Années 177 – 202

— Lutte de l’Eglise contre l’hérésie pendant le second siècle.

— Le mosaïsme et les sept hérésies judaïques.

— Le mosaïsme en opposition avec le christianisme ; Diologue de saint Justin avec le Juif Tryphon.

— Hérésies hébraïco-chrétiennes : caïnistes, ophites, sethiens, esséons, elchasaïtes, melchisédéchiens.

— Hérésies judaïco-hellénistes.

— Systèmes opposés au christianisme lui-même : la gnose et ses développements ; Carpoxras, Satornilos, Basilidis, Valentin, Marc, Monoïm.

— Rameaux divers du gnosticisme.

— L’immoralité des mystères du paganisme cherche à faire invasion dans l’Eglise.

— L’Eglise orthodoxe en présence du gnosticisme ; sa foi et sa morale généralement reconnues.

— Hérésies opposées à des dogmes particuliers : 1° Marcionisme : Cerdon, Marcion, Apelles et autres marcionites ; Tatien et les Encratites ; 2° Montan et l’hérésie phrygienne.

— Théodotion.

— Travaux bibliques de ce dernier et ceux d’Aquila.

— Ecrivains qui ont réfuté les hérésies pendant le second siècle : Justin ; Denys de Corinthe ; Philippe de Gortyne ; Méliton ; Agrippu-Castoros ; Bardesanes ; Ephraïm ; Musanus ; Apollinaire d’Hiérapolis ; Théophile d’Antioche ; Pynitus ; Modestus ; Miltiade ; Rhodon ; Irénée.

— Analyse de l’ouvrage d’Irénée contre les hérésies.

— Manière dont il envisage la question pascale.

— Erreurs opposées de Victor, évêque de Rome, et de Blastus, prêtre de la mente Eglise.

— Conciles réunis à cette occasion en Palestine, en Asie, à Rome, dans les Gaules.

— Lettre de Polycrate d’Ephèse à Victor.

— Celui-ci entreprend de séparer les Églises de l’Asie-Mineure de la communion universelle.

— Les évêques lui résistent de toutes parts.

— Lettre que lui écrit Irénée.

— Victor échoue dans son projet.

— Martyre d’Irénée.

— Fin de la première partie de la période primitive.

 

L’Eglise eut à lutter, dès son berceau, contre le despotisme païen des empereurs, et contre une philosophie dont les adeptes se montraient aussi intolérants dans leur scepticisme que le peuple dans son fanatisme ignare. Mais Celse et Crescent, ses ennemis déclarés, lui portèrent des coups moins cruels que certains philosophes qui rêvèrent l’alliance du christianisme avec le système de telle ou telle école, ou essayèrent de mêler à la doctrine révélée quelques idées particulières. On a désigné ces philosophes sous le nom d’hérétiques. Ils varièrent leurs systèmes selon l’école

religieuse ou philosophique à laquelle ils avaient appartenu avant leur conversion, et ils parvinrent à tromper un assez grand nombre de fidèles par les expressions chrétiennes sous lesquelles ils enveloppaient leurs erreurs.

Du temps des Apôtres, quelques hérétiques avaient déjà dogmatisé. Nous les avons fait, connaître. Pendant le second siècle, ils furent plus nombreux et acquirent plus d’importance. À mesure que l’Eglise se propageait, elle acquérait plus de membres faibles dans la foi, et qui n’avaient pu se débarrasser complètement de leurs sentiments païens. Une société aussi viciée que celle des Gréco-Romains de cette époque, ne pouvait tout d’un coup passer du mal au bien, de l’erreur à la vérité. L’influence chrétienne se faisait sentir assez fortement dans la société pour déterminer, non-seulement les hommes d’élite à abandonner le paganisme ou la philosophie, mais pour toucher des hommes doués seulement de quelque amour de la vérité et de la vertu , et chez lesquels ce sentiment n’avait pas assez de puissance pour les préserver complètement de l’erreur ou du vice. C’est parmi ces chrétiens faibles que les hérétiques gagnèrent des adeptes : car le but. Je tous leurs systèmes était de donner satisfaction à ce qui restait de païen dans les âmes, eu respectant, du moins en apparence, les aspirations chrétiennes auxquelles les demi-chrétiens avaient obéi.

Les hérésies du second siècle émanaient, soit du mosaïsme, soit de la philosophie païenne. Parmi ces dernières, les unes s’attaquaient seulement à quelques dogmes isolés du christianisme ; d’autres formaient des systèmes complets qui, sous une terminologie d’apparence chrétienne, ne tendaient qu’à détruire complètement la doctrine révélée.

Le mosaïsme, à sa dernière période, avait, pour ainsi dire, disparu sous les commentaires de ses adeptes. L’exagération littérale et extérieure des pharisiens n’avait pu le garantir du scepticisme des saducéens. Le doute et le matérialisme de ces derniers hérétiques

avait pris des formes diverses et formé sept hérésies principales désignées ainsi par saint Justin1 : les saducéens, les génistes, les méristes, les galiléens, les hellénistes, les pharisiens, les baptistes. Hégésippe les désignait ainsi : « Les esséens, les galiléens, les hémérobaptistes, les masboihéens, les samaritains, les saducéens,les pharisiens2. » Selon ce grave historien, qui était lui-même probablement d’origine hébraïque, ces hérétiques étaient également ennemis de la tribu de Juda et du Christ.

Il est probable que des adeptes de ces diverses hérésies judaïques passèrent au christianisme sans se débarrasser complètement de leurs anciennes erreurs, et que c’est de cette source impure que sortirent les hérétiques hébraïco-chrétiens, dont le vénérable historien Hégésippe parle ainsi : « Thebutis (qui avait ambitionné le siège de Jérusalem) était membre de l’une des sept sectes qui avaient des adhérents dans le peuple juif. À ces sectes appartenaient Simon, qui donna son nom aux simoniens ; Cléobéos, chef des cléobéens ; Dosithéos, chef des dosithéens ; Gorthéos, chef des gorthéniens ; Masbothéos, chef des masbothéens. De ces sectes sortirent aussi les ménandriens, les marcionites, les carpocratiens, les Valentiniens, les basilidiens, les satorniliens et d’autres qui avaient leurs propres opinions. Ces sectes eurent leurs faux christs, leurs faux prophètes, leurs faux apôtres qui, enseignant une doctrine adultère contre Dieu et contre son Christ, déchirèrent l’unité de l’Eglise3. »

Mais, à côté de ces sectaires, on rencontrait des disciples sincères de Moïse qui refusaient seulement de voir dans le christianisme l’accomplissement de la Loi et des prophéties. La destruction de Jérusalem et du temple ne leur avait point ouvert les yeux. Dispersés dans toutes les parties du monde, ils rencontrèrent partout l’Eglise, se montrèrent plus cruels encore que

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphon. Jud., § 80.

2 Hegesipp., ap. Euseb., Hist. Eccl., lib. IV; 22.

3 Ibid.

 

les païens contre les chrétiens, et engagèrent souvent, des luttes doctrinales contre eux.

Justin, le célèbre apologiste dont nous avons fait déjà connaître les travaux et la mort glorieuse, nous a conservé le récit d’une discussion qu’il eut avec un Juif nommé Tryphon. C’est un ouvrage de la plus haute importance, et qui fait parfaitement connaître la nature de la polémique qui existait au second siècle entre les chrétiens et les adeptes purs de la loi mosaïque.

Justin, né en Judée, quoique d’origine gréco-romaine, avait étudié d’une manière approfondie les livres de l’Ancien Testament, et il pouvait, mieux que tout autre, développer et prouver cette thèse qui fait la base de son livre : que l’Àncienne-Àlliance avait préparé la Nouvelle, et que cette dernière était l’accomplissement de la première.

Au début de son ouvrage, Justin démontre à Tryphon que la vraie philosophie ne se trouvait point dans les écoles les plus célèbres, mais dans la doctrine révélée aux prophètes et accomplie par Jésus-Christ1.

Tryphon l’engage à ne pas mettre son espérance dans un homme crucifié, et à être purement et simplement Juif, dès qu’il voyait dans la révélation la vraie philosophie.

Justin prouve2 que la loi mosaïque n’a été établie que d’une manière temporaire ; qu’elle a dû recevoir son accomplissement par l’appel de toutes les nations à la vérité révélée ; que le salut ne peut être la conséquence des rites judaïques, mais de la foi dans le sacrifice de Jésus-Christ. Au lieu de croire aux prophètes qui l’annonçaient, les Juifs ont mieux aimé fermer les yeux et s’abandonner aux plus atroces violences contre les chrétiens.

Vous avez tué le Juste, leur dit Justin3, et avant lui ses prophètes. Ceux qui espèrent en lui mainte-

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphon. Jud., § 1-8.

2 Ibid., 9-30

3 Ibid., 16

 

nant, vous les méprisez et les persécutez autant qu’il est en vous ; vous les exécrez dans vos synagogues. Aujourd’hui, vous ne pouvez plus les tuer ; mais, tant que vous l’avez pu, vous l’avez fait… Chez les autres peuples, les injures et les violences contre le Christ et ses disciples, sont moins coupables que chez vous. Vous avez commencé par crucifier l’homme juste et irrépréhensible ; et, sachant qu’il est ressuscité et monté aux cieux, comme les prophètes l’avaient prédit, vous avez envoyé, de Jérusalem, des émissaires dans tout l’univers pour répandre, contre l’hérésie impie des chrétiens, les calomnies qu’acceptent les gens qui ne nous connaissent pas… Les prophètes avaient prédit cette conduite criminelle… »

Justin expose, avec une netteté admirable, le sens littéral et le sens spirituel des rites judaïques pour arriver à cette conclusion : qu’ils ne sont réellement accomplis que clans le christianisme.

Mais, dit Tryphon, votre Christ n’est pas venu dans les circonstances brillantes prédites par Daniel1. Pour répondre, Justin distingue deux avènements, et il en trace les caractères différents d’après les prophéties.

Tryphon entreprend alors de prouver que les chrétiens ne sont pas d’accord entre eux sur la doctrine ; ce qui prouverait qu’ils ne savent où est la vérité2. « Parmi ceux, dit-il, qui se disent disciples du Christ, il en est beaucoup, dit-on, qui mangent sans scrupule des viandes offertes aux idoles. » Il ne faut pas confondre, répond Justin, les vrais disciples de Jésus- Christ avec les faux prophètes et les faux apôtres. Jésus nous a avertis lui-même qu’il y en aurait, et qu’il faudrait s’en défier. « Il y a des gens, et en grand nombre, qui étaient des amis et qui ont enseigné des choses impies et criminelles sous le nom de Jésus. Nous leur donnons des noms qui dérivent de celui du chef de la secte ou de ses opinions. Ces opinions sont

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphone Judœo, §§ 31-34.

2 Ibid., §§ 35.

 

diverses ; ils blasphèment d’une manière ou d’une autre contre le vrai Dieu; ce sont des athées, des impies qui n’adorent pas Jésus et qui le confessent seulement de bouche. Ils ne sont pas plus chrétiens en réalité que les païens eux-mêmes. Nous les appelons, les uns marciens, les autres Valentiniens, les autres basilidiens, les autres satorniliens. Il en est encore d’autres qui portent le nom de leur chef de secte. »

Ce passage est fort remarquable et prouve que, dès le second siècle, à côté des diverses sectes hérétiques, on distinguait sans difficulté l’Eglise avec ses doctrines déterminées, et dont les membres ne portaient d’autre nom que celui de chrétiens. Les hérétiques, en acceptant des doctrines différentes de celle de l’Eglise, se trouvaient immédiatement classés en sectes diverses, dont les adeptes perdaient le titre de chrétiens et étaient désignés par celui du dogmatiseur qu’ils avaient pris pour maître. Ainsi les diverses hérésies du premier et du second siècle, au lieu de prouver que l’Eglise ne possédait pas alors de doctrine clairement déterminée, contribuent à établir le contraire. Il est évident, en effet, que si, par certaines doctrines, les sectaires se trouvaient, comme le dit saint Justin, en dehors de la communauté chrétienne, c’est que cette communauté professait positivement des doctrines différentes. On peut ainsi, à l’aide des hérésies, aussi bien que par les ouvrages orthodoxes de la même époque, reconstruire complètement la doctrine primitive et prouver que, du temps des Apôtres et des hommes apostoliques, elle fut la même que celle que possède encore la vraie Eglise de Jésus-Christ.

L’étude des hérésies n’est donc point seulement une curiosité historique ; elle a une haute importance doctrinale. Nous exposerons les systèmes de Marc, de Valentin, de Basilidis et de Satornilos, mentionnés par Justin. Mais il faut auparavant continuer l’analyse du savant ouvrage du philosophe chrétien.

Tryphon l’ayant défié de trouver dans les Ecritures les divers caractères du Christ, Justin continue à exposer que tous ces caractères y ont été tracés avec

évidence1. Ce qui offusquait principalement les Juifs, c’est qu’il fallait adorer le Christ, c’est-à-dire le reconnaître pour Dieu2. Justin prouve que, d’après les prophéties, il devait être adoré ; et il poursuit sa thèse : que l’Ancienne-Alliance, par tous ses rites, était la figure de la Nouvelle ; il indique, en particulier, l’oblation de la farine comme une figure de l’Eucharistie, que le saint docteur considère comme le sacrifice de la Nouvelle-Alliance, célébré en mémoire de celui du Calvaire3. En rapprochant de ce texte celui que nous avons tiré précédemment de la première apologie de Justin, touchant l’Eucharistie, il devient évident que, sur le grand mystère du christianisme, la doctrine de l’Eglise au second siècle était celle que professe encore l’Eglise orthodoxe. On n’y considérait pas seulement l’Eucharistie comme un symbole de l’union avec Jésus- Christ, mais comme la participation réelle à son corps et à son sang, par le pain et le vin consacrés, et comme le sacrifice de Jésus-Christ, continué mystiquement. Les témoignages de Justin ne peuvent laisser de doute à cet égard.

L’étude des rites judaïques amène le docte écrivain à cette conclusion : que le Christ en a été l’accomplissement ; qu’il est né d’une vierge, comme les prophètes l’avaient prédit4, et qu’il est l’unique sauveur de tous les hommes, de ceux qui ont vécu avant son avènement aussi bien que de tous ceux qui vivront après.

Ceci amène Tryphon à demander si on peut être sauvé en observant la loi mosaïque. Justin établit que cette loi ne peut être pour personne un principe de salut ; que si, en croyant eh Jésus-Christ, des Juifs veulent en observer certains rites, comme la circoncision, ces rites ne peuvent nuire à leur salut ; mais il blâme les Juifs devenus chrétiens, lesquels voudraient rendre ces rites obligatoires aux païens qui embrassent le christianisme. Ainsi Justin ne condamnait les nazaréens

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphone Judœo., §§ 36, 37, 38, 39, 40, 41 et 42

2 Ibid., § 38.

3 Ibid., § 41.

4 Ibid., §§ 43, 44, 45.

 

que s’ils voulaient imposer les rites judaïques comme obligatoires et nécessaires au salut. Quant aux Juifs qui blasphémaient Jésus-Christ, Justin enseigne qu’ils ne peuvent obtenir le salut, malgré leur exactitude à observer la loi mosaïque ; car ils se séparent de Celui qui a été et qui est l’unique principe du salut sous la Loi comme hors de la Loi1.

Justin s’étend principalement sur la divinité de Jésus-Christ. Il établit que Jean a été son précurseur, et qu’il doit venir deux fois dans le monde ; qu’il a été le Messie-Dieu. Puis il expose le même sujet d’une manière encore plus claire, à la demande de Tryphon. Il trouve dans l’Ancien Testament des figures de la Trinité, et des actions qui ne peuvent être attribuées qu’à une personne divine distincte du Père ou Créateur. Cette personne divine est la Sagesse, qui est engendrée du Père comme le feu émane du feu, et c’est par elle que le Père a créé tous les êtres. Elle s’est incarnée ; c’est Jésus-Christ. Isaïe a prédit que Dieu, dans son humanité, naîtrait d’une vierge, et les preuves de sa mission sont si évidentes, que les Juifs ne peuvent s’obstiner de bonne foi à les nier2.

Justin prouve ensuite que la doctrine de la génération éternelle de la Sagesse divine et de son incarnation avait été défigurée par les Grecs, mais qu’on pouvait cependant en découvrir des traces dans leurs théogonies3.

Les Pères du second siècle, comme nous l’avons vu en analysant les ouvrages de Théophile d’Antioche, d’Athénagore et de Justin lui-même, s’appliquaient à établir que les vérités de la révélation avaient été dénaturées par les païens, mais que l’on en trouvait cependant encore des traces dans les fausses religions.

Afin de prouver la mauvaise foi des Juifs, Justin leur reproche d’avoir interpolé la version des Sep-

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphone Judœo., §§ 46, 47.

2 Ibid., §§ 48 ad 68.

3 Ibid., §§ 69, 70.

 

tante et d’en avoir retranché des passages où la mission du Christ était clairement indiquée1. Il continue ensuite à démontrer, par les Ecritures de l’Ancien Testament, la divinité du Christ, en établissant que sa naissance comme sa mort sur la croix et sa résurrection ont été prédites par les prophètes2. Au lieu de croire au fait si certain de la résurrection, les Juifs ont envoyé dans l’univers entier des émissaires pour condamner la secte illégale qui avait pour chef Jésus-le-Galiléen, répandre le bruit qu’il avait été justement mis à mort et que ses disciples avaient retiré son corps du tombeau pendant la nuit pour faire croire qu’il était ressuscité3.

Justin prouve ensuite que la vocation des gentils a été prédite, et il établit, entre les chrétiens et les Juifs, une comparaison toute à l’avantage des premiers, qui forment le véritable Israël, et qui sont les enfants de Dieu, étant intimement liés à Jésus qui a été le vrai Fils de Dieu, le Verbe, revêtu d’une double nature divine et humaine, et qui a été engendré de la substance même du Père4.

Ce dernier mot5 est remarquable. On voit que Justin avait en vue de réfuter les hérétiques qui, dès lors, s’attaquaient à la nature divine du Christ. Le profond docteur leur répond en affirmant, comme le fit depuis le concile œcuménique de Nicée contre Arius, que le Fils a la même substance que le Père, c’est-à-dire qu’il lui est consubstantiel.

Le livre de Justin renferme, comme on l’a vu, les témoignages les plus formels et les plus évidents en faveur de la doctrine orthodoxe. Le vénérable

 

1 Justin., Dialog. cum Tryphone Judœo, §§71, 72, 73.

2 Ibid., §§ 74 ad 107. — Au § 81 Justin enseigne la doctrine du millénarisme, c’est-à-dire du rétablissement du Paradis terrestre, dont le centre serait à Jérusalem. Pendant mille ans, les Justes seraient heureux sur la terre renouvelée, et leur vie serait pure comme celle des anges. Le saint écrivain s’appuie sur Isaïe et sur l’Apocalypse de Jean, un des Apôtres du Christ. L’Apocalypse était, donc, dès le second siècle, connu comme l’œuvre de saint Jean l’Evangéliste.

3 Justin., Dialog. cum Triphone Judœo, §§108

4 Ibid., §§ 109 ad finem.

5 Il se trouve au § 128.

 

écrivain part du principe absolu, de l’Eternel, du Père. Au second degré purement intelligible est le Verbe, qui possède la même substance que le Père, et par lequel le Père s’exprime ou se manifeste. Au troisième degré intelligible est l’Esprit qui émane du Père comme le Verbe et lui est identique en substance. Le Verbe s’est incarné dans la personne de Jésus-Christ ; la divinité est unie en lui à l’humanité. Le Dieu- Homme est Rédempteur de l’humanité. Il a révélé la vérité divine au monde qu’il a racheté et auquel il offre le salut. C’est par lui que le Père s’est révélé dans toutes les circonstances où Dieu a parlé, car le Père et le Verbe sont un même Dieu, et le Père l’a engendré avant toute créature. Avant la créature, le temps qui en mesure l’existence n’existait pas ; c’est pourquoi le Verbe a été engendré dans l’éternité, et il n’est pas plus postérieur au Père qu’antérieur au Saint- Esprit1. L’Esprit est, au même titre que le Verbe, l’émanation du Père. Il ne fait qu’un avec le Père et le Fils. Le Dieu unique ne donne sa gloire à personne, selon l’expression d’Isaïe ; il la donne seulement à Jésus-Christ qui est Homme-Dieu, et qui se trouve être, aux yeux des hommes, distinct de la nature purement divine par sa double nature divine et humaine. L’adoration ou la gloire s’adressant au Dieu unique, est directement commune aux trois personnes divines ; adressée à Jésus-Christ Dieu-Homme, elle ne s’adresse que par un médiateur à la Trinité. Ce médiateur a racheté le monde en détruisant l’empire des démons, et en donnant à l’homme le pouvoir d’adhérer à la vérité et de pratiquer le bien. L’homme ne peut être sauvé que par la grâce du Rédempteur, mais sa coopération est nécessaire, il doit continuer, dans sa vie, la lutte

 

1 Justin s’est servi de quelques expressions qui semblent établir une antériorité et une postériorité entre les personnes divines. Mais il est bien évident, par le contexte, qu’il n’employait de telles expressions que parce que le langage humain ne peut exprimer le mystère de l’essence divine ; et ce qu’il dit de la coéternité du Verbe et de l’Esprit avec le Père exclut toute idée de temps ou de succession en Dieu. Les critiques qui l’ont interprété autrement ont voulu prendre à la lettre certaines expressions de Justin, ne l’ont pas compris.

 

contre Satan, commencée par Jésus-Christ ; Satan ne sera complètement vaincu qu’à la fin du monde. Si le salut ne peut être obtenu que par l’union au Rédempteur ou par la foi, cette foi ne peut être réelle que si elle se manifeste par la pratique du bien.

La doctrine chrétienne, dans ses dogmes essentiels, est présentée par Justin avec une admirable exactitude. On a essayé, en abusant de quelques expressions isolées, de lui attribuer des doctrines indécises ou confuses. Mais la confusion n’existe que dans l’esprit de ses critiques qui ne l’ont étudié qu’au point de vue de luttes postérieures dont Justin n’avait pas à se préoccuper de son temps. Quant aux mystères du Baptême et de l’Eucharistie, dont il a eu occasion de parler, sa doctrine est si claire et si évidente que l’on a peine à comprendre comment certains écrivains ont pu, de bonne foi, chercher à la contester1.

Comme toute l’ancienne Eglise, Justin admettait que les âmes de ceux qui sont morts attendent la résurrection et le dernier avènement, avant d’entrer dans l’état qui leur sera adjugé dans l’éternité2. La vraie Eglise est, d’après le saint docteur, la société chrétienne qui, par sa doctrine permanente et universelle, se distinguait de toutes les sectes novatrices ; il se sert pour désigner les pasteurs d’une expression qui emporte avec elle l’idée d’une autorité et non d’une délégation.

On peut trouver dans ses ouvrages une foule d’autres renseignements sur la doctrine et sur l’état de l’Eglise de son temps. Il cite les quatre Evangiles, l’Apocalypse, plusieurs Epîtres. Ce qui prouve que ces saints livres étaient reconnus comme authentiques peu de temps après leur composition, et avant que le Canon des Ecritures du Nouveau Testament ne fût officiellement reconnu dans l’Eglise.

 

1 Saint Justin n’attribue pas plus d’importance au nom de Pierre donné à Céphas qu’au nom de Boanergès donné au fils de Zébédée. Il ne se doutait pas des commentaires ambitieux qui ont été donnés au titre de Pierre. (Just., Dialog. cum Tryphone. Judæo, § 106.) Le premier témoignage que nous offre la tradition sur les prérogatives de saint Pierre est donc contraire au système papal.

2 Just., Op. cit., § 105.

 

Justin ne le lutta pas seulement contre les Juifs, contre les philosophes païens et contre le despotisme des empereurs, mais encore contre les systèmes de l’ancienne philosophie que les hérétiques essayèrent de fusionner avec le christianisme, et dont nous devons parler maintenant.

Parmi les hérésies, dit Clément d’Alexandrie1, les unes prirent le nom de leur Maître, comme les Valentiniens, les marcionites et les basilidiens ; Valentin. Marcion et Basilidis étaient leurs véritables chefs, quoiqu’ils se glorifiassent d’avoir pour maître l’apôtre Mathias. D’autres hérétiques portaient le nom d’un lieu, comme les pératiens ; d’autres, celui d’une nation, comme les phrygiens ; d’autres prenaient leur nom de leurs actions, comme les encratites ; d’autres des opinions qui leur étaient particulières, comme les docètes et les ænnitites ; d’autres, de ceux qu’ils vénéraient, comme les caïnistes et les ophites ; d’autres enfin de leurs crimes, comme les eutychites, qui venaient de Simon-1e-Magicien.

On peut rapporter à deux groupes principaux les diverses hérésies.

Le premier groupe était hébraïque ; le second judaïco-helléniste. Au premier se rattachent les elchasaïtes, les esséens ou esséniens, les adamites, les noachites, les eaïnistes, les séthiens, les ophites, les melchisédéchiens2.

Le caractère général des hérétiques hébraïco-chrétiens consiste dans une exégèse fantaisiste de l’Ancien Testament. La plupart étaient imbus de l’erreur du dualisme, et ils s’appliquaient à distinguer, dans les doctrines et les personnages de l’Ancienne-Alliance, ce qui venait du bon principe et ce qui était le produit du mauvais. Les uns, comme les caïnistes, subissaient l’influence du gnosticisme, qui considérait, en général, l’Ancienne-Alliance comme créée par le mauvais principe ; ils se prononçaient donc en faveur de ceux qui

 

1 Clement. Alexand., Stromat., lib. VII; c. 17.

2 Iræn., Adv. Hœres.. lib. 1 : cc. 29, 30, 31. — Epiph., Hœres., XXXVII. XXXVIII. XXXIX. — Theodoret:, Hœret.fabul., lib. I; § 14 et seq.

 

étaient condamnés dans les livres mosaïques ; ils honoraient Caïn, Coré, les Sodomites. D’autres attribuaient un caractère presque divin à Adam, à Seth, à Melchisédech ou à Noé, d’autres, comme les ophites considéraient le Serpent tentateur comme l’éternelle Sagesse et l’adoraient. Les esséens ou esséniens étaient sans doutes les chrétiens issus de cette secte juive et qui mêlaient les traditions de leur association à des pratiques et à des doctrines chrétiennes. Les elchasaïtes prenaient leur nom de Elchasaï, qui signifie Puissance cachée. Était-ce un homme qui s’appelait ainsi ? On l’ignore. La doctrine des elchasaïtes semble avoir été un christianisme mystique mêlé de pratiques judaïques. Nous pensons qu’ils étaient issus des nazaréens et qu’ils formèrent une secte intermédiaire entre ces derniers et les ébionites.

Ces sectes hébraïques obtinrent beaucoup moins d’importance que celles qui émanaient de l’hellénisme juif. Les deux centres principaux des hellènes qui avaient embrassé le judaïsme étaient Antioche et Alexandrie. Ils admettaient les livres de l’Ancienne- Alliance, mais, en même temps, ils étudiaient les systèmes de la philosophie grecque. Plusieurs de ces hellènes qui devinrent chrétiens dépassèrent aussitôt les bornes dans leur antipathie contre l’hébraïsme, et ils songèrent à un compromis entre le christianisme et l’ancienne philosophie. De là les hérésies que l’on peut appeller judaïco-hellénistes.

Dans ce groupe, on doit distinguer deux espèces d’hérésies : les unes qui opposaient au christianisme tout un système d’opinions qui n’allaient à rien moins qu’à la destruction complète de l’oeuvre de Jésus- Christ ; les autres qui ne contestaient que des dogmes particuliers. Celles qui s’attaquaient à l’ensemble du christianisme sont connues sous le non général de gnosticisme.

Le disciple le plus immédiat des premiers hérétiques qui parurent du temps des Apôtres fut Carpocras, qui dogmatisa à Alexandrie. Comme Cérinthe

 

1 Clement. Alexand., Stromat., lib. III;

il distinguait le Christ de Jésus. Ce dernier était fils de Joseph et de Marie. Pour le reste de la doctrine, Carpocras était disciple de Nicolas, c’est-à-dire que ses adeptes commettaient toutes les immoralités sans scrupule, sous prétexte qu’ils étaient spirituels ou gnostiques, et qu’aucune souillure ne pouvait les atteindre. Il eut un fils nommé Epiphane dont on fit une espèce de divinité.

Satornilos1 avait commencé à dogmatiser à Antioche du vivant des Apôtres. Il avait développé la doctrine de Simon sur les émanations divines auxquelles il donnait le nom d’anges. Le dieu des Juifs était un de ces anges révoltés contre le Père. Les anges avaient créé le monde. Les bons avaient créé une race humaine essentiellement bonne ; les mauvais en avaient créé une autre essentiellement mauvaise. Le Christ avait été envoyé, selon le sectaire, pour sauver les bons et perdre les méchants.

Il prétendait que lui et ses adhérents, appartenaient à la race sauvée ; que rien d’impie ne pouvait les souiller, et qu’ils pouvaient, par conséquent, s’abandonner à toutes les débauches sans altérer leur pureté.

Basilidis, qui enseigna à Alexandrie, voulut perfectionner le système de Satornilos. Il accepta, comme lui, la doctrine immorale de Nicolas et de Carpocras, mais il essaya de lui donner une base philosophique et il mit son système sous le patronage de Glaucias, interprète de l’Apôtre saint Pierre. Mais il était plutôt disciple d’Aristote2 ; et il tomba dans de graves erreurs touchant la nature divine. Il partait d’un principe infini et incompréhensible auquel il donnait le nom de Père, et duquel était émané, un groupe d’êtres divins et angéliques divisés en plusieurs or-

 

  • § 32 et seq. — Epiphan., Hœres., XXVII. — Euseb., Hist. Eccl., lib. IV; 7. — Theodoret.., Hæret. fabul., lib. I; § 5.

 

1 Euseb., Hist. Eccl., lib. IV; 7, — lræn., Contra Eœres., lib. I; c. 24. — Philosophumena, lib. VII ; §§ 28 et seq. — Theod., Hæret. fabul., I; § 3.- Epiph., Hœres., XXIII.

2 L’auteur des Philosophumena (lib. VII, §§ 20 et seq.) l’a parfaitement démontré.

 

dres1. Le chef de l’ordre inférieur des anges était le Dieu des Juifs, qui mit le désordre dans le monde. Pour obvier à ce désordre, le Père envoya son intelligence, qui prit l’extérieur d’un homme nommé Jésus. Les Juifs ayant voulu le crucifier, Jésus prit la forme de Simon de Cyrène, qui fut crucifié à sa place. Le crucifié n’était donc pas Dieu, et il ne fallait pas l’adorer.

Le système de Basilidis était, comme on voit, une modification de l’hérésie cérinthienne sur le Christ impassible, distinct de Jésus. Quant à ses êtres divins et angéliques, ils suivaient, dans leur émanation, des règles calquées sur la philosophie aristotélicienne. A ce système, Basilidis ajoutait quelques doctrines de l’école pythagoricienne, comme la métempsycose. Il astreignait ses disciples à l’épreuve du silence, comme Pythagore. Il n’acceptait pas, avec ce philosophe, des analogies entre, les règles de l’arithmétique pour la formation des nombres, et celles de la production des êtres, mais il en cherchait le secret dans la combinaison complexe des lettres et des nombres. Le nombre sacré à ses yeux était trois cent soixante-cinq. Exprimé en lettres grecques, ce nombre formait le mot ibraxas, qui était celui, du principe éternel ou Dieu souverain.

Ce nom avait, aux yeux de Basilidis, une puissance magique ; il était un spécifique souverain ; ses adeptes le gravaient, avec accompagnement de signes cabalistiques, sur des pierres qu’ils portaient sur eux en guise de talismans.

Basilidis écrivit beaucoup de livres sous le titre de Traités. Il eut pour principal disciple son fils Isidore, et il prétendait enseigner la doctrine de l’apôtre Mathias.

Valentin2, originaire d’Egypte, comme Carpocras et

 

1 Clement. Alexand., Siromat., lib. II; cc. 2, 6, 20: lib. III; c. 1; lib. IV; cc. 12, 24, 28; lib. V; c. 1. —Iræn., Contra Hœres., lib. I; c. 24. — Epipli., Hœres., XXIV. — Philosophumena, lib. VII; §§ 20 et seq. — Theodoret., Hœret. fabul., lib. I; § 4.

2 Iraen., Cont. Hœres., lib. I; cc. 1-13 — Clement. Alexand., Stromat., lib. II; c. 8, 20; lib. III; cc. 4, 7; lib. IV; c. 13; lib. VI; c. 6. — Philoso-

 

Basilidis, voulut perfectionner leur système à l’aide des idées pythagoriciennes et platoniciennes sur l’origine des êtres. Plusieurs de ses disciples modifièrent son oeuvre. Marc et Colarbasos vinrent ensuite, qui entreprirent de fusionner les deux systèmes de Basilidis et de Valentin. C’est ainsi que la gnose arriva à son complet développement.

Valentin avait d’abord été orthodoxe. Il désirait l’épiscopat ; un martyr lui fut préféré, et son orgueil froissé le conduisit aux plus graves erreurs et au désordre.

« Il méritait l’épiscopat, dit Tertullien1, par son génie et son éloquence. Mais la. vertu ne répondait pas chez lui à l’intelligence. » On ignore de quel siège Valentin voulait être évêque. Eusèbe nous apprend qu’il dogmatisa surtout à Rome. Il se vantait d’avoir eu pour maître, dans la science supérieure ou la gnose, Théodadis, ami de l’apôtre saint Paul2. Il pouvait plutôt s’en référer aux premiers hérétiques et à leurs disciples Carpocras, Satornilos et Basilidis.

Il prit le mot de gnose à Nicolas et à Carpocras ; il emprunta à Pythagore son opinion sur l’harmonie entre les nombres et les êtres ; à Platon son Intelligible, type des formes et des qualités ; à Hésiode une classification des divinités ; à Simon-le-Magicien et au christianisme quelques expressions.

Pythagore voyait dans les règles du calcul, l’idéal de celles qui avaient présidé à l’harmonie des mondes. « De même, disait-il, que le point mathématique, invisible et sans étendue, est le principe de la ligne, de la surface et du cube, de même les êtres émanent d’un premier principe incompréhensible. » Il donnait à ce principe le nom de Monade.

Platon admettait un premier principe des êtres, analogue à celui de Pythagore ; mais il l’accompa-

 

phumena, lib. VI; §21 et seq.— Tertull., Adv. Valent.— Theodoret., Haeret. fab., lib. I; c. 7. — Epiph., Haeres., XXXI.

 

1 Tertiull., Adv. Valentin., c. 4.

2 Clément. Alexand., Stromat., lib. VII; 17.

 

gnait d’un autre principe intelligible, type et réceptacle des Idées éternelles, et origine des formes et des qualités des êtres. Les deux principes de l’être et des Idées agiren sur une masse inerte, informe, invisible, qui ne prit véritablement sa réalité matérielle que par la forme et les qualités qu’elle puisa dans le type intelligible des Idées.

Valentin combina ces deux systèmes. Il partit du Monade de Pythagore et lui donna le nom chrétien de Père. Puis, pour appliquer l’idée pythagoricienne de l’harmonie mathématique, il fit découler du Père des êtres analogues à ceux que Pythagore faisait émaner du Monade. Il appelait ces êtres Æons, mot emprunté à Simon-le-Magicien, et les partageait en trois groupes : l’ogdoade, ou groupe de huit ; la décade, ou groupe de dix ; la dodécade, ou groupe de douze ; en tout trente.

En dehors de ce Pliroma pour ainsi dire primitif, et dont tous les êtres s’engendraient les uns les autres, le Père suprême, par l’intermédiaire de l’Intelligence produisit encore deux Æons : le Christ et le Saint-Esprit ; puis de l’action commune de tout le Pliroma émana Jésus, le trente-troisième et dernier Æon.

Sophia, le trentième des Æons, voulut produire comme le Père ; mais elle n’engendra qu’un avorton, Achamoth, source de la triple substance matérielle, animale et spirituelle.

De la substance animale, sous l’action d’Achamoth, émana Demiourgos, d’où vint le monde composé de sept cieux et du monde inférieur où se trouve l’homme.

Mais il y a trois classes d’hommes : l’homme matériel ; l’homme animal et l’homme spirituel. Le premier est irrévocablement condamné ; le second est perfectible ; le troisième est parfait.

Tout ce qui tient à la nature spirituelle sera, à la fin du monde, absorbé dans le Pliroma ; la substance animale sera absorbée dans le ciel intermédiaire de Demiourgos ; la substance matérielle sera détruite par le feu qui se consumera lui-même.

Valentin appelait les êtres du Pliroma Æons, d’un mot grec qui signifie siècles. Son but était d’établir ainsi une analogie entre les êtres invisibles et les temps écoulés avant la création du monde ; il voyait certaines harmonies entre les êtres produits et le développement du temps, dont l’origine concordait avec la première production du Père ; il formait l’éternité de ses Æons intelligibles, comme le temps est formé de siècles qui se succèdent les uns aux autres.

L’ensemble des Etres intelligibles ou Æons formait la plénitude de la Divinité, c’est-à-dire le Pliroma, et tous ces êtres étaient les types des êtres, des qualités et des formes qui existèrent dans le monde visible. Le Pliroma de Valentin n’était que le développement de l’idée platonicienne du principe intelligible des Idées, source des qualités et des formes visibles.

Demiourgos, principe direct du monde visible, habitait, selon Valentin, une région intermédiaire entre le monde visible et le Pliroma. Il ne connaissait même pas le Pliroma, c’est pourquoi il se crut et se donna comme le Dieu unique.

Quant à Jésus-Christ, il eut deux types dans le Pliroma : l’Æon appelé Christ, qui descendit sur lui et y resta jusqu’à sa passion, et Jésus qui était comme le fruit de l’action commune de tout le Pliroma, et le Souvérain Pontife des mondes visible et invisible.

Le Jésus du monde visible n’était qu’un être humain n’ayant d’autre lien avec la Divinité que par ses types, qui étaient dans le Pliroma.

Valentin acceptait ainsi l’idée de Cérinthe sur la distinction de la personne de Jésus et du Christ. D’un autre côté, il niait que le Père fût créateur du monde invisible, lequel n’aurait été qu’une émanation de sa substance. Le Père n’était pas non plus le créateur du monde visible qui émanait indirectement du Pliroma par Achamoth et Demiourgos.

Le Saint-Esprit n’était aussi qu’un des Æons et ne participait pas plus à la substance divine que les autres êtres du Pliroma.

Valentin s’attaquait donc aux dogmes : de la Trinité ; de Dieu, créateur des êtres visibles et invisibles ; de la Rédemption par le Verbe incarné ; de la Divinité de Jésus-Christ et de la Divinité du Saint-Esprit. Son système était le renversement complet du christianisme au profit de l’ancienne philosophie. Il acquit beaucoup d’importance.

Valentin et ses disciples appuyaient toutes leurs assertions sur des passages de l’Ecriture Sainte1, à laquelle ils donnaient un sens mystérieux ; ils prétendaient que ceux qui entendaient cette Ecriture à la lettre, étaient des hommes dénués de sens philosophique et ne comprenant pas le christianisme. Pour eux, ils s’élevaient au-dessus du vulgaire et donnaient leur système comme une conception supérieure de la doctrine chrétienne. Les nicolaïtes leur avaient fourni le titre de gnose ou de science supérieure, titre qu’ils donnaient à leur système.

Ils se flattaient d’être le sel de la terre ; rien ne pouvait les souiller : les bonnes œuvres, disaient-ils, sont seulement nécessaires aux ignorants ; quant à eux, ils appartenaient, ajoutaient-ils, à cette partie de la substance visible douée d’une nature qui ne pouvait être souillée. De même que l’or jeté dans l’ordure n’en est pas altéré, ainsi leur nature parfaite restait pure des atteintes de l’immoralité. Aussi s’abandonnaient-ils, sans scrupule, à toutes les débauches2, mais ils avaient soin de s’ensevelir dans le mystère et de ne révéler qu’aux initiés leurs secrets3.

Cette morale facile et les concessions faites aux anciennes philosophies expliquent l’influence que la gnose de Valentin acquit dans le monde semi-juif et semi- païen qui rêvait un compromis entre les religions ou les philosophies anciennes et le christianisme et qui ne

 

1 Iræn. lib. I; c. 3 et c. 8. — Valentin abusait surtout de l’Évangile selon saint Jean. Cet Evangile était donc reconnu comme authentique dès le commencement du second siècle, c’est-à-dire peu de temps après qu’il eut été publié.

2 Ibid,; Tertull., Adv. Valent., cc. 1, 2, 3, 4.

3 Ibid., c. 10.

 

pouvait s’accommoder de la haute morale de l’Evangile.

On a voulu quelquefois présenter la gnose comme une preuve que la doctrine chrétienne n’était pas fixée pendant les deux premiers siècles, et comme un essai de synthèse philosophique du christianisme. Cette opinion n’a aucune base historique. Dès que les dogmatiseurs gnostiques parurent, les docteurs orthodoxes les réfutèrent au nom de la doctrine, confiée à l’Eglise par les Apôtres et que toutes les Eglises avaient conservée dans sa pureté.

Voici en particulier comment s’exprimait saint Irénée, évêque de Lyon1.

« L’Eglise disséminée dans le monde entier et jusqu’aux confins de la terre a reçu des Apôtres et de leurs disciples cette foi : en un Dieu, Père tout-puissant qui a fait le ciel et la terre et la mer et tout ce qui y est contenu ; en un Jésus-Christ, Fils de Dieu, incarné pour notre salut; en un Esprit-Saint qui a prédit, par les prophètes, les desseins de Dieu, et l’avènement de Jésus-Christ notre bien-aimé Seigneur, sa naissance d’une vierge, sa passion, sa résurrection d’entre les morts, son ascension en chair, au ciel, et son avènement lorsqu’il descendra, des deux dans la gloire du Père, pour rétablir toutes choses et ressusciter toute chair ayant appartenu au genre humain ; afin que, devant Jésus-Christ Notre-Seigneur et Dieu et Sauveur et Roi, selon le bon plaisir du Père invisible, tout genou fléchisse dans les deux, sur la terre, dans les enfers, et que toute langue lui rende témoignage, pour qu’il juge le monde entier avec justice : le monde spirituel qui s’est rendu coupable, les anges qui sont déchus, aussi bien que les hommes impies, injustes, iniques, blasphémateurs, et qu’il les envoie dans le feu éternel; pour qu’il donne aux hommes justes et vertueux, à ceux qui ont observé ses préceptes et qui ont persévéré dans son amour, soit depuis le commencement de leur vie, soit depuis qu’ils ont fait pénitence, une vie incorruptible et qu’il les entoure d’une éternelle clarté. »

 

1 Iraen., Contra Hœres,, lib, I; c. 10.

 

En opposant ainsi les dogmes principaux de la foi chrétienne aux erreurs des gnostiques, saint Irénée a fourni un témoignage éclatant duquel il résulte que cette foi était clairement déterminée dès les temps apostoliques ; qu’elle n’avait pas suivi les règles d’un développement progressif, comme si elle eût été le résultat des réflexions de l’intelligence humaine. Irénée la donne comme un fait; et pour en démontrer la vérité, il fait appel au témoignage de toutes les Eglises répandues dans tout l’univers. Ce témoignage unanime prouvait évidemment que les Apôtres, fondateurs des différentes Eglises, y avaient enseigné une même doctrine révélée. Irénée développe ainsi cette pensée :

« L’Eglise1 disséminée dans tout l’univers a reçu cette prédication, et elle conserve cette foi avec soin, comme si elle habitait une même maison ; elle croit partout aux mêmes doctrines, comme si elle n’avait qu’une âme et qu’un cœur et elle les prêche d’une manière uniforme, elle les enseigne et les transmet comme si elle n’avait qu’une bouche. Quoique, dans le monde, les langues diffèrent, cependant la puissance de la tradition est une et identique2. Les Eglises de Germanie ne croient pas autrement et ne transmettent pas autre chose. Il en est de même de celles qui sont en Espagne, chez les Celtes, en Orient, en Egypte, en Libye ; toutes, elles ont la même foi que les Eglises établies au centre du monde. Comme le soleil qui est une créature de Dieu est unique et le même dans tout l’univers, ainsi la lumière, c’est-à-dire la prédication de la vérité, luit de toutes parts et éclaire tous les hommes qui veulent arriver à la connaissance de la vérité. Celui qui est supérieur en éloquence, parmi les

 

1 Iræn., Contra Heures., lib. I ; c. 10.

2 Remarquons que le canon des Ecritures n’était pas fixé au deuxième siècle ; que la foi de l’Eglise ne reposait que sur la prédication, c’est-à-dire l’enseignement oral des Apôtres, conservé et transmis aven soin, dit Irénée. La fixation postérieure du canon des Ecritures a-t-elle modifié ce critérium admis par l’Eglise primitive ? Nous verrons qu’il n’en a point été ainsi, et que lu vraie Eglise a toujours suivi le critérium de l’époque apostolique.

présidents de l’Eglise1, n’augmentera pas la tradition (car personne n’est au-dessus du Maître), et celui qui est ignorant ne la diminuera pas. Car, comme la foi est unique et identique, ni celui qui peut le plus en parler ne l’augmente, ni celui qui le peut moins ne la diminue. »

Saint Irénée ne pouvait exposer plus clairement que la foi est un dépôt qui doit être transmis, tel qu’il a été reçu, sans variation, ni augmentation, ni diminution ; que ceux qui président aux Eglises n’ont pas plus de droits sur la doctrine que les simples fidèles ; que la doctrine révélée appartient à l’Eglise entière qui en a reçu le dépôt pour le transmettre sans altération. Tel est l’argument fondamental que le saint docteur opposa à Valentin.

Cet hérétique eut un grand nombre de disciples qui apportèrent quelques modifications à son système et furent les chefs de divers groupes gnostiques. Les deux principales branches étaient appelées : l’une italique et l’autre orientale2. À la tête de la première étaient Ptolémée et Heracléon ; la seconde reconnaissait pour chefs Axionikos et Bardesanes. Ces derniers différaient surtout des premiers, en ce qu’ils soutenaient que le corps du Sauveur appartenait à la substance spirituelle ; tandis que les premiers disaient qu’il appartenait à la substance animale.

Bardesanes était né à Edesse. Il confessa la foi avec courage et écrivit beaucoup de livres pour la défense delà vraie doctrine. Il se laissa séduire à la fin de sa carrière ; on lui reproche d’avoir nié la résurrection des morts3.

Parmi les autres disciples de Valentin, on distingue particulièrement Secundus, Colorbasos et Marc4.

 

1 Dans tous ses ouvrages, saint Irénée admet, comme de fondation apostolique, la hiérarchie de l’Eglise, telle que nous l’avons exposée d’après saint Ignace d’Antioche, et telle qu’elle apparaît dans tous les monuments de l’époque apostolique. Le mot dont il se sert pour désigner les pasteurs de l’Eglise emporte avec lui l’idée de l’autorité.

2 Philosophumena, lib. VI ; § 35.

3 Epiph., Hœres., LVI.

4 Iræn., Contra. Hœres., lib. I ; cc. 12 et seq. Theod.. Hœret. fab., lib. I: cc. 8., 9, 12. — Epiph., Hœres., XXII ad XXVI.

Ce dernier surtout se rendit célèbre, moins par les modifications qu’il fit subir au système de Valentin que par sa magie.

Comme Simon-le-Magicien, il se disait la grande puissance, et il séduisit beaucoup de monde par ses prestiges. Souvent il prenait une coupe comme pour la consacrer et il récitait une longue invocation ; la liqueur contenue dans la coupe devenait rôuge et il prétendait avoir le pouvoir de la changer en sang.

D’autres fois, il donnait à une femme une coupe à consacrer ; il l’assistait en tenant· d’une main une coupe vide plus grande que celle qui devait être consacrée. Après la consécration, il versait le contenu de la petite coupe dans la grande, qui se trouvait remplie.

Ces prestiges témoignent de la croyance de l’Eglise à la réalité du sang de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, Marc voulait évidemment imiter le rite suivi dans l’Eglise pour la consécration, c’est-à-dire l’invocation1, dans la célébration du mystère eucharistique,

Il admettait deux baptêmes, l’un qu’il appelait bain,’ l’autre qu’il nommait rédemption. C’était l’initiation parfaite. Les rachetés passaient à la nature. spirituelle et incorruptible, et pouvaient se livrer à toutes les débauches sans nuire à leur pureté.

La doctrine de Marc était calquée sur celles de Basilidis et de Valentin. Il prétendit avoir reçu de la Vérité même ses révélations, et il formula tout un système sur l’origine des choses d’après de prétendues harmonies résultant des lettres qui composaient les mots et de leur prononciation. Les lettres étaient pour lui ce que les nombres étaient pour Valentin.

Mais Marc s’appliquait surtout à la magie et s’en servait pour se faire aimer des femmes. Il s’adressait particulièrement à celles qui étaient belles, nobles et riches ; il leur tenait un langage empreint d’un mysticisme impur ; leur exaltait l’imagination,

 

1 C’est encore aujourd’hui la doctrine de l’Eglise orthodoxe : que la consécration a lieu par l’invocation.

 

en obtenait beaucoup d’argent, et les entraînait dans de honteuses débauches. Un grand nombre de ces femmes, revenues de leurs égarements à l’Eglise de Dieu, confessèrent qu’elles avaient aimé cet homme avec une espèce de délire, et qu’elles avaient été souillées par lui. D’autres femmes, également corrompues par Marc, n’osaient se confesser de leurs fautes, soit par une fausse honte, soit parce qu elles étaient endurcies dans le péché, soit enfin parce qu’elles désespéraient de la bonté de Dieu1. Marc parvint même à corrompre la femme d’un diacre. Les frères eurent beaucoup de peine à la ramener à son devoir. Convertie enfin, elle passa le reste de sa vie dans la pénitence, déplorant le malheur qu’elle avait eu do, se laisser corrompre.

Les disciples de Marc imitaient l’immoralité de leur maître, ce qui ne les empêchait pas de se dire parfaits, plus parfaits que les Apôtres eux-mêmes. Tandis que cet hérétique enseignait son système en Occident, un Arabe, nommé Monoïm, en répandait un qui lui était analogue en Orient. Comme Marc, il voyait dans les harmonies des lettres et des nombres les règles qui avaient présidé à l’organisation des êtres2.

Le gnosticisme divisé en plusieurs branches principales, se subdivisait en nombreux rameaux3, dont les adeptes prenaient les noms d’ascodrutes ou ascodrupites, d’archontics, de barbéliotes ou borborianiens, de naasiniens, de stratiotics, de phémionitiens, d’antitac-

 

1 Ce passage de saint Irenée (lib. I ; c 6 ; § 3 ; c. 13; § 5) est très-remarquable. Il contient une preuve que ceux qui revenaient à l’Eglise étaient obligés de confesser leur faute ; et que, s’ils ne la confessaient pas, ils n’étaient pas réintégrés dans l’Eglise. La confession était donc en usage, au second siècle. Quelle ait été publique ou privée, peu importe. La forme de la confession a pu varier selon les circonstances ; niais la confession elle-même est d’origine apostolique. Nous l’avons déjà observé en analysant l’Epitre de saint Jacques. On voit aussi, par l’exemple de la femme du diacre dont parle saint Irénée, que les pécheurs étaient soumis à. la pénitence. Montai ayant été regardé comme hérétique parce qu’il soutenait que les pécheurs ne doivent pas être admis à la pénitence, cela prouve, que la pratique de l’Eglise admettait les pécheurs à la pénitence. Les écrivains postérieurs nous feront mieux connaître cette pénitence telle qu’elle fut pratiquée dès les temps apostoliques.

2 Philosophumena, lib. VIII; c. 12. — Théodoret., Haeret. fabul., lib. I; c. 18..

3 Théodoret., Hœret. fabul., lib, 1; ce. 8 13; cc. 16-17. —Iren., Contra Hæres . c. 29. — Epiphan., Haeres., XL.

 

tiques, de pératiens. Ces sectes prenaient ces dénominations de quelques points de doctrine, des noms de leurs chefs ou d’autres circonstances accidentelles.

Toutes se distinguaient, par leur immoralité, mais quelques-unes se faisaient remarquer encore parmi elles par des infamies exceptionnelles. Telles étaient les adeptes de Prodicus, et les antitactiens1. Ces derniers n’étaient réellement gnostiques que par leurs mœurs. Ils distinguaient deux Dieux, l’un bon, qu’ils appelaient leur Père, l’autre mauvais et auteur du mal. C’est au second qu’appartenait le commandement de ne pas commettre d’immoralités. C’était donc pour eux un devoir d’en commettre pour désobéir au commandement du Dieu mauvais qui était, d’après eux, le Dieu des Juifs.

Prodicus allait, en immoralité, plus loin que tous les autres ; il prétendait qu’il fallait s’abandonner à toutes les débauches en public ; il prêchait la communauté des femmes. Tous ses adeptes se réunissaient et s’abandonnaient les uns aux autres sans scrupule ; leur débauche avait même à leurs yeux quelque chose de sacré, et, dans leurs lieux de réunion se trouvaient constamment des femmes qui s’abandonnaient à tous ceux qui voulaient2.

Ces immoralités étaient calquées sur celles des mystères du paganisme. On peut donc dire que, au moyen du gnosticisme, l’immoralité du paganisme et l’ancienne philosophie cherchaient à faire invasion dans l’Eglise.

Comme tous les sectaires prenaient le titre de chrétiens, ils contribuèrent, au commencement, à autoriser les calomnies des païens contre les fidèles. C’est ce que remarque le docte historien Eusèbe de Césarée :

« Les Eglises, dit-il3, brillaient dans l’univers entier comme des astres étincelants et la foi en Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ était florissante chez

 

1 Theod., Op. cit., § 6; § 16.

2 Touchant les infamies que commettaient les gnostiques, on peut consulter saint Epiphane. Hœres. XXXI ad Haeres. XL.

3 Euseb., Hist. Eccl, lib. IV; 7.

toutes les nations1, lorsque le démon, dans sa méchanceté et sa haine pour la vertu, et afin de nuire au salut des hommes, eut recours à tous les moyens contre l’Eglise. Il avait eu d’abord recours aux persécutions ouvertes. Voyant que cette voie lui était fermée (sous l’empereur Adrien), il se servit d’hommes pervers comme d’instruments et de ministres pour perdre les âmes ; il employa toute sa finesse dans le but de tromper ces hommes qui portaient le même nom que nous, soit pour séduire les fidèles et les conduire dans l’abîme, soit pour détourner de la voie du salut ceux qui ne nous connaissaient pas, et qui, à la vue de leurs mauvaises actions, s’éloignaient de la voie qui conduit au salut de Dieu. »

Après avoir esquissé les principaux traits de la doctrine gnostique et mentionné les immoralités des adeptes, Eusèbe continue ainsi :

« Le mauvais démon se servit de ces ministres, d’abord pour entraîner sous leur joug et à la mort spirituelle les malheureux fidèles qu’ils avaient séduits. Ensuite il fournit aux ennemis de la foi l’occasion d’attaquer et de calomnier la doctrine de l’Evangile. L’infamie dont se couvraient les séducteurs retomba sur le nom chrétien. De là vint que les infidèles conçurent de nous une opinion absurde et impie ; qu’ils nous reprochèrent des accouplements monstrueux et des repas horribles.

« Mais ces moyens diaboliques n’obtinrent pas un long succès, car la vérité se fit connaître et estimer de plus en plus et finit par devenir plus claire que le jour. Les inventions de nos ennemis tombèrent d’elles – mêmes. Les sectes, se multipliant les unes contre les autres, et prenant mille formes diverses, disparurent. Quant à l’Eglise catholique, la seule vraie, toujours semblable à elle-même et constante, elle faisait chaque jour de nouveaux progrès, frappant

 

1 On doit remarquer que c’était au commencement du second siècle que l’Eglise était en cet état florissant, c’est-à-dire sous le règne d’Adrien, qui commença à régner l’an 116 de l’ère chrétienne. Les derniers des Apôtres, Jean et Philippe, n’étaient morts que depuis quelques années.

 

les yeux, non-seulement des Grecs mais des barbares, par sa gravité, sa sincérité, sa liberté, sa modestie ; devant la vie sainte qu’elle inspirait et sa divine philosophie, disparut la mauvaise opinion que l’on avait conçue de notre religion. Notre doctrine, qui était bien supérieure aux autres, du consentement de tous, resta victorieuse, et chacun pensa qu’elle surpassait toutes celles des sectes par sa modestie, sa gravité et ses préceptes d’une sagesse divine. »

C’est ainsi que l’Eglise, d’abord confondue avec les sectes par les païens, sut prouver, par sa doctrine, qu’elle n’avait avec elles aucun point de contact. Cette doctrine était donc clairement déterminée dès le commencement. L’Eglise se montra fidèle au dépôt apostolique, fut toujours, comme dit Eusèbe, semblable à elle-même, et continua ainsi à avancer dans la voie d’unité, tandis que les sectes, se divisant et se subdivisant, finirent par disparaître. Les fidèles ne confondirent jamais l’Eglise avec les sectes. Ceux qui se laissaient séduire savaient bien qu’ils sortaient de son sein en entrant dans l’hérésie ; et ils revenaient à l’Eglise lorsqu’ils se repentaient de leurs péchés et de leurs erreurs.

Un fait incontestable, c’est que l’Eglise apparaît dans l’unité de sa doctrine dès les temps apostoliques, et qu’il est impossible de trouver dans sa vie un seul instant où elle l’ait modifiée, diminuée ou augmentée. Les hérétiques eux-mêmes prouvent cette unité ; puisque, dès qu’un d’entre eux enseignait une doctrine qui n’appartenait pas au dépôt divin, il se trouvait aussitôt en contradiction avec l’Eglise.

Outre les gnostiques qui enseignèrent des systèmes opposés au christianisme en général, d’autres hérétiques parurent qui s’attaquèrent seulement à quelques points de la doctrine chrétienne. On peut les diviser en deux groupes : le marcionisme et le montanisme. Cerdon1 fut le père du système auquel Marcion attacha

 

1 Iræn., Contra Hæres., lib. I; c. 27. — Clement. Alexand., Stromat,, lib. III; c. 3. — Philosophumena, lib. VII; § 29; §37. — Theodoret., Hœret. fabul., lib. I; c. 24. — Epiphan., Haeres., XLI, XLII. —Tertull., Adv. Marc, et de Prœscript., § 51.

 

son nom. Il admettait deux principes éternels : l’un bon, auteur de la Nouvelle-Alliance ; l’autre mauvais, auteur de l’Ancienne ou mosaïsme.

C’était le dualisme oriental cherchant à s’insinuer dans l’Eglise.

Il dogmatisait à Rome, lorsque Marcion y arriva. Ce dernier devait donner au système de Cerdon un nouveau développement. Il était fils d’un évêque et né à Synope dans la province du Pont. Son opposition au judaïsme l’avait déjà entraîné en des erreurs analogues à celles de Cerdon, lorsqu’il rencontra cet hérétique à Rome ; il se lia avec lui ; leurs adhérents se fusionnèrent en une seule et même secte. Outre le dualisme, qui formait comme la base du système, Cerdon et Marcion prétendaient que le Christ n’était né et n’avait souffert qu’en apparence. Ils soutenaient cette erreur par suite de leur haine pour la chair qu’ils regardaient comme émanant du principe mauvais. Par suite de la même erreur, ils niaient la résurrection des corps et n’attribuaient l’immortalité qu’à l’âme, substance spirituelle créée par le bon principe.

Marcion avait passé sa jeunesse dans la continence. Ayant ensuite corrompu une vierge, son père l’anathématisa. A son arrivée à Rome, il s’était adressé à d’anciens disciples qui avaient reçu la saine doctrine des disciples immédiats des Apôtres. Ceux-ci, qui le savaient sous l’anathème paternel, refusèrent de le recevoir en communion. Froissé dans son orgueil, Marcion leur dit : « Je déchirerai votre Eglise et j’y mettrai une division éternelle. » Ce fut alors qu’il s’entendit avec Cerdon.

La haine de Marcion pour la chair l’entraîna à condamner le mariage. Il n’admettait au baptême que ceux qui faisaient profession de continence. Il obligeait ses adeptes à s’abstenir de viande et devin. Il ne se servait que d’eau pour l’Eucharistie. Ses sectateurs poussaient la haine de la chair jusqu’au fanatisme, et plusieurs s’exposaient d’eux-mêmes à la mort sous prétexte de martyre.

L’hérésie de Marcion se divisa en deux branches. A

la tête de la première était Apelles1. Il était sorti de l’Eglise comme Marcion, c’est-à-dire après avoir commis un péché contre la continence dont il faisait profession. Il se retira à Alexandrie où il porta l’hérésie de Marcion modifiée sur plusieurs points. Il n’admettait pas que le principe du mal fût coéternel à celui du bien ; il en faisait une créature du principe du bien, lequel avait fait le monde visible sur le type du monde invisible, mais sans pouvoir arriver à la perfection de ce dernier. Il n’enseignait pas, comme Marcion, que le corps de Jésus-Christ eût été seulement apparent ; il en faisait une composition aérienne dont les éléments subtils s’étaient dissipés au moment de l’Ascension ; de sorte que l’âme seule était retournée au ciel. Il niait, comme Marcion, la résurrection des corps. Il avait avec lui une tille du nom de Philumène qu’il donnait comme prophétesse, et dont il écrivait les Phanéroses ou révélations. Il vécut jusqu’à une extrême vieillesse et son extérieur était grave et sévère. Un jour qu’un écrivain orthodoxe, Rhodon, l’avait convaincu de plusieurs erreurs, il finit par répondre : « Chacun doit demeurer ferme dans ses convictions ; quelle que soit la foi, pourvu qu’on espère en Jésus crucifié et qu’on fasse le bien, on sera sauvé. »

Si ce principe est juste, Jésus-Christ et les Apôtres n’auraient pas dû en enseigner davantage. Cependant, l’Eglise apostolique avait reçu d’eux un ensemble de doctrines beaucoup plus étendu, et dont chaque partie était digne de la même foi, puisqu’elle émanait de la même source divine.

A la tête de la seconde branche des marcionites était Tatien2. Cet homme célèbre était originaire d’Assyrie. Il fut d’abord philosophe platonicien. Ayant connu saint Justin, il en apprit la doctrine chrétienne et se fit son disciple. Après la mort de son saint maître, il

 

1 Philosophumena, lib. VII; § 38. — Terlull., Prœscript., § 6; § 30. — Epiph., Haeres , XLIV. — Euseb., Hist. Eccl., lib. IV ; 13 — Theod., Hœret. fab., lib. I; c. 25.

2 Philosophumena, lib. VIII ; § 16. — Clément. Alexand., Stromat., lib. III; cc. 12, 13. —Tertull., Praescript., § 52. — Euseb., Hist. Eccl, lib. IV; c. 29. — Epiph., livres., XLVI, XLVII.—Theod., livret, fabul., I; c. 20.

tomba dans l’erreur et professa la doctrine de Marcion sur l’opposition entre l’Ancien et le Nouveau Testament et la haine de la chair. Il se fit l’apôtre du marcionisme en Orient, où ses adeptes furent nommés encratites, c’est-à-dire continents, ou hydroparastates, parce qu’ils ne se servaient que d’eau dans la célébration de l’Eucharistie.

Parmi les disciples de Marcion, il en est d’autres qui, comme Tatien et Apelles, n’acceptèrent que quelques points de sa doctrine. Tels furent Severus qui exagéra les erreurs de Tatien, et Cassianus qui s’attacha surtout à enseigner que le corps de Jésus- Christ n’était qu’apparent ou fantastique1. Il fut le chef d’une secte qui se fit connaître spécialement par cette fausse doctrine et qui prit le nom de docètes (Δόξα) ou opinaires, parce qu’ils réduisaient à une simple idée ou imagination le corps du Christ. Par le développement qu’ils donnaient à leur système, ils se rapprochaient du gnosticisme dont Cassianus avait d’abord été adepte.

On peut rattacher au marcionisme les hérésies d’Hermogène et d’Hermias, qui enseignaient que la matière était un principe coéternel à Dieu ; que le corps de Jésus-Christ était d’une substance éthérée, analogue, par exemple, à celle du soleil, et qui niaient la résurrection des corps2.

Théodotion avait appartenu à l’hérésie marcionite, et plus particulièrement à la secte de Tatien. Il abandonna le christianisme pour entrer dans l’école des stoïciens qu’il quitta pour professer le judaïsme. Théodotion devint habile dans la langue hébraïque et publia une version grecque de l’Ancien Testament. Déjà un chrétien apostat nommé Aquila, avait fait une traduction analogue quelques années auparavant. L’Eglise a toujours préféré celle des Septante, plus ancienne et plus digne de foi. Cependant, les écrivains orthodoxes ne dédaignèrent pas les versions d’Aquila

 

1 Philosapliumena, lib. VIII ; §§ 2, 8 et seq.j lib. X; § 16. — Clement. Alexand , Stromat., lib. III; c. 13.

2 Tertull., In Herm.

et de Théodotion, tout en se défiant de leur prosélytisme judaïque qui les portait à dissimuler ce qui, dans les prophéties, était favorable au christianisme.

Le gnosticisme et le marcionisme formaient deux groupes distincts d’hérésies. Le montanisme en fut un troisième. Le chef de cette hérésie fut un eunuque nommé Montan1. Il habitait Ardaba, en Phrygio. Il se donna comme prophète et composa un grand nombre de livres, dans lesquels il recueillit, non-seulement ses révélations, mais encore celles de deux femmes, Priscilla et Maximilla. « Dieu, disait-il, a cherché à sauver le monde une première fois par Moïse, une seconde fois par Jésus-Christ ; mais ce fut en vain ; c’est pourquoi il envoya le Paraclet. » C’était lui-même, Montan, et il parlait par Priscilla et Maximilla, ses prophétesses.

L’esprit de prophétie s’était perpétué dans l’Eglise pendant le second siècle. On l’y avait toujours considéré comme un don exceptionnel. Montan en lit un ministère. Gomme un saint homme nommé Quadratus et une pieuse femme nommée Ammia, de Philadelphie, avaient joui d’une grande célébrité en Orient parleurs prophéties, Montan et ses deux fausses prophétesses prétendaient avoir hérité de leur ministère. Leurs révélations étaient obscures, mais plus il était difficile d’en déterminer le sens, plus les adeptes s’appliquaient à y découvrir de mystères.

Montan n’enseignait pas de doctrine particulière ; il affectait seulement un rigorisme outré ; condamnait les secondes noces, obligeait les adeptes à des jeûnes rigoureux et à des rites qui n’avaient pas reçu l’approbation de l’Eglise. Cependant, il entreprit de changer la hiérarchie ecclésiastique. Il plaçait à la tête les patriarches, au deuxième rang les cénones, et au troisième rang les évêques. Les deux premiers degrés recevaient leur mission de Dieu lui-même, ce qui ouvrait la porte à toutes les prétentions des ambitieux et des prétendus inspirés.

 

1 Elément. Alexand., Stromat., lib. IV; c. 13 – Philosophumena, lib. VIII; § 19. — Euseb., Hist. Eccl, lib. V; 16.- Epiph., Haeres., XLVIII, XLIX.

Les sectateurs de Montan furent appelés phrygiens, et leur doctrine fut nommée cataphryge, c’est-à-dire selon les phrygiens ; on donna aussi aux adeptes le titre de cataphryges. Elfe se partagea bientôt en plusieurs sectes. A la tête des principales étaient Proclus, Eschinès et Quintilia. On distinguait aussi celle des passalorinchites, enphrygiens, tascadrougites ; ces derniers étaient ainsi nommés parce que, en priant, ils mettaient le doigt devant leur nez, en signe d’attention.

L’hérésie montaniste excita de grands troubles en Asie. Les fidèles se réunirent plusieurs fois pour en examiner les doctrines ; elles furent condamnées et les sectateurs de la nouvelle hérésie furent chassés de l’Eglise.

C’est la deuxième fois que, depuis le concile de Jérusalem, nous rencontrons, dans l’histoire, la mention d’assemblées dans lesquelles on discutait des points de doctrine. Nous avons indiqué les premières assemblées tenues en Asie au sujet de la Pâque. Les secondes eurent lieu aussi en Asie à propos des doctrines des montanistes. Le résultat de ces dernières fut l’excommunication des sectaires. Plusieurs évêques, en particulier Zotikos, de Koman, et Julianus, d’Apamène, persuadés que l’esprit de prophétie dont se glorifiaient les montanistes était une illusion satanique, avaient voulu lui résister ; mais les adeptes les en avaient empêchés. C’est sans doute alors que les conciles avaient eu lieu pour chasser de l’Eglise ces fanatiques. Par suite de cette décision, les vrais martyrs de l’Eglise, tels que Caïus et Alexandre, de la ville d’Apamène, eurent soin de se séparer des montanistes, qui se flattaient de montrer beaucoup de courage en présence des persécuteurs ; les fidèles savaient que le seul vrai martyre est celui que l’on souffre pour la vérité, et non pas par fanatisme.

Les détails qui précèdent sont extraits de l’ouvrage de saint Apollinaire, évêque d’Hiérapolis, contre les cataphryges1. Ce docte évêque avait d’abord cherché

 

1 Le texte d’Eusèbe semble un peu ambigu à ce sujet ; mais nous remarquons que l’ouvrage qu’il cite est intitulé : Contre les cataphryges ; et que, dans un autre endroit (lib. IV; 27) il attribue à saint Apollinaire un ouvrage

 

à ramener les hérétiques par ses discours. Mais, n’ayant pu les convaincre, il écrivit contre eux à la prière des fidèles.

D’autres écrivains entrèrent en lutte contre les diverses hérésies et pour défendre, contre les innovations, « la doctrine pure de la tradition apostolique et de la vraie foi1. »

Denys, de Corinthe, réfuta l’hérésie de Marcion dans son Epître aux fidèles de Nicomédie. Dans son Epître aux Eglises du Pont, centre du montanisme, il oppose à cette hérésie la vraie doctrine sur les mariages et la chasteté, et la douceur que l’on devait exercer envers ceux qui avaient péché ou qui revenaient de l’hérésie à l’Eglise. Montan prétendait qu’on devait les rejeter impitoyablement.

Théophile d’Antioche, dont nous avons fait connaître le beau livre à Autoloukos, composa deux ouvrages, l’un : Contre l’hérésie d’Hermogene ; l’autre : Contre Marcion.

Philippe de Gortyne, en Crète, écrivit aussi un livre Contre Marcion. Cet hérétique fut également réfuté par saint Justin, qui l’avait rencontré à Rome2.

Les livres de Méliton de Sardis, à en juger par leurs titres que nous avons donnés précédemment, étaient dirigés contre la plupart des erreurs propagées de son temps par les différents sectaires.

Tatien rencontra un savant adversaire dans la personne de Musanus. Eusèbe cite encore, parmi les défenseurs de la foi, Rhodon, Pinytus, évêque en Crète, Miltiade, et Modestus. Bardesane réfuta aussi Marcion ; mais étant tombé lui-même dans l’erreur, il y entraîna son fils Harmonius, qui écrivit pour la défense de ses idées. Bardesane et Harmonius eurent pour antagoniste le savant Syrien Ephraïm3.

Un des Pères du gnosticisme, Basilidis, avait rencontré un adversaire dans la personne d’ Agrippa, sur-

 

intitulé : Contre l’hérésie des cataphryges. Ceci nous porte à penser que les extraits qu’il donne (lib. V; 16) sont de saint Apollinaire.

1 Ces paroles sont d’Eusèbe de Césarée ; Hist. Eccl., lib. IV; 21.

2 Euseb., Hist. Eccl., lib. IV; 11.

3 Theod., Hœret. fabul., lib. I; c. 22.

 

nommé Castorosl, docte alexandrin, qui fut sans doute un des Pères de cette savante école qui jeta tant d’éclat sur l’Eglise pendant le troisième siècle.

Si les dogmes de l’Eglise furent attaqués par des hérétiques, pendant le second siècle, les défenseurs de l’orthodoxie furent nombreux.

Le plus célèbre d’entre eux fut Irénée, disciple de Polycarpe de Smyrne et successeur de Pothin sur le siège de Lyon.

Son ouvrage, divisé en cinq livres, est un des plus importants monuments de l’Eglise au second siècle, et mérite d’être étudié avec soin, aussi bien au point de vue doctrinal qu’au point de vue historique.

Dans le premier livre, il expose le gnosticisme tel qu’il fut systématisé par Valentin et modifié par ses disciples. Il le suit à travers toutes ses transformations, et expose le marcionisme, la seconde des grandes hérésies qui avaient agité toute l’Eglise jusqu’à son temps.

Dans le second livre, il réfute toutes les erreurs qu’il a exposées. Dieu, en lui-même, Père, Fils et Saint-Esprit ; Dieu créateur des êtres visibles et invisibles ; la nature de l’âme et son immortalité ; tous les grands problèmes soulevés par le gnosticisme et le marcionisme, sur l’origine du monde, sont résolus par le docte et saint évêque à l’aide d’une logique puissante.

Dans le troisième livre, il réfute les mêmes hérésies au moyen de la tradition de l’Eglise. Il commence par établir la règle catholique, c’est-à-dire le critérium de vérité admis dans l’Eglise. Ce sujet est trop important pour l’histoire pour que nous ne traduisions pas textuellement quelques passages. On y verra quelle était la méthode employée au second siècle pour défendre la doctrine de l’Eglise.

Après avoir dit, dans la préface de ce troisième livre, que « la seule foi vraie et vivifiante a été donnée par les Apôtres à l’Eglise et distribuée par elle à ses enfants, » Irénée ajoute : « Car le Seigneur a donné à ses Apôtres le pouvoir de l’Evangile, et c’est par eux

 

1 Euseb., Hist Eccl., lib: IV ; 7. — Theod., Hœret. fabul., lib. I; c. 4.

 

que nous avons connu la vérité, c’est-à-dire la doctrine du Fils de Dieu1. »

« Ce n’est pas, en effet, par d’autres2, que nous avons connu l’économie de notre salut ; mais par ceux-là seulement par le moyen desquels l’Evangile est parvenu jusqu’à nous. Ils le prêchèrent d’abord ; puis, par la volonté de Dieu, ils nous l’ont transmis dans les Ecritures pour être le fondement et la colonne de notre foi. Il n’est pas permis de dire qu’ils l’aient prêché avant que d’en avoir eu une parfaite connaissance, comme quelques-uns osent le dire, lesquels se glorifient d’être les correcteurs des Apôtres. En effet, lorsque le Seigneur fut ressuscité d’entre les morts, ils furent revêtus du Saint-Esprit qui vint en eux, ils en apprirent tout ce qui était nécessaire et en reçurent une connaissance parfaite. Ils partirent ensuite jusqu’aux confins de la terre, évangélisant les biens que Dieu nous a faits, et annonçant la paix céleste, aux hommes qui reçurent tous le même Evangile de Dieu. »

Irénée mentionne ensuite les quatre Evangiles écrits par Mathieu, Marc, Luc et Jean. Ces Evangiles étaient donc regardés comme authentiques au second siècle, c’est-à-dire quelques années après la mort de leurs auteurs et à une époque où vivaient des disciples qui les avaient connus. Du reste, les hérétiques eux-mêmes, soit gnostiques, soit marcionites, ne contestaient pas l’authenticité de ces divins écrits ; seulement ils rejetaient les uns et admettaient les autres, selon qu’ils les croyaient utiles on nuisibles à leurs systèmes. Ils cherchaient à en abuser ainsi que de plusieurs Epitres de saint Paul3.

« Les hérétiques continue Irénée4, contestent l’autorité, la valeur des Ecritures, et prétendent qu’on ne peut en connaître le vrai sens que par la tradition ; et.

 

1 Iraen., Contra Haeres., lib. III ; Praefat.

2 Ibid., c. 1; par. 1.

3 Saint Irénée a indiqué, dans ses deux premiers livres, les passages des Saintes Ecritures dont les hérétiques abusaient. Ces chapitres ont beaucoup d’importance pour établir que certains livres du Nouveau Testament, contestés aujourd’hui par une science fort légère, étaient admis comme authentiques au second siècle.

4 Iraen., Ibid., c. 2 par. 1 et 2

 

sous prétexte de tradition, ils exposent leurs propices doctrines. Nous en appelons contre eux à cette tradition, qui vient des Apôtres, et qui est conservée dans les Eglises par les successions des pasteurs ; et aussitôt ils veulent détourner de son sens cette tradition, en prétendant que le faux s’y est mêlé au vrai. »

On doit remarquer le caractère que saint Irénée donne à la tradition. Il ne s’agit pas ici de traditions humaines. La vraie tradition ou la doctrine transmise à sa source dans les Apôtres ; son siège dans les Eglises ; elle est conservée dans les Eglises par les pasteurs qui s’y succèdent, et qui sont les gardiens de la foi des Eglises, et non pas ses maîtres ou ses docteurs1.

« On peut, continue Irénée2, voir de ses yeux dans toute l’Eglise cette tradition apostolique ; elle est évidente dans le monde entier ; nous pouvons compter ceux qui ont été établis évêques par les Apôtres, et ceux qui leur ont succédé jusqu’à nos jours. Mais comme il serait long dans cet ouvrage d’énumérer les successions de toutes les Eglises, nous pouvons, en indiquant la tradition qu’à reçue des Apôtres une Eglise très- grande, très-ancienne et connue de tous, celle qui a été fondée et établie à Rome par les deux très-glorieux apôtres Pierre et Paul, en indiquant la foi qui y a été annoncée, et la succession de ses évêques jusqu’à nos jours, confondre tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par fantaisie, ou par vaine gloire, ou par ignorance, ou par malice, recueillent autre chose que ce qu’il faut. En effet, toute Eglise (c’est-à-dire les fidèles de tous pays) est obligée de se rendre vers cette Eglise à cause de son importance exceptionnelle ; ainsi, dans cette Eglise, la tradition apostolique est conservée par ceux qui sont de tous pays. »

L’Eglise de Rome eut, dès son origine, une très- grande importance. Rome, capitale de l’empire, c’est-, à-dire de presque tout l’univers alors connu, était un centre universel. De toutes parts on s’y rendait, soit

 

1 Cette belle notion de la tradition est conservée jusqu’il nos jours par l’Eglise orthodoxe.

2 Iran., Contra Hœres., c. 3; §§ 1 et 2.

 

pour le commerce, soit pour tout autre motif. Avant même que l’Eglise y eût été organisée, les fidèles s’y étaient établis et avaient formé le noyau de cette Eglise. Leur foi était connue dans le monde entier, comme le dit saint Paul dans l’Epître qu’il leur écrivit. Tous les frères que leurs affaires avaient amenés à Rome en avaient été témoins, et, de retour dans leur pays, en faisaient les plus grands éloges. Les fidèles de Rome, non-seulement recevaient avec charité leurs frères de tous pays, mais ils leur venaient aussi en aide par leurs aumônes. Ils étaient plus riches que ceux des provinces, et ils avaient l’habitude de secourir les Eglises pauvres. Un évêque du deuxième siècle, saint Denys de Corinthe, s’exprime ainsi à ce sujet, dans sa lettre aux fidèles de Rome1 :

« Dès le commencement de la religion, vous avez eu l’habitude de faire à tous vos frères toute espèce de bien, et d’envoyer des subsistances à de nombreuses Eglises situées dans des villes de province. Tantôt vous venez ainsi au secours de la misère des pauvres, tantôt vous donnez le nécessaire aux frères qui travaillent dans les mines2. Par ces offrandes que vous ôtes dans l’usage de faire depuis le commencement, vous restez fidèles aux coutumes et aux institutions de vos ancêtres. Votre bienheureux évêque Soter n’a pas seulement suivi cette coutume, il a fait mieux encore, soit en donnant des aumônes abondantes aux fidèles, soit en recevant comme ses enfants ceux qui arrivent de loin, en se montrant pour eux un père plein d’affection, en les consolant par de douces paroles. »

Les fidèles, arrivant ainsi à Rome de toutes les provinces, y apportaient les traditions de leurs Eglises qui se trouvaient en parfaite harmonie avec celles de l’Eglise de Rome. Cette Eglise se trouvait être ainsi comme le résumé de la tradition universelle, et c’est pour cela que saint Irénée disait que sa tradition pouvait être considérée comme la tradition universelle3.

 

1 Dyon., Epist. ad Rom., ap. Euseb., Hist. Eccl., IV; 23.

2 C’est-à-dire aux condamnés.

3 Le sens de ce passage de saint Irénée est tellement clair, que l’on a peinz à comprendre comment les théologiens de l’Eglise romaine ont cherché à y

Après avoir posé comme base ce fait incontestable, saint Irénée poursuit ainsi :

« Les bienheureux Apôtres ayant donc fondé et or-

 

découvrir une preuve en faveur de la papauté. Comme ils attachent beaucoup d’importance à cette prétendue preuve, il sera utile de fixer d’une manière incontestable le sens grammatical du teste en question.

Voici d’abord le texte : « Quoniam valde longum est, in hoc tali volumine omnium ecclesarium enumerare successiones; maximae et antiquissimœ et omnibus cognitae, a gloriosissimis duobus apostolis Petro et Paulo, Romae fundatae et constitutae Ecclesiae, eam, quam habet ab apostolis traditionem et annunciatam hominibus fidem, per successiones episcoporum per venientem usque ad nos, indicantes …»

* L’analyse de ce texte de saint Irénée de Lyon fait par le père Wladimir Guettée se trouve dans son livre « La papauté schismatique » et est accessible via ce lien :

http://foi-orthodoxe.fr/saint-irenee-de-lyon-et-la-primaute-du-pape-de-rome/

 

 

ganisé l’Eglise, donnèrent à Linus l’épiscopat pour l’administrer. Paul a fait mention de ce Linus dans ses Epitres à Timothée. Anenclet lui succéda ; après lui, et

 

* L’analyse du texte de saint Irénée de Lyon fait par le père Wladimir Guettée se trouve dans son livre « La papauté schismatique » et est accessible via ce lien :

http://foi-orthodoxe.fr/saint-irenee-de-lyon-et-la-primaute-du-pape-de-rome/

 

au troisième rang après les Apôtres, Clément reçut l’épiscopat. Ce Clément avait vu les Apôtres, avait eu des rapports avec eux ; il reçut l’épiscopat alors que résonnait encore la prédication des Apôtres et qu’il avait devant les yeux leur tradition, avec beaucoup d’autres de son temps qui avaient été instruits par les Apôtres1, » Après avoir analysé la lettre de l’Eglise de Rome aux Corinthiens, Irénée continue ainsi :

« A Clément succéda Evariste, à Evariste Alexandre ; puis Xyste fut le sixième depuis les Apôtres ; ensuite vint Télesphore, qui souffrit glorieusement le martyre ; puis Hygin, puis Pius, puis Anicet. Soter

 

* L’analyse du texte de saint Irénée de Lyon fait par le père Wladimir Guettée se trouve dans son livre « La papauté schismatique » et est accessible via ce lien :

http://foi-orthodoxe.fr/saint-irenee-de-lyon-et-la-primaute-du-pape-de-rome/

1 Iraen., Contra Hœres., § 3,

 

succéda à Anicet. Maintenant est évêque Eleuthère, au douzième rang depuis les Apôtres1. Par cet ordre et cette succession, la tradition qui est venue des Apôtres dans l’Eglise et la prédication de la vérité est venue jusqu’à nous. Et c’est là une preuve évidente que la foi une et vivifiante, qui a été donnée à l’Eglise par les Apôtres, a été conservée jusqu’à nous et nous a été transmise dans sa pureté. »

Les évêques de Rome, comme ceux des autres Eglises, étaient les gardiens de la tradition, du dépôt confié à leur Eglise. Ils n’avaient aucun droit à exercer sur la doctrine ; leur devoir était de la transmettre telle qu’ils l’avaient reçue ; ils étaient obligés, par leur épiscopat, de surveiller avec soin, afin que le plus léger changement ne s’introduisît pas dans les croyances ; c’est pourquoi le saint docteur ne donne la succession légitime des évêques dans les Eglises que comme un canal de transmission pour la tradition apostolique ou primitive2.

Après avoir opposé aux hérétiques la tradition apostolique de l’Eglise de Rome, saint Irénée mentionne celle de l’Eglise de Smyrne pour laquelle il n’y avait qu’un seul intermédiaire, Polycarpe, entre les Apôtres et Irénée lui-même son disciple, et les évêques d’Asie qui avaient vu Polycarpe, lequel avait vu les Apôtres.

Il indique enfin la tradition de l’Eglise d’Ephèse, dans laquelle l’apôtre Jean lui-même avait vécu jus

 

1 On doit remarquer qu’en comptant Clément pour troisième évêque de Rome ; Xyste pour le sixième : Eleuthère pour le douzième, saint Irénée ne compte pas saint Pierre pour premier évêque de Rome ; et qu’il regarde Linus comme premier évêque de cette ville, En se servant, aux trois endroits que nous avons soulignés, des mots : depuis les Apôtres ou après les Apôtres, saint Irénée n’accorde rien de plus à saint Pierre qu’à saint Paul dans la fondation et l’organisation de l’Eglise de Rome. Il ne regardait pas les évêques de Rome comme successeurs des deux Apôtres, mais comme gouvernant une Eglise fondée par eux. Les évêques de Rome sont donc les successeurs de Linus, et non pas de saint Pierre et de saint Paul.

2 II y a loin de cette doctrine à celle de l’Eglise enseignante, et de l’autorité infaillible de la papauté ou de l’épiscopat, doctrine professée par l’Eglise romaine actuelle.

Remarquons, en outre, que la conclusion que tire saint Irénée de ce qu’il a dit plus haut de la tradition de l’Eglise de Rome, détruit absolument le sens que les théologiens romains actuels voudraient donner à son texte. Il n’y est question que de tradition apostolique conservée et non pas d’union nécessaire avec telle ou telle Eglise.

 

qu’au règne de Trajan. Irénée oppose aux hérétiques, à titre égal, les traditions apostoliques de Rome, de Smyrne et d’Ephèse.

« Ces preuves, ajoute-t-il1, étant si évidentes, il n’est pas nécessaire d’aller chercher ailleurs une vérité qu’il est si facile de recevoir de l’Eglise, dans laquelle les Apôtres ont mis, comme un riche dépôt contenant toute la vérité et où chacun peut, s’il le veut, boire le breuvage de vie. C’est l’Eglise qui est l’entrée de la vie ; tous les autres sont des voleurs et des brigands. C’est pourquoi il faut les éviter, et, en même temps, aimer de toute son âme ce qui appartient à l’Eglise, et s’attacher à la tradition de la vérité. Mais quoi? s’il s’élève une discussion sur un sujet peu important, faut- il recourir aux plus anciennes Eglises2, dans lesquelles les Apôtres ont vécu et en recevoir ce qui sera certain et évident? Que ferait-on si les Apôtres ne nous avaient pas laissé d’écrits? Ne faudrait-il pas suivre l’ordre de la tradition tel qu’ils l’ont confié à ceux auxquels ils confiaient les Eglises ?

« C’est cet ordre que suivent un grand nombre de nations barbares qui croient au Christ, qui n’ont ni papier ni encre, qui ont dans leurs cœurs le salut écrit par le Saint-Esprit, et qui conservent soigneusement l’ancienne tradition. »

La tradition apostolique, conservée par les Eglises, était donc, aux yeux de saint Irénée, la règle de la foi, et l’Ecriture ne dispensait pas de la suivre ; d’autant plus que les hérétiques ne prouvaient que trop qu’en se séparant de la tradition de l’Eglise, on peut interpréter l’Ecriture d’une manière erronée, et attribuer ainsi des erreurs aux Apôtres et à Dieu lui-même.

Après avoir exposé la règle catholique de 1a foi, Irénée poursuit sa réfutation des hérésies en leur opposant la vraie doctrine.

Dans le deuxième livre, il l’avait établie à l’aide du

 

1 Iræn., Contra Hœres., c. 4; §§ 1 et 2.

2 On doit, remarquer que le saint docteur reste toujours dans un raisonnement qui exclut le sens, indiqué plus haut, adopté par les théologiens romains, et qu’il ne fait pas même allusion à l’union nécessaire qui devrait exister avec l’Eglise de Rome pour posséder la vérité.

 

raisonnement. Dans le troisième, il la démontre par la doctrine apostolique et par tradition, et réfute le sens erroné que les sectaires donnaient aux textes évangéliques. Dans le quatrième livre, il établit les mêmes vérités à l’aide des paroles de Jésus-Christ. Il prouve que Jésus-Christ a été le Verbe qui a parlé aux patriarches et aux prophètes, et qui est l’auteur du Nouveau Testament, comme de l’Ancien. Dans le cinquième livre, il s’applique particulièrement à prouver la réalité du corps de Jésus-Christ, contre tous les gnostiques qui la niaient d’une manière ou d’une autre,

Irénée ne pouvait ainsi réfuter les hérétiques sans exposer et prouver la vraie doctrine. On peut regarder son ouvrage comme le développement du Symbole qu’il a exposé dès le début de son travail et qui est absolument conforme à celui que l’Eglise orthodoxe possède encore aujourd’hui sous le titre de niceno-constantinopolitain. L’ouvrage du savant évêque de Lyon fournit des preuves évidentes que, à l’époque apostolique, on croyait à un Dieu triple en personnes et un en essence ; que le Verbe est le vrai Fils coéternel et consubstantiel au Père qui l’a engendré ; que le Saint- Esprit procède du Père et qu’il est véritablement Dieu ; que le Fils s’est réellement incarné de la Vierge Marie ; qu’il a souffert, qu’il est mort pour notre rédemption; qu’il est ressuscité et monté aux cieux, où il possède la même puissance et la même gloire avec le Père et le Saint-Esprit; qu’il viendra de nouveau juger tous les hommes ; qu‘après ce jugement, les justes entreront dans le bonheur ; et les autres subiront les peines auxquelles ils seront condamnés1.

 

1 De cette doctrine on doit conclure que les justes et les pécheurs seront, jusqu’au dernier (jugement, dans un état provisoire, quoique ceux qui sont morts dans la grâce aient plus d’accès auprès de Dieu que les pécheurs. Cependant, de même que les justes ne jouissent pas encore de la vision béatifique, de même les pécheurs ne subissent pas les tourments auxquels ils pourront être condamnés. Les uns et les autres continuent à faire partie de l’Eglise comme sur la terre, car la mort, considérée au point de vue chrétien et comme une simple modification provisoire de l’existence, ne peut rompre les liens spirituels qui attachent entre eux tous les membres de l’Eglise. De là cette conséquence : que les fidèles de ce monde et de l’autre monde peuvent se demander mutuellement leurs prières et prier les uns pour les autres comme ils le font sur la terre ; et que ces prières peuvent être utiles par la volonté et la grâce de Dieu. De même que l’on demande, en ce monde,

 

Nous avons vu, dans l’exposition de foi de saint Irénée, que ce n’est qu’après le dernier avènement de Jésus-Christ que les justes seront récompensés et les pécheurs punis. Il expose la même doctrine, en parlant de la foi des nations barbares qui ne croyaient que par tradition. « Elles croient, dit-il1, en un Dieu créateur du ciel et de la terre et de toutes les choses qui y sont contenues, par Jésus-Christ Fils de Dieu, lequel, par un amour très-grand pour sa créature, a pris naissance de la Vierge, et a uni son humanité à Dieu, a souffert sous Ponce-Pilate, est ressuscité, a été reçu dans la gloire, et viendra avec gloire, Sauveur de tous ceux qui seront sauvés, Juge de tous ceux qui seront jugés, envoyant dans le feu éternel ceux qui auront altéré la vérité, méprisé son Père, et son avènement2.

« Cette foi, ajoute Irénée, les peuples qui l’ont reçue

 

les prières de ceux que l’on considère comme saints ; de même on peut les leur demander dans l’autre monde. Grâce à leur état spirituel, ne peuvent-ils pas entendre nos prières ? Dieu ne peut-il pas vouloir qu’ils les entendent ? On peut également prier pour les frères morts qui peuvent en avoir besoin. C’est ainsi que l’Eglise orthodoxe considère les prières adressées aux saints et pour les morts. C’est la communion des saints se perpétuant au-delà du tombeau.

L’Eglise romaine a changé cette doctrine primitive. Elle admet un jugement aussitôt après la mort ; de sorte que les saints jouissent aussitôt de la vision béatifique, et les pécheurs sont condamnés au feu éternel. Elle admet aussi un lieu de purification et de souffrances qu’elle appelle Purgatoire, et dans lequel elle place les pécheurs qui n’auraient pas mérité le feu éternel. Elle enseigne que l’âme se purifie par la souffrance après la mort ; que les fidèles de ce monde peuvent leur donner du soulagement par leurs prières et leurs bonnes œuvres ; que l’évêque de Rome peut les délivrer en leur appliquant des indulgences partielles ou pleinières, c’est-à-dire la remise de tout ou partie de leurs peines purificatives. Nous avons cru utile de mettre en parallèle ces deux doctrines, afin de faire comprendre que la doctrine orthodoxe n’est que la Communion des saints continuée dans l’autre monde ; tandis que la doctrine romaine est composée de plusieurs dogmes qui n’ont aucun fondement, ni dans l’Ecriture Sainte, ni dans la tradition de l’Eglise.

1 Iræn., Op. cit., lib. III; c. 4.

2 Quoique saint Irénée eût surtout pour but de prouver l’unité divine et la réalité de l’Incarnation du Verbe en Jésus-Christ Dieu-Homme, contre les hérétiques qui niaient, principalement ces deux vérités fondamentales du christianisme, il ne pouvait s’étendre sur ces deux questions sans aborder toutes les autres qui tiennent au dogme de la Trinité Ainsi il expose d’une manière parfaite la triple personnalité de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.  » Toujours, dit-il, furent avec le Père le Verbe et. la Sagesse, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit… Le Verbe, c’est-à-dire le Fils, était toujours avec le Père; de même la Sagesse, qui est l’Esprit, était avec lui avant toute création. » (Lib. IV; c. 20; par 1, 3.) Nous devons remarquer que, chaque fois que saint Irénée parle du Saint Esprit, il ne met aucune différence entre l’acte éternel qui l’a produit et l’acte éternel qui a produit le Fils. Les deux actes sont coéternels et émanent également du Principe ou du Père. Celle doctrine exclut toute idée de Procession du Fils ou par le Fils.

 

sans Ecritures, sont barbares, d’après nous, quant à leur langage ; mais quant aux sentiments, à leur conduite, à leurs usages, ils sont très-sages ; à cause de leur foi, ils plaisent à Dieu, ils agissent selon les règles de la justice, de la chasteté, de la sagesse. Si quelqu’un leur annonçait en leur langage les doctrines que répandent les hérétiques, ils se boucheraient aussitôt les oreilles et s’enfuiraient bien loin pour ne pas entendre de tels blasphèmes. Grâce à l’ancienne tradition des Apôtres, de telles doctrines ne leur viennent même pas à l’esprit ; elles seraient pour eux monstrueuses, car les hérétiques n’ont pas encore formé chez ces nations d’assemblées pour répandre leurs doctrines. »

Ce passage nous donne un renseignement très-intéressant sur les Eglises situées au milieu des nations qui ne parlaient pas le grec, et que l’on ne regardait pas comme civilisées.

On trouve encore dans l’ouvrage d’Irénée une foule de renseignements sur les diverses Eglises. Nous en avons profité à l’occasion. Mais nous ne devons pas négliger quelques textes importants qui ont un double intérêt historique et doctrinal. Voici comment il parle du don des miracles qui s’était perpétué dans la véritable Eglise jusqu’à son temps. Après avoir mentionné les prestiges que faisaient certains hérétiques, comme Simon-le-Magicien, et les vrais miracles de Jésus- Christ, il s’exprime ainsi1 :

« Au nom de Jésus-Christ, ceux qui sont ses vrais disciples et qui en reçoivent de lui la grâce, font des miracles pour l’utilité des autres hommes, selon le don particulier que chacun a reçu. Les uns chassent les démons très-sûrement et véritablement au point que, très-souvent, ceux qu’ils en ont délivrés croient et entrent dans l’Eglise. Les autres ont la prescience des choses futures, des visions et des révélations. D’autres guérissent les malades par l’imposition des mains, et leur rendent la santé. Nous avons déjà dit que des morts sont ressuscités et ont demeuré plusieurs années

 

1 Iraen., Op. cit., lib. III: c. 32; par. 4.

 

avec nous. Mais quoi ? On ne pourrait dire le nombre de grâces que l’Eglise a reçu de Dieu le pouvoir de faire dans le monde entier, au nom de Jésus-Christ, crucifié sous Ponce-Pilate, pour le bien des nations, sans artifice et sans intérêt. Comme elle a reçu de Dieu ce pouvoir gratuitement, elle l’exerce gratuitement. Elle n’opère ses miracles au moyen ni d’invocations angéliques, ni d’enchantements, ni de tout autre artifice ; mais en adressant ouvertement au Seigneur une prière pure et sincère, et en invoquant le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

Irénée faisait surtout allusion à Marc, qui dogmatisait dans les Gaules ; ce sectaire opérait ses prestiges au moyen d’évocations de puissances supérieures, et se les faisait si bien payer qu’il était devenu très-riche.

Pour distinguer la vraie Eglise des sectes, saint Irénée donne des règles certaines. « Ceux qui sont dans l’Eglise, dit-il1, doivent obéir aux prêtres, à ceux qui ont reçu la succession des Apôtres, qui, avec la succession de l’épiscopat, ont reçu la grâce certaine de la vérité, selon la volonté du Père ; ils doivent regarder comme suspects, comme hérétiques et errants, ceux qui se séparent de la succession principale, en quelque lieu qu’ils se rassemblent2. »

Selon saint Irénée, l’Eglise possède un sacerdoce qui vient des Apôtres par succession, et qui est appelé à veiller sur la conservation de la vérité dans l’Eglise. Sa doctrine, sur ce point, est celle des autres Pères dont nous avons déjà analysé les ouvrages ; celle qui est contenue dans les Ecritures et qu’attestent tous les faits de l’histoire de l’Eglise primitive. Il faut fermer volontairement les yeux pour ne pas apercevoir cette vérité qui brille dans tous les monuments doctrinaux ou historiques. Irénée revient souvent sur le caractère

 

1 Iræn., Op. cit., lib. IV; c. 26; §2.

2 On peut traduire aussi : qu’ils recueillent, par allusion au texte évangélique : qui ne recueille pas avec moi dissipe. On doit remarquer le sens que saint Irénée donne ici au mot principal. Succession principale signifie : succession apostolique. Ceci peut servir à déterminer le sens du mot principauté, que saint Irénée emploie en parlant de l’Eglise de Rome, comme on l’a vu plus haut.

 

apostolique du sacerdoce chrétien, et il ne conçoit pas l’Eglise sans lui.

« Les hérétiques, dit-il encore1, sont postérieurs aux évêques auxquels les Apôtres ont confié les Eglises… Ceux qui abandonnent l’enseignement de l’Eglise, en reprochant aux saints prêtres leur ignorance, ne veulent pas comprendre combien un ignorant religieux surpasse un sophiste impudent et blasphémateur. »

Chaque fois que Irénée veut exposer la nature de l’Eglise, il revient sur le sacerdoce établi pour la diriger, et qui n’est légitime qu’autant qu’il vient des Apôtres par succession. L’apostolat est la source du sacerdoce, et c’est par les Apôtres, que ce sacerdoce tient à Jésus-Christ, souverain prêtre de la Nouvelle-Alliance.

La doctrine de saint Irénée sur l’Eucharistie mérite une attention particulière. Nous avons exposé précédemment la doctrine de saint Justin, et nous avons vu, par les prestiges de Marc, que les hérétiques eux-mêmes rendaient hommage à la croyance de l’Eglise, sur le changement de la substance du pain et du vin, en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ ; saint Irénée fournit de nombreux témoignages sur cette doctrine orthodoxe.

Dieu, dit-il, auteur de la loi mosaïque et de la loi nouvelle, a donné à l’une et à l’autre des sacrifices2. Ceux de l’Ancienne-Alliance n’étaient que des figures de celui de la Nouvelle. Ce dernier a été établi par Jésus-Christ lorsque, après avoir pris du pain et rendu grâces, il dit : Ceci est mon corps, et qu’il dit du vin qui était dans la coupe : Ceci est mon sang. C’est ce sacrifice pur que le prophète Malachie avait prédit3.

Ce rapprochement entre les sacrifices figuratifs de l’Ancienne-Alliance et l’Eucharistie de la Nouvelle, démontre que saint Irénée regardait bien l’Eucharistie comme un véritable sacrifice basé sur la réalité du

 

1 Iraen, Op. cit., lib. V; c.20 ; par. 1 et 2

2 Ibid., lib. IV; c. 9.

3 Ibid., c. 17

corps et du sang de Jésus-Christ offerts à Dieu. Il ajoute1 :

« L’oblation de l’Eglise, que le Seigneur a appris à offrir dans le monde entier, est regardée et acceptée par lui comme un sacrifice pur… et comme l’Eglise l’offre avec simplicité, son offrande est regardée par Dieu comme un sacrifice pur. »

S’adressant aux hérétiques, le saint docteur dit qu’ils ne peuvent offrir à Dieu un tel sacrifice : « En effet, dit-il2, comment pourront-ils savoir que le pain sur lequel ils auront rendu grâces est le corps du Seigneur ; et que la coupe contient son sang ? » Le sacrifice chrétien est donc, selon saint Irénée, l’oblation du pain et du vin, changés au corps et au sang de Jésus-Christ. On sait que les Marcionites regardaient la chair comme impure, et prétendaient que celle de Jésus n’était pas divinisée par l’union hypostatique de la divinité dans sa personne. C’est pourquoi Irénée leur demandait comment ils pouvaient se flatter d’avoir, dans leur sacrifice, la chair de Jésus-Christ. Ils le prétendaient, pour imiter le sacrifice de l’Eglise, et ils étaient ainsi en contradiction avec leurs propres systèmes.

Ces mêmes hérétiques niaient la résurrection de la chair. Irénée argumente contre eux, en s’appuyant sur la doctrine de l’Eucharistie3. « Comment peuvent-ils dire que la chair tombera en pourriture et qu’elle ne reprendra pas vie, elle qui est nourrie du corps et du sang du Seigneur ? Qu’ils changent donc d’opinion, ou qu’ils cessent d’offrir ce que nous avons dit. Notre sentiment à nous est d’accord avec l’Eucharistie, et l’Eucharistie confirme notre sentiment. En offrant à Dieu des choses qui lui appartiennent, nous témoignons d’un côté de la relation et de l’union entre la chair et l’esprit ; et nous confessons, de l’autre, la résurrection de la chair et de l’esprit. Car, de même que le pain qui vient de la terre, recevant l’invocation faite à Dieu,

 

1 Iræn., Op. cit., c. 48; §§ 1-4.

2 Ibid.

3 Ibid., § 5.

 

n’est plus un pain commun, mais l’Eucharistie, composée de deux choses : l’une terrestre et l’autre céleste, de même, nos corps, recevant l’Eucharistie, ne sont plus corruptibles, mais possèdent l’espérance de la résurrection. »

L’élément terrestre dans l’Eucharistie, est la vraie chair de Jésus-Christ dont le corps du fidèle était nourri, selon saint Irénée ; et l’élément céleste, c’est la divinité même du Christ qui se trouve unie à son corps et à son sang, en vertu de l’invocation faite à Dieu. Cet élément est si réel, que sa communication au corps humain, devient en lui un principe de résurrection1.

Nous indiquerons encore la doctrine de saint Irénée sur l’état des âmes après la mort. Cet état est provisoire, pour toutes ; et elles n’obtiendront leur dernière destinée qu’après le jugement dernier2. Irénée admettait, comme plusieurs autres anciens Pères, qu’avant le jugement dernier, Jésus-Christ régnerait mille ans sur la terre. Mais son millénarisme était pur, comme celui de Papias, et il ne partageait pas les erreurs des hérétiques sur les jouissances matérielles des justes pendant ces mille ans. Aux yeux du saint docteur, le règne de Jésus-Christ serait celui de la vérité et du bien.

Le livre d’Irénée atteste qu’il fut un des plus savants écrivains du second siècle. D’un autre côté, par son maître Polycarpe de Smyrne, il tenait aux Apôtres, Rien d’étonnant donc qu’il ait été choisi pour succéder à Pothin sur le siège de Lyon, et qu’il ait joui d’une aussi haute influence dans l’Eglise de son temps.

 

1 On doit remarquer cette expression d’invocation dont se sert saint Irénée. Les plus savants érudits, même parmi les protestants, avouent qu’il s’agit ici de cette invocation qui se trouve dans les anciennes liturgies, et que l’Église orthodoxe actuelle regarde encore comme la consécration du pain et du vin dans le sacrifice eucharistique. La doctrine de saint Irénée sur la réalité du corps et du sang dans l’Eucharistie, et sur le sacrifice eucharistique, est tellement certaine que Grabe lui-même le reconnaît dans les notes qu’il a placées dans son édition des œuvres de saint Irénée. (Edit. Oxon.)

2 Des théologiens romains reprochent à saint Irénée cette doctrine comme une erreur, tout en avouant que plusieurs anciens Pères l’ont partagée. La vérité est que : cette doctrine, enseignée par les Pères, est encore celle de l’Eglise orthodoxe : qu’elle est consignée dans le Symbole, même tel qu’il est accepté dans l’Eglise romaine, et où le jugement suit le dernier avènement.

 

Cette influence se fit sentir surtout dans la question de la Pâque touchant laquelle, plusieurs, en Orient comme en Occident, tombèrent alors dans une grave erreur.

Nous avons rapporté que cette question avait déjà agité l’Eglise ; que des conciles s’étaient réunis en Orient à ce sujet ; que Polycarpe s’était rendu à Rome en conférer avec Anicet. L’Orient avait sa tradition apostolique, à laquelle Polycarpe ne pouvait renoncer ; Anicet s’était montré également fidèle à la tradition de son Eglise. Les deux évêques conférèrent entre eux sans rompre la communion qui les unissait, ne considérèrent avec raison la question que comme disciplinaire, et ne lui donnèrent pas l’importance d’une question de foi.

Cette sage réserve ne fut pas imitée par tout le monde. Quelques Orientaux exagérés prétendaient que la Pâque devrait être célébrée le quatorzième jour de la lune de mars, sous peine d’hérésie. Il est certain que toutes les Eglises d’Asie – Mineure la célébraient ce jour-là conformément à une ancienne tradition1 ; mais elles imitaient Polycarpe qui s’était contenté de suivre cette tradition, sans condamner celle des autres Eglises qui toutes célébraient la Pâque le dimanche après le quatorzième jour de la lune. Des Occidentaux non moins exagérés que certains Orientaux, et à la tête desquels était Victor, évêque de Rome, voulaient obliger, sous peine d’hérésie, à suivre cet usage. On ne voit pas qu’en Orient, il y ait eu un seul évêque qui eût menacé de rompre la communion avec les autres Eglises pour cette question. Il n’en fut pas de même en Occident, où Victor fut sur le point de troubler toute l’Eglise pour faire prévaloir son sentiment.

Il était d’autant plus porté à exagérer sur ce point, qu’un prêtre de son Eglise, Blastus, était tombé dans l’erreur opposée, et condamnait les Eglises qui ne suivaient pas l’usage de l’Asie-Mineure. Victor entreprit de le faire condamner par toute l’Eglise ; c’est

 

1 Euseb., Hist. Eccl, lib. V; 23.

pourquoi il écrivit aux principaux évêques pour les prier de donner une décision dont il pût se prévaloir contre Blastus.

Comme la question faisait beaucoup de bruit, on tint des synodes, et les évêques se réunirent pour arrêter ce qu’il y avait à faire. Les évêques de Palestine se réunirent sous la présidence de Théophile, évêque de Césarée, et de Narcisse, évêque de Jérusalem1. Ils écrivirent une lettre dans laquelle ils se déclarèrent contre la coutume asiatique. « On possède aussi sur le même sujet, dit Eusèbe, une lettre de ceux qui furent réunis à Rome et sur laquelle on lit le nom de l’évêque Victor2. Les évêques de Pont se réunirent sous la présidence de Palmas, évêque d’Amastris, le plus ancien évêque de la province. L’Eglise des Gaules eut aussi son concile, présidé par Irénée. Les évêques des villes de la province d’Osdroène, Bacchillos, évêque de Corinthe et un grand nombre d’autres évêques, publièrent, ainsi que les conciles mentionnés, des lettres dans lesquelles ils se prononcèrent tous dans le même sens que l’Eglise de Palestine.

Les évêques de l’Asie-Mineure se réunirent également en concile sous la présidence de Polycrate d’E- phèse3. Ce dernier écrivit en faveur de la tradition asiatique une lettre à l’évêque Victor et à l’Eglise des Romains, pour répondre à celle qu’il en avait reçue et dans laquelle on lui demandait de convoquer les évêques d’Asie. Il paraît que, dans cette lettre, Victor avait déjà fait quelques menaces, dans le cas où les Eglises d’Asie voudraient continuer à suivre leur

 

1 Depuis lu destruction de Jérusalem remplacée par Ælia, le siège épiscopal avait perdu de son importance, et l’évêque de Césarée, capitale de la Palestine, était le plus influent de la province. Cependant celui de Jérusalem était vénéré comme occupant la première chaire apostolique.

2 Ces expressions disent assez qu’on n’attachait pas plus d’importance à l’évêque de Rome qu’aux autres, et que Victor ne lit que présider les évêques de sa province, connue le plus important d’entre eux.

3 Euseb., Hist. Eccl., lib. V; 24.

usage Victor s’attribuait ainsi un pouvoir que personne ne lui reconnaissait, comme on le lui fit bien voir ; et il donnait à la question un caractère qu’elle ne comportait pas. Polycrate lui adressa une lettre énergique dans laquelle on lit :

« Nous célébrons la Pâque le jour légitime ; nous n’avons rien ajouté à l’usage que nous avons reçu ; nous n’en avons rien retranché. En Asie deux grandes lumières se sont éteintes, qui y ressusciteront au jour de l’avènement du Seigneur, lorsque le Seigneur viendra du ciel, plein de gloire et de majesté, et ressuscitera tous les saints. Une de ces lumières est Philippe, un des douze Apôtres qui est mort à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles qui vieillirent dans leur virginité ; une autre de ses filles, qui vécut dans les communications du Saint-Esprit, repose à Ephèse. La seconde lumière est Jean qui reposa sur le sein du Seigneur, qui porta les insignes du souverain sacerdoce, qui fut martyr et docteur et mourut à Ephèse. Je puis nommer aussi Polycarpe, évêque de Smyrne et martyr ; Thraséas, évêque d’Euménie et martyr, qui repose à Smyrne. Ai-je besoin de nommer Sagaris, évêque et martyr qui mourut à Laodicée ; et le bienheureux Papirios, et l’eunuque Méliton qui agit toujours sous la direction du Saint-Esprit et qui, enseveli à Sardis, y attend que le Seigneur vienne du ciel le ressusciter ?

« Tous, ils ont célébré la Pâque le quatorzième jour de la lune, conformément à l’Evangile2, en n’acceptant aucune variation, et en suivant fidèlement la règle de la foi.

« Et moi Polycrates, le plus petit de vous tous, j’observe la tradition de mes parents dont plusieurs ont été mes maîtres ; car sept de mes parents ont été évêques, et je suis le huitième évêque de ma famille. Or, tous mes parents ont célébré la Pâque le jour où les Juifs mangeaient du pain sans levain.

« Moi, frères, qui suis né il y a soixante-cinq ans

 

1 Nous verrons que Polycrate y fit allusion à la fin de sa lettre.

2 Par cette expression, Polycrate voulait dire que l’on célébrait la Pâque le jour où, selon l’Evangile, le Seigneur l’a célébrée.

 

dans le Seigneur1; qui ai conféré souvent avec des frères dispersés dans tout l’univers; qui ai lu toute la sainte Ecriture, je ne suis point effrayé de vos menaces, car je sais ce qui a été dit par ceux qui furent plus grands que moi : « Il vaut mieux obéir à Dieu « qu’aux hommes. »

« Je pourrais encore mentionner les évêques qui sont avec moi, que vous m’avez demandé de convoquer et que j’ai convoqués en effet. Si j’écrivais leurs noms, vous verriez qu’ils sont en grand nombre. Ils savent que je suis un homme faible, c’est pourquoi ils ont confirmé de leur approbation cette lettre qu’ils m’ont chargé d’écrire, sachant que ce n’est pas en vain que je porte mes cheveux blancs et que j’ai toujours vécu dans le Seigneur Jésus. »

Victor ayant reçu cette lettre, essaya de retrancher2 Eglises d’Asie de l’union commune, comme hétérodoxes. Il ne réfléchissait pas qu’en leur donnant ce titre, il le donnait également aux apôtres Jean et Philippe, à Polycarpe, à une foule de saints et de martyrs, et à ses propres prédécesseurs qui avaient vécu en communion avec ceux qu’il voulait considérer comme séparés de l’Eglise. Pour mettre son projet à exécution, il écrivit des lettres dans lesquelles il prétendait que les Asiatiques devaient être séparés de la communion. Cette initiative pouvait cacher chez lui l’ambition secrète de se poser en premier évêque, à cause du rang éminent qu’occupait son Eglise ; mais il comprenait cependant que si les autres évêques ne se joignaient pas à lui, l’Eglise entière n’aurait pas parlé et que les Asiatiques resteraient malgré lui dans la communion universelle3. C’est pourquoi il s’adressa aux évêques pour les amener à son opinion. Mais s’il eut

 

1 C’est-à-dire qu’il avait été baptisé.

2 ΑποTsjxvstv·.· πε/ράται. (Euseb., loc. cit.)

3 Ala ού πάίσι γε τοι; επίσκοποις ταΰτ φρέσκε το. Αντιπαρακελεύονται σητα αύτω, τά της ειρήνη; και της προς τους πλησίον ενώσεω; και αγάπης φρονειν. Φέρονται οέ και αι τούτων cwyai, πληκτικώτερον καθαπτοαένων του Βίκτορος. (Euseb., loc. cit.)

 

avec lui quelques évêques de la province romaine, tous les autres ne furent pas de son avis. C’est pourquoi ils l’exhortèrent à se nourrir de pensées’ plus pacifiques, plus charitables et plus favorables à l’union. Eusèbe, en écrivant ce récit, avait sous les yeux des lettres dans lesquelles Victor était traité avec beaucoup de sévérité1.

Parmi les évêques qui écrivirent à Victor était Irénée.

Dans sa lettre, écrite au nom des évêques des Gaules, il se prononce pour la célébration de la Pâque le dimanche ; mais, en même temps, il avertit Victor qu’il ne doit pas rompre la communion avec de pures Eglises de Dieu qui conservaient la tradition que les anciens leur avaient léguée. Après s’être longuement étendu sur ce point, il disait :

« La discussion ne se rapporte pas seulement au jour de la célébration de la Pâque, mais à la forme du jeûne. Les uns croient ne devoir jeûner qu’un jour ; d’autres deux, d’autres un plus grand nombre; quelques-uns comptent pour leur jeûne quarante heures de jour et de nuit. Cette variété dans la pratique du jeûne n’est pas née de notre temps : elle a commencé, il y a longtemps, chez nos prédécesseurs qui, présidant sans doute avec négligence, ont transmis à leurs successeurs une coutume qui avait sa source dans la simplicité et l’ignorance. Cependant, ils conservèrent la paix entre eux, et nous la conservons entre nous. Ainsi la différence des jeûnes ne fait que confirmer l’accord dans la foi2. » Irénée revient ensuite à la question de la Pâque et s’exprime ainsi :

 

1 Des écrivains romains ont prétendu que Victor avait retranché ou voulu faire retrancher les Asiatiques de la communion de l’Eglise, en vertu de l’autorité suprême dont il aurait joui dans toute l’Eglise comme évêque de Rome. Cette opinion est dénuée de tout fondement. D’abord les évêques de Rome ne jouissaient pas de l’autorité qu’on leur attribue aujourd’hui dans l’Eglise romaine, et Victor ne songeait même pas à l’usurper, comme cela ressort de toutes les circonstances du fait que nous racontons, d’après Eusèbe, avec la plus entière exactitude.

2 Ce texte d’Irénée prouve avec évidence que le jeûne est d’institution primitive ; qu’on ne le considéra, dans sa forme extérieure, que comme une pratique appartenant à la discipline et non à la foi ; que la diversité pouvait régner, quant à cette forme du jeûne, sans que l’union dans la foi fût altérée.

 

« Les prêtres qui, avant Soter, gouvernèrent l’Eglise à laquelle tu présides maintenant, c’est-à-dire Anicet, Pius, Hyginus, Telesphorus et Xystus, n’observèrent pas cette coutume et ne permirent pas de l’observer à ceux qui étaient avec eux. Cependant ils conservèrent la paix avec ceux qui venaient des Eglises où l’on suivait un autre usage, quoique la diversité des observances fût plus remarquable en de telles circonstances. Jamais personne ne fut rejeté de l’Eglise à cause de cet usage. Au contraire, les prêtres qui t’ont précédé, tout en suivant un autre usage, ont envoyé l’Eucharistie aux prêtres des autres Eglises qui avaient une coutume différente. »

Les premiers pasteurs de l’Eglise s’envoyaient l’Eucharistie comme signe de la communion qui les unissait dans la foi.

Irénée raconte ensuite, dans sa lettre, ce qui s’était passé à Rome entre Polycarpe et Anicet. C’est ainsi que Irénée, vraiment, digne de son nom qui signifie pacifique, travailla, par sa lettre comme par toute sa conduite, à la paix de l’Eglise. C’est la réflexion d’Eusèbe de Césarée. Il n’écrivit pas seulement à Victor, mais à beaucoup d’autres évêques pour faire prévaloir son sentiment sur celui de l’évêque de Rome.

Les évêques de Palestine c’est-à-dire Narcissé de Jérusalem et Théophile de Césarée, auxquels se joignirent Cassius de Tyr et Clarus de Ptolémaïde, et d’autres évêques, écrivirent une lettre circulaire à toutes les Eglises sur la question qui agitait les esprits. Ils exposèrent la tradition que leurs Eglises avaient reçue des Apôtres, et, après d’amples explications à ce sujet, ils disaient : « Ayez soin que des exemplaires de notre lettre soient envoyés à toutes les Eglises, afin que ceux qui détournent si facilement leurs âmes du droit sentier ne nous reprochent pas de n’avoir pas fait connaître cette tradition. Nous vous avertissons aussi qu’à Alexandrie on célèbre la Pâque le même jour que nous. Pour la fixation de ce jour, nous entretenons une correspon-

 

1 Euseb., Hist. Eccl., lib. V; 25.

dance avec cette Eglise ; de cette manière nous sommes d’accord dans la célébration du très-saint jour. »

Les évêques de Palestine parlaient avec plus d’autorité que les autres, parce que leurs Eglises, fondées par les Apôtres qui y avaient demeuré plus longtemps qu’ailleurs, en avaient reçu de plus amples instructions. Aussi leur témoignage était-il d’un grand poids dans les questions qui étaient agitées. L’usage où étaient ses évêques de s’entendre avec l’Eglise d’Alexandrie pour la fixation du jour de Pâques doit être remarqué. Il fut adopté par la plupart des autres Eglises, et c’était d’Alexandrie que, dans les premiers siècles, on recevait avis du jour où la fête devait être célébrée. C’était un hommage rendu à la savante école alexandrine que nous aurons bientôt à faire connaître.

La discussion qui eut lieu, à la fin du deuxième siècle nous initie à la vie de l’Eglise primitive. Elle démontre avec évidence l’action de l’autorité épiscopale dans l’Eglise, et la constitution conciliaire de cette autorité. Elle fournit de nouvelles preuves : que la seule règle adoptée dans l’Eglise pour décider les questions était celle de la tradition apostolique ; enfin elle met en évidence les relations que les diverses Eglises avaient entre elles pour entretenir l’union. La hiérarchie divinement instituée était en vigueur dans l’Eglise, dès l’époque apostolique, comme nous l’avons remarqué dans tous les documents qui sont passés sous nos yeux. Mais la hiérarchie d’institution ecclésiastique n’était pas encore régulièrement établie à la fin du second siècle. C’est ainsi que les évêques du Pont furent présidés, non par l’évêque d’un siège supérieur, mais par Palmas le plus ancien d’entre eux. Cependant, les évêques des grandes villes jouissaient d’une certaine supériorité sur ceux des Eglises environnantes. Ainsi, Victor de Rome préside les évêques italiens ; Irénée de Lyon, ceux des Gaules ; Narcisse de Jérusalem et Théophile de Césarée, ceux de Palestine. Ces usages furent le principe des degrés hiérarchiques que les conciles

 

1 Elle commença l’an 196.

 

œcuméniques établirent plus tard entre les évêques.

La question de la Pâque resta, après les discussions qui eurent lieu, dans le même état qu’auparavant, Victor de Rome avait vainement essayé d’en faire une question dogmatique, et les quartodécimans ne réussirent pas non plus à faire dévier l’Eglise sur ce point. Les Eglises d’Asie-Mineure conservèrent leur ancienne coutume ; les autres Eglises conservèrent celle qu’elles avaient toujours suivie, et l’union ne fut pas brisée. L’unanimité dans la célébration de la Pâque ne pouvait être établie que d’un commun accord entre toutes les Eglises. C’est ce qui eut lieu, comme nous le verrons plus tard.

Irénée qui contribua si puissamment à la bonne harmonie entre les Eglises, mourut peu de temps après. Selon une antique tradition de l’Eglise des Gaules, il souffrit le martyre avec un grand nombre de fidèles, l’an 102, sous l’empire de Severus1.

Avec le second siècle se termine la première partie de la période primitive de l’Eglise. Les derniers de ceux qui avaient vu et entendu les Apôtres quittèrent ce monde dans les dernières années de ce siècle ; mais ceux qui vécurent alors entendirent leur enseignement.

On a pu remarquer que l’histoire tout entière de cette époque vénérable proteste contre les systèmes que l’on voudrait donner, de nos jours, comme l’expression de la foi et des institutions primitives.

Il en est qui ont affirmé que les Apôtres eux-mêmes avaient été divisés sur la doctrine, avaient formé des écoles différentes. Ils ont prétendu retrouver les traces des écoles de Pierre, de Paul, de Jean. Ces théories s’évanouissent devant l’étude impartiale des écrits apostoliques, et surtout devant la tradition de toutes les Eglises fondées dans les différentes contrées de l’uni-

 

1 Outre l’ouvrage de saint Irénée Contre les hérésies, Eusèbe en mentionne un intitulé : De la science ; un autre ayant pour titre : Au frère Marcion, et qui contenait la démonstration de la prédication évangélique ; enfin un troisième Sur plusieurs discussions. Eusèbe remarque que, dans ce dernier ouvrage, Irénée citait l’Epître aux Hébreux et la Sagesse de Salomon. (Euseb., Hist. Eccl, lib. V;26.)

 

vers alors connu. Dès le second siècle, des rapports intimes s’étaient établis entre ces Eglises ; et les questions doctrinales ou disciplinaires qui furent agitées les rendirent fréquents. Des Eglises fondées aux confins de l’Orient entrèrent en relation avec celles des régions les plus reculées de l’Occident, et toutes, quoique fondées par divers Apôtres, se trouvèrent en possession de la même doctrine. Ce n’était point l’Ecriture qui avait formé cet accord. Les écrits apostoliques n’existaient encore qu’en grec ; et quelques-uns n’étaient pas universellement reconnus comme leur œuvre. Mais l’enseignement oral avait été donné dans toutes les langues, et dès qu’il se manifesta dans son universalité, on le vit dans toute la splendeur de son unité. Les hérésies elles- mêmes environnèrent cette unité d’une évidence plus éclatante encore que les écrits de ceux que l’Eglise regardait comme ses guides et ses défenseurs.

L’organisation hiérarchique de l’Eglise apparaît également dans tous les faits et tous les documents. Chaque Eglise a son évêque, ses prêtres, ses diacres pour remplir les divers ministères de leur ordre, et cet ordre n’est légitime que s’il vient de la succession apostolique. On n’aperçoit point ces changements, imaginés par certains écrivains modernes, d’après lesquels l’Eglise aurait passé de la démocratie à l’aristocratie épiscopale, pour arriver enfin à la monarchie papale. Dès l’origine, elle eut sa hiérarchie divinement instituée dans les évêques successeurs des Apôtres, les prêtres, successeurs des soixante-dix disciples, et les diacres institués par les Apôtres sous l’inspiration du Saint- Esprit. L’évêque reçoit l’ordre par l’imposition des mains des Apôtres ; les prêtres et les diacres sont ordonnés par l’évêque, source permanente du ministère apostolique et divin dans l’Eglise.

Les fidèles ne restent pas isolés dans les questions religieuses ; ils forment le corps de l’Eglise et ne sont qu’une seule et même Eglise avec les évêques, les prêtres et les diacres. Leur action est légitime, et particulièrement dans le choix de ceux qui doivent être élevés aux ordres. Mais on ne considérait pas les

fidèles comme dépositaires de l’autorité que les pasteurs n’auraient possédé que par délégation. Le régime démocratique n’exista point dans l’Eglise primitive, et ce que des écrivains ont considéré comme tel, n’est qu’une action du peuple fidèle, action fort légitime, et dont ils n’ont pas compris le sens.

Quant au régime monarchique qui s’est établi, à une époque postérieure, dans l’Eglise occidentale, il n’a été qu’une déviation coupable, et une atteinte portée au régime épiscopal ou conciliaire, qui fut celui de la véritable Eglise à toutes les époques, depuis les temps apostoliques jusqu’à nos jours.

Nous ne croyons pas que, en présence de l’histoire impartiale des deux premiers siècles, on puisse admettre qu’un autre régime ait été en vigueur dans l’Eglise primitive. On n’a pu non plus la lire, ce nous semble, sans être persuadé que les Apôtres ont enseigné une doctrine identique, et que leurs premiers disciples se sont principalement appliqués à la transmettre telle qu’ils l’avaient reçue, sans changement, sans diminution, sans augmentation.

Nous n’avons donc pas à nous étendre davantage sur des systèmes qui tombent devant des faits nombreux, clairs, appuyés sur des documents certains.

 

 

 

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

GLOIRE A DIEU