— Troisième persécution générale sous Décius.
— Denys, évêque d’Alexandrie, échappe miraculeusement au martyre.
— Martyrs égyptiens.
— Martyre de Fabianus, évêque de Rome.
— Élection miraculeuse de cet évêque.
— Martyres d’Alexandre, évêque de Jérusalem, et de Babylas, évêque d’Antioche.
— Retraite de Grégoire le Thaumaturge, évêque de Néocésarée.
— Retraite de Cyprien, évêque de Carthage.
— Notice sur ce grand évêque.
— Ses lettres à son Église pendant sa retraite.
— Martyrs africains.
— Relations de Cyprien avec le clergé de Rome, après le martyre de Fabianus.
— Règles de pénitence et de réconciliation établies par Cyprien et admises parle clergé de Rome.
— Schisme de Felicissimus à Carthage.
— Schisme de Novatianus à Rome.
— Élection de Cornelius, évêque de Rome.
— Novatianus se fait ordonner évêque de la même Église.
— Enquête faite par les évêques africains sur la légitimité de Cornelius.
— Ils se prononcent en sa faveur.
— Concile de Rome.
— Règles de pénitence et condamnation de Novatianus.
— Cornélius communique aux autres Églises les décisions des conciles de Rome et de Carthage.
— Sa lettre à Fabius, évêque d’Antioche ;
— Lettre de Denys d’Alexandrie au même Fabius, sur la pénitence.
— Il raconte un fait extraordinaire relatif au saint vieillard Sérapion.
— Lettre de Denys à Novatianus.
— Cet hérétique est abandonné par les Orientaux au concile d’Antioche.
— Développement du schisme à Carthage.
— Cornelius subit l’influence des calomnies des schismatiques contre Cyprien.
— L’évêque de Carthage lui écrit pour blâmer sa faiblesse, exciter son zèle et le renseigner.
— Recrudescence de la persécution.
— Martyre de Cornelius et de son successeur Lucius.
— Étienne, évêque de Rome.
— Premières relations entre lui et Cyprien, à propos de Marcianus, évêque d’Arles, et des évêques espagnols Basilidis et Martial.
— Ces évêques, absous par Étienne, sont condamnés par un concile de Carthage.
— Question du baptême des hérétiques.
— Lettres de Cyprien sur ce sujet.
— Étienne se déclare pour le baptême des hérétiques.
— Erreur grave cachée sous sa décision.
— L’Église d’Afrique se prononce contre lui dans plusieurs conciles tenus à Carthage.
— Les Églises orientales d’accord avec l’Église d’Afrique.
— Lettre de Firmilianus à Cyprien.
— Dernières lettres de Cyprien k son Église.
— Son martyre.
— Ses ouvrages.

 

Après la mort de Domitianus, auteur de la deuxième persécution générale, « l’Église, dit Lactance, revint à son état antérieur et brilla même avec plus d’éclat. Pendant les années qui suivirent, un grand nombre de bons Empereurs gouvernèrent l’Empire romain, l’Église ne souffrit pas de persécution générale ; elle put s’étendre en Orient et en Occident. Les progrès furent tels, qu’il n’existe dans l’univers aucun endroit reculé où la Religion n’eût pénétré. Les nations les plus barbares adoucirent leurs mœurs et s’adonnèrent à la justice, après avoir embrassé le culte de Dieu. Mais enfin cette longue paix fut interrompue.

« Après un grand nombre d’années, parut un animal exécrable nommé Décius, persécuteur de l’Église. Qui peut combattre le bien sinon celui qui est mauvais ? On dirait qu’il n’avait été élevé à l’Empire que pour exercer sa fureur contre Dieu, car il tomba aussitôt après. Étant parti pour combattre les Carpes, qui s’étaient emparés de la Dacie et de la Mœsie, il tut enveloppé par ces barbares, et il périt avec une grande partie de son armée. On n’ensevelit pas son corps ; on le laissa nu pour être la pâture des bêtes féroces et des oiseaux de proie. Digne fin d’un ennemi de Dieu ! »

Décius ne fut empereur que deux ans (251 à 253), mais il lui suffit de ce temps pour couvrir de sang toute l’Église de Dieu.

Nous avons rapporté ce que souffrirent alors Origène et d’autres martyrs de la Palestine. Les autres églises ne furent pas moins éprouvées. Si la persécution ne fut pas longue, elle fut des plus cruelles ; tous les magistrats n’étaient occupés qu’à rechercher les chrétiens et à les punir. C’était à qui inventerait les supplices les plus atroces pour les tourmenter. Le feu, le glaive, les bêtes sauvages, les chaises de fer rougies au feu, les chevalets, les ongles de fer, tout était employé pour tourmenter les disciples de Jésus-Christ. On les dénonçait, on les traquait comme des bêtes fauves, on les dépouillait de leurs biens, on s’appliquait surtout à prolonger leurs supplices afin de vaincre leur courage.

Un grand nombre succombèrent et firent acte d’apostasie. A Alexandrie la panique fut grande, surtout parmi les riches et ceux qui exerçaient des fonctions publiques. Les uns apostasiaient avec un empressement qui les faisait mépriser, même de leurs adversaires ; d’autres allaient jusqu’à souffrir l’emprisonnement et quelques tourments, puis succombaient. L’exemple des riches entraîna quelques autres fidèles.

Denys était alors évêque d’Alexandrie. Disciple d’Ori-gène, il en avait le courage et les vertus. Il a raconté lui-même comment il échappa à la persécution, dans une lettre dont nous donnerons quelques extraits.

Je le dis devant Dieu qui sait que je ne mens point. Je n’ai point fui de ma propre volonté et sans l’intervention de Dieu. Lorsque, sous Décius, l’édit de persécution fut promulgué, Sabinus me fit aussitôt rechercher. Je suis demeuré quatre jours à ma maison en attendant. Pendant ce temps-là, celui qui était chargé de’ m’arrêter se mit à faire partout des recherches, sur les chemins, sur les fleuves, dans la campagne où il pensait que je passerais ou me cacherais. Un certain aveuglement lui avait ôté l’idée de venir à ma maison ; il ne croyait pas que j’y étais resté pendant que la persécution me menaçait. Après le quatrième jour, lorsque Dieu m’eut ordonné d’aller ailleurs, et que, contre l’opinion commune, il m’en eut fourni le moyen, je sortis avec mes serviteurs et un grand nombre de frères. Le succès prouva que tout cela était l’œuvre de la Providence, car il s’en est suivi que nous n’avons pas été inutiles à plusieurs autres.

« Vers le coucher du soleil, je fus pris par des soldats avec mes compagnons et je fus conduit à Taposiris. Grâce à Dieu, Timothée ne se trouva pas alors avec moi

et ne fut pas pris. Étant arrivé peu de temps après, il trouva la maison vide, vit les sentinelles qui la gardaient et apprit que nous étions prisonniers.

« Quelles étaient, en cela, les vues de la Providence ? Je dirai la vérité. Timothée s’étant enfui tout troublé rencontra un paysan qui lui demanda la cause de sa précipitation. Celui-ci lui fit connaître cette cause. Le paysan allait à une noce ; il trouva les invités qui passaient la nuit selon l’usage, et leur raconta ce qu’il venait d’apprendre. Tous, comme si on leur eût fait un signe, se dirigèrent de notre côté en poussant des cris. Ceux qui nous gardaient s’enfuirent et on nous trouva couchés sur des grabats. Je crus d’abord avoir affaire à des voleurs qui étaient venus pour nous dépouiller. J’étais en chemise sur mon grabat ; je leur indiquai mes vêtements s’ils voulaient s’en emparer. Mais les gens que je prenais pour des voleurs me disaient de m’habiller et de partir au plus vite. Je compris alors leur dessein et je les conjurai de me laisser et de se retirer ; que s’ils voulaient que je leur fusse reconnaissant, ils m’abandonneraient aux gardes qui avaient la consigne de veiller sur moi. Malgré mes cris, ils me tirèrent de force de dessus mon lit. Je me laissai tomber à terre ; mais ils me soulevèrent par les pieds et par les mains et me placèrent sur un âne dans l’état de presque nudité où je me trouvais. J’étais suivi de Caïus, de Faustus, de Pierre et de Paul. »

La persécution avait commencé à Alexandrie un an avant l’édit de l’empereur Décius, à l’instigation d’un certain devin et poëte qui avait beaucoup d’influence sur la foule. La première victime fut un vieillard nommé Métras auquel on creva les yeux avant de le tuer à coups de pierres. On tua de la même manière une pieuse femme, Quinta, après lui avoir fait supporter des tourments atroces. Ces deux meurtres commis, les païens envahirent les maisons des chrétiens, volèrent ce qu’ils y trouvèrent de plus précieux, brûlèrent le reste et s’abandonnèrent à des dilapidations telles qu’Alexandrie ressemblait à une ville prise d’assaut et abandonnée au pillage. Les chrétiens s’enfuirent et l’évêque Denys affirma que dans son troupeau il n’y eut alors qu’un seul apostat. Il cite parmi les martyrs la vierge Apollonia. Les païens, après l’avoir frappée sur le sein et lui avoir brisé les dents, la conduisirent hors de la ville où ils allumèrent un bûcher pour la brûler vive si elle ne prononçait pas quelques paroles blasphématoires. Apollonia feignit, d’avoir peur et s’approcha du bûcher en prenant un air suppliant. Tout à coup, elle sauta dans les flammes où elle fut brûlée. Sérapion, surpris dans sa maison, eut tous les membres brisés et fut jeté par la fenêtre sur la voie publique.

Les bourreaux des chrétiens finirent par s’irriter les uns contre les autres et par se tuer. Les fidèles jouirent alors de quelque repos. Mais bientôt fut publié l’édit de l’empereur Décius : Tous les fidèles furent saisis de crainte. Les uns, trop faibles pour affronter la mort et trop croyants pour sacrifier sans remords aux idoles, étaient traînés au temple où ils semblaient plutôt venir pour mourir que pour sacrifier, tant ils étaient pâles et émus. La foule se moquait d’eux. D’autres se rendaient au temple avec hardiesse et affirmaient qu’ils n’avaient jamais été chrétiens. Les uns s’enfuirent pour se soustraire à la persécution ; d’autres confessèrent la foi et furent mis en prison, mais ne pouvant en supporter les horreurs, abjurèrent la foi. D’autres perdirent courage après avoir supporté d’horribles supplices ; mais d’autres confessèrent courageusement la foi jusqu’à la mort. Parmi eux, l’évêque Denys cite Julianus, un malade que la goutte retenait sur son lit et qui n’en montra pas moins un admirable courage. Arrêté avec deux hommes qui étaient à son service, il confessa la foi aussi bien qu’un de ces deux hommes nommé Kronion et surnommé Eunus. L’autre apostasia. Julianus et Eunus furent promenés par la ville sur des chameaux et abreuvés d’outrages, puis brûlés vifs. Un soldat nommé Bezas, qui avait essayé de les protéger contre les mauvais traitements de la populace, fut traduit en justice, confessa courageusement la foi et eut la tête tranchée. Un Lybien, vraiment digne du nom de Macarius (heureux) qu’il portait, fut brûlé vif. Epimachus et Alexandre furent également brûlés après avoir supporté d’atroces tortures. Quatre femmes, deux du nom d’Ammonarion, Mereuria et Dyonysia, montrèrent un courage intrépide. Trois Egyptiens, Héron, Ater et Isidore furent livrés aux flammes. On avait arrêté avec eux un jeune homme de quinze ans nommé Dioscor. Le juge essaya de tous les moyens pour le séduire ; mais ce fut en vain. Le jeune chrétien répondait avec tant de courage et de sagesse à toutes ses questions qu’il en fut touché et décida qu’à cause de son âge, il lui laisserait le temps de se repentir. Dioscor échappa ainsi à la mort, et l’évêque, d’Alexandrie qui le vit après la persécution parle de lui avec vénération.

Parmi les chrétiens cités devant le juge, il s’en trouva un qui semblait faiblir. Aussitôt trois soldats, Zéno, Ptolemeus et Ingenuus, avec un vieillard nommé Théophile, lui firent des signes des yeux et des mains pour l’encourager. La foule les remarqua, mais avant qu’on eût donné ordre de les arrêter, ils se précipitèrent devant les juges en confessant leur foi. Les juges eurent peur et se retirèrent sans les condamner. Les quatre chrétiens sortirent du tribunal, heureux d’avoir confessé la foi.

La persécution ne sévit pas seulement à Alexandrie, mais dans toute l’Egypte. Denys cite parmi les principales victimes Ischyrion et un vieillard nommé Chéré-mon. Ce dernier était évêque de la ville de Nil. Il s’enfuit avec sa femme sur une montagne d’Arabie et il n’en revint pas. Les fidèles qui se mirent à leur recherche ne retrouvèrent pas même leurs cadavres. Il est probable qu’ils furent emmenés en captivité par les Sarrasins qui firent beaucoup de chrétiens prisonniers, dans la montagne d’Arabie où il s’était réfugié. On en racheta plusieurs pour de fortes sommes d’argent ; d’autres furent obligés de rester en captivité.

On doit remarquer ce détail que le vertueux évêque Chérémon vivait avec son épouse. Denys le mentionne comme une chose ordinaire et sur laquelle on ne pouvait faire aucune observation. Le saint évêque d’Alexandrie, en terminant la lettre qui nous a fourni les faits qui précèdent, s’exprime ainsi : « Nos divins martyrs qui siègent maintenant auprès du Christ et font partie de son royaume, qui, un jour, participants de sa justice, jugeront avec lui, lorsqu’ils étaient au milieu de nous, reçurent en communion quelques-uns des frères qui avaient succombé et avaient été convaincus d’avoir sacrifié aux idoles. En considération de leur conversion et de leur repentir, et pensant qu’ils étaient revenus par là en grâce auprès de Celui qui aime mieux la conversion du pécheur que sa mort, ils les admirent dans leurs réunions et en communion dans les prières et les agapes. Frères, quel conseil nous donnerez-vous sur ce sujet ? Comment devons-nous agir ? Souscrirons-nous à la sentence des martyrs, et approuverons-nous leur jugement ou plutôt la grâce qu’ils ont accordée, et agirons-nous avec douceur à l’égard de ceux qui ont été l’objet de leur pitié ? Ou bien, casserons-nous leur jugement ? Discuterons-nous leur sentence, et nous en établirons-nous les juges ? Ferons-nous succéder la douleur à la clémence ? Renverserons-nous ce qui a été établi ? Provoquerons-nous l’indignation de Dieu lui-même ? »

Denys se montrait miséricordieux à l’égard de ceux qui avaient été faibles pendant la persécution et qui se repentaient.

Il était plein de respect pour les billets de pardon signés des martyrs. C’était avec raison ; mais cette coutume si touchante dégénéra en abus comme nous le verrons bientôt.

A Rome, la persécution sévit avec violence. Le saint évêque Fabianus fut martyrisé après avoir occupé dignement, pendant treize ans, le premier siège épiscopal de l’Église. II avait succédé à Anteros, qui avait occupé pendant un mois le siège de Rome. Son élection parut miraculeuse. Personne ne s’attendait à ce qu’il fût choisi ; il était venu de la campagne avec d’autres fidèles et se trouvait dans l’assemblée où l’on mettait en avant les noms les plus illustres pour l’élection. Mais on rapporte que tout à coup une colombe descendit de la voûte sur la tête de Fabianus. On crut que c’était l’image’ du Saint-Esprit et d’une voix unanime, l’humble fidèle fut choisi pour occuper la chaire épiscopale. Après le martyre de l’évêque, les prêtres Moyse et Maximus, le diacre Nicostratus, ainsi que Urbanus, Sidonius et Gelerinus furent mis en prison. Le siège de Rome vaqua plus d’un an après la mort de Fabianus. La persécution ayant cessé, on élut Cornélius dont nous aurons bientôt occasion de parler.

L’évêque de Jérusalem, Alexandre, qui avait déjà été persécuté quarante ans auparavant, fut mis en prison où il mourut. Son successeur fut Mazabanes.

L’évêque d’Antioche, Babylas, mourut aussi en prison et demanda à être inhumé avec ses chaînes. Fabius lui succéda.

Grégoire, évêque de Néocésarée, surnommé le thaumaturge, conseilla à son peuple de se soustraire, par la fuite, aux persécutions, afin de ne pas s’exposer à succomber aux tourments. Il n’y eut dans son église aucun apostat. Grégoire se retira lui-même dans un lieu solitaire, avec un prêtre d’idoles qu’il avait converti et ordonné diacre.

Les persécuteurs apprirent qu’il s’était enfui et se mirent à sa poursuite. Arrivés à l’endroit où il était, ils ne virent que deux arbres. Leur guide qui savait qu’il n’y avait pas d’arbres en ce lieu y retourna et trouva l’évêque et son diacre en prières. Ce miracle le toucha ; il se convertit et s’attacha à la personne de Grégoire. Dieu faisait voir au saint évêque les combats dont, ses fidèles sortaient toujours victorieux, grâce aux prières qu’il adressait pour eux.

Après la persécution, il rentra dans son église qu’il édifia de ses exemples. Nous parlerons plus tard de ses ouvrages.

 

 

 

 

Comme saint Denis d’Alexandrie et saint Grégoire de Néocésarée, l’évêque de Carthage, Cyprien, s’était caché par prudence pendant la persécution de Décius.

Thascius Cæcilius Cyprianus, naquit en Afrique, et probablement à Carthage. Il fut d’abord idolâtre et se distingua dans l’enseignement de l’éloquence. Ayant été converti par Cæcilius, il ajouta le nom de ce saint prêtre à ceux de Thascius Cyprianus, qu’il avait reçus de sa famille. On pense que le prêtre Cæcilius était ce païen ardent qui avait été converti par Octavius, comme l’a rapporté Minutius Félix. Cyprien, uni d’amitié avec Cæcilius, demeurait avec lui, et ce fut dans les conversations qu’il eut avec son ami qu’il apprit à connaître le christianisme.

Devenu chrétien, il crut qu’il se rendrait agréable à Dieu en observant la continence et en distribuant ses biens aux pauvres. Il s’adonna avec tant de zèle à la pratique de toutes les vertus, que, peu de temps après son baptême, il fut élu au siège de la métropole africaine.

Avant son élévation à l’épiscopat, il avait écrit deux ouvrages : la Lettre à Donatus, et le traité de la Vanité des idoles. Dans le premier, il avait pour but de faire connaître à son ami sa conversion et les changements que le baptême avait opérés en lui. Le second était une protestation contre le culte qu’il avait jadis pratiqué.

Il était d’usage dans l’Église de n’élever à l’épiscopat que celui qui avait déjà exercé le sacerdoce pendant un certain temps ; mais, dit l’ancien historien de l’évêque de Carthage, Pontius : « Qui n’aurait cru un tel homme digne de tous les honneurs ? » Cyprien n’était prêtre que depuis très-peu de temps, lorsqu’il fut élevé à l’épiscopat. Il prouva, par ses actes et par ses écrits, que l’on n’avait pas trop présumé de ses mérites. Cependant, cinq prêtres protestèrent contre le choix de toute l’Église de Carthage qui avait forcé Cyprien à accepter l’épiscopat. Le grand évêque essaya de vaincre leur opposition en leur témoignant beaucoup de confiance et d’amitié. Ses bons procédés furent inutiles et les cinq prêtres trouvèrent bientôt l’occasion de donner cours aux mauvais sentiments qu’ils avaient cru devoir d’abord dissimuler.

Cyprien était évêque depuis très-peu de temps lorsque la persécution de Décius éclata sur l’Église. Il ne jugea pas prudent de s’exposer au martyre. La mort, qu’il eût soufferte avec courage, aurait laissé son église privée de son premier pasteur, au moment où ses exhortations pouvaient lui être nécessaires.

Pendant sa retraite, Cyprien écrivit à son clergé de veiller à ce que rien ne manquât aux pauvres et aux prisonniers, et à ce que le peuple, par un zèle peu réfléchi, ne se portât pas en foule aux prisons pour visiter les martyrs. La prudence demandait que les confesseurs de la foi ne fussent pas visités par des groupes nombreux, mais par des particuliers qui s’y rendraient â tour de rôle, afin de ne pas éveiller l’attention des persécuteurs. Il écrivit de nouveau à son clergé pour lui faire des recommandations analogues, et prier les prêtres et les diacres d’engager les confesseurs à ne pas s’enorgueillir de ce qu’ils avaient été choisis pour défendre la foi. Parmi ces confesseurs, tous n’étaient pas fidèles aux préceptes évangéliques. Saint Cyprien les exhorte à se conduire de manière à ce que l’Église n’eut pas à rougir d’eux.

Les prêtres qui s’étaient déclarés ses adversaires et principalement Donatus, Fortunatus, Novatus et Gordius essayèrent de compromettre le saint évêque en lui adressant quelques questions importantes : « Je ne puis y répondre seul, leur répondit-il ; car, dès le commencement de mon épiscopat, j’ai pris la résolution de ne donner aucune décision sans votre conseil et sans le consentement du peuple ; quand la grâce de Dieu me permettra de revenir parmi vous, nous traiterons en commun de ces choses et nous prendrons la résolution que notre honneur mutuel demandera. »

 

 

Tel était le véritable évêque chrétien, dans les siècles primitifs ; il ne décidait rien avec autorité, mais seulement d’un commun accord avec son clergé et le peuple fidèle.

Parmi les confesseurs de la foi à Carthage était le prêtre Rogatianus. Cyprien lui écrivit une lettre commune pour tous les confesseurs, afin de les exhorter à honorer par leurs mœurs la foi qu’ils professaient. Il adressa une troisième lettre à son clergé  pour faire les mêmes recommandations.

La persécution commença à sévir et plusieurs confesseurs souffrirent la mort pour la foi. Parmi eux était Mappalicus. Cyprien le cita avec éloge aux autres confesseurs pour les exhorter à la constance. Dans cette lettre, il s’écrie : « Heureuse est notre Église honorée de la divine miséricorde, illustrée par le sang glorieux des martyrs ! Autrefois, elle était blanche par les œuvres de ses enfants ; aujourd’hui, elle est devenue rouge du sang des martyrs ; les lis et les roses s’entrelacent dans sa couronne ! »

Mais tandis que les uns supportaient les tourments avec courage, d’autres faiblissaient. A leur sujet de graves discussions commencèrent avant même la fin de la persécution. Quelques prêtres de Carthage les admirent à la communion avec trop de précipitation et avant que l’évêque ne se fût prononcé sur la conduite à tenir à leur égard. Cyprien ne poussait pas le rigorisme au-delà des bornes ; il ne méprisait pas les faibles ; il ne les traitait point d’apostats, et il se servait pour les désigner du titre adouci de Tombés ; mais il voulait que l’on respectât les lois de l’Église sur la pénitence, et les droits de l’épiscopat. Il s’exprime sur ce dernier point avec d’autant plus d’énergie qu’il était à l’abri de tout soupçon d’avoir abusé de son autorité : « Je pourrais, dit-il, dissimuler, comme je l’ai déjà fait, le mépris de notre épiscopat ; mais cela est impossible lorsque plusieurs d’entre vous trompent notre communauté fraternelle et nuisent aux Tombés sous prétexte de veiller à leur salut. »

Tandis que des prêtres se montraient faibles vis-à-vis des Tombés, d’autres se montraient trop rigoureux. Ils écrivirent au clergé de Rome, afin de le prévenir contre leur évêque Cyprien qu’ils accusaient de faiblesse et de lâcheté.

Les membres du clergé romain auxquels s’adressèrent les adversaires de Cyprien, étaient des hommes pieux, des défenseurs de la foi ; mais leur morale était sévère et ils furent quelque temps les adeptes de Novatianus lorsque ce sectaire se donna comme le vengeur des pures maximes évangéliques. Ils n’osèrent attaquer de front l’évêque de Carthage, mais ils écrivirent ironiquement que cet évêque, étant un homme illustre, avait dû nécessairement mettre sa haute personnalité à l’abri du danger. Quant à nous, ajoutent-ils, nous ne sommes pas assez distingués pour avoir le droit de nous soustraire au danger ; il nous incombe donc d’aviser à la manière dont il faut se conduire à l’égard des Tombés.

Ce fut peut-être aussi avec l’intention de donner une leçon à l’évêque de Carthage, que les mêmes prêtres romains lui donnèrent avis du martyre que l’évêque de Rome, Fabianus, avait supporté courageusement.

Cyprien était trop pénétrant pour ne pas comprendre les sentiments qui se dissimulaient sous les phrases polies du clergé romain ; mais il était aussi trop habile pour entrer en discussion avec lui. A la notification du martyre de Fabianus, il répondit par les éloges que méritait ce saint évêque. Quant à la missive sur sa retraite, il feignit de douter de son authenticité, et pria les signataires de vouloir bien dire authentiquement si elle était véritablement d’eux.

Les prêtres et les diacres de Rome comprirent qu’ils avaient fait fausse route, et ils se hâtèrent d’écrire à Cyprien avec les ménagements et le respect qu’il méritait. L’évêque de Carthage leur écrivit pour répondre aux faux renseignements qu’on leur avait envoyés de Carthage. Il leur expliqua le motif de sa retraite en leur racontant que le peuple infidèle s’était ameuté contre lui dès le début de la persécution ; que, pour éviter un surcroît de malheurs pour ses frères, il avait jugé à propos de se cacher pour quelque temps ; mais que ses lettres adressées à son clergé et aux fidèles prouvaient qu’il n’était absent que de corps, et non d’esprit.

Ceux qui à Rome avaient confessé la foi, envoyèrent alors à Cyprien un d’entre eux nommé Celerînus avec une lettre. Parmi ces confesseurs de la foi se distinguaient principalement les prêtres Moyse et Maximus. Cyprien leur adressa une lettre de félicitation  à propos des tourments qu’ils avaient supportés.

La question des Tombés ne fut point terminée par les sages règles indiquées par Cyprien. Tous ceux qui avaient faibli dans la confession de la foi se rendaient auprès des martyrs et des confesseurs pour en obtenir des billets de recommandation. Des martyrs, comme Paul de Carthage, chargeaient quelqu’un de donner de ces billets en leur nom après leur mort. Paul avait confié une mission de ce genre au confesseur Lucianus qui donnait à tous les Tombés indistinctement des billets au nom de Paul ou d’autres martyrs. Ceux qui les recevaient exigeaient aussitôt qu’on les reçût en communion. Cyprien avait décidé qu’il fallait distinguer entre ceux qui étaient malades et ceux qui pouvaient attendre qu’une décision fût prise en commun par les évêques. Quant aux premiers, s’ils se repentaient et confessaient leur faute, on devait leur imposer les mains et leur donner la communion. Pour les autres, il fallait ajourner leur réintégration dans la société des fidèles.

Lucianus fit opposition à Cyprien au sujet de ces règles et lui écrivit que l’on devait admettre à la communion tous ceux qui étaient porteurs de billets des martyrs. Plusieurs prêtres se conformèrent à cet avis et introduisirent ainsi dans l’Église un germe de relâchement. Cyprien et le clergé de Rome s’entendirent pour blâmer cet excès de tolérance. Ils respectaient dans les véritables billets le désir des martyrs, et reconnaissaient que leur intercession auprès de Dieu pouvait obtenir le pardon des Tombés ; mais, tout en vénérant les martyrs, ils ne voulaient pas que leur charité tournât au détriment de la discipline de l’Église. Le respect pour les martyrs était si grand que Gelerinus, confesseur de Rome, implora des billets de communion de Lucianus, en faveur de ses sœurs. Sa lettre, aussi remarquable par le style que par l’esprit de foi qui y règne, prouve qu’il était non-seulement un chrétien fervent et courageux, mais un homme d’une éducation très-distinguée. Lucianus était certainement un chrétien vénérable, mais la réponse qu’il adressa à Celerinus donne de sa culture intellectuelle une idée peu avantageuse. Cyprien en jugea ainsi dans la lettre qu’il écrivit au clergé romain. Il est probable que Lucianus abusa de la lettre de Celerinus pour se donner une importance qu’il n’avait pas, et qu’il la communiqua ainsi que sa réponse aux fidèles de Carthage. Cyprien en adressa copie au clergé de Rome, et y joignit une lettre dans laquelle il louait l’humilité de Celerinus et blâmait les prétentions exagérées de Lucianus qui, au nom des martyrs, se posait trop en distributeur des grâces divines. Il reconnaissait que Lucianus était un homme de zèle et de foi, un chrétien vertueux, mais il faisait remarquer qu’il était fort peu instruit, et que sa vénération pour les martyrs lui faisait oublier l’Évangile pour lequel les martyrs avaient souffert la mort.

 

 

Avec cette lettre, Cyprien envoya au clergé de Rome sa correspondance avec l’évêque Caldonius qui l’avait consulté sur les règles que l’on devait suivre à l’égard des Tombés. On doit remarquer que Caldonius adressa sa lettre à Cyprien et à ses collègues dans le sacerdoce. Dans chaque Église, l’évêque n’agissait jamais seul et en vertu d’une autorité personnelle, mais de concert avec les prêtres de son église. Il était le premier d’entre eux, par son ordre supérieur, mais les prêtres possédaient aussi le sacerdoce, quoique à un degré inférieur, et ils prenaient part, avec l’évêque, aux décisions prises au nom de l’Église dont ils étaient les pasteurs. Caldonius, comme Cyprien et le clergé de Rome, se montrait miséricordieux pour ceux qui devaient quitter ce monde et se repentaient, mais il attendait, pour les autres, une décision prise en commun par les pasteurs de l’Église universelle.

Cyprien, fidèle à l’usage ancien de l’Église, donna connaissance à son clergé des lettres qu’il avait adressées à Rome. Il écrivit dans le même temps aux confesseurs de cette Église pour les féliciter du courage qu’ils opposaient aux persécutions. Moyse, Maximus, prêtres, Nicostratus et Rufinus, diacres, et les autres confesseurs romains, répondirent à leur frère Cyprien que les violences qu’ils souffraient n’étaient point pour eux une peine, mais un bonheur.

Ces relations entre l’évêque de Carthage et le clergé de Rome donnent une idée exacte de ces touchantes communications qui existaient entre les Églises primitives, et dans lesquelles personne ne songeait à s’attribuer une autorité quelconque. La doctrine révélée et toujours reçue par l’Église universelle en était la règle. La charité en était l’esprit. Les évêques, les prêtres, les diacres aimaient à se donner mutuellement le nom de frères ; les évêques ne pensaient pas que ce doux titre fût une atteinte à leur dignité ; les prêtres et les diacres ne le donnaient point avec l’intention de s’élever jusqu’à l’épiscopat qu’ils vénéraient et respectaient. Tout était dans l’ordre, parce que la vérité et la charité dictaient toutes les démarches.

Cyprien essaya de ramener les Tombés, trompés par l’imprudente indulgence de Lucianus, à la saine appréciation de leur état. Il leur adressa une lettre au début de laquelle il établit que c’est sur l’épiscopat que l’Église est établie, afin de faire comprendre que les évêques seuls avaient l’autorité pour décréter les conditions auxquelles les Tombés pouvaient être réintégrés dans la société des fidèles. Il commence ainsi cette lettre :

« Notre-Seigneur dont nous devons observer les préceptes et les avertissements, fondant l’honneur de l’évêque et la base (ou raison) de son église, s’exprime ainsi, dans l’Évangile, en s’adressant à Pierre : « Je te « dis que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon « Église, et les portes de l’enfer ne la vaincront pas ; et « je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce « que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce « que tu délieras sur la terre sera délié dans les deux. » De là, à travers les vicissitudes des temps et des successions, ont découlé, et l’ordination des évêques, et la base (ratio) de l’Église, de telle sorte que l’Église soit établie sur les évêques, et que tout acte de l’Église soit gouverné par les mêmes préposés. Comme cela a été fondé par une loi divine, je m’étonne que, avec une audacieuse témérité, quelques-uns m’aient écrit qu’ils donnaient des lettres au nom de l’Église, lorsque l’Église réside dans l’évêque, le clergé et tous les fidèles. Puissent la miséricorde et la puissance invincible du Seigneur ne pas permettre que la troupe des Tombés soit appelée l’Église ! »

 

 

L’évêque de Carthage voulait que les Tombés s’adressassent à l’évêque, comme au représentant de l’Église, pour lui confesser leur faute et lui demander pénitence. Les prêtres et les diacres de Carthage étaient d’accord en cela avec Cyprien, et ils se séparèrent de la communion du prêtre Gaïus et de son diacre qui communiquaient avec les Tombés. Ce Gaïus était prêtre à Didda. C’est une des premières mentions que nous rencontrons dans l’histoire d’un prêtre spécialement chargé, avec un diacre, du soin d’une paroisse.

Afin qu’à Rome on suivît, à l’égard des Tombés, les mêmes règles qu’à Carthage et qu’il y eût accord entre les deux principales églises d’Occident, Cyprien envoya aux prêtres et aux diacres de Rome, le recueil des lettres qu’il avait écrites à son clergé et sa réponse aux Tombés. Les prêtres et les diacres de Rome lui répondirent aussitôt :

« Au pape Cyprien, les prêtres et les diacres de Rome, salut :

« Très-cher frère, après avoir lu les lettres que tu nous as envoyées par le sous-diacre Fortunatus, nous avons été profondément affligés de deux choses : d’abord de ce qu’on ne vous laisse aucun repos au milieu des persécutions ; ensuite de ce que les Tombés se soient laissés aller aussi loin dans leurs lettres. »

Dans le reste de sa lettre, le clergé de Rome adhère aux règles suivies par l’évêque de Carthage.

Cette correspondance de Cyprien et du clergé de Rome est un exemple remarquable des relations que les Églises avaient entre elles. Dès qu’une grave discussion s’élevait, les chefs des Églises se mettaient aussitôt en rapport, se communiquaient leurs vues, dans le but de suivre une même règle de conduite. Leurs lettres n’étaient confiées qu’à des clercs qui leur servaient de courriers pour la lettre et la réponse. On remarque, dans ces lettres, que d’aucun côté on ne songeait à faire prévaloir en autorité une Église sur une autre ; toutes n’avaient qu’un souci : conserver la foi ancienne et les lois apostoliques. A Rome même on ne pensait point alors à se prévaloir d’une autorité supérieure. Les autres Eglises cherchaient à être d’accord avec elle et à vivre dans sa communion, parce qu’elle était la seule Église d’Occident qui eût été certainement fondée à l’époque apostolique et qu’elle était la plus importante ; mais si, dans cette Eglise, on apercevait quelque faute, on la signalait avec autant d’indépendance que celles des autres Eglises ; on ne lui reconnaissait ni à elle ni à son évêque aucune autorité supérieure. Le titre de pape que l’évêque de Rome a prétendu, depuis le moyen âge, appartenir à lui seul, était donné aux autres évêques même par le clergé de Rome ; mais les évêques, les plus dignes de ce titre, communiquaient à leur clergé les lettres qu’ils écrivaient aux Églises et qu’ils en recevaient. C’est ainsi que Cyprien donna connaissance aux prêtres et aux diacres de Carthage de sa correspondance avec l’Église romaine. Ce grand évêque ne faisait même jamais l’ordination d’un simple clerc sans consulter son clergé et discuter avec lui les mérites du postulant. Ayant ordonné lecteurs, sans prendre son avis, Aurelius et Celerinus qui avaient courageusement confessé la foi, il crut devoir expliquer à ses prêtres et diacres, les motifs qu’il avait eus d’en agir ainsi pendant la persécution. Il leur écrivit de même à propos de l’ordination du prêtre Numidicus, également confesseur de la foi. Les lettres de Cyprien sont un des plus précieux monuments des premiers siècles touchant les rapports qui existaient entre les divers membres du clergé et les fidèles. De la retraite où il s’était retiré, l’évêque de. Carthage ne négligeait aucune occasion de diriger son clergé et les fidèles ; il les exhortait à ne pas visiter en troupe les martyrs, afin de ne pas trop attirer l’attention ; le soin que l’on avait des martyrs ne devait pas faire oublier les veuves, les malades, les pauvres, les voyageurs. On devait avoir une charité particulière pour les confesseurs de la foi, soit vivants, soit morts. Quant à ces derniers, il fallait tenir bonne note du jour de leur mort, afin de célébrer leur mémoire chaque année, avec celle des martyrs.

Nous avons rencontré, dès les temps apostoliques, des témoignages en faveur du pieux usage de célébrer la mémoire des saints. La primitive Église ne croyait pas que la mort pût interrompre les rapports de communion entre les âmes des justes et les fidèles qui restaient dans le monde visible.

Tandis que Cyprien s’acquittait ainsi de tous les devoirs de son épiscopat, un nommé Felicissimus se sépara publiquement de sa communion. Felicissimus était laïque ; mais, sans doute, un homme important par sa position sociale. Il n’en était pas moins coupable de crimes nombreux, comme le viol, la fraude et l’adultère. Cyprien ayant délégué à Carthage deux évêques, Caldo-nius et Herculanus, avec Rogatianus et Numidicus qu’il appelle ses frères en sacerdoce, afin de veiller aux abus commis dans l’admission des Tombés, Felicissimus déclara que ceux qui communiqueraient avec ces envoyés de Cyprien, se trouveraient par là même en dehors de sa communion à lui, Felicissimus. Son excommunication retombait sur lui-même, puisqu’il se séparait de l’évêque et du reste de l’Église. Il eut quelques partisans parmi les Tombés qu’il recevait généreusement à sa communion ; les cinq prêtres qui s’étaient déclarés contre l’ordination de Cyprien se joignirent à lui et donnèrent, à son schisme une certaine importance. Conformément aux recommandations de Cyprien, ses collègues Caldonius, Herculanus et Victor, avec les prêtres Rogatianus et Numidicus déclarèrent se séparer de la communion de Felicissimus, Augendus, Repostus, Irène et Paula, Sophronius et Soliassus On connaît ainsi les principaux adhérents de Felicissimus. Les cinq prêtres qui s’unirent à lui étaient Novatus, Fortunatus, Donatus, Gordius, Gaïus de Didda.

Un seul lien réunissait tous ces adversaires de Cyprien, l’opposition à l’autorité épiscopale. Car, au fond, ils n’avaient d’autre souci que de se soustraire aux condamnations que, pour la plupart, ils avaient méritées. Novatus, le plus considérable, parmi les prêtres schismatiques, se posa en évêque de Carthage et ordonna diacre son ami Felicissimus.

La persécution ayant alors cessé par la mort de l’empereur Décius (253). Cyprien, après une retraite d’environ deux années, put rentrer dans son Église. Novatus quitta en même temps Carthage et se rendit à Rome.

Cette Église était alors profondément troublée par un de ses prêtres nommé Novatianus qui s’opposa à l’élection de Cornelius et se fit lui-même ordonner évêque sans avoir été élu. Novatus de Carthage fut un de ses plus chauds partisans.

A peine Cornelius était-il élu que Novatianus se hâta de se faire ordonner de la manière dont il sera fait mention plus bas, dans une lettre de Cornelius lui-même. Il envoya aussitôt aux principales églises des lettres par lesquelles il demandait leur communion. Tel était alors l’usage, surtout pour les principales églises. Les envoyés de Novatianus à Carthage furent le prêtre Maximus, le diacre Augendus, et les nommés Machœus et Longinus. Cyprien n’eut pas confiance en leurs récits qui contredisaient ceux qui avaient déjà été apportés à Carthage par deux évêques, Pompeius et Stephanus. Cependant, afin de se décider en connaissance de cause, les évêques d’Afrique envoyèrent à Rome deux de leurs collègues, Caldonius et Fortunatus, qui devaient prendre toutes les informations canoniques.

 

 

 

Cyprien informa de ces détails son très-cher frère Cornélius.

Les évêques d’Afrique étaient alors réunis en concile pour décider les questions relatives à la réconciliation des Tombés. On fit, dans cette vénérable assemblée, des canons qui furent adoptés par l’Église universelle. Le sens général de ces décrets  fut que les Tombés ne devaient pas être rejetés impitoyablement de l’Église, mais qu’on ne devait les admettre à la communion qu’après une pénitence convenable, à moins qu’ils ne fussent en danger de mort, dans lequel cas, il fallait leur accorder la communion, s’ils se montraient repentants de leur faute.

Cyprien, qui présida ce concile, y lut un discours qui devint son traité des Tombés. On trouve dans cet ouvrage les règles adoptées par le concile de Carthage.

Pendant que les évêques africains étaient réunis en concile, Caldonius et Fortunatus faisaient à Rome une enquête touchant l’ordination de Cornelius et celle de Novatianus. Le résultat fut entièrement favorable au premier qui fut reconnu comme légitime évêque de Rome. Cyprien reçut en même temps le rapport des deux délégués d’Afrique et les lettres de Cornelius. Il lui répondit aussitôt qu’il condamnait ceux qui, à Rome, avaient essayé de rompre l’unité de l’Église en y instituant un double épiscopat ; qu’il lui envoyait à lui seul ses lettres de communion, selon les divines traditions et les règlements ecclésiastiques ; et qu’il aurait soin de communiquer ses lettres aux autres évêques d’Afrique, afin qu’il fût reconnu comme unique évêque de Rome.

Cyprien n’avait point douté de la légitimité de l’élection et de l’ordination de Cornelius ; mais les calomnies des partisans de Novatianus avaient fait impression sur un grand nombre d’Africains ; il était donc nécessaire de faire une enquête juridique qui réduisît les calomniateurs au silence et éclairât ceux qu’ils avaient trompés.

 

Cornelius fut blessé de la démarche des évêques d’Afrique ; il le fut également d’une lettre que Cyprien écrivit aux schismatiques de Rome pour les engager à rentrer dans l’unité, Cyprien s’adressait à eux avec charité et douceur, car plusieurs d’entre eux avaient confessé la foi pendant la persécution. Cornelius mettait dans la lutte quelque passion, comme on le verra dans la lettre que nous ferons bientôt connaître. De plus, on reçut à Rome une lettre du clergé d’Adrumète, adressée non pas à l’évêque mais aux prêtres et aux diacres. Cornelius s’en plaignit comme d’une injure qui lui était faite. Cyprien lui expliqua qu’à la date de cette lettre on ne connaissait pas encore, à Adrumète, le rapport des délégués africains sur la légitimité de son ordination.

Des sectateurs de Novatianus, qui avaient confessé la foi, abandonnèrent le schisme aux instances de Cyprien et de Cornelius : mais le faux évêque de Rome n’en persista pas moins dans son opposition, et envoya même en Afrique de nouveaux délégués, parmi lesquels était Novatus, pour tromper les fidèles et fusionner son schisme avec celui de Felicissimus.

Cyprien avait envoyé aux confesseurs de Rome, avec sa lettre, son traité de l’Unité de l’Église. Ce bel ouvrage était bien capable de les convaincre du crime qu’ils commettaient en scindant l’unité par la division qu’ils soutenaient dans l’épiscopat d’une même Église.

Telle est la pensée fondamentale de ce célèbre ouvrage. Le but de l’auteur était de prouver que, dans l’Église, il n’y avait qu’un épiscopat, lequel avait succédé à l’apostolat ; que l’épiscopat était un comme l’apostolat avait été un ; que, dans une Église particulière, vouloir établir deux évêques, c’était scinder l’épiscopat, diviser l’Église catholique, et former un schisme ; que c’est principalement l’unité épiscopale qui manifeste l’unité de l’Église, laquelle unité consiste essentiellement dans l’identité de la doctrine. C’est par les évêques que la doctrine est conservée dans son identité et que l’unité de l’Église apparaît dans toute sa splendeur.

Pour prouver l’unité de l’épiscopat, Cyprien commence par établir l’unité de l’apostolat, et il apporte en preuves de cette unité les paroles adressées à saint-Pierre. Quoique ces paroles fussent prononcées pour tous les apôtres, Jésus-Christ les adressa à un apôtre en particulier, afin de faire voir que ce qui appartenait à l’un d’eux appartenait à tous, et que l’apostolat était un h

Le traité de l’Unité de l’Église n’est pour ainsi dire que le commentaire de la doctrine exprimée par Cyprien au début de sa Lettre 27, et dans laquelle il établit la constitution divine de l’épiscopat sur le texte évangélique : « Tu es Pierre, etc. »

Partant du même principe, il fait ce raisonnement : Jésus-Christ a promis à saint Pierre qu’il serait la pierre de l’Église, qu’il aurait le pouvoir de lier et de délier. Il accorda les mêmes prérogatives aux autres apôtres ; cependant, afin de faire voir que chaque apôtre ne formait pas une autorité à part, il adressa d’abord à un seul d’entre eux ce qui était dit pour tous, afin que l’on comprît que l’autorité était une et la même en tous. Ainsi, quoique tous les apôtres aient possédé la même autorité et la même dignité que Pierre, Jésus-Christ a voulu, pour montrer qu’elle devait être une, la promettre d’abord à un seul.

De l’unité de l’apostolat, Cyprien déduit l’unité de l’épiscopat qui le remplace dans l’Église. Il enseigne que cet épiscopat ne forme qu’une seule et même autorité possédée solidairement par tous les évêques, au même titre.

Celui qui s’élève contre un évêque s’élève donc contre l’épiscopat catholique, il divise l’Église, il forme un schisme.

La plus grande partie de l’ouvrage de Cyprien est consacrée à démontrer combien sont coupables ceux qui divisent l’Église en divisant l’épiscopat.

Les confesseurs romains, convaincus de leur erreur, abandonnèrent le schisme et en avertirent Cyprien, qui leur écrivit pour les féliciter.

L’évêque de Carthage avait adressé à celui de Rome les décrets adoptés par le concile de Carthage. Cornelius convoqua aussitôt à Rome un concile des évêques voisins, qui s’assemblèrent avec les prêtres et les diacres de Rome. On prit, dans ce concile, des résolutions analogues à celles du concile de Carthage, et on y condamna Novatianus qui persistait à se donner comme évêque de Rome.

Cornelius en écrivit aux principaux évêques de l’Église. Eusèbe nous a conservé sa lettre à Fabius, évêque d’Antioche. Nous la ferons connaître d’après le docte historien. Fabius et plusieurs évêques d’Asie-Mineure et de Palestine avaient adhéré à Novatianus, trompés qu’ils étaient par les calomnies et les émissaires du sectaire. Cornelius ne les convainquit pas de la légitimité de son ordination, et ce ne fut que quelques années après qu’ils accordèrent leur communion au légitime évêque de Rome. Ce fait est très-remarquable et prouve que la communion avec l’évêque de Rome n’était pas considérée comme une condition de l’unité. En effet, les évêques orientaux, qui refusèrent leur communion à Cornelius et à son successeur Etienne, ne furent jamais considérés comme schismatiques par l’Église ; plusieurs même ont été honorés comme saints.

La sévérité de Novatianus avait fait une impression favorable sur les évêques d’Orient, qui ignoraient jusqu’à quel point cette sévérité était poussée.

Novatianus, prêtre de Rome, dit Eusèbe, s’éleva avec orgueil contre la mansuétude que les meilleurs évêques recommandaient et pratiquaient à l’égara de ceux qui avaient faibli dans la persécution. Il prétendait qu’ils ne pouvaient réparer leur faute, même en accomplissant toutes les conditions d’une conversion sincère et d’une exacte pénitence. Dans leur orgueil, Novatianus et ses adeptes prirent le nom de Cathares, c’est-à-dire Purs. A cette occasion, un synode se réunit à Rome. Soixante évêques et un plus grand nombre de prêtres et de diacres y assistèrent. Pour répondre aux consultations des évêques de province, qui avaient demandé ce qu’il y avait à faire, on promulgua le décret suivant :

« On doit considérer comme étrangers à l’Église, Novatianus et ceux qui se sont élevés comme lui avec insolence, et tous ceux qui oseraient admettre leurs opinions inhumaines et contraires à la charité fraternelle. Les frères qui sont tombés pendant la persécution doivent être soignés et guéris par les remèdes de la pénitence. » Cornélius, après le concile de Rome, écrivit à Fabius, évêque d’Antioche, dit Eusèbe, pour lui faire connaître ce qui avait été fait au synode romain, ainsi que les autres sentences rendues en Italie, en Afrique, et dans les autres provinces occidentales.

C’est un des premiers exemples que nous offre l’histoire, où l’évêque de Rome s’adressa à l’Orient comme intermédiaire de l’Occident. Ce rôle lui convenait parfaitement à cause de l’importance de son Église. Après avoir signalé ce fait, Eusèbe continue : « Il existe aussi des lettres latines de Cyprien et des autres évêques qui s’assemblèrent en Afrique. » On y voit que tous condamnaient comme indignes d’appartenir à l’Eglise l’auteur et les fauteurs de la coupable doctrine qui refusait aux Tombés la ressource de la pénitence. Cornelius, en adressant tous ces documents à Fabius, y avait joint une lettre particulière, dans laquelle il donnait à l’évêque d’Antioche les renseignements suivants sur Novatianus : « Cet homme désira longtemps la dignité épiscopale, mais il cachait son ambition sous une feinte modestie, au point que personne ne s’en doutait. Il acquit d’abord l’estime de plusieurs confesseurs de la foi, en particulier de Maximus, prêtre de notre Eglise, d’Urbanus, de Sidonius, et même de Celerinus, qui, par la miséricorde de Dieu, supporta toutes espèces de supplices, malgré la faiblesse de son corps, et vainquit l’ennemi de la foi. Tous ayant connu ses véritables sentiments, ses parjures et ses mensonges, l’abandonnèrent avec horreur et revinrent à la sainte Eglise. Ils firent connaître à plusieurs évêques, prêtres et laïques, les manœuvres et la méchanceté de l’hérétique et déplorèrent de s’être séparés de l’Eglise pendant quelque temps, et d’avoir été séduits par cette bête astucieuse et cruelle. »

Peu après, Cornelius ajoutait ces détails :

« Ce pieux personnage, qui avait affirmé avec les serments les plus redoutables qu’il ne désirait pas l’épiscopat, apparut tout à coup évêque comme par enchantement. Lui qui se donnait comme le docteur et le défenseur de la discipline ecclésiastique, s’efforça de ravir l’épiscopat que Dieu ne lui avait pas accordé. Pour cela, il s’associa deux hommes pervers qui s’en allèrent dans un pauvre coin de l’Italie avec mission de tromper trois évêques simples et ignorants, et de les engager à se rendre à Rome afin de travailler, avec les autres évêques, à apaiser les discordes qui avaient lieu dans cette ville. Novatianus et ses fauteurs s’emparèrent des trois pauvres évêques, les enivrèrent et, à la dixième heure, les forcèrent à lui conférer l’épiscopat par une prétendue imposition des mains.

« Fort peu de temps après, un de ces évêques revint à l’Eglise, confessant son péché en pleurant amèrement. Tout le peuple intercédant pour lui, nous l’avons reçu à la communion laïque. Nous avons ordonné des évêques, pour remplacer les deux autres, et nous les avons envoyés à leurs églises. »

Ce fait prouve que les évêques de Rome jouissaient du droit d’ordonner des évêques pour certaines églises d’Italie. Ce droit était exercé par tous les évêques des églises principales qui avaient été des centres d’évangélisation. Les églises, fondées par ces évêques ou par les missionnaires qu’ils envoyaient, se regardaient comme inférieures à l’égard de l’Eglise mère qui leur avait donné la vie de la foi, et continuaient à recevoir d’elle leurs évêques. Telle fut l’origine des degrés hiérarchiques dans l’épiscopat, degrés qui reçurent depuis la consécration des conciles œcuméniques.

Cornelius ajoute dans sa lettre à Fabius : « Novatianus, ce vengeur de l’Évangile, ignorait donc qu’il ne doit y avoir qu’un évêque dans une Église catholique. Il savait bien cependant (comment ne l’eût-il pas su ?) que dans notre Eglise il y a quarante-quatre prêtres, sept diacres, et autant de sous-diacres ; quarante-deux acolytes, cinquante-deux exorcistes, lecteurs et portiers ; plus de quinze cents veuves pour prendre soin des infirmes et des pauvres. A tous, la grâce et la bonté de Dieu donnent des aliments. Cette multitude si nombreuse et si nécessaire, qui est dans notre Eglise ; cette assemblée si nombreuse et si riche des biens de la Providence, avec un peuple immense et presque innombrable, tout cela n’a pu détourner Novatianus de ses mauvais desseins et le rappeler à l’Eglise. »

 

Ces détails que donne Cornelius sur l’état de l’Eglise de Rome, au milieu du troisième siècle, ont un intérêt historique qui n’échappera à personne. La capitale de l’Empire avait un peuple immense de fidèles ; quarante-quatre prêtres en prenaient soin pour ses besoins spirituels, sous la direction de l’évêque ; