— Le christianisme au désert.
— Origines de la vie érémitique.
— Saint Paul l’Ermite.
— Développement de la vie érémitique pendant la persécution de Diocletianus.
— Saint Antoine. Sa vie, ses fondations et ses disciples.
— Ammon, Hilarion, Palémon et Pacôme.
— Première règle monastique et commencement du Cœnobilisme.
— Appréciation de la vie Erémitique dans les premiers siècles.

 

Pendant la persécution de Diocletianus, un grand nombre de chrétiens, trop timides pour affronter les tourments et le martyre, trop fidèles pour renoncer à leurs croyances, se retirèrent dans les déserts, où les tyrans ne pouvaient songer à les poursuivre.

Dieu inspira cette émigration qui devait avoir pour résultat l’institution de la vie érémétique. Il voulait donner au monde, corrompu par le paganisme, l’exemple de chrétiens poussant jusqu’à l’héroïsme la pratique de toutes les vertus. En face de l’homme charnel, qui ne voyait que ce monde et plaçait le bonheur dans les jouissances matérielles, il voulait mettre en évidence l’homme épris du monde futur, dédaignant tout ce que le paganisme avait appris à aimer avec passion, et n’estimant que les joies spirituelles.

Le premier qui se retira du monde pour consacrer sa vie à Dieu, fut un jeune Egyptien nommé Paul.

A l’âge de seize ans., il avait hérité de ses parents une fortune considérable ; il vivait dans la basse Thébaïde avec sa sœur, qui déjà était mariée. Son éducation avait été soignée ; il était instruit dans les littératures grecque et égyptienne, et se distinguait par son amour pour Dieu et sa douceur. Lorsque la persécution de

 

Decius éclata, il avait vingt-trois ans. Il se retira d’abord dans une maison de campagne très-solitaire ; mais son beau-frère, qui désirait son héritage, voulut le dénoncer, malgré les larmes de sa femme, qui demandait grâce pour son frère. Paul, averti des mauvais desseins tramés contre lui, se retira au désert pour y attendre la fin delà persécution. Il s’avança peu à peu, et arriva enfin à une montagne au pied de laquelle était une grande caverne fermée par une pierre. Il l’ouvrit par curiosité et se trouva dans une chambre vaste, éclairée par en haut, et au-dessus de laquelle un vieux palmier étendait ses branches. Une fontaine sortait du rocher, et, après avoir coulé un peu au dehors, disparaissait tout à coup dans la terre. Paul y rencontra les marteaux et les moules qui avaient servi à de faux monnayeurs, sous le règne de Cléopâtre et d’Antoine. Il choisit cette caverne pour sa demeure. Le vieux palmier lui fournit la nourriture et les vêtements. Il ne songea plus à revenir dans le monde et passa sa vie dans la prière.

Il n’était pas rare de voir des chrétiens vendre leurs biens pour en distribuer le prix aux pauvres, et se retirer dans la solitude pour y travailler et prier ; mais les solitudes qu’ils habitaient étaient peu éloignées des villes ou des villages, de sorte qu’ils conservaient encore avec le monde quelques relations.

Paul était depuis dix-huit ans environ dans son désert, lorsque Dieu inspira à un autre jeune homme, nommé Antoine, le dessein de vivre dans la solitude.

Antoine était Égyptien ; ses parents étaient nobles et riches ; ils l’élevèrent dans le christianisme qu’ils professaient. Il ne quitta point la maison paternelle pour acquérir les connaissances que l’on donnait dans les écoles ; il préférait, à toute science, la vie paisible et pure qu’il menait auprès de ses parents ; il les accompagnait à l’église, et il passait le reste de son temps dans les pieuses lectures et les bonnes œuvres.

A l’âge de dix-huit ou vingt ans, il perdit son père et sa mère, et resta seul avec une sœur, dont il prit soin. Six mois étaient à peine écoulés qu’un jour, en se rendant à l’église, selon son habitude, il songeait aux apôtres qui avaient tout abandonné pour suivre le Sauveur, et aux premiers chrétiens de Jérusalem qui vendaient leurs biens et en apportaient le prix aux pieds des apôtres, pour qu’il fût distribué entre les pauvres. Au moment où il entrait dans l’église, on lisait ces paroles évangéliques : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres ; puis viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les deux. » Il crut que c’était pour lui un avertissement divin. Dès qu’il fut sorti de l’église, il distribua ses terres entre ses voisins, et vendit son mobilier dont il donna le prix aux pauvres.

Étant de nouveau entré à l’église, il entendit ces paroles : « Ne soyez pas inquiet du lendemain. Il distribua aux pauvres le peu qu’il avait gardé ; confia sa sœur à des vierges fidèles qui lui étaient connues, et quitta sa maison pour vivre dans la solitude.

Alors les monastères étaient rares en Égypte, dit saint Athanase d’Alexandrie ; et aucun moine ne connaissait le grand désert. Celui qui voulait vivre solitaire restait dans les environs de son pays. Il y avait auprès de celui qu’habitait Antoine, un vieillard qui avait passé toute sa vie dans la solitude. Antoine résolut de l’imiter. Il entendit parler d’autres ermites ; il les visita tous pour profiter de leurs conseils. Il travaillait des mains, car il avait appris de l’Écriture que l’homme oisif ne doit pas manger. Avec le prix de son travail, il achetait du pain et faisait l’aumône ; il priait aussi fréquemment et il était si attentif à la lecture qu’il retenait ce qu’il avait entendu et que sa mémoire lui tenait lieu de livres.

Antoine se faisait aimer des autres solitaires qu’il visitait. Il étudiait les vertus de chacun, afin de les imiter, et il y réussissait d’une manière tellement parfaite, qu’on l’appelait généralement l’ami de Dieu. Les anciens solitaires lui donnaient le nom de fils ; les plus jeunes celui de frère.

Antoine eut cependant beaucoup à lutter contre le démon, qui le tenta de toutes les manières pour lui faire abandonner la vie qu’il menait ; mais l’ennemi du bien fut vaincu, et le saint jeune homme ne trouva dans les tentations qu’une raison de vivre avec plus de perfection. Il dormait peu, ne mangeait qu’une fois par jour, après le coucher du soleil ; souvent il était deux ou quatre jours sans manger ; sa nourriture était du pain et du sel ; il ne buvait que de l’eau. Il n’est pas nécessaire, ajoute saint Athanase, de dire qu’il s’abstenait de viande et de vin, car tel était, dès lors, l’usage de tous les ascètes. Une natte lui servait de lit, et souvent il couchait sur la terre nue. Il ne faisait pas usage d’huile pour oindre son corps, car, disait-il, l’esprit est d’autant plus vigoureux que le corps est plus faible. Son modèle était le prophète Élie.

Non loin du village qu’il avait habité, il y avait des tombeaux. Antoine en choisit un dans lequel il s’enferma après avoir fait promettre à un de ses amis de lui apporter du pain de temps à autre. Dieu permit aux démons de prendre des formes sensibles pour éprouver la fermeté de son serviteur ; mais ni les tourments qu’ils lui firent endurer, ni les moyens qu’ils employèrent pour l’effrayer, né purent ébranler sa confiance en Dieu, qui le consola de ses épreuves.

Il résolut de pénétrer plus avant dans le désert et engagea le vieillard, qu’il avait connu au début de sa vie d’ascète, d’y venir avec lui. Celui-ci refusa, à cause de son âge trop avancé. Alors Antoine partit seul, passa le Nil, et arriva à une montagne sur laquelle il trouva un vieux château en ruines, qui n’était plus habité que par des reptiles. Il le choisit pour demeure, et les reptiles le lui abandonnèrent. Il avait apporté avec lui du pain pour six mois, et il n’en recevait que deux fois par an, qu’on lui faisait descendre par une ouverture pratiquée sur le toit de la maison.

Quelques personnes  se rendaient parfois à la demeure du solitaire et étaient effrayées des manifestations des démons. Antoine leur enseignait qu’ils n’en avaient rien à craindre et les engageait à former sur eux le signe de la croix, pour dissiper les illusions de l’ennemi.

Depuis vingt ans, Antoine vivait presque isolé dans son vieux château, lorsque plusieurs fidèles, désireux de l’imiter, vinrent le prier de leur donner ses instructions. Ses amis, menaçant de briser sa porte, il l’ouvrit et il se présenta à eux. Leur étonnement fut grand lorsqu’ils virent que le vénérable solitaire était, quant à l’extérieur, le même qu’avant, sa retraite au désert. Dans son âme, il jouissait d’une placidité parfaite. Il n’était ni gai ni triste ; il parut insensible aux félicitations qui lui étaient adressées, et la foule qu’il voyait autour de lui ne lui causa aucune émotion. Il donna à ceux qui vinrent le trouver des instructions vraiment chrétiennes sur l’amour de Dieu et la charité fraternelle ; plusieurs restèrent avec lui sur la montagne, et donnèrent naissance à plusieurs monastères qui le considérèrent comme leur père. Il les visitait et leur adressait des instructions sur les vertus que devait pratiquer le véritable ascète, et sur les luttes intérieures, et parfois extérieures, que l’on avait à soutenir contre les démons. Ces instructions remplissaient les moines d’une sainte ardeur pour la vertu. On vit alors dans les montagnes, dit saint Athanase, des monastères semblables à des tentes remplies de chœurs divins qui chantaient, lisaient, jeûnaient, priaient, se réjouissaient dans l’espérance des choses futures, travaillaient pour faire l’aumône, et qui tous étaient unis par les liens d’une mutuelle charité et l’accord le plus parfait. On vit alors se former comme le pays de la piété et de la justice. Personne ne se rendait coupable d’injure ; aucun n’avait à en souffrir ; le receveur des impôts ne pouvait y recueillir quoi que ce fût ; car il ne s’y trouvait que des ascètes travaillant à devenir de plus en plus vertueux. En voyant ces monastères et leur discipline, on se rappelait ces paroles de l’Écriture : « Qu’elles sont belles, tes maisons, ô Jacob, tes tentes, Ô Israël ! Elles sont comme un bois touffu, comme un paradis sur la rive d’un fleuve, comme des tentes élevées par Dieu lui-même, comme des cèdres plantés sur le bord de l’eau ! »

Lorsque Antoine avait donné ses instructions ‘, il se retirait dans sa demeure solitaire, où il ne prenait de nourriture que ce qui était absolument nécessaire pour soutenir sa vie. Il n’en sortit qu’à l’époque de la persécution, excitée en Égypte par Maximinus Daia. Il se rendit alors à Alexandrie, comme pour défier les persécuteurs. Malgré son désir du martyre, il ne put l’obtenir, et s’en consola en se dévouant au service des confesseurs condamnés aux mines. Après le martyre de l’évêque Pierre, il retourna dans sa solitude.

Mais il était souvent distrait par des gens qui venaient le consulter et lui demander des miracles. Pour se soustraire à ces importunités, il résolut de s’enfoncer dans les déserts de la haute Thébaïde. Après avoir voyagé trois jours et trois nuits avec les nomades du désert, il parvint à une haute montagne où il fixa sa demeure. Il y cultiva un petit champ de blé, afin que personne ne fût obligé de lui apporter du pain, et sema quelques légumes pour ceux qui viendraient à passer près de sa cellule et en auraient besoin.

Dans sa nouvelle demeure, il eut encore à soutenir de terribles combats contre le démon ;  mais sa confiance en Dieu ne l’abandonna jamais. Malgré son désir de rester seul et inconnu, il fut obligé de condescendre au désir de ses frères, qui le prièrent de venir les visiter. Il parcourut donc le désert avec quelques disciples. Un chameau portait du pain et de l’eau pour les soutenir dans les longs et pénibles voyages qu’ils faisaient à travers les solitudes. Il visita non-seulement des moines, mais un monastère de religieuses, où il retrouva sa sœur qui était restée vierge. Il retourna ensuite à sa cellule. Mais il ne put refuser ses instructions à ceux qui venaient les lui demander. On lui amenait des malades ; il priait pour eux, et Dieu les guérissait.

