie, qu’il voulait trouver un lépreux, lui donner son corps et prendre le sien. Telle est la charité parfaite.
  6. Ceux qui craignent Dieu, mon bien aimé, mettent avec élan tout leur zèle et leurs soins à garder les commandements, même si cela leur demande de la peine et s’il leur faut s’exposer pour eux à des dangers. Le Seigneur, auteur de la vie, a rassemblé la totalité de ces commandements et les a ramenés à ces deux qui les contiennent tous, l’amour de Dieu et l’amour des créatures, — 1 ’amour de son image, — qui est semblable au premier (cf.’ Mt.,22, 34). Le premier correspond à ce qui est le but de la contemplation spirituelle, et le second à ce qui est le but [à la fois] de la contemplation et de la praxis.Parce que la nature divine est simple, non composée, invisible et par nature non sujette à aucun besoin, la pensée, pour son entretien continuel (adoleskhia) avec Dieu, n’a besoin, par nature, ni de la praxis corporelle, ni d’une quelconque activité [physique], ni de la lourdeur des réflexions (ennoiôn). En effet, sa propre action est simple, elle opère dans la partie de l’intellect qui est une, selon la simplicité de la Cause que nous adorons, au-dessus de ce que perçoivent nos sens corporels. Le second commandement, qui est l’amour de l’homme, a un rapport avec la dualité de la nature humaine ; en conséquence, sa pratique comporte deux aspects. Je veux dire ceci : l’amour du prochain que nous éprouvons intérieurement et invisiblement [pour accomplir le précepte], nous voulons également le pratiquer au moyen de notre corps, de manière manifeste ; et à tout acte visible [de miséricorde] doit correspondre un acte intérieur et secret.
  7. De même que l’homme est constitué de deux éléments, je veux dire une âme et un corps, de même tout ce qui le concerne engage l’un et l’autre, conformément à la dualité de sa constitution. Ainsi, parce que la praxisprécède toujours la théôria,il est impossible à l’homme de s’élever dans les hauteurs de la contemplation s’il n’a pas d’abord accompli par son labeur corporel ce qui est plus humble. Ainsi donc, personne n’osera dire qu’il a acquis intérieurement l’amour du prochain, s’il a omis de le pratiquer corporellement, selon ses forces, en tel temps et en tel lieu déterminés. C’est seulement si cela a été accompli qu’on peut croire que l’on possède [intérieurement] l’amour du prochain qui est contenu dans la contemplation. C’est lorsque nous avons pratiqué l’amour effectif du prochain d’une façon authentique, autant qu’il est possible, qu’est donné à notre âme le pouvoir de tendre vers cette grande forme de cet amour [du prochain] qui est contenue dans la haute et divine contemplation et qui consiste en de simples et incomparables mouvements de l’âme. Cependant, là où il n’est pas possible à l’homme de pratiquer l’amour du prochain d’une façon visible et corporelle, il est suffisant aux yeux de Dieu que nous possédions intérieurement cet amour, surtout si nous sommes capables de pratiquer constamment le premier commandement, qui contient tout et l’emporte sur tout [le reste].
  8.    Toutefois, si nous ne parvenons pas à accomplir parfaitement ce commandement qui renferme tout, suppléons à cette déficience par celui qui vient après lui, et qui consiste en la pratique effective [de la miséricorde]. Accomplissons-le en peinant corporellement, selon les circonstances, pour le soulagement de nos frères. Veillons à ce que notre liberté ne devienne pas un prétexte pour nous soumettre à la chair, quand nous peinons en vain au nom de l’anachorèse. Il est évident en effet que celui qui s’abstient de toute relation avec les hommes, dont la pensée est complètement immergée en Dieu, qui est mort à tous les hommes parce qu’il s’en est séparé, n’est pas tenu d’assister et de servir les hommes. En revanche, si un hommes’est donné pour règle de vivre dans L’hèsychia durant sept semaines, ou pendant une semaine, et, après avoir observé sa règle, va à la rencontre des hommes, se mêle à eux et se console avec eux, mais néglige ses frères qui sont dans la tribulation sous prétexte qu’il est lié par sa règle hebdomadaire, un tel homme est dur et sans miséricorde. Il est clair que c’est à cause de son manque de compassion, de sa suffisance et de ses pensées mensongères qu’il ne condescend pas à entrer en communion avec ses frères.
  9.    Celui qui méprise le faible ne verra pas la lumière, et celui qui détourne son visage du malheureux aura son jour couvert de ténèbres. Quant à l’homme qui méprise la voix de celui qui est dans la peine, les fils de sa maison iront à tâtons, devenus aveugles.
  10.    Ne critiquons pas, dans notre ignorance, cette grande chose qu’est L’hèsychia.Pour tout genre de vie en effet, il y a un temps, un lieu, des caractéristiques propres, et c’est Dieu qui sait si toute l’activité qu’il comporte lui est agréable. Mais si l’on ne tient pas compte de tout cela, vaine est l’activité de tous ceux qui se soucient d’atteindre le degré de la perfection.
  11.    Celui qui, lorsqu’il est malade, attend d’être consolé et visité par les autres devra se faire humble lui-même et partager la peine de son prochain quand celui-ci sera dans l’épreuve, afin que son activité s’accomplisse avec joie au sein de son hèsychia,loin de toute suffisance et de toute illusion venant des démons.
  12.    Un saint qui possédait la connaissance a dit que rien ne peut délivrer le moine du démon de l’orgueil et contribuer à maintenir en lui la chasteté quand l’enflamme la passion de la luxure, comme de visiter les malades étendus sur leur couche, et ceux que consume la tribulation de la chair.
  13.    Grande est la pratique angélique de L’hèsychia,quand elle est mêlée de discernement, comme le requiert l’humilité. Car là où nous manquons de connaissance, nous sommes volés et pillés [par les démons]. Mais je ne dis pas cela, frères, pour que nous négligions et méprisions la pratique de L’hèsychia. Car nous essayons à tout propos de vous persuader [de son excellence], et ce n’est pas maintenant que nous allons affirmer le contraire de ce que nous avons dit. Que personne ne prenne et n’isole une parole de mes discours, ne délaisse le reste et, sottement, ne tienne compte que de cette parole.
  14.    Je me souviens d’avoir dit en beaucoup d’endroits, à titre d’encouragement, que s’il arrive à un moine d’être réduit à une totale impuissance dans sa cellule, du fait de la faiblesse humaine qui l’accable, ce n’est pas pour cela qu’il doit se résoudre à la quitter à jamais, ni penser que ce qu’il fera hors de sa cellule sera meilleur que ce qu’il fait à l’intérieur. J’ai dit : « la quitter à jamais » ; en effet, si une nécessité temporaire se présentait et obligeait le moine à sortir pendant quelques semaines pour procurer du repos et un secours indispensable à son prochain, il ne doit pas considérer cela comme de la paresse et une fuite de l’effort. Cependant, si quelqu’un pense en lui-même qu’en ce qui concerne sa persévérance à se tenir devant Dieu et son éloignement de toutes les choses visibles, il est parfait et d’un niveau plus élevé que tout ce que je viens de dire, il est logique qu’il refuse de sortir.
  15.    Tu as encore écrit dans ta lettre que le moine qui veut aimer Dieu plus que tout, doit se soucier de la pureté de son âme. Tu as bien dit, si tu es capable de cette attention. Mais comme tu as dit aussi que l’âme n’a aucune confiance filiale (parrhèsia) dans la prière tant qu’elle n’a pas vaincu les passions, il me semble, bien que je sois ignorant, que ces deux choses sont contradictoires. Car si elle n’a pas vaincu les passions, comment peut-elle se soucier de pureté ? Et si la pureté n’a pas été procurée par [l’observance de] la règle de la justice spirituelle, comment peux-tu chercher ce qui est plus haut qu’elle, alors que l’âme n’a pas vaincu ses passions ? On ne sait pas qu’un homme aime, parce qu’il désire. Mais on comprend qu’il désire, parce qu’il aime. L’amour, selon la nature, précède le désir. Si on n’aime pas, on ne désire pas. Les passions sont des portes fermées devant la pureté. Si on n’ouvre pas la porte fermée, on n’entrera pas dans le lieu chaste et pur du cœur.
  16. Mais quand tu as dit que l’âme n’a pas de confiance filiale (parrhèsia) à l’heure de la prière, tu as dit vrai. Car la confiance filiale se trouve non seulement au-dessus des passions, mais au-dessus de la pureté. Tel est l’ordre que nous a transmis la tradition, et c’est ce que je dis ici : c’est en se faisant violence pour pratiquer la patience que l’on combat les passions, pour parvenir à la pureté. Si donc les passions sont vaincues, l’âme acquiert la pureté, et la vraie pureté permet à l’intellect d’obtenir la confiance filiale à l’heure de la prière. Si nous demandons dans la prière ce que nous appelons la pureté de l’âme, sommes-nous donc blâmables ? Ou est-ce un signe d’orgueil et de présomption que de demander à Dieu ce que l’Ecriture Sainte et nos Pères nous prescrivent et ce que le moine lui-même poursuivait en partant vers l’anachorèse ? Pour ma part, Père saint, je pense que, de même qu’un fils ne doute pas de son père et ne lui demande rien en disant : « Enseigne-moi tel art », ou : « Donne-moi telle chose », ainsi convient-il que le moine n’adresse à Dieu aucune demande précise en lui disant : « Donne-moi ceci, et encore cela. » Car il sait que la Providence de Dieu veille plus encore sur nous que celle d’un père sur son fils.
  17. C’est pourquoi nous devons nous humilier nous-mêmes, nous affliger pour les causes des fautes que nous avons commises involontairement, en pensée ou en acte, dire d’un cœur brisé la prière du Publicain : « Ô Dieu, sois propice au pécheur que je suis » (Le,18, 13), et travailler secrètement et visiblement à ce que nous a enseigné le Seigneur quand il a dit : « Quand vous aurez fait ce qui vous a été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous n’avons fait que ce que nous devions faire » (Le,17, 10). Ainsi ta conscience te rendra témoignage que tu es inutile et que tu as besoin de miséricorde. Tu sais bien toi-même que ce ne sont pas les œuvres qui ouvrent la porte fermée du cœur, mais que c’est le cœur lui-même qui s’ouvre, lorsqu’il est brisé et humilié (Ps. 50,

19), et que tu vaincs les passions par l’humilité, et non par le mépris. Celui qui est malade commence par se faire humble, puis il se soucie de sa santé, s’efforce de guérir de ce dont il souffre, et c’est alors qu’il cherche à devenir roi, car la pureté et la santé sont le Royaume de l’âme. Mais qu’est-ce que le Royaume de l’âme ? De même que le fils malade [d’un roi] ne dit pas à son père : « Fais-moi roi », mais s’occupe d’abord de sa maladie, et c’est lorsqu’il a complètement recouvré la santé que le royaume de son père lui appartient, ainsi le pécheur qui se repent et qui a recouvré la santé de son âme entre auprès de son Père dans la région de la nature purifiée, et règne dans la gloire de son Père.

  1. Rappelons-nous ici le saint apôtre Paul confessant ses fautes et mettant son âme au plus bas, à la dernière place, quand il dit : « Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier. Mais il a eu pitié de moi, pour montrer d’abord en moi toute sa patience (1 Tim.,1, 16). Car au début j’étais persécuteur, insulteur, blasphémateur, mais il a eu pitié de moi, car dans mon incrédulité je ne savais pas ce que je faisais. » Mais à quel moment a-t-il dit ces choses ? Après les grands combats, après [avoir accompli] des œuvres puissantes, après la prédication de l’Evangile du Christ dans le monde entier, après les morts continuelles et les tribulations de toutes sortes qu’il avait souffertes de la part des Juifs et des païens. Mais il se voyait encore tel qu’il était au commencement. Non seulement il pensait qu’il n’était pas encore parvenu à la pureté, mais il estimait qu’il ne devait pas être appelé disciple. Il disait en effet : « Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, car j’ai persécuté l’Eglise du Christ » (/ Cor.,15, 9). Quand plus que tous les autres hommes il eut remporté la victoire sur les passions, il disait encore : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé » (/ Cor., 9, 27).
  2.    Mais si tu dis que par ailleurs il parle lui-même de ses grandes oeuvres, il te répondra lui-même de façon convaincante. Il dit en effet qu’il n’a rien fait volontairement, rien par lui-même, mais par [la grâce de] la prédication. Quand il rapportait ces choses pour l’utilité des fidèles, il écartait de lui-même de telles pensées, pour ne pas se glorifier. Il le proclame et dit : « C’est vous qui m’y contraignez », et encore : « Je ne parle pas selon le Seigneur, mais comme un insensé, en me glorifiant ainsi » (2 Cor.,11, 17). Telle est la règle que dans sa justice et sa droiture nous a établie saint Paul.
  3.    Gardons-la donc, suivons-la avec zèle, et ne demandons pas à Dieu des choses élevées si lui-même ne les accorde pas ni ne les donne. Car Dieu connaît les vases d’élection qu’il prend à son service. Même après avoir reçu ces choses, le bienheureux Paul n’a pas demandé le Royaume de l’âme, mais il a dit : « Je souhaiterais être séparé du Christ, etc. » (Rom.,9, 3). Comment donc oserions-nous nous-mêmes, avant le temps connu de lui, demander le Royaume de l’âme, alors que nous n’avons pas encore gardé les commandements, ni vaincu les passions, ni payé notre dette ? Je t’en prie donc, Père saint, qu’une telle chose ne te vienne pas à l’esprit, mais plus que toute autre chose acquiers la patience à l’égard de tout ce qui t’arrive. Avec une profonde humilité et un cœur brisé, demandons, du fond de notre être et dans nos pensées, le pardon de nos péchés et l’humilité de l’âme.
  4.    Un saint l’a écrit : « La prière de celui qui ne se considère pas comme pécheur n’est pas bien accueillie auprès du Seigneur. » Si certains Pères, comme tu l’as dit, ont écrit sur ce qu’est la pureté de l’âme, ce qu’est la santé, ce qu’est l’impassibilité, ce qu’est la contemplation, ils ne l’ont pas fait pour que nous recherchions et attendions ces choses avant le temps. Car il est écrit que l’avènement du Royaume de Dieu ne se fait pas remarquer (cf Le,1 7, 20). Ceux qui ont cherché le Royaume de cette façon ont fini dans l’orgueil et la chute. Mais nous, nous devons établir le lieu du cœur sur les œuvres du repentir et les conduites qui plaisent à Dieu. Les grâces du Seigneur viennent d’elles-mêmes, si le lieu du cœur est pur et sans souillures. Mais que nous recherchions ces choses, — je veux dire les hauteurs divines, — pour que cela se remarque, c’est là ce que l’Eglise de Dieu réprouve. Ceux qui ont agi ainsi n’ont jamais récolté que l’orgueil et la chute. Ce n’est pas là un signe que l’on aime Dieu, mais une maladie de l’âme. Comment chercherions-nous les hauteurs de Dieu, là où le divin Paul se glorifie dans les tribulations, et considère que les hauteurs de Dieu sont la communion aux souffrances du Christ ?
  5.    Tu écris en outre dans ta lettre que ton âme a aimé aimer Dieu, mais que tu n’es pas encore parvenu à aimer, bien que tu aies un grand désir d’aimer, et que tu aspires à l’anachorèse au désert. Tu as montré en cela que la pureté du cœur s’est levée en toi et que tu entretiens le souvenir de Dieu comme un feu qui réchauffe ton cœur. Si ces choses sont vraies, elles sont grandes, mais il ne convenait pas que tu les écrives, car elles n’ont pas de sens. Si tu voulais en parler sous forme de question, il fallait poser autrement cette question. En effet, celui qui dit que son âme n’a pas encore de confiance filiale dans la prière, parce qu’il n’a pas vaincu les passions, comment ose-t-il dire que son âme a aimé aimer Dieu ? Il n’est pas possible que se lève dans l’âme l’amour divin, derrière lequel tu cours en rêvant d’anachorèse, si l’âme n’a pas vaincu les passions. Tu dis que ton âme n’a pas vaincu les passions, et qu’elle a aimé aimer Dieu, ce qui n’a pas de sens. Car si quelqu’un dit qu’il n’a pas vaincu les passions et qu’il aime aimer Dieu, je ne sais pas ce qu’il dit.
  6.    Mais tu réponds : je n’ai pas dit : « J’aime », mais « J’aime aimer ». Même cela est déplacé, si l’âme n’est pas en état de pureté. Si tu as l’intention de ne prononcer qu’une parole dépouillée [d’expérience] (psilon), tu n’es pas le seul à le faire. Chacun dit qu’il veut aimer Dieu. Et non seulement les chrétiens, mais tout le monde tient ce langage. Mais quand on tient ce genre de discours, seule la langue remue, et l’âme ne sent pas ce qu’elle dit. Beaucoup de malades ignorent qu’ils le sont. La malice est une maladie de l’âme, et l’erreur est la perdition de la vérité ; la plupart des hommes qui en sont malades proclament qu’ils sont en bonne santé, et beaucoup les en félicitent. Mais si l’âme ne s’est pas guérie de la malice et ne maintient pas en elle la santé naturelle dans laquelle elle a été créée, afin de naître de la santé de l’Esprit, il n’est pas possible à l’homme de désirer les choses de l’Esprit qui sont au-dessus de la nature. Car tant que l’âme est atteinte de la maladie des passions, elle ne sent pas ce qui est spirituel, elle ne sait pas non plus le désirer, elle ne fait que désirer à partir de ce qu’ont entendu ses oreilles ou de ce qu’elle a lu quelque part.
  7. C’est donc à bon droit que j’ai dit plus haut que ceux qui désirent la perfection doivent garder tous les commandements, car l’action secrète des commandements guérit la puissance de l’âme. Cette action ne s’est pas opérée simplement et d’une manière quelconque. Il est écrit : « Sans effusion de sang, il n’y a pas de rémission » (Hébr.,9, 22). C’est en premier lieu dans l’incarnation du Christ que notre nature a été renouvelée ; elle a participé à sa passion et à sa mort ; après le renouvellement par l’effusion du sang, elle a été renouvelée et sanctifiée, et elle est devenue capable de recevoir les commandements nouveaux et parfaits. Car s’ils lui avaient été donnés avant l’effusion du sang, avant qu’ait été renouvelée et sanctifiée notre nature, ces commandements nouveaux, comme les anciens, auraient interdit de faire le mal, mais ils n’auraient pu extirper parfaitement la malice. Mais maintenant, il n’en va plus ainsi. L’opération secrète qui suit l’effusion de sang, et les commandements nouveaux et spirituels que l’âme garde en ayant devant les yeux la crainte de Dieu, la renouvellent, la sanctifient et soignent secrètement tous ses membres. Il est manifeste que chacun des commandements guérit calmement dans l’âme toute passion. Celui qui guérit et celui qui est guéri sentent cette énergie, à la ressemblance de l’hémorroïsse (cf Le,8, 43-46).
  8.    Tu sais, mon bien aimé, que si la partie passionnée de l’âme n’est pas guérie, renouvelée, secrètement sanctifiée, si elle ne s’attache pas à une conduite spirituelle, l’âme ne pourra pas recouvrer la santé ni se délivrer de l’affliction [que lui causent] les choses qu’elle rencontre dans la création. Telle est cette guérison ; elle vient de la grâce, comme ce fut le cas pour les bienheureux apôtres qui par la foi devinrent parfaits dans l’amour du Christ. Mais il arrive aussi parfois que l’âme reçoive la santé par l’observance de la Loi (cf. 1 Tim.,1, 8). En effet, que celui qui a vaincu les passions par la pratique des commandements et par les œuvres les plus dures de la vraie manière de vivre, sache qu’il a acquis la santé de l’âme par l’observance de la Loi, qu’il a été sevré de la corporéité de ce monde, qu’il a retranché les habitudes [venant] de ses prédispositions, qu’il est né de nouveau comme au commencement aux choses spirituelles, qu’il s’est retrouvé par la grâce dans le lieu de l’Esprit, dans les pensées de l’homme intérieur, et qu’un monde nouveau, non composé, l’a reçu.
  9.    Mais lorsque l’intellect a été renouvelé, quand le cœur a été sanctifié, toutes les pensées qui se lèvent en lui y apparaissent selon la nature de ce monde nouveau dans lequel il est entré. Tout d’abord se lève en lui l’amour des réalités divines, et il désire la communion avec les anges et les révélations des mystères de la connaissance spirituelle ; l’intellect ressent la connaissance spirituelle des créatures, et en lui se lève la contemplation des mystères de la Sainte Trinité et des mystères de l’admirable économie conçue par Dieu en notre faveur. C’est alors qu’il est entièrement uni à la connaissance de l’espérance du siècle à venir.
  10.    Comprends-moi bien, à la lumière de ce que je viens de t’écrire. Si ton âme, lorsqu’elle était enfermée dans la région des passions, avait pu aimer Dieu en vérité, elle n’aurait pas eu grand besoin d’interroger pour apprendre les mystères du monde spirituel. Mais il est évident que l’enseignement et la connaissance ne servent à rien au milieu des passions, et ne sont pas capables d’ouvrir la porte fermée de la pureté, qui se dresse devant eux. En revanche, si les passions sont enlevées de l’âme, l’intellect est illuminé, ii se tient dans le lieu pur de la nature, et il n’a pas besoin d’interroger, car il contemple en pleine lumière les biens qui se trouvent en ce lieu.
  11.    En effet, ce n’est pas au moyen d’un enseignement et en posant des questions que nos sens extérieurs connaissent les choses et les faits qui les concernent ; c’est naturellement et sans avoir besoin d’interroger que chacun de nos sens éprouve ce qu’il lui est donné de percevoir, car aucun enseignement ne vient s’interposer entre le sens et le sensible. Un aveugle, quoi qu’on lui dise sur la lumière du soleil et de la lune, sur le chœur des astres et l’éclat des pierres précieuses, ne les connaît, n’en juge et ne conçoit leur beauté qu’à travers des mots ; sa connaissance et son discernement sont privés du plaisir que procure leur vue. Je pense qu’il en va de même de la contemplation spirituelle. L’intellect qui voit les mystères cachés de l’Esprit, si toutefois il a gardé en lui la santé de sa nature, contemple parfaitement la gloire du Christ, n’interroge pas et n’apprend pas, mais a ses délices dans le plaisir des mystères du monde nouveau plus haut que la volonté libre. Car il reçoit la chaleur de la foi et de l’espérance qui est dans le Christ, comme l’a écrit le bienheureux Paul : « Ce que nous voyons, pouvons-nous l’espérer encore ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec patience » (Rom.,8, 25).
  12.    Nous devons donc attendre, et demeurer en solitude et avec simplicité dans notre homme intérieur, là où il n’y a ni empreinte de pensées, ni vision de corps composés. L’intellect tire ses conceptions de ce qu’il voit. Quand il regarde le monde, autant il y voit de formes en mouvement sur lesquelles il promène son regard, autant il reçoit en lui-même d’empreintes et d’images. Et ces images, en proportion de leur nombre et selon la variété de leurs changements, suscitent en lui des pensées. Et quand les pensées naissent, elles marquent l’intellect de leur sceau. Mais si l’intellect tourne son regard vers l’homme intérieur, où rien ne peut susciter des changements de formes ni diviser des choses composées pour transformer leurs figures, mais où il n’y a en tout et pour tout que le Christ, il est manifeste que l’intellect reçoit la contemplation simple, hors de laquelle rien ne peut embaumer le sens intérieur de l’âmeni faire qu’elle obtienne la confiance filiale (parrhèsia) à l’heure de la prière. Telle est en effet la nourriture qui convient à la nature de l’âme. Quand l’intellect se tient ainsi dans le lieu de la connaissance de la vérité, il ne ressent pas le besoin de poser des questions.
  13.    En effet, de même que l’œil du corps n’a pas à poser de questions pour voir ensuite le soleil, de même l’œil de l’âme n’a pas à enquêter avant de contempler la connaissance spirituelle. Ainsi, la contemplation mystique que tu désires, Père saint, se révèle à l’intellect quand l’âme a recouvré la santé. Mais l’âme qui veut apprendre de tels mystères en enquêtant et en interrogeant est atteinte de folie. Ce n’est pas pour l’avoir appris, ou l’avoir su d’une manière matérielle, que le bienheureux Paul, comme il l’a dit, a vu et entendu des mystères et des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de redire (cf. 2 Cor.,12, 4). Mais il avait été ravi dans le lieu spirituel, et il avait vu la révélation des mystères.
  14.    Et toi, Père saint, si tu aimes la pureté, retranche tout amour des choses de ce monde, et pénètre dans la vigne de ton cœur pour la travailler. Déracine de ton âme les passions, et lutte pour ne plus voir de mal dans aucun homme. La pureté voit Dieu, et ce qui la fait se lever et fleurir dans l’âme, ce n’est pas de la rechercher, mais c’est de ne plus voir de mal en aucun homme. Si tu veux que ton cœur devienne le lieu des mystères du monde à venir, commence par accumuler les œuvres corporelles, c’est-à-dire le jeûne, les veilles, la prière, l’ascèse, la patience, et anéantis les pensées mauvaises par toutes les choses semblables ; attache ton intellect à la lecture et à la méditation des divines Ecritures. Déracine de ton cœur, par la prière incessante, toute image et toute ressemblance provenant de la pensée de tes anciennes actions mauvaises.
  15.    Habitue ton intellect à la méditation constante des mystères de l’économie de Notre Seigneur, et éloigne de lui la pensée de rechercher la connaissance et la contemplation, car de telles choses dépassent la parole, et elles suivent la pratique des commandements et des œuvres de la pureté. Demande instamment au Seigneur dans ta prière une tristesse brûlante et universelle, semblable à celle qu’il versa dans le cœur des apôtres, des martyrs et des saints Pères, de sorte qu’elle coule goutte à goutte dans ton cœur, et qu’il te soit accordé que ta pensée se comporte de telle manière que son commencement, son milieu et sa fin soient, à cause de l’union avec le Christ, le retranchement et la fuite de tous les hommes. Si tu désires véritablement la contemplation des mystères, exerce-toi à la pratique des commandements, et non à l’investigation et à l’étude. La contemplation spirituelle agit d’elle-même en nous dans le lieu de la pureté ; cherche d’abord à apprendre comment entrer dans le lieu des mystères de l’Esprit, et mets-toi alors au travail.
  16.    Le premier des mystères est la pureté, qui est produite par l’action des commandements. La contemplation est l’opération spirituelle de l’intellect qui est plongé dans l’admiration en considérant ce qui a été et ce qui sera. La contemplation est la vision de l’intellect qui s’émerveille devant l’économie dont Dieu a usé de génération en génération, et qui comprend la gloire de ses créatures et leur difficulté à entrer dans le monde nouveau. Car c’est là que le cœur se brise, que l’homme se renouvelle, qu’à l’image des petits enfants en Christ il se nourrit du lait des commandements nouveaux et spirituels, devient sans malice, s’accoutume aux mystères de l’Esprit et aux révélations de la connaissance, et que, ravi de connaissance en connaissance, de contemplation en contemplation, de compréhension en compréhension, il s’instruit et se fortifie mystiquement, jusqu’à ce qu’il soit élevé dans l’amour, qu’il soit uni à l’espérance, que demeure en lui la joie, qu’il soit exalté en Dieu et qu’il soit couronné par la gloire naturelle de la création au sein de laquelle il a été lui-même créé.
  17.    A travers ces pâturages spirituels, l’intellect s’élève dans les révélations de la connaissance ; il tombe, il se relève, il vainc, il est vaincu, il est grillé dans la fournaise de la cellule, mais ainsi il se purifie, il reçoit la miséricorde, il lui est donné de réellement contempler la Sainte Trinité, ce dont tu as le désir. Il y a trois contemplations des natures dans lesquelles l’intellect s’élève, agit et se dépouille : deux sont celles des natures créées douées ou privées de raison — les natures spirituelles et les natures corporelles —, et la troisième est celle de la Sainte Trinité. La contemplation a d’abord pour objet toute créature rencontrée ; c’est par la création que l’intellect accède à la révélation de la connaissance ; en ceux en effet qui ne sont pas tombés sous la domination des sens, [la vue des créatures] devient contemplation spirituelle. L’intellect peut aussi se prendre lui-même comme objet de sa contemplation ; c’est ainsi que les philosophes du dehors ont laissé leur pensée s’égarer dans la vision imaginaire d’êtres créés.
  18.    La contemplation des fils du mystère de la foi est donc étroitement liée à la foi, et elle trouve sa pâture dans la prairie des Écritures. Elle rassemble l’intellect loin de toute distraction extérieure, elle l’unit au Christ par des liens étroits, comme le furent l’intellect de Basile et celui de Grégoire, elle goûte aux paroles mystiques contenues dans les Écritures. Il existe des paroles que notre connaissance ne parvient pas à comprendre et que nous acceptons par la foi ; mais nous en recevons la connaissance par la contemplation, qui est en nous un fruit de la purification. Les mystères de l’Esprit sont au-delà de la connaissance, et ni les sens corporels, ni la partie raisonnante de l’intellect ne peuvent les pénétrer. Dieu nous a donné la foi, par laquelle nous savons seulement qu’ils sont. Et de cette foi naît en nous l’espérance en ces mystères. Par la foi, nous confessons que Dieu est le Seigneur, le Maître, le Créateur et l’Artisan de toutes choses. Et par la connaissance, nous discernons qu’il nous faut observer ses commandements et comprendre que la crainte inspirait la garde des commandements de l’Ancien Testament, comme il Ta dit lui-même (cf. Rom., 8, 15), et que l’amour inspire la garde des commandements vivifiants du Christ, comme il Ta dit lui-même également : « J’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour » (Jer, 15, 10).
  19. H est donc manifeste que le Fils ne garde pas les commandements de son Père par crainte, mais par amour. C’est pourquoi il nous exhorte à garder nous aussi les commandements par amour, en disant : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements ; je demanderai à mon Père, et il vous enverra un autre Consolateur » (Jn,14, 16). Il appelle avènement du Consolateur les charismes de la révélation des mystères de l’Esprit, cette perfection de la connaissance spirituelle que reçurent les apôtres en recevant l’Esprit lui-même. Le Seigneur a annoncé le Consolateur, il a promis qu’il le leur donnerait, et il Ta demandé à son Père, pour qu’il demeure avec eux dans les siècles, moyennant l’accomplissement des commandements et la purification. Tu le vois, par la garde des commandements, l’intellect obtient la grâce de la contemplation mystique et de la révélation de la connaissance spirituelle. Les choses ne sont donc pas comme le supposait ta sagesse, qui prétendait que l’activité que nécessite la garde des commandements fait obstacle à la contemplation des mystères divins qui s’accomplissent dans L’hèsychia.
  20. Je t’en prie donc, si tu as senti dans ton âme que tu as atteint la région de la charité, garde les commandements nouveaux, par amour pour Celui qui les a donnés, et non par crainte, comme Ta dit le bienheureux Paul, quand il était brûlé par l’amour divin : « Qui me séparera de l’amour du Christ ? La tribulation ? la prison ? la persécution ? et la suite » (Rom., 8, 35). Et il ajoute : « J’en ai l’assurance, ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l’avenir ne peuvent me séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (ibid.,38-39). Et pour que tu n’ailles pas penser qu’il désire une grande récompense, ou l’honneur, ou des charismes spirituels extraordinaires, comme les désire ta sainteté, il dit : « Je voudrais être anathème, séparé du Christ, pour que ceux qui l’ont quitté reviennent à Lui » (Rom.,9, 3). Enfin pour que tu saches qu’il ne recherche pas la contemplation mystique et anachorétique, comme le fait ta paternité, mais qu’il désire simplement celle qui a été souvent accordée à certains par la grâce, écoute ce qu’il dit ailleurs : « Quand je parlerais les langues des anges et des hommes, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et verrais tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais la foi jusqu’à soulever des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (7 Cor., 13, 1-2). En effet, la porte qui, selon la loi, mène à ces choses est la charité. Si nous acquérons la charité, elle nous mènera à de tels biens. Mais si ces biens nous étaient donnés par grâce sans que nous ayons la charité, jamais ils ne seraient vraiment nôtres. Car l’acquisition et la garde de la plus haute sainteté et d’une manière de vivre divine, c’est la charité. Dès qu’un moine acquiert la charité, son cœur acquiert la paix, qui est la demeure de Dieu, et devant lui s’ouvre la porte de la grâce, par laquelle il entrera et sortira, comme notre Seigneur l’a dit : « Je suis la porte de la vie. L’homme qui entrera par moi vivra, et il trouvera des pâturages pour nourrir sa vie spirituelle » (Jn, 10, 9). Là, ni la malice ni l’erreur ne lui feront obstacle, mais la divine charité le fera entrer et sortir, comme un libre [disciple] du Christ, par tous les degrés des révélations de la connaissance et des contemplations mystiques.
  21. Afin de connaître la vérité sur tout cela — à savoir que la vie spirituelle de l’intellect est véritablement une divine contemplation —, écoute le grand Paul. Il proclame en effet ceci : « Je ne me satisfais pas de la contemplation sans la charité. Si je n’accède pas à la contemplation en passant, comme il est normal, par les afflictions [par lesquelles on acquiert] la charité, je n’en ai aucun désir [d’une telle contemplation]. Et même si elle m’était accordée par pure grâce, si je n’ai pas acquis la charité, je n’en voudrais pas, car je n’y serais pas entré par la porte naturelle, qui est la charité. Il faut donc d’abord que j’acquière la charité, qui est elle-même la contemplation

première de la Sainte Trinité, et ensuite, sans que j’aie à recevoir d’autres dons, j’accéderai d’une façon naturelle à la contemplation des réalités spirituelles. » Considère la sagesse du bienheureux Paul. Vois comment il a laissé de côté tous les charismes accordés par la grâce et a demandé le fondement même des choses, auquel il appartient de recevoir les charismes et de les garder, comme quelqu’un l’a dit. Le charisme de la contemplation des créatures a été aussi donné à Moïse, et beaucoup d’autres l’ont reçu également. Cependant, ils ne l’ont pas reçu comme [un charisme] possédé d’une manière stable, mais comme une révélation [transitoire]. Mais moi, qui ai été baptisé dans l’Esprit-Saint et qui ai été comblé de grâces, je veux recevoir dans mon intérieur la sensation du Christ demeurant en moi. Car le Christ a accompli le renouvellement de notre nature dans sa propre personne. Nous l’avons revêtu par l’eau et par l’Esprit, il nous a unis à lui dans un mystère ineffable, et il a fait de nous les membres de son Corps. Cependant, c’est ici-bas en gage, et dans le monde nouveau en plénitude (physikôs), qu’il communique la vie à ses membres. Pourquoi donc veux-tu et cherches-tu [à obtenir] la contemplation avant la charité, alors que le divin Paul considère la contemplation comme réprouvée sans la charité ?

  1. En effet ce que tu as dit, à savoir que la garde des commandements fait obstacle à la contemplation, montre que tu blâmes l’amour du prochain et lui préfères la contemplation, et que tu désires obtenir celle-ci là où on ne peut pas l’avoir. Car de nous-mêmes nous ne pouvons pas voir la contemplation, ô très sage, mais c’est la contemplation qui se montre elle-même à nous dans son propre lieu. De même que tout au long de notre croissance physique, jour après jour notre âme acquiert les diverses connaissances, explore avec ses sens les choses de ce monde et s’y exerce progressivement, ainsi dans les choses de l’Esprit on reçoit la contemplation spirituelle et la sensation divine et on s’y exerce, à mesure que l’intellect progresse dans la vie spirituelle et va de l’avant. Si on atteint la région de la charité, on contemple en leur lieu les réalités spirituelles. Mais ces réalités se montrent rétives, si quelqu’un veut leur faire violence pour se les approprier. Si un tel homme a l’audace de les imaginer, de les contempler et de les concevoir quand ce n’est pas le temps, sa vue se trouble aussitôt et il ne voit que des figures fantastiques et imaginaires à la place des vraies contemplations.
  2.    Si maintenant tu soumets ces choses au discernement de ton intellect, cesse de rechercher la contemplation quand ce n’est pas le temps. Mais si tu crois posséder actuellement la contemplation, ce n’est là qu’une ombre de l’imagination, et cette contemplation n’est pas la contemplation. En effet, toute expérience de l’intellect a ses contrefaçons et ses imitations, fruits de l’imagination, mais l’intellect peut aussi être le lieu d’une contemplation véritable. En effet, les natures composées sont sujettes à l’imagination, mais elles peuvent aussi avoir la contemplation véritable. Si la contemplation est vraie, la lumière est là, et l’on est près de la vérité en contemplant ce que l’on voit. Mais quand c’est le contraire, l’œil voit une ombre au lieu de la vérité. [Il arrive que] l’intellect voie de l’eau là où il n’y a pas d’eau, qu’il voie des maisons soulevées et suspendues en l’air, alors qu’elles sont sur la terre. Ce qui se manifeste ainsi dans le domaine corporel se manifeste également dans l’ordre spirituel.
  3.    Si la vision de l’intellect n’est pas purifiée par la pratique des commandements et par les actes que comporte la vie hésychaste, si elle n’acquiert pas d’une façon parfaite la lumière de la charité, si elle ne se développe pas jusqu’à parvenir à l’âge de la nouveauté [de vie] en Christ, si en accédant à une autre connaissance elle ne s’approche pas des natures spirituelles, en se tenant dans l’ordre [monastique] où l’on recherche la vie angélique et spirituelle, on ne peut pas devenir un vrai contemplatif, appliqué à la divine contemplation. L’intellect peut bien susciter lui-même quelque chose qu’il croit ressembler [à la contemplation], cela n’est que de l’imagination, et non la vérité. Quand l’intellect, dans sa [prétendue] contemplation, prend ainsi une chose pour une autre, cela vient de ce qu’il ne s’est pas purifié, car la nature de la vérité demeure toujours immuable, et elle ne se transforme jamais en représentation imaginaire. La cause de ces produits de l’imagination est la maladie de l’intellect, et non sa pureté.
  4.    C’est ce qui est arrivé aussi aux philosophes du dehors, puisqu’ils ont pris ces produits de l’imagination pour les réalités spirituelles, au sujet desquelles ils n’avaient pas reçu de Dieu le véritable enseignement. Parce qu’ils étaient capables de resserrer et de développer leurs raisonnements et de concevoir leur pensée, ils ont cru, dans leur suffisance, qu’ils étaient quelque chose, puis ils ont cherché à se connaître, afin de découvrir leur origine et de comprendre le changement de leur propre image. Ils ont discouru sur ces choses avec une suffisance inconvenante, et ils ont divisé le Dieu unique en nombreux dieux. Ils ont parlé et ils ont écrit en laissant divaguer leurs pensées. Et cette folle imagination [qui inspire] leurs pensées, ils l’ont appelée contemplation des natures.
  5.    La vraie contemplation des êtres créés, qu’ils soient perceptibles ou non par les sens, et la contemplation de la Sainte Trinité elle-même, sont une conséquence de la révélation du Christ. C’est Lui qui les a communiquées et manifestées aux hommes, d’abord lorsqu’il a renouvelé la nature humaine en sa propre personne, puis lorsqu’il nous a tracé en Lui-même un chemin pour que par ses commandements vivifiants nous puissions parvenir à la vérité. Notre nature est ainsi devenue capable de la vraie contemplation, et non d’une contemplation imaginaire, à condition que, d’abord, par le support des souffrances, par le labeur et la tribulation, l’homme se dépouille du vieil homme, c’est-à-dire des passions, comme l’enfant, lors d’une naissance normale, se dépouille de l’enveloppe du sein maternel. C’est alors que l’intellect peut naître spirituellement, apparaître dans le monde de l’Esprit, et recevoir la contemplation propre à sa patrie.
  6.    Ainsi donc, présentement, la contemplation des créatures, si douce soit-elle, n’est jamais que l’ombre de la connaissance, et sa douceur ne diffère pas de celle des images contemplées en rêve. La contemplation qui appartient au monde nouveau, qui est produite par l’Esprit de révélation et qui fait les délices spirituelles de l’intellect, est une opération de la grâce, et non une ombre de la connaissance. Cette douceur-là n’est pas différente de celle dont l’Apôtre a écrit que « ce que l’œil n’a pas vu, ce que 1 ’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, c’est ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (7 Cor.,2, 9). C’est là ce que Dieu a révélé aux saints par son Esprit, « car l’Esprit lui-même sonde tout, mêmes les profondeurs de Dieu » (ibid., 10). Et cette contemplation devient la nourriture de l’intellect, jusqu’à ce que celui-ci puisse recevoir une contemplation plus élevée que la première. La contemplation succède ainsi à la contemplation, jusqu’à ce que l’intellect parvienne dans la région de la parfaite charité. Car la charité est le lieu des réalités spirituelles, et elle fait sa demeure dans la pureté de l’âme. Quand l’intellect se tient dans la région de la charité, la grâce agit, et l’intellect demande instamment la contemplation spirituelle. Et il devient le contemplateur des réalités cachées.
  7.    Je l’ai dit en effet, le charisme des révélations qui permet à l’intellect d’accéder à la contemplation a deux origines possibles. Il est parfois donné par la grâce et vient de la ferveur de la foi ; mais il vient aussi de la pratique des commandements et de la pureté. Il est parfois donné par la grâce, comme ce fut pour les bienheureux apôtres, lesquels n’eurent pas leur intellect purifié par la pratique des commandements et ne reçurent pas de cette façon la révélation de la contemplation, mais ils l’obtinrent par la ferveur de la foi, car ils crurent dans le Christ en toute simplicité et ils le suivirent sans hésiter et d’un cœur ardent. Quand il eut accompli son économie digne d’adoration, il leur envoya l’Esprit consolateur, il purifia et rendit parfait leur intellect, et, par son opération, il détruisit en eux le vieil homme des passions et vivifia dans leur intérieur l’homme nouveau de l’Esprit ; et il leur fut donné de sentir ces deux choses.
  8.    C’est ainsi que le bienheureux Paul fut renouvelé mystiquement et obtint la contemplation de la révélation des mystères. Cependant, il ne se confia pas dans cette contemplation. Il reçut gratuitement l’opération de la grâce, mais tout le temps de sa vie il fit route afin de rendre à Dieu autant qu’il lui était possible la grâce qu’il avait reçue quand le Seigneur lui avait parlé sur le chemin comme à un familier, et l’avait envoyé à Damas. Il n’est pas écrit que Jésus lui ait alors parlé manifestement, mais, comme il le rapporte lui-même, Ananias lui dit: « Saul, mon frère, notre Seigneur Jésus-Christ, que tu as vu sur le chemin, m’a envoyé vers toi pour que tes yeux voient et que tu sois rempli de l’Esprit-Saint » (Act9, 17). Quand il eut baptisé Paul, celui-ci fut rempli de l’Esprit-Saint et il sentit les révélations des mystères cachés, comme cela s’était produit pour les saints apôtres. C’est là ce que Jésus leur avait dit, lorsqu’il vivait avec eux : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. Mais quand sera venu l’Esprit-Saint, il vous conduira dans la vérité tout entière et il vous annoncera les choses à venir » (Jn, 16, 12-13).
  9.    Il est clair que le bienheureux Paul, quand il reçut l’Esprit-Saint et fut renouvelé par lui, obtint la révélation des mystères, eut des visions grâce à l’Esprit des révélations, jouit des délices de la contemplation, entendit des paroles ineffables, obtint la contemplation la plus élevée des êtres, se délecta de la contemplation des Puissances célestes et goûta aux délices que procurent les réalités spirituelles. Ce n’est pas — à Dieu ne plaise ! — qu’il se fût ainsi élevé par sa seule volonté, comme le prétendent les hérétiques appelés Euchites, car il est tout à fait impossible à l’intellect d’y parvenir, mais il fut ravi par l’Esprit des révélations, comme il l’écrit lui-même dans l’épître aux Corinthiens pour s’opposer aux insensés qui s’égalaient aux saints apôtres, racontaient les élucubrations de leur imagination et les appelaient contemplations spirituelles. C’est là ce qu’ont fait de nombreux hérétiques, tels Origène, Valentin, le fils de Dissan, Marcion, Manès, et les autres anciens hérésiarques, fauteurs de pernicieuses hérésies, qui se sont trouvés en divers lieux, depuis le temps des apôtres jusqu’à nos jours.
  10.    Puisque certains, eux-mêmes corrompus par les imaginations des démons, ont voulu corrompre l’enseignement des bienheureux apôtres, le divin Apôtre s’est vu obligé de détruire la présomption des hérétiques, lesquels se glorifiaient dans l’ombre de l’œuvre des démons qui se manifestaient en eux. C’est pourquoi, humblement, avec beaucoup de crainte, et en la rapportant à un autre, il raconte sa propre divine contemplation : « Je connais, dit-il, un homme en Christ qui, il y a quatorze ans, — était-ce hors de son corps, était-ce dans son corps, je ne sais, Dieu le sait, — fut ravi au Paradis et entendit des paroles qu’il n’est pas permis à un homme de redire » (2 Cor.,12, 2). Il dit qu’il fut emporté par un ravissement, et non qu’il s’éleva de lui-même jusqu’au troisième ciel, en son intellect, dans la contemplation. Qu’il ait vu des contemplations, il l’a écrit, et qu’il ait entendu des paroles, il l’a dit. Mais quelles sont les paroles [qu’il entendit], ou quelles sont les formes qu’il a contemplées, il ne lui a pas été possible de l’écrire. Car lorsqu’il a vu ces choses en leur lieu dans l’Esprit de la révélation, son intellect n’a pas reçu la faculté de les redire dans un lieu qui n’était pas le leur. Même s’il avait voulu les redire, il ne l’aurait pu, car il ne les avait pas vues par les sens du corps. Ce que l’intellect reçoit par l’intermédiaire des sens du corps, il peut l’interpréter à travers eux dans la région des corps. Mais ce qu’il voit, ou entend, ou sent en lui-même par ses sens spirituels dans le lieu de l’Esprit, il n’est pas capable de le redire quand il se tourne vers le corps. Il se souvient seulement qu’il l’a vu, mais comment, il ne saurait l’exprimer clairement.
  11. C’est par là qu’est dénoncée la fausseté des Écritures mensongères appelées Apocalypses, où les fauteurs des hérésies corrompus par l’imagination des démons parlent des demeures du firmament, dans lesquelles ils mènent l’intellect pour qu’il apprenne de lui-même comment entrer dans le ciel, quels sont les lieux réservés pour le Jugement, quelles sont les diverses formes des Puissances, et quelle est leur action. Toutes ces choses sont une ombre [que croit percevoir] l’intellect ivre de présomption et frappé de démence par l’action des démons. C’est pourquoi le bienheureux Paul, d’un seul mot, a fermé la porte devant toute contemplation, et il l’a fermée en gardant le silence. Même si son intellect avait pu faire connaître ces contemplations, cela ne lui aurait pas été permis. Il a dit en effet que toutes les [prétendues] contemplations que la langue serait capable d’exprimer dans la région des corps sont des imaginations conçues par l’âme, mais ne viennent pas de l’action de la grâce. Que ta sainteté, se souvenant de cela, se garde donc des imaginations [déguisées en] pensées profondes. Car une telle guerre se déclare surtout contre des moines intellectuels, sujets à la vaine gloire, avides de nouveautés, et amis des disputes.
  12. Un certain Malpas, originaire d’Edesse, avait été l’inventeur de l’hérésie des Euchites. Il vivait dans une grande ascèse, s’adonnait aux pratiques les plus dures et supportait les tribulations. On dit qu’il avait été le disciple du bienheureux Julien, appelé Sabas, qu’il avait fait avec lui un bref séjour au Sinaï et en Égypte et qu’il y avait vu les Pères qui y vivaient en ce temps-là. Il avait vu le bienheureux Antoine, il avait entendu de lui des paroles mystiques sur la pureté et sur le salut des âmes, ainsi que des questions très subtiles sur les passions. Le saint expliquait que l’intellect, après sa propre purification, contemple les mystères de l’Esprit, et que l’âme peut, par la grâce, obtenir l’impassibilité quand, par la pratique des commandements, elle se dépouille des passions vétustes et se rétablit dans la santé de sa nature originelle. Quand il eut entendu de telles paroles, Malpas, qui était dans la fleur de la jeunesse, s’embrasa comme un feu et revint dans sa ville. La passion de la vaine gloire s’était allumée en lui. Il se choisit une demeure anachorétique et s’adonna à des pratiques et à des afflictions très rudes et à la prière continuelle. Mais la passion de la gloire humaine brûlait en lui, et lui donnait l’espoir d’atteindre les hauteurs dont il avait entendu parler, alors qu’il n’avait pas appris l’art de s’opposer aux ennemis de la vérité, et qu’il n’avait aucune idée des pièges, des ruses et des traquenards par lesquels l’Adversaire trompe les forts et les puissants afin de les perdre. Il ne se confiait que dans les œuvres, les afflictions, la non-possession, l’ascèse, la continence, mais il n’avait pas acquis l’anéantissement de lui-même, l’humilité, la contrition du cœur, qui sont l’arme invincible contre les attaques du Malin ;

il ne se souvenait pas non plus de l’Écriture qui dit : « Quand vous aurez accompli les œuvres, quand vous aurez gardé les commandements, quand vous aurez supporté les tribulations, regardez-vous comme des serviteurs inutiles » (Le, 17, 10). Mais il était enflammé par la haute idée qu’il avait de lui-même à cause des pratiques de sa vie monastique, et il brûlait du désir des grandes choses dont il avait entendu parler. Longtemps après, quand le Diable vit qu’il était vide de toute œuvre d’humilité, et qu’il ne désirait que sentir en lui la contemplation des mystères dont il avait entendu parler, il se montra à lui dans une lumière infinie et lui dit : « Je suis le Consolateur. J’ai été envoyé vers toi par le Père, pour t’accorder de voir, grâce à tes œuvres, la contemplation que tu désires, pour te donner l’impassibilité et pour te dire de te reposer désormais de tes œuvres. » En échange, le Malin demanda au malheureux de l’adorer. Et cet insensé, parce qu’il ne sentait pas en lui le combat du Malin, le reçut aussitôt avec joie, l’adora, et tomba immédiatement en son pouvoir. Au lieu de la contemplation divine, le Malin le remplit d’imaginations démoniaques, le fit cesser d’agir pour la vérité, l’enorgueillit et se joua de sa vaine espérance en l’impassibilité, en lui disant : « Maintenant, tu n’as plus besoin des œuvres, ni de traiter durement ton corps, ni de combattre contre les passions et les convoitises », et il fit de lui le chef de l’hérésie des Euchites. Lorsque tout fut accompli, et que furent manifestées la perversité et la fausseté de son enseignement, lui et ses disciples furent chassés par l’évêque qui était alors en charge.

  1. Un autre encore, du nom d’Asinas, vivait dans la même ville d’Edesse ; il avait composé de nombreux tropaires, qui sont chantés jusqu’à maintenant. Il menait une vie de grande ascèse et s’adonnait lui-même sans discernement à des pratiques très rudes, au point que les hommes le glorifiaient. Mais le Diable le trompa ; il le fit sortir de sa cellule et le transporta sur une montagne appelée Storion. Là, il lui montra des formes de chars et de cavaliers et lui dit : « Dieu m’a envoyé pour t’enlever dans le Paradis comme Élie. » Il se laissa tromper comme un enfant et monta sur le char. Mais toute cette fantasmagorie se dissipa, il tomba d’une grande hauteur et s’écrasa sur la terre, où il périt d’une mort risible.
  2.    Je n’ai pas dit tout cela sans but, mais pour que nous apprenions comment les démons, qui ont soif de perdre les saints, se jouent de nous, pour que nous ne désirions pas avant le temps atteindre les sommets de la vie spirituelle, et pour que nous ne soyons pas ridiculisés par le Malin, notre adversaire. Car je vois aujourd’hui encore que des jeunes pleins de passions bavardent et dogmatisent au sujet des mystères de l’impassibilité, sans la moindre crainte. C’est ainsi que des hommes pleins de passions avaient écrit à un saint pour traiter de questions concernant les êtres corporels et les incorporels, alors qu’eux-mêmes ne différaient pas de ces malades qui dissertent au sujet de la santé. Le bienheureux Paul, quand il eut appris que des disciples qui méprisaient les commandements et n’avaient pas vaincu les passions, désiraient cependant la béatitude que procurent les mystères de la contemplation, qui n’est accordée qu’après la purification, leur avait dit : « Dépouillez-vous d’abord du vieil homme des passions, et alors désirez revêtir le nouveau, celui qui est renouvelé par la connaissance des mystères, à la ressemblance du Créateur » (Eph4, 22-24). Mais ne désirez pas cette connaissance qui est la mienne et celle des apôtres, et qui vient de l’action de la grâce, « car Dieu fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut » (Rom.,9, 18). Qui en effet osera s’opposer à lui ou aller contre sa volonté ? Parfois Dieu donne gratuitement, parfois il demande d’abord les œuvres et la purification, et c’est ensuite qu’il donne ; parfois il ne donne rien maintenant, ni après les œuvres, ni après la purification, mais il garde la connaissance en réserve pour la donner en son lieu.
  3.    Et nous constatons qu’il agit de la même façon dans des choses moins élevées [que la contemplation], je veux dire dans le pardon des péchés. Car par le baptême il pardonne gratuitement, et ne demande rien d’autre que la foi. Il pardonne aussi, après le baptême, par le repentir des péchés, mais non pas gratuitement ; il demande des peines, des tribulations, des gémissements de componction, des larmes, de longues plaintes, et c’est alors qu’il pardonne. Il pardonna gratuitement au larron, pour sa seule confession en paroles sur la croix, et il lui promit le Royaume des cieux. A la pécheresse, en revanche, il demanda la foi et les larmes. Aux martyrs et aux confesseurs, il demandait, avec la foi de leur cœur, les tribulations, les tourments, les tortures, tous les genres de morts.
  4. Que ta sainteté, bien persuadée de ces choses et d’autres qui leur ressemblent, considère les premières et les dernières, et ne recherche pas la contemplation quand ce n’est pas le temps de la contemplation. Tant que tu es enfermé dans la région des corps, sois zélé pour les œuvres du repentir, combats les passions, persévère avec patience dans la pratique des commandements, garde-toi de la ruse des démons et de ceux qui proclament que la perfection est inamissible en ce monde soumis aux passions et changeant. Une telle perfection n’est même pas donnée aux saints Anges qui célèbrent la liturgie du Père et de l’Esprit, et qui attendent le renouvellement du monde pour être, dans la liberté des fils de Dieu, eux-mêmes libérés de la servitude de la corruption (cf Rom.,8, 21). La perfection existe-t-elle ici bas ? Le soleil se lève et se couche au milieu des nuages. Un jour il fait beau, un jour il fait mauvais. Tantôt c’est la joie, et tantôt la tristesse. Et celui qui va à l’encontre de ces choses sera la part des loups, comme l’a dit l’un des saints. Que Dieu affermisse les bases de notre vie monastique en nous donnant la certitude de la vérité par son saint enseignement. À Lui la gloire, la puissance et la magnificence, dans les siècles des siècles sans fin. Amen.

 

 

 


Laisser un commentaire