— Mouvement intellectuel pendant la seconde moitié du troisième siècle.
— Dorotheos, Geminus et Lucianus, prêtres d’Antioche.
— Eusèbe et Anatolius de Laodicée en Syrie.
— Meletios, évêque du Pont.
— Pamphile, prêtre de Cæsarée en Palestine.
— Pierius, Theognostus et Achillas, prêtres d’Alexandrie.
— Philéas, évêque de Thèbes.
— Lutte de la philosophie païenne contre le christianisme.
— Ecole néoplatonicienne d’Alexandrie, Ammonius et Plotin.
— Porphyre et Hiéroclès.
— Défenseurs du christianisme : Methodius, de Tyr.
— Macarius Magnés.
— Arnobe ; ses Discussions contre Les gentils.
— Luttes intestines de l’Eglise.
— Manès. Son hérésie réfutée par l’évêque Archelaus.
— Hiérax et son hérésie.
— Evêques des grandes Eglises à l’époque de la persécution générale.

Malgré les persécutions qui désolaient l’Eglise, le mouvement intellectuel ne s’était pas ralenti. La première moitié du troisième siècle, représentée surtout par Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, Cyprien et Denys d’Alexandrie, brille dans l’histoire d’un vif éclat ; à côté d’eux, nous avons remarqué Africanus, Firmilien de Cæsarée, Alexandre de Jérusalem, Grégoire le Thaumaturge et le docte Héraclas d’Alexandrie, digne d’être placé à côté d’Origène son ami, mais dont, malheureusement, on ne possède pas les ouvrages.

L’Eglise la plus lumineuse, à cette époque, fut sans contredit celle d’Alexandrie ; celle de Carthage, si ignorée avant Tertullien, se montra digne du second rang. Celles d’Antioche, de Jérusalem, de Rome jetèrent beaucoup moins d’éclat.

La seconde moitié du troisième siècle fut moins brillante que la première ; cependant l’Eglise posséda alors des hommes éminents. Nommons d’abord Dorotheos, prêtre d’Antioche. II s’appliqua surtout à l’étude des Ecritures, et il savait si bien la langue hébraïque qu’il comprenait parfaitement tous les livres écrits en cette langue. Il était également initié aux autres sciences. L’empereur, étonné de son érudition, le prit en amitié et le nomma à une charge importante à Tyr qui était la patrie de ce grand homme. Mais cette position ne l’empêchait pas de remplir les fonctions du sacerdoce et Eusèbe l’entendit expliquer savamment la sainte Ecriture dans les assemblées des fidèles.

Dorotheos avait des émules dans deux autres prêtres d’Antioche, Geminus, qui écrivit peu mais jouit d’une haute réputation, et Lucianus. Ce dernier aimait à copier la sainte Ecriture, et ses manuscrits furent connus longtemps sous le titre de Lucianieris. Il composa aussi plusieurs opuscules sur la foi et écrivit quelques courtes lettres.

Parmi les savants de la même époque, il faut nommer Eusèbe et Anatolius, que saint Denys d’Alexandrie avait envoyés à Antioche porter sa lettre contre Paul de Samosate. On les retint en Syrie où Eusèbe fut évêque. C’était, dit Eusèbe de Césarée, un trésor de religion. Il eut pour successeur son ami et compatriote Anatolius, qui était regardé comme le premier des savants de son temps, soit dans la littérature et les sciences, soit dans la philosophie. Les mathématiques et les sciences naturelles lui étaient aussi familières que la rhétorique. Il ne composa pas un grand nombre d’ouvrages, mais ceux qu’il publia se distinguaient par l’éloquence autant que par la science. Eusèbe cite particulièrement ceux qu’il avait composés sur la question paschale.

Depuis le premier siècle, un grand nombre de savants s’étaient préoccupés de calculs et d’observations astronomiques dans le but de fixer d’une manière certaine la fête de Pâques. Cette fête, la première de l’Eglise, était comme le pivot autour duquel tournait l’année religieuse. Il était donc important d’en fixer la date d’une manière précise, afin que, dans toute l’Eglise, il y eût accord dans la célébration de toutes les fêtes. A Alexandrie, on s’était toujours occupé très-activement de cette question, Anatolius marcha sur les traces de ses devanciers et publia un ouvrage dans lequel il proposait un cycle de dix-neuf ans, pour déterminer mathématiquement la date de Pâques.

Anatolius publia aussi un cours d’arithmétique en dix livres, et plusieurs ouvrages de science sacrée.

Theotecnos, évêque de Cæsarée lui avait imposé les mains afin qu’il fût son successeur ; mais Anatolius étant allé à Laodicée, pour la mort de son ami Eusèbe qui en était évêque, les fidèles de cette Eglise l’élurent pour lui succéder, et il resta dans cette Eglise. Etienne, successeur d’Anatolius, fut également un savant et un philosophe ; mais sa foi n’égalait pas sa science, et il fut faible pendant la grande persécution que nous aurons bientôt à raconter.

Après la mort de Grégoire le Thaumaturge, l’Eglise du Pont fut illustrée par un grand évêque dont les œuvres ne nous sont pas parvenues, mais qui fut admiré par ses contemporains ; c’était Meletios, surnommé le miel attique ‘. Il surpassait, par sa science aussi profonde que variée, les hommes les plus distingués de son temps ; il était doué de la plus séduisante éloquence et de la plus puissante dialectique. Sa sainteté égalait sa science. Il échappa à la persécution en se cachant en Palestine où il resta pendant sept ans. Le célèbre historien Eusèbe s’applaudit de l’avoir connu alors.

Un des plus savants hommes de la deuxième moitié du troisième siècle fut Pamphile, prêtre de Cæsarée, en Palestine.

« Pamphile, dit Jérôme, était épris d’un tel amour pour les livres saints qu’il écrivit de sa main la plus grande partie des volumes d’Origène sur ce sujet. Ses manuscrits sont conservés jusqu’à nos jours dans la bibliothèque de Cæsarée. » Jérôme avait trouvé lui-même vingt-cinq volumes des commentaires d’Origène sur les douze prophètes, écrits de la main de Pamphile ; il les conservait avec bonheur et croyait posséder en eux les richesses de Crésus. « Si c’est une grande joie, ajoute-t-il, de posséder une lettre d’un martyr, quelle joie plus grande de posséder tant de milliers de lignes sur lesquelles il semble, avoir laissé les traces de son sang ! » Ce saint prêtre et martyr écrivit une Apologie d’Origène.

Le témoignage rendu par un tel homme à la mémoire du savant prêtre d’Alexandrie, ne peut avoir qu’une grande valeur aux yeux de tout vrai chrétien, de tout homme impartial.

Une grave discussion avait lieu alors au sujet du célèbre docteur d’Alexandrie, et on peut croire que Pamphile avait surtout en vue de réfuter un évêque qui s’était, croit-on, prononcé contre lui. Cet évêque était saint Methodius, évêque de Tyr, auteur d’un grand nombre d’ouvrages fort estimés, mais qui furent corrompus par les mêmes faussaires qui altérèrent ceux d’Origène. On y trouve en effet les mêmes erreurs.

Pamphile, pour développer la science sacrée, fonda à Cæsarée une bibliothèque dans laquelle il recueillit tous les ouvrages religieux qu’il fit chercher dans les diverses contrées du monde. Il y plaça avec honneur tous les ouvrages d’Origène qu’il avait transcrits lui-même, et c’est là que Jérôme vit l’Evangile de saint Matthieu en langue hébraïque, tel que les Nazaréens l’avaient conservé. Il fonda aussi une école, probablement sur le modèle de celle d’Alexandrie. Eusèbe, disciple de Pamphile et qui en prit le nom par vénération pour lui, avait écrit un ouvrage en trois livres sur les travaux et l’école du saint martyr. Cet ouvrage est perdu.

 

Nous parlerons ailleurs des tourments que saint Pamphile supporta pour la foi et de sa mort glorieuse.

Le prêtre Pierius illustrait à la même époque l’Eglise d’Alexandrie. Ses leçons étaient si éloquentes et ses ouvrages si nombreux qu’on l’avait surnommé Origène le Jeune. Il imitait Origène par sa piété et son détachement des choses de ce monde. Il était instruit dans les sciences profanes comme dans la science sacrée. Il put échapper à la persécution cruelle de Dioclétien, et se retira à Rome où il vécut lorsque la paix eut été donnée à l’Eglise.

H eut pour successeur dans la direction de l’école d’Alexandrie, Theognostus, dont saint Athanase estimait beaucoup les ouvrages. A cet écrivain succéda le prêtre Achillas, sous les évêques Maximus et Théonas.

L’Egypte possédait encore à la même époque un écrivain célèbre, Philéas, évêque de Thèbes, qui célébra la gloire des martyrs et donna lui-même sa vie pour la foi.

A Théonas succéda sur le siège d’Alexandrie un illustre évêque, Pierre, dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

Les écrivains que nous avons nommés s’occupèrent spécialement de l’exposition des doctrines de l’Eglise. D’autres, à la même époque, les défendirent contre les attaques de la philosophie qui continuait l’œuvre de Celse.

A la tête des philosophes antichrétiens étaient Porphyre et Hiéroclès.

On doit remarquer cependant que toute philosophie n’était pas alors antichrétienne, même en dehors de l’Eglise. L’école néoplatonienne d’Alexandrie se montrait très-réservée dans ses attaques. Le plus grand philosophe de cette école était Ammonius Saccas. Porphyre assure qu’il apostasia le christianisme dans lequel il était né ; mais Eusèbe donne au philosophe antichrétien un formel démenti. Le plus célèbre disciple d’Ammonius fut Plotin. Il ne professa jamais le christianisme, mais il ne l’attaqua point et il s’éleva, à la suite de Platon, dans les sphères les plus élevées de la philosophie. Le christianisme n’avait pas été sans influence sur Plotin, et le platonisme apparaissait, dans ses écrits, dégagé de ses principales erreurs. Plotin, après avoir étudié sous Ammonius à Alexandrie, se retira à Rome, où son école obtint un grand retentissement. Ses disciples se partagèrent en deux partis. Les uns devinrent chrétiens ; les autres s’abandonnèrent aux sciences occultes et à la magie. De ce nombre fut Porphyre qui a écrit sur Plotin un roman assez semblable à celui que Philostrate avait écrit sur Apollonius de Thydne. Il voulut en faire l’émule ou plutôt le vainqueur du Christ, et ne parvint qu’à en faire un illuminé, caractère qu’il ne méritait pas. Quant à Porphyre, il donne de lui, par ses ouvrages, la plus pauvre idée. C’était un esprit crédule qui préférait à la révélation évangélique les systèmes les plus absurdes de la magie et du spiritisme. Quelques écrivains modernes ont prétendu que l’école néoplatonicienne d’Alexandrie avait exercé une forte influence sur les doctrines chrétiennes. Cette assertion est absolument contraire à la vérité. Les doctrines chrétiennes étaient parfaitement fixées avant Ammonius et Plotin, comme l’ont démontré nos analyses des ouvrages des écrivains chrétiens des deux premiers siècles. L’école chrétienne d’Alexandrie n’emprunta rien elle-même au platonisme et fut établie plutôt dans le but de s’opposer aux systèmes de Basilidis et de Valentin qui voulaient harmoniser avec le christianisme certaines données des philosophies anciennes et surtout de celle de Platon.

La doctrine générale qui ressort de tous les monuments doctrinaux de l’Eglise pendant les deux premiers siècles suffit pour démontrer que les écrivains modernes auxquels nous faisons allusion n’ont pu émettre leur système que par suite d’une ignorance très-profonde de ces monuments.

Porphyre n’imita pas Plotin, son maître, dans sa réserve à l’égard de la religion chrétienne ; il attaqua au contraire cette religion avec rage. Il avait composé un ouvrage en quinze livres, intitulé : Contre la religion du Christ, et beaucoup d’autres livres où sa haine se donnait libre carrière. La plupart de ces ouvrages sont perdus et on ne les connaît que par des fragments conservés surtout par Eusèbe dans sa Préparation évangélique.

Le christianisme avait encore un ennemi déclaré dans la personne de Hiéroclès. Il composa, comme Porphyre, plusieurs ouvrages contre le christianisme, mais ces deux philosophes rencontrèrent des adversaires qui surent répondre à toutes leurs objections.

On peut croire que le grand évêque d’Alexandrie, Denys, dirigea contre Porphyre son ouvrage De la nature des choses. Un autre évêque, saint Methodius de Tyr, s’attaqua directement au philosophe antichrétien. Il composa contre lui, dit Jérôme, environ dix mille lignes. On n’en possède plus que quelques fragments. Macarius Magnés s’attacha surtout à la défense des Evangiles, dont Porphyre, Hiéroclès et les autres philosophes antichrétiens ne contestaient pas l’authenticité, mais auxquels ils opposaient les prétendus miracles d’Apollonius et de Plotin. Macarius Magnés réfuta victorieusement ces objections.

Carthage, illustrée déjà par Tertullien, Minutius Felix et Cyprien, fournit encore à l’Eglise Arnobius qui entreprit une apologie complète du christianisme. On ne trouve dans son œuvre ni le génie profond de Tertullien, ni le style de Cyprien ; cependant elle mérite une place distinguée parmi les ouvrages que le troisième siècle opposa aux ennemis de la foi.

L’ouvrage d’Arnobe est divisé en sept livres et porte le titre de : Discussions contre les gentils. L’auteur, ayant d’abord été idolâtre très-fanatique, connaissait à fond le paganisme ; aussi les critiques qu’il en fait sont-elles très-intéressantes ?

Les païens, dit-il ,-reprochent aux chrétiens les maux qui accablent la société, les invasions des Barbares qui jettent la désolation dans l’empire. C’est l’impiété des chrétiens, disent-ils, qui irrite les Dieux. Mais avant l’existence des chrétiens, le monde n’a-t-il pas été bouleversé par des conquérants cruels ? Les malheurs qui accablent la société actuelle, n’ont-ils pas accablé celle d’autrefois. Mais, en admettant que les maux du temps présent soient plus grands, les Dieux seraient doués d’une singulière justice, si, à cause des chrétiens, ils faisaient souffrir leurs propres adorateurs.

Mais que sont ces Dieux dont on parle ? De simples mortels élevés à cet honneur et qui n’ont rien de la Divinité. Les païens en conviennent eux-mêmes, puisqu’ils ont l’idée d’un Dieu suprême ; mais ce Dieu suprême, quel est-il ? Jupiter, c’est-à-dire un homme divinisé. Les chrétiens seuls ont une idée juste de ce Dieu suprême, unique, éternel. Il s’est fait homme, mais sans perdre sa divinité. Les païens n’ont aucune raison de reprocher aux chrétiens cette incarnation, eux qui divinisent des hommes. Peuvent-ils leur reprocher la mort ignominieuse du Christ, lorsqu’ils font eux-mêmes mourir plusieurs de leurs Dieux par la foudre et le feu ? Si Jésus-Christ est mort sur la croix, sa mort ne prouve rien contre sa doctrine. Par cette doctrine comme par ses miracles, il s’est montré Dieu, et la religion qu’il a prêchée, considérée au point de vue de la vie religieuse ou de la vie sociale est infiniment supérieure au paganisme, et sa mort elle-même a été un principe de régénération pour l’humanité.

Arnobe développe très-bien toutes ces vérités dans son premier livre.

Dans le second, l’auteur commence par demander aux païens pourquoi ils détestent tant Jésus-Christ qui n’a jamais commis aucun crime. Leur haine est donc souverainement injuste. Celle qu’ils témoignent aux chrétiens ne l’est pas moins. Ont-ils raison lorsqu’ils exaltent leur propre supériorité et qu’ils rabaissent les chrétiens ? Ces derniers croient, il est vrai, à la parole de leur Maître ; mais les païens ne croient-ils pas à la parole des philosophes qui, cependant, n’a pas l’autorité de celle du Christ ? Il est certes plus raisonnable de croire au Christ qui a fait tant de miracles à l’appui de sa doctrine qu’aux philosophes qui ne se sont jamais appuyés que sur des arguments contestables. La doctrine des chrétiens s’accorde au fond avec celle des plus éminents philosophes, même sur la résurrection des corps, le salut des âmes et les peines réservées aux coupables, quoique les philosophes expliquent ces doctrines autrement que les chrétiens ; pourquoi alors tant déprécier ces derniers à cause de ces doctrines ? Ce qu’ils croient relativement à l’âme est supérieur aux systèmes des philosophes. Ils ne disent pas avec Platon que l’âme est une émanation de la divinité ; mais ils ne disent pas non plus avec Épicure qu’elle n’est que le résultat de l’organisation animale. Elle vient de Dieu en ce sens qu’elle a été créée par lui et unie au corps humain avec lequel elle ne meurt pas. Parmi ses qualités essentielles est la liberté qui donne à ses actes leur moralité, car ces actes ne sont pas le résultat d’une contrainte qui leur serait imposée soit par Dieu, soit par l’organisme.

Sans doute les chrétiens ne donnent pas à toutes les questions une réponse intrinsèque et philosophique ; mais les philosophes eux-mêmes en sont-ils capables ? Du moins les chrétiens s’appuient, dans leurs croyances, sur une autorité divine ; ils s’élèvent ainsi jusqu’à Dieu dans le sein duquel ils se reposent par la foi et l’amour ; même avant la venue du Christ, les âmes avaient le moyen de s’élever jusqu’à Dieu ; ce moyen n’a été refusé à personne ; mais les ténèbres de l’erreur étant devenues de plus en plus épaisses, et le salut plus difficile, Dieu a envoyé son fils dans le monde pour y répandre la lumière et les moyens de salut. La religion vraie est ainsi aussi ancienne que le monde, et les païens ont tort de donner leurs religions comme plus anciennes que la religion véritable.

Ce second livre d’Arnobe est fort intéressant par la réfutation qu’il fait du néoplatonisme et des objections que la philosophie païenne opposait aux vérités chrétiennes. Ces vieilles objections de la philosophie païenne sont les mêmes qui sont répétées aujourd’hui par les adversaires de la révélation. La libre pensée n’a pas progressé depuis Porphyre et Hiéroclès.

Le troisième livre est en entier consacré à la critique des Dieux du paganisme. L’auteur les poursuit de ses ironies et demande si les chrétiens doivent être considérés comme athées, parce qu’ils refusent d’adorer de telles divinités.

Il poursuit le même sujet dans lè quatrième livre. Il retourne avec avantage contre les païens les moqueries que ces derniers avaient essayées contre le vrai Dieu et son Christ. Et quel culte rendez-vous à de tels Dieux ? continue Arnobe. Vous les chargez de toutes les infamies ; vous allez jusqu’à en faire l’objet des plus basses plaisanteries. S’ils sont vrais Dieux, comme vous le dites, ils doivent se venger de vous, et c’est vous alors qui êtes cause des calamités dont vous rendez les chrétiens responsables.

 

 

Le cinquième livre est consacré à l’histoire des Dieux du paganisme. L’auteur prouve, par des faits, que tous les Dieux sont, d’après leur propre histoire, les êtres les plus infâmes. Il réfute ceux qui voulaient donner à ces histoires un sens purement allégorique et établit que les mystères, qui formaient le culte secret des païens, étaient dignes des Dieux auxquels ils étaient consacrés. Et c’est à ces mystères, dit Arnobe, que vous voulez forcer les chrétiens d’assister sous peine de mort ; et ce sont de tels Dieux qu’ils doivent adorer à moins de passer pour athées !

Les païens reprochaient aux chrétiens de n’avoir ni temples, ni statues, ni un culte analogue à celui qu’ils rendaient eux-mêmes à leurs Dieux, A cette époque, en effet, les chrétiens n’avaient que des édifices modestes ou des cimetières pour se réunir ; leur culte était aussi simple que le lieu où ils faisaient leurs prières, et la liturgie n’était point livrée aux profanes. Arnobe accepte le reproche des païens et attaque dans son sixième et septième livre, les statues des Dieux et les rites du culte qui leur était rendu. Il oppose à ce culte celui du vrai Dieu en esprit et en vérité ; mais il n’entre pas dans les détails du culte chrétien.

L’ouvrage d’Arnobe a été l’objet de nombreuses polémiques à cause de certains passages qui paraissaient obscurs ou dans lesquels les doctrines chrétiennes ne semblaient pas exposées avec assez d’exactitude. Nous n’avons pas à entrer dans ces discussions. Il suffira de faire remarquer que l’auteur n’avait pas pour but spécial l’exposition des doctrines chrétiennes, mais la réfutation du paganisme ; il n’était ni théologien, ni prêtre, mais professeur d’éloquence, et il se proposa moins de défendre le christianisme, que d’attaquer ses ennemis en rétorquant contre eux les arguments dont ils se servaient contre lui. Arnobe n’était même pas chrétien, lorsqu’il composa son livre, et il le fit pour prouver à l’évêque qu’il avait réellement renoncé à l’idolâtrie dont il avait été jusqu’alors un adepte très-zélé. Considérées d’une manière générale, les Discussions d’Arnobe exposent exactement les doctrines chrétiennes dans leurs principes généraux ; elles sont surtout intéressantes pour faire connaître en détail les objections du peuple et des philosophes païens contre le christianisme pendant le troisième siècle. Elles contiennent aussi des renseignements nombreux et variés sur le paganisme, ses doctrines et son culte. Arnobe en était fort instruit, et si son livre n’offre ni à la théologie chrétienne, ni à l’histoire de l’Eglise d’éléments bien importants, il mérite une étude approfondie de la part des philosophes et des érudits qui étudient l’histoire des anciennes religions.

Arnobe eut pour disciple Lactance dont nous aurons plus tard occasion de parler. On peut croire qu’il commença à écrire contre la philosophie païenne vers la fin du troisième siècle, ainsi que l’illustre Eusèbe de Cæsarée, un des écrivains les plus érudits qui aient existé. Mais ils jetèrent surtout de l’éclat, lorsque la paix fut donnée à l’Eglise par Constantin, et nous devrons les placer parmi les écrivains du quatrième siècle.

L’Eglise qui allait bientôt être si violemment attaquée par une foule de tyrans et qui avait à soutenir des luttes très-vives contre la philosophie, continuait à être troublée par les hérésies.

Vers la fin du troisième siècle, on en vit apparaître une qui se perpétua longtemps sous divers noms, et dont le caractère fut aussi mystérieux qu’immoral. Nous voulons parler du Manichéisme.

Manès ou Manichée qui donna son nom à cette hérésie infâme était un esclave du nom de Cubrik. Il reçut la doctrine qu’il enseigna et des richesses considérables d’un certain Therbinthe qui les avait reçues lui-même de Scythien. Ce dernier doit être considéré comme le premier auteur du Manichéisme.

 

Scythien vivait en Arabie vers le milieu du second siècle, et faisait un commerce considérable qui le mettait en relation avec les Indes et la Thébaïde. Devenu très-riche, sa femme l’engagea à quitter les déserts de l’Arabie pour la ville d’Alexandrie. Tout en faisant son commerce, il avait étudié les doctrines des Indiens et des Egyptiens. Lorsqu’il se fut fixé à Alexandrie, il s’initia aux doctrines grecques et chrétiennes, lut les livres des Gnostiques et s’adonna à la magie qui avait en Egypte beaucoup d’adeptes. Il se crut appelé à être le chef d’une grande école de philosophie religieuse et composa quatre ouvrages, intitulés : Des mystères ; Des chapitres ; De l’Évangile ; Des trésors. Il avait auprès de lui un esclave nommé Therbinthe, dont il fit son adepte et qui travailla avec lui à ses ouvrages.

Les livres des deux rêveurs ne contenaient rien de chrétien ; mais le style en était imité des saintes Ecritures. Scythien crut pouvoir se flatter de convertir à ses idées les docteurs chrétiens de la Palestine, et il se rendit dans cette contrée ; mais il y essuya un échec complet et y mourut.

Therbinthe s’empara de ses livres et de ses richesses avec lesquelles il s’enfuit en Babylonie où il prit le nom de Buddas, afin de n’être pas reconnu, si la veuve de Scythien cherchait à réclamer l’héritage de son mari. Il s’attaqua aux prêtres de Méthra qui réfutèrent si bien ses systèmes qu’il ne put faire un seul adepte.

Buddas avait élu domicile chez une veuve qui avait un jeune esclave du nom de Cubrik. Lorsqu’il mourut, la veuve hérita de la fortune et des livres qu’elle légua à Cubrik, en mourant. Celui-ci avait été initié aux doctrines de Scythien et de Buddas. Il était doué d’une certaine capacité et il entreprit de réaliser les projets de Scythien en fondant une nouvelle école de philosophie religieuse. Il changea son nom de Cubrik contre celui de Marnés, et ses adeptes trouvèrent en ce nom quelque chose de mystérieux et qui rappelait la manne ou nourriture céleste donnée à l’humanité. Les Grecs supprimèrent une lettre de son nom et l’appelèrent Manès, c’est-à-dire, fou furieux ou Manichée par allusion à la propagation de sa folie.

Manès s’étant procuré les livres des chrétiens qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, essaya de donner une teinte chrétienne au système de Scythien et de Buddas. Tantôt il se donnait comme le Christ lui-même, tantôt comme le Paraclet que le Christ devait envoyer dans le monde. Ayant fait quelques adeptes, il en choisit douze pour singer ce qu’avait fait Jésus-Christ, et prétendit qu’il avait le don de faire des miracles. Il osa promettre au roi de Perse de guérir son fils qui était dangereusement malade ; mais cet enfant étant mort, le roi fit charger de chaînes le faux prophète, qui réussit à s’échapper de sa prison, après avoir tué le geôlier, et s’enfuit en Mésopotamie, tout près des frontières de l’Empire romain.

Parmi ses disciples, il y en avait trois principaux : Thomas, Addas et Hermas ou Hermias. Pendant qu’il était en prison, Thomas s’était rendu en Scythie et Addas en Egypte, pour gagner des adeptes ; mais leur échec avait été complet dans ces deux pays.

Manès, étant en Mésopotamie, entendit parler d’un chrétien nommé Marcellus dont la piété et les bonnes œuvres étaient connues de tout le pays. Il habitait Cas-char dont Archelaus était évêque. Manès pensa que, s’il gagnait un tel homme, il aurait bientôt un nombre considérable d’adeptes qui se laisseraient entraîner par son exemple. Il lui écrivit donc la lettre suivante :

« Manès, apôtre de Jésus-Christ, et tous les saints et les vierges qui sont avec moi à son fils très-cher Marcellus, grâce, miséricorde, paix, de la part de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et que la Droite de la Lumière te garde de ce siècle pervers, de ses épreuves et des filets du Méchant ! Amen.

« J’ai été très-heureux en apprenant que tu es doué d’une grande charité, mais j’ai été affligé en apprenant que tu professes une foi qui n’est pas d’accord avec la saine raison. C’est pourquoi, étant envoyé pour réformer le genre humain, et pour ramener à la raison ceux qui sont dans l’erreur, j’ai jugé à propos de t’écrire cette lettre, pour ton propre salut et pour celui des tiens : Je veux te prévenir d’abord contre une doctrine qui t’a été enseignée par des maîtres ignorants et qui consiste à dire que le bien et le mal sortent d’une même source ; ils partent de cette idée : qu’il n’y a qu’un seul principe et ils ne distinguent point la lumière, des ténèbres ; le bien, du mal ; l’homme extérieur, de l’homme intérieur ; ils confondent et mêlent les choses les plus disparates. Mais toi, mon fils, ne confonds pas témérairement et sans raison ce qui doit être distingué, et n’attribue pas une telle confusion à Dieu auteur du bien. Il en est qui rapportent à Dieu le principe, la fin et l’auteur maudit du mal ; ils n’ont pas foi dans les paroles que Notre Seigneur Jésus-Christ adites dans l’Évangile : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, un mauvais arbre n’en peut produire de bons. Je m’étonne grandement qu’ils osent affirmer que Dieu soit le créateur et l’auteur de Satan et du mal qu’il fait. Pourquoi faut-il qu’ils soient allés encore plus loin et qu’ils aient dit que le Christ Seigneur, fils unique de Dieu, descendu du sein du Père, ait été le fils d’une femme nommée Marie, et ait été formé de sang et de chair comme tout autre enfant ! Mais je ne veux pas te fatiguer d’une plus longue lettre, d’autant plus que je manque naturellement d’éloquence ; trouve donc suffisant ce que je t’ai écrit. Lorsque je viendrai à toi, tu connaîtras les choses d’une manière plus parfaite, si toutefois tu as quelque souci de ton salut. Nous n’enlaçons personne dans nos filets, comme le font quelques autres.

« Comprends ce que je dis, très-cher Fils ! »

La lettre de Manès avait été apportée par un de ses adeptes nommé Tyrbon. Au moment où il arrivait, Marcellus avait chez lui l’évêque de Mésopotamie, Archelaus, disciple de saint Grégoire le Thaumaturge. Le premier sentiment de l’évêque fut celui d’une juste indignation. Cependant, après réflexion, il fut convenu qu’on engagerait Manès à venir expliquer plus au long sa doctrine. Marcellus lui envoya donc ce billet :

« Marcellus, homme noble, à Manichée qui m’est connu seulement par sa lettre, salut :

« J’ai reçu ta lettre, et j’ai accueilli avec bonté ton courrier Tyrbon. Que signifie ta lettre ? Je ne le comprends pas bien. Viens donc l’expliquer de vive voix. Porte-toi bien. »

Manès accourut à Caschare. Il était accompagné de vingt-deux jeunes gens et jeunes filles. Son vêtement était imité de celui des Sages de la Perse ; ses chaussures étaient élevées, et ses jambes entourées de bandelettes de diverses couleurs ; de ses épaules tombait un long manteau à fond bleu ; il tenait à la main un gros bâton d’ébène, et il portait un livre sous son bras gauche. Son visage était grave comme celui d’un magistrat.

Marcellus, l’ayant admis dans sa maison, fit prévenir aussitôt l’évêque Archelaus. Celui-ci, initié à la vie et à la doctrine de Manès par les confidences de Tyrbon, aurait été disposé à arracher sans délai le masque hypocrite dont se couvrait l’imposteur, mais Marcellus modéra son zèle et accorda à Manès toute liberté d’exposer sa doctrine. Après l’avoir écouté attentivement, Archelaus et Marcellus proposèrent au sectaire une conférence dont seraient juges quatre païens instruits, Marsipus, professeur de philosophie ; Claudius, professeur de médecine ; Ægialeus, professeur de grammaire, et le philosophe Cleobulus. La maison de Marcellus fut ouverte pour la conférence à tous les hommes distingués de Cas-‘ chare qui s’y rendirent en foule. La parole fut donnée d’abord à Manès qui s’exprima ainsi :

« Frères, je suis disciple du Christ, et apôtre de Jésus. La charité de Marcellus m’a inspiré la pensée de venir l’éclairer et l’arracher au joug de la religion d’Archelaus ; car je sais que s’il écoute l’enseignement de la vérité, vous imiterez tous son exemple, et vous obtiendrez le salut. Si vous ne m’écoutez pas avec le désir de connaître la vérité, vous serez damnés pour l’éternité.

“ Je suis ce Paraclet que Jésus a promis d’envoyer convaincre le monde de péché et d’injustice. Paul qui a été envoyé avant moi n’avait qu’à moitié l’esprit de science et de prophétie ; pour moi je l’ai reçu d’une manière complète et je suis l’envoyé spécialement élu du Christ.

« De même que Hymæneus et Alexandre furent livrés à Satan pour apprendre à ne pas blasphémer, de même vous, vous serez livrés au prince du châtiment pour avoir porté la main sur le Père du Christ, en prétendant qu’il est la cause de tous les maux, le créateur, de l’injustice et de toute iniquité ; en faisant de lui une source d’où sortent l’eau douce et l’eau amère, ce qui ne peut être affirmé avec tant soit peu de raison. A qui faut-il croire ? A vos maîtres qui sont ici, qui se nourrissent de chair et vivent dans les délices, ou au Sauveur Jésus-Christ qui a dit, comme il est rapporté dans l’Évangile : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits et un mauvais arbre né en peut produire de bons. Dans un autre endroit, il a dit que le Père du diable était menteur et homicide dès le commencement ; qu’il se cache dans les ténèbres pour tendre des pièges à ceux qui veulent suivre le Verbe ; qu’il est le prince de ce monde, et l’homme ennemi qui sème l’ivraie, et le prince du monde qui aveugle les hommes pour les empêcher de comprendre l’Évangile du Christ.

« Je ne veux pas m’étendre trop longuement sur ce point, je pose donc nettement ce principe : que l’auteur du mal est Satan, et non pas Dieu, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est lui qui a été la source de tout ce qui a été écrit dans la Loi et les Prophètes, et les auteurs de ces livres n’ont suivi que ses inspirations secrètes ; ils font en effet de Dieu un mangeur de chair et un buveur de sang, ce qui ne peüt convenir qu’à Satan leur inspirateur. Il faut donc rejeter tout ce qui a été écrit jusqu’à Jean le Précurseur, et n’admettre comme vrai que le royaume de Dieu inauguré par l’Évangile. Si la Loi était bonne, il fallait la conserver ; si elle est mauvaise, on doit absolument la condamner. Il est donc mauvais de faire un mélange des anciennes Écritures avec le Nouveau Testament. Ces anciennes Écritures sont comme de vieux arbres dont les branches sont desséchées et qu’il faut couper ; comme des membres gangrenés qu’il faut retrancher du corps, si l’on ne veut pas que le virus s’empare du corps entier, et produise la mort. »

Les juges arrêtèrent Manès au milieu de ces déclamations pour lui demander de préciser sa doctrine du double principe et lui demander s’il avait quelque autre développement à lui donner.

« Je dis, reprit Manès, qu’il y a deux natures, l’une bonne, l’autre mauvaise. La bonne habite dans quelques parties du monde, la mauvaise est répandue dans le monde entier. Si l’on dit que la nature bonne, ou Dieu, remplit tout, où pourra exister la créature ? où seront l’enfer, les ténèbres extérieures, les gémissements ? Dirai-je que tout cela est en lui ? Horreur ! S’il en était ainsi, il en souffrirait lui-même. »

Manès développa cette pensée, mais les juges l’arrêtèrent afin d’élucider d’abord la question fondamentale des deux principes, et donnèrent la parole à Archelaus qui raisonna ainsi : « Manès admet deux natures contraires, mais ces deux natures peuvent-elles recevoir des modifications essentielles et être changées. Je voudrais que Manès répondît d’abord à cette question. » Elle était embarrassante pour le sectaire. S’il répondait qu’elles étaient susceptibles de changement, il s’exposait à ce qu’on lui opposât le texte évangélique dont il abusait : Un bon arbre, etc. S’il niait que le changement fût possible, il détruisait ce qu’il avait affirmé de l’immixtion des deux natures dans un même sujet. Il répondit donc : « Les natures sont immuables en ce qui touche aux contraires ; elles sont muables en ce qui se rapporte à leurs propriétés. » Cette réponse rendait facile la réplique de l’évêque. « Ta réponse, dit-il, fait voir que tu ne comprends même pas les termes dont tu te sers. En effet, comment une nature peut-elle changer en restant dans la sphère de ses propriétés essentielles ? comment ne change-t-elle pas, si elle passe de ce qui lui est propre, à ce qui est en dehors d’elle ? »

Les juges furent de l’avis d’Archelaus et demandèrent à Manès : « Admets-tu, oui ou non, le changement dans les deux natures ? Manès garda le silence. Alors Archelaus reprit : « Si Manès regarde comme muables les deux natures, qui nous empêche de les considérer comme arrivant à une seule et même chose ? S’il les considère comme immuables, il n’y a entre elles aucune différence objective qui nous porte à considérer l’une comme bonne et l’autre comme mauvaise. Pourquoi donc, considérant ces natures en elles-mêmes, ne pas accorder que celle qui est dite bonne soit mauvaise, et que celle qui est dite mauvaise soit bonne ? Si celle qu’il considère comme essentiellement mauvaise a exercé son action de toute éternité, sur quoi l’exerçait-elle avant la ‘ création ? — Manès : Cette action n’a été qu’une victoire du mal sur le bien. — Archelaus : Comment le bien subsiste-t-il, s’il a été vaincu et si le mal domine ? Si le mal n’est pas un mot mais une substance, que Manès nous fasse connaître les fruits de ce mal, afin que nous connaissions la nature de l’arbre. — Manès : Convenez d’abord qu’il y a une racine du mal que Dieu n’a pas plantée, et alors je vous en ferai connaître les fruits. — Archelaus : Je ne puis admettre qu’il existe un arbre du mal, et dire quelle en est la nature, avant de le connaître par ses fruits : Fais-le-nous donc connaître d’abord. — Manès : La racine est mauvaise, l’arbre est détestable r mais ce n’est pas Dieu qui l’a fait pousser. Ses fruits sont les fornications, les adultères, les homicides, l’avarice et toutes les mauvaises actions qui sortent de cette racine. — Archelaus : Mais pour que nous sachions que ces fruits viennent de cette mauvaise racine, il faut que nous en connaissions le goût ; or tu nous dis que la racine est in-créée et que les fruits qui en viennent participent à sa nature. — Manès : L’injustice qui se trouve dans le cœur de l’homme rend témoignage au goût dont cette racine mauvaise est le principe. — Archelaus : Les mauvaises actions des hommes sont donc les fruits de l’arbre dont tu as parlé. — Manès : Certainement. — Archelaus : Alors les hommes eux-mêmes sont l’arbre, puisque leurs actes sont les fruits. — Manès : Incontestablement. — Archelaus : Non, tu ne l’admets pas, car tu admettrais que l’arbre ne porte pas de fruits, lorsque l’homme cesserait de pécher. — Manès : Ce que tu dis est impossible ; car, si tel ou tel homme cesse de pécher, un autre ou plusieurs autres pécheront. — Archelaus : Si tu admets qu’il est possible qu’un ou plusieurs hommes peuvent ne pas pécher, tu es obligé de convenir qu’en principe tous peuvent agir de même, car tous les hommes participent à la même nature ; mais, pour ne pas perdre le temps à relever toutes tes inepties, je me contente de rappeler que tu regardes comme les fruits de la racine du mal tous les actes de l’homme, comme les fornications, les adultères. — Manès : Oui. — Archelaus : Alors l’arbre ne produirait plus de fruits, si l’humanité disparaissait du monde. — Manès : Quand arrivera ce que tu dis ? — Archelaus : Et puisque l’homme est créé, quel est en lui le principe des actes mauvais ? Et avant qu’il fût créé, qui commettait ces actes que tu considères comme les fruits d’une racine éternelle ? — Manès : L’homme est le produit de la mauvaise nature ; qu’il pèche ou ne pèche pas, il est toujours un produit de même nature, et ses actes justes ou injustes ne peuvent la modifier. — Archelaus : Comment se fait-il que l’homme, s’il est le produit de la mauvaise nature, comme tu le dis, soit, comme tu le prétends, l’objet contre lequel s’exerce la malice de cette nature ?

Les juges interrompirent la discussion pour demander à Manès depuis quelle époque la mauvaise nature exerçait son action ; était-ce dès avant la formation de l’homme ou seulement après ? — Toujours elle l’a exercée, dit Manès. Archelaus, pour répondre à son adversaire, exposa la doctrine chrétienne sur l’origine du mal ; démontra que l’homme, par son libre arbitre, pouvait opter pour le bien, ce qu’il ne pourrait pas faire s’il était l’œuvre d’un principe mauvais qui lui aurait imposé une nature nécessairement vicieuse.

Les développements éloquents que le docte évêque donna à ces pensées remplirent l’assemblée d’un tel enthousiasme, qu’elle se serait portée à des voies de fait contre le sectaire, si Archelaus n’eût modéré son zèle. Les juges donnèrent raison à l’évêque sur la discussion philosophique.

Alors Archelaus poursuivit son adversaire sur le terrain de la révélation. Il démontra que, selon Jésus-Christ, Dieu lui-même est le père de l’humanité ; que l’homme est appelé à la lumière, et que si cette lumière ne luit pas pour tous, c’est qu’il y a un obstacle qui s’y oppose. D’où vient cet obstacle ? Les juges du débat posèrent la question à Manès, qui répondit : « Dieu est bon et n’a rien de commun avec le mal ; il a posé le firmament au milieu afin qu’il fût évident que le mal était absolument séparé de lui. » Ces paroles mystiques ne répondaient à rien et n’étaient dites que pour faire illusion. — Jusqu’à quand, s’écria Archelaus, cacheras-tu tes mensonges sous un nom vénéré ? Pour toi, Dieu n’est qu’un mot, car tu le fais participer aux faiblesses humaines. Tantôt tu dis qu’il vient d’entités non existantes, tantôt de la matière éternelle. S’il est Dieu, il doit agir en Dieu et non pas en homme ; or, agirait-il en Dieu en construisant un firmament pour se garantir contre le mal, comme les hommes construisent des fortifications pour se garantir des attaques de leurs ennemis ? Mais enfin, le mur a été détruit, puisque le mal a fait invasion, alors dis-nous, Manès, qui l’a détruit ?… Pourquoi gardes-tu le silence ? Pourquoi tardes-tu à répondre ? Si c’est Dieu qui, l’a détruit, je te demanderai quel a été son motif de détruire ce qu’il avait édifié pour se défendre ? Si c’est le mal qui l’a détruit, dis-moi comment les œuvres du Dieu bon peuvent être détruites par le principe mauvais ? La nature mauvaise est donc plus forte que Dieu ? Puisqu’elle est ténèbres, comment a-t-elle pu prendre le dessus sur la lumière ? De quelle manière les ténèbres peuvent-elles combattre la lumière ?

Manès, au lieu de répondre, dit gravement ; « Tous ne comprennent pas la parole de Dieu ; mais ceux-là seulement auxquels il a été donné de connaître les mystères du royaume de Dieu. Dès maintenant, je sais qui sont les nôtres, mes brebis entendent ma voix. A cause des nôtres auxquels a été donnée l’intelligence de la vérité, je dirai en paraboles : le méchant est semblable au lion qui veut entrer de force dans la bergerie du bon pasteur. Voyant cela, le pasteur creuse un large fossé, choisit un bouc dans le troupeau et l’y jette. Le lion qui vient pour entrer, saute dans le fossé pour manger le bouc, mais il ne peut en sortir. Alors le pasteur s’approche avec prudence, s’empare du lion et sauve son bouc. Le lion étant mis dans l’impossibilité de nuire, l’auteur du mal a été ainsi affaibli et le genre humain a été sauvé. — Archelaus : Si tu compares le Lion au Méchant, et Dieu au Pasteur, avec qui comparerons-nous le bouc et les brebis ? — Manès : Le bouc et les brebis sont de la même nature ; ils sont l’image des âmes.

—  Archelaus. : Alors Dieu a exposé l’âme à sa perte, comme il a exposé le bouc au lion ? — Manès : Pas du tout ; il ne l’a exposée que pour la sauver dans l’éternité.

—  Archelaus : Ceci est parfaitement ridicule ; ainsi voici Dieu qui, sous la figure du pasteur, éloigne du lion les âmes représentées par les brebis pour les sauver, et qui expose au lion les âmes représentées par le bouc, aussi pour les sauver. Ne vaut-il pas mieux dire que Dieu a la puissance de sauver les âmes du mal ? Mais, à tes yeux, si Dieu est éternel, le Méchant ou le Lion l’est également. Dis-moi donc ce que faisait ce lion lorsqu’il n’avait pas d’âmes à dévorer ? — Manès : Il errait par les montagnes, et mangeait des bêtes qui sont de son domaine. — Archelaus : Alors les bêtes et les âmes sont de même substance, pouvant servir également à nourrir le lion ? — Manès : Pas du tout, il n’y a rien de commun entre eux.

Ses réponses ne satisfirent point les juges, qui donnèrent encore sur ce point gain de cause à Archelaus, lequel, par des paraboles, à la manière orientale, exposa l’action de Dieu dans le salut de l’humanité par le Christ sauveur. Tout à coup, Manès l’interrompit pour lui dire : Tu te condamnes par tes propres paroles. Si le Christ sauve ceux qui croient en lui, dis-moi s’il pourra condamner ceux qui, depuis le commencement du monde, ne l’ont pas connu, et ceux qui, depuis le règne de Tibère jusqu’à nos jours, n’ont pas reçu le Paraclet qu’il avait promis d’envoyer. Archelaus exposa que, avant la loi Mosaïque, ceux qui suivaient la loi naturelle étaient justes et sauvés ; qu’il en était de même sous la loi ; qu’il en est encore ainsi après la loi ; que Dieu a mis dans l’homme les règles fondamentales du bien ; que la loi Mosaïque et l’envoi du Christ n’ont été que des secours plus efficaces pour faire pratiquer le bien ; que sous tous les régimes, ceux qui suivent les lois de la conscience, sont sauvés par Jésus-Christ ; que ceux qui abusent de-leur libre arbitre sont perdus. Cette discussion amena les deux adversaires à traiter de l’ancienne loi, que Manès regardait comme le produit de Satan. Archelaus exposa la saine doctrine sur Satan, créature viciée par l’abus de son libre arbitre, selon les données scripturaires. De la doctrine évangélique sur Satan, le saint évêque passa naturellement à ses émissaires dans le monde, et fit entendre à Manès des vérités qui durent peu le flatter. Il rappela les grands principes d’une vérité enseignée de Dieu, confiée aux apôtres, qui doit rester la même, et que l’on ne devrait pas abandonner, alors même qu’un ange du ciel viendrait en enseigner une autre. Or, Manès ne venait pas du ciel, mais de Satan ; quel miracle faisait-il pour prouver sa prétendue mission ? Aucun. Il se disait le Paraclet et, contrairement au vrai Paraclet qui connaissait toutes les langues, lui, n’en pouvait entendre et parler qu’une ; et encore n’était-ce pas la langue d’un peuple civilisé, des Grecs, des Romains ou des Égyptiens, mais la langue d’un peuple barbare, c’est-à-dire le chaldaïque. A la demande des juges, du débat, Archelaus s’étendit sur les caractères du christianisme et parla avec tant d’éloquence que l’assemblée entière fut dans l’enthousiasme. Marcellus l’enveloppant de son manteau le pressait sur son cœur, et les juges païens rendaient hommage à son éloquence. Manès se hâta de fuir, et il n’échappa à la mort que sur les instances d’Archelaus.

Le sectaire se réfugia dans un village nommé Dio-doris, et où se trouvait un prêtre très-pieux nommé Diodore. Manès voulut s’y faire des adeptes, mais Diodore écrivit aussitôt à Archelaus, qui lui donna, dans sa réponse, les raisons qu’il devait opposer aux sophismes de l’hérétique. Fort de ces instructions, Diodore confondit Manès ; mais le sectaire espérait bien prendre sa revanche et avait proposé une seconde conférence qui fut acceptée. Au moment où il commençait à parler, parut Archelaus sur lequel il ne comptait pas. Le pieux évêque alla droit à Diodore qu’il embrassa avec une tendre affection. Manès aurait voulu se retirer, mais le peuple voulait entendre Archelaus et jouir de la défaite de l’hérésie. La discussion eut pour objet la personne de Jésus-Christ, dont Manès niait l’humanité réelle, d’après les Gnostiques. Archelaus établit son humanité, sa divinité, l’unité de sa personne véritablement divine. Manès ne put rien opposer de raisonnable au savant évêque et se tut. Archelaus raconta alors l’origine du système de Manès, d’après les renseignements que lui avait donnés Tyrbon. Il remonta à Scythien et à Therbinthe ou Buddas, et exposa les antécédents de Manès lui-même, jusqu’au moment où il parlait et où Manès était sous le coup des poursuites dirigées par le roi de Berse contre lui.

Le peuple voulait le livrer à ce roi. Manès s’enfuit en toute hâte, profitant de l’attention avec laquelle on écoutait Archelaus. Quelques personnes se mirent à sa poursuite, mais il s’échappa et se réfugia au village d’Arabion d’où il était venu à Caschara pour convertir Marcellus. Il y fut pris et amené au roi de Perse qui le fit écorcher. Sa chair fut donnée en pâture aux oiseaux de proie, et sa peau gonflée fut suspendue à la porte de la ville.

Après sa mort, Archelaus donna au peuple des instructions sur l’origine du Manichéisme et le fît remonter à Basilidis, qui, avant Scythien, avait enseigné la doctrine des deux principes, bon et mauvais.

Basilidis avait emprunté cette doctrine à la philosophie orientale basée tout entière sur le Dithéïsme, ou un double Dieu, l’un bon, auteur du bien, l’autre mauvais, auteur du mal. Comme les Gnostiques, Manès regardait l’Ancien Testament comme l’œuvre du mauvais Dieu ; quant à Jésus-Christ, il ne voulait pas qu’il eût été réellement un homme, parce que, d’après lui, la chair était un produit du mauvais principe. Le corps de l’homme était donc essentiellement mauvais ; l’âme émanait du bon principe, mais le corps avait sur elle une influence pernicieuse. Dans son corps, comme dans son âme, l’homme était sous l’influence déterminante du bon ou du mauvais principe, et le libre arbitre n’existait pas. Les actes humains étaient donc privés de tout caractère de moralité, et les mots bien et mal étaient, eu égard à l’homme, des mots vides de sens.

Le corps venant du mauvais principe, on ne devait point le propager par la génération ; le mariage était donc illicite. De là on déduisait la doctrine de la communauté des femmes, car les Manichéens, tout en regardant le corps comme émanant du principe mauvais, admettaient qu’il était impossible d’en combattre les instincts sensuels, et ils s’y abandonnaient avec frénésie.

Sous le rapport de l’immoralité et sous celui des doctrines fondamentales, le. Manichéisme ne fut que la résurrection du Gnosticisme, qui était passé d’Alexandrie en Orient, pour en revenir en Occident où ses adeptes furent nombreux. Ils l’étaient assez déjà à la fin du troisième siècle pour que l’empereur Dioclétianus rendît un décret contre eux ; mais leur nombre s’accrut, surtout lorsque Constantin eut embrassé le christianisme. Un grand nombre de païens feignirent alors de devenir chrétiens et conservèrent leurs mœurs païennes. Plusieurs d’entre eux avaient pris part aux mystères infâmes du paganisme. Ils purent continuer leurs débauches dans le Manichéisme, en se couvrant d’une apparence chrétienne, et ils formèrent une société secrète dont l’immoralité était la doctrine fondamentale et la seule incontestée.

Le Manichéisme n’arriva pas dès son début à cet état de société mystérieuse ; ses doctrines, calquées sur celles de Valentin, moins sa terminologie imitée de Platon et de Pythagore, subirent des modifications, selon les climats ; mais au fond il fut partout la négation du libre arbitre et de la morale, et un panthéisme dualiste d’après lequel les deux principes bon et mauvais pénétraient toute la nature pour la soumettre à des lois immuables.

Manès écrivit un grand nombre d’ouvrages. Ses disciples, d’après son impulsion, composèrent des livres sous les noms de plusieurs apôtres de Jésus-Christ, et l’on a tout lieu de croire qu’on doit leur attribuer un grand nombre des apocryphes du Nouveau Testament. La doctrine de Manès fut principalement propagée par les trois fameux disciples que nous avons nommés plus haut ; les centres principaux de l’erreur furent la Syrie et l’Égypte. De là, elle se répandit dans toute l’Église, comme nous le constaterons dans la suite de l’histoire.

A la même époque que le Manichéisme apparaissait, en Égypte, la secte des Continents ou Abstinents. Hiérax en fut l’auteur. C’était un homme de grande vertu, du moins en apparence, et son érudition était vaste. Il avait des idées singulières et fort peu claires sur les mystères chrétiens, particulièrement sur l’essence divine et la génération du verbe ; il était systématique dans son interprétation des Écritures ; mais la doctrine qui donna surtout son caractère à la secte dont il fut l’auteur, c’était la condamnation du mariage et l’abstinence de la chair des animaux. Les doctrines de Hiérax n’avaient rien d’attrayant ; aussi ne compta-t-il que peu de partisans. Ses disciples s’adressaient principalement aux moines qui devinrent fort nombreux en Égypte et dans la Thébaïde, à la fin du troisième siècle.

L’Église avait donc à soutenir des luttes intestines au moment où le paganisme allait lui déclarer une guerre plus longue et plus cruelle que toutes celles qu’elle avait eu à supporter jusqu’alors.

A cette époque, Marcellinus était évêque de Rome ; Pierre avait succédé à Théonas sur le siège d’Alexandrie ; Tyrannos occupait celui d’Antioche, et Zambda, celui de Jérusalem.