Il habitait depuis environ soixante-dix ans le désert, lorsque arriva le fait raconté par saint Jérôme dans la vie de saint Paul, premier ermite. Antoine conçut un jour la pensée qu’il était sans doute le plus ancien des ascètes. Pendant son sommeil, Dieu l’avertit que, dans une autre solitude, il y en avait un plus parfait que lui et qu’il devait visiter. Dès le matin, Antoine prit son bâton et partit pour se rendre à un lieu qui lui était inconnu. A midi, les ardeurs du soleil ne purent l’arrêter ; je marcherai, dit-il, jusqu’à ce que je rencontre le serviteur que Dieu a promis de me montrer.

Il marcha toute une journée, ne rencontrant que les animaux du désert. Il n’apercevait devant lui qu’une vaste étendue et ne savait pas où se diriger. Mais il ne perdait pas confiance et il passa la nuit en prières. De grand matin il se remit en route et aperçut une louve qui allait se désaltérer dans un ruisseau qui coulait au pied d’une montagne. Il se dirigea de ce côté et pénétra dans la caverne où Paul demeurait. Celui-ci laissa Antoine à sa porte jusqu’après midi ; mais, vaincu par ses instances, il ouvrit enfin. Les deux saints s’embrassèrent en s’appelant mutuellement par leur nom. Après s’être ainsi donné le baiser fraternel, Paul, s’adressant à Antoine, lui dit : Où en est le genre humain ? Dans les anciennes villes, construit-on de nouvelles maisons ? Quel est le gouvernement qui régit le monde ? Reste-t-il encore des idolâtres ? Tandis qu’ils s’entretenaient de ces choses, un corbeau s’abattit sur une branche d’arbre et vint déposer un pain devant eux. Le Seigneur, bon et miséricordieux, dit Paul, nous envoie notre nourriture. Depuis soixante ans, je reçois chaque jour la moitié d’un pain ; à cause de ton arrivée, le Christ a doublé la ration de ses soldats.

Après avoir rendu grâce, ils s’assirent sur le bord de la fontaine, prirent leur repas et passèrent la nuit en prières. Dès le matin, Paul dit à Antoine : « Frère, je savais depuis longtemps que tu habitais dans ce pays ; depuis longtemps Dieu m’avait promis que je t’aurais pour collègue ; mais, comme le temps de mon sommeil est arrivé, et comme l’heure désirée approche où je vais être uni au Christ, tu as été envoyé par le Seigneur pour que tu couvres de terre ce chétif corps, et que tu rendes la terre à la terre. » En entendant ces paroles, Antoine pleura et pria le saint homme de ne pas l’abandonner, mais de le prendre pour compagnon de voyage. — Tu ne dois pas chercher ton intérêt, répondit Paul, mais ceux du prochain. Les frères ont encore besoin de tes exemples. C’est pourquoi, retourne à ta demeure et apporte le manteau que t’a donné l’évêque Athanase, afin d’y ensevelir mon corps. » Antoine, étonné que Paul sût ce détail, vit bien que Dieu parlait par lui ; il l’embrassa donc sur les yeux et les mains, en pleurant, et partit.

En arrivant à sa demeure, il trouva quelques disciples fort inquiets de son absence. Au lieu de leur répondre, il s’écriait : « Pécheur que je suis, je me croyais moine ! J’ai vu Elie, j’ai vu Jean dans le désert ; j’ai vu Paul dans le paradis. Prenant le manteau d’Athanase, il se remit en route sans prendre de nourriture. Il craignait de ne pas retrouver Paul vivant. Pendant le chemin, il le vit monter au ciel au milieu des chœurs des anges, des prophètes et des apôtres. Se jetant à terre, il s’écria en pleurant : Pourquoi, Paul, ne m’as-tu pas attendu pour me faire tes derniers adieux ? Je t’ai connu si tard, et tu t’en vas si tôt !

En arrivant à la grotte, il vit Paul à genoux, il le crut en prière et se mit à prier avec lui ; mais n’entendant point les soupirs qui lui étaient habituels lorsqu’il priait, il vit qu’il était mort. Il enveloppa son corps dans le manteau d’Athanase et récita les Psaumes et les hymnes que l’Eglise avait reçus des anciens pour honorer la sépulture de ses enfants.

N’ayant aucun instrument pour creuser la terre, il réfléchissait aux moyens d’enterrer son ami lorsqu’il vit arriver deux lions du fond du désert. Après un premier moment d’effroi, il eut confiance en Dieu. Les lions s’approchèrent du cadavre, et se couchèrent à ses pieds en poussant des rugissements, comme s’ils avaient voulu pleurer. Ensuite, ils se mirent à creuser une fosse assez grande pour y déposer un homme ; puis ils allèrent à Antoine, et lui léchèrent les pieds et les mains ; ils semblaient lui demander le salaire du travail qu’ils avaient fait. Le saint moine pensa qu’ils lui demandaient sa bénédiction. Élevant donc la voix, il dit : « Seigneur ! sans la permission duquel une feuille d’arbre ne peut tomber, et un passereau ne peut mourir, accorde à ces lions ce que tu sais leur être utile ! » Il leur fit signe ensuite de s’en aller.

Après leur départ, Antoine chargea sur ses épaules le corps de Paul et l’enterra. Il emporta, à titre d’héritage, la tunique que son ami avait tissée lui-même avec des feuilles de palmier ; et il s’en revêtait chaque année, aux jours de Pâques et de la Pentecôte.

Nous aurons à mentionner plus tard quelques faits relatifs à la conduite de saint Antoine dans les discussions qui agitèrent l’Eglise de son temps.

Tandis qu’Antoine et ses disciples habitaient les montagnes du grand désert qui s’étend entre le Nil et la mer Rouge, un autre moine, également célèbre, nommé Ammon, se sanctifiait aux environs de la ville de Nitrie, non loin d’Arsinoë, où Antoine s’était retiré d’abord.

Un disciple d’Antoine, nommé Hilarion, passa d’Egypte en Palestine, où il eut de nombreux disciples.

Il était né en cette dernière province dans le bourg de Thabatha, distant de Gaza d’environ cinq milles. Ses parents, qui étaient idolâtres, l’envoyèrent étudier à Alexandrie. En peu de temps, il se fit remarquer par ses progrès dans les sciences et par l’aménité de son caractère. Il connut le christianisme et l’embrassa ‘ avec ardeur.

La réputation d’Antoine était grande alors dans toute l’Egypte. Il se rendit au désert pour le voir. Les vertus du saint moine firent sur lui une forte impression, et il se mit bientôt au nombre de ses disciples. Après avoir appris à aimer la solitude et la vie ascétique, il retourna en Palestine. Ses parents étant morts, il distribua ses biens entre ses frères et les pauvres, et ne se réserva absolument rien. Puis il se retira dans un désert à sept milles de Majuma, entre la mer et un marais. II. partageait sa journée entre la prière et le travail ; il labourait la terre et faisait des nattes de jonc, comme les moines d’Egypte ; il était vêtu d’un sac de peau qu’Antoine lui avait donné, et d’un surtout de paysan ; il ne mangeait que quinze figues après le coucher du soleil ; trouvant cette nourriture trop abondante, il se mit à ne manger que tous les trois ou quatre jours un peu de pain d’orge et des herbes à moitié cuites. Pendant plusieurs années, il n’eut, pour se garantir des intempéries des saisons, qu’une hutte de feuillages. Il se bâtit ensuite une cellule, qui existait encore au moment où Jérôme écrivait la vie du saint. Elle avait cinq pieds de haut, et elle était un peu plus longue que haute. C’était plutôt un tombeau qu’une maison. Hilarion ne coupait ses cheveux qu’une fois par an, à Pâques ; il coucha, toute sa vie, sur une natte étendue sur la terre ; il savait les saintes Ecritures par cœur et les récitait, après avoir dit les prières et les Psaumes en usage parmi les fidèles.

Les miracles que Dieu fit à la prière de son serviteur rendirent le nom d’Hilarion aussi célèbre que celui d’Antoine, en Egypte et en Palestine ; ils convertirent un grand nombre de païens, et lui attirèrent des disciples.

On racontait dans le pays les choses les plus extraordinaires, et si des malades venaient de Palestine en Egypte, pour demander à Antoine le secours de ses prières, il leur disait : « Pourquoi avez-vous fait un si long voyage ? n’avez-vous pas dans votre pays mon fils Hilarion ? »

Bientôt la cellule d’Hilarion fut le centre de plusieurs monastères ; le saint moine visitait quelquefois ses disciples pour leur donner ses conseils et les instruire sur les vertus de la vie ascétique. Mais il regrettait sa chère solitude d’autrefois, et pleurait en songeant qu’au lieu de vivre seul, comme il l’avait toujours désiré, il était entouré de frères et de visiteurs. Je croyais, disait-il, m’être éloigné du monde, et je me retrouve dans le monde.

Les malheurs que l’Eglise eut à souffrir de l’Arianisme le firent sortir de sa solitude, et il parcourut plusieurs pays pour combattre l’hérésie.

Les moines étaient nombreux en Egypte et en Palestine, mais ils n’avaient pas encore de règle fixe pour diriger leur vie.

Le premier qui en rédigea une fut saint Pacôme.

Il était né dans la haute Thébaïde, de parents païens, mais, dès son enfance, il fut comme prédestiné au christianisme. Appelé sous les armes, il quitta son pays et connut le christianisme qu’il embrassa avec amour. Libéré du service militaire, il retourna dans son pays et alla au désert trouver un saint moine nommé Palémon.

 

 

Sous sa direction, il fit de rapides progrès dans la vie monastique.

Depuis quinze ans, il habitait le désert, lorsqu’il conçut la pensée de réunir sous une règle commune les moines qui vivaient jusqu’alors selon leurs propres inspirations. Il se mit en conséquence à construire des cellules autour de la sienne, pour ceux qui voudraient venir les habiter. Puis il composa une règle que ses disciples devraient suivre. C’est la première règle monastique qui ait été suivie. Les moines étaient logés par trois dans chaque cellule ; ils y travaillaient et y prenaient leurs repas ; mais se réunissaient plusieurs fois le jour et la nuit pour les prières. Leur habit était le même. Outre le travail manuel, chaque moine devait lire et apprendre par cœur la sainte Ecriture, particulièrement les Psaumes. A la tête de chaque monastère était un père ou chef ; un procureur, chargé spécialement du matériel ; des moines étaient choisis, chaque semaine, pour les services de la communauté. Les moines pouvaient conserver avec leurs familles les relations nécessaires, mais seulement avec la permission des supérieurs ; et s’ils sortaient, ils ne devaient rapporter du dehors aucune nouvelle du monde dans le monastère.

Lorsque, au son de la trompette, les moines étaient appelés pour la prière ou pour un travail commun, ils devaient observer le silence le plus profond, et, pendant le chemin et le travail, méditer la sainte Ecriture.

Chacun était obligé de laver son linge ; tous allaient ensemble au lavoir sur l’ordre du procureur. Personne ne pouvait avoir dans, sa cellule, pour manger, que ce qui était distribué à la cuisine du monastère.

Si un ignorant se présentait pour habiter le monastère, il devait apprendre à lire, et, pour cela, chaque monastère, avait un instituteur. Le moine le plus ignorant devait au moins connaître les livres du Nouveau Testament et le Psautier.

Chaque semaine, tous les moines devaient assister à des instructions faites par le supérieur du monastère.

Tous ceux qui péchaient contre la règle étaient soumis à des pénitences plus ou moins sévères, selon la gravité de la faute. Le supérieur du monastère était obligé de donner à ses subordonnés l’exemple de toutes les vertus, et d’agir avec la plus rigoureuse équité à l’égard de tous les moines indistinctement.

Les pécheurs étaient avertis souvent et avec charité ; mais, s’ils ne se corrigeaient pas, on les condamnait à faire pénitence.

Chacun était libre de quitter le monastère, s’il ne voulait pas se soumettre aux règles.

Le soir, avant de se coucher, tous les moines étaient convoqués pour faire ensemble six prières du soir.

Les bases de cette première règle monastique étaient : la chasteté, l’humilité, l’esprit de pénitence, le détachement des choses de ce monde, une aspiration continuelle vers la vie future.

Nous avons dû indiquer les origines d’une institution qui prit dans l’Eglise de vastes développements et une grande influence. Nous en suivrons les transformations diverses, les progrès et la décadence, dans la suite de cette histoire.

Au commencement, elle se présente, dans les documents les plus graves, avec un caractère qui ne s’était pas encore manifesté jusqu’alors au sein de l’Eglise. Les premiers fondateurs de la vie ascétique sont en lutte permanente avec l’Esprit mauvais qui se transforme de toutes manières pour les séduire ou les ef-frayer. Il faut remonter jusqu’à Job pour retrouver, dans l’histoire de la religion, une action démoniaque aussi caractérisée que celle dont saint Antoine, par exemple, fut l’objet.

Sans se porter garant de tous les détails contenus dans sa vie, et que son historien saint Athanase n’avait pas l’intention sans doute de donner comme absolument incontestables, on ne peut nier cependant qu’un homme aussi grave que saint Athanase n’ait contrôlé la véracité des témoins qui lui ont fait les récits qu’il a jugés dignes d’être transmis à la postérité. Alors même que l’on rejetterait quelques détails, les actions des premiers ascètes sont empreintes dans leur ensemble d’un tel caractère surnaturel, qu’il faudrait tout rejeter, si l’on voulait contester ce caractère.

Ne peut-on pas penser que, dans les desseins de Dieu, le démon eut la permission de tourmenter les élus, pour convaincre le monde qu’à l’avenir son action serait frappée d’impuissance, au nom de Jésus-Christ. Il est incontestable que, dans l’ancien monde, l’action démoniaque était puissante. Porphyre lui-même, l’ennemi le plus déclaré du christianisme, en est convenu. Depuis l’avénement du christianisme, cette action a été plus faible et plus restreinte, quoiqu’elle existe toujours. Mais elle est nulle par l’invocation du nom du Christ devant lequel s’inclinent toutes les puissances du ciel, de la terre et des enfers.

Pour connaître la manière dont on apprécia l’institution monastique à ses débuts, nous citerons le passage suivant de l’historien Sozomène.

« Sous le règne de Constantin, l’Eglise fut principalement illustrée par ceux qui attestèrent la doctrine chrétienne par leurs vertus, et menèrent la vie monastique. Cette philosophie est une chose très-utile inspirée de Dieu ; elle méprise comme autant d’inutilités la connaissance des lettres humaines et les arguties de la dialectique qui prennent un temps précieux que l’on peut plus utilement employer, et qui ne fournissent aucun secours pour vivre selon la justice. Le simple bon sens apprend suffisamment à chaque homme les moyens d’éviter le mal ou de le diminuer ; et quant aux choses qui tiennent comme le milieu entre le bien et le mal, il n’est pas besoin de les classer parmi les choses utiles. Lemoine ne prend donc son plaisir que dans les choses honnêtes ; il regarde comme mauvais l’homme qui s’abstient du mal, mais ne fait pas le bien. Il ne cherche pas à montrer des vertus, mais il les pratique ; il ne se préoccupe point de l’estime du monde ; il résiste avec courage aux troubles de l’esprit ; il ne cède point aux nécessités de la nature ; il ne fléchit point devant les faiblesses du corps. Possédant une force d’âme vraiment divine, il contemple sans cesse le Créateur de toutes choses, l’adore nuit et jour, et le rend propice par ses prières et ses supplications. Il ne songe qu’à la pureté de l’âme et méprise toute propreté extérieure. Ses péchés seuls lui semblent une souillure. Comme il est supérieur à tous les accidents qui peuvent lui venir du dehors, et qu’il domine, pour ainsi dire, sur tout, rien ne peut le détourner de son but, ni l’inconstance qui joue un si grand rôle dans la vie humaine, ni les nécessités qui s’y rencontrent. L’outrage ne lui cause aucune peine ; et il ne songe point à se venger d’une injure. Ni la maladie ni la pauvreté ne l’attristent ; il s’en glorifie plutôt ; toute sa vie est vouée à la patience, à la douceur, à la frugalité ; il se rapproche sans cesse de Dieu le plus possible. Il se sert de la vie comme en passant ; il ne se tourmente point pour acquérir, et ne se préoccupe du présent qu’autant que la nécessité l’y oblige. La nourriture la plus simple est celle qu’il préfère, ayant toujours les yeux fixés vers la béatitude éternelle. Comme il ne respire que la piété et le respect pour Dieu, il évite toute parole obscène, car il ne veut pas qu’une seule de ses paroles puisse être favorable aux choses qu’il ne voudrait pas faire. Forçant la nature à se contenter de peu, l’intempérance ne peut avoir action sur lui, et il pratique une rigoureuse chasteté ; il est juste dans ses actions, véridique dans ses paroles ; tout, dans sa vie, est selon l’ordre et la règle. Avec son prochain, il vit avec charité et en parfaite harmonie ; il a soin de ses amis et de ses hôtes ; il partage ce qu’il possède avec les pauvres ; il se fait le serviteur de tous. Il ne trouble pas la joie de ceux qui se réjouissent ; il console ceux qui sont dans la peine. Comme le bien est le but de toutes ses pensées, il adresse à ceux qui viennent l’entendre des instructions modestes, sages, charitables, qui sont comme des remèdes spirituels ; la contention, la raillerie, la colère n’y ont aucune part ; par sa haute raison, il apaise tous les troubles du corps et de l’esprit. »

Après ce tableau, de la haute et divine philosophie que le moine primitif mettait en pratique, Sozomène demande quelle a été l’origine de la vie monastique. Les uns nommaient Elie et Jean-Baptiste comme ses premiers fondateurs. Selon le grave historien, les Thérapeutes, dont le juif Philon a décrit la vie sainte, furent les premiers moines ; ils étaient chrétiens, tout en suivant la loi mosaïque, et l’on peut dire ainsi que ce fut en Egypte que la vie monastique prit naissance, lorsque le christianisme s’y établit.

Il faut avouer cependant que les vrais Thérapeutes avaient disparu de l’Egypte, au moment où Paul et Antoine se réfugièrent au désert. C’est pourquoi, dès le temps de Sozomène, des hommes graves ne faisaient remonter l’institution monastique qu’aux persécutions du troisième siècle qui forcèrent un grand nombre de chrétiens à se réfugier dans les montagnes et les forêts pour se soustraire aux tourments dont ils étaient menacés.

Sozomène regarde saint Antoine, comme ayant été le principal instituteur de la vie monastique. Après un tableau fort exact de la vie de ce grand homme, il mentionne ses principaux disciples, parmi lesquels il nomme Paul, surnommé le Simple ; Ammon de Nitrie et Théodore ; Eutychianus, qui se fixa aux environs du mont Olympe, en Bithinie ; il faisait de grands miracles, et Constantin l’avait en très-haute estime aussi bien que saint Antoine.

Ce vénérable patriarche eut beaucoup d’autres disciples en Egypte, en Lybie, en Palestine, en Syrie, en Arabie ; mais ils aimaient trop rester inconnus pour que l’histoire ait pu conserver leurs noms.

Les plus célèbres sont ceux que nous avons fait connaître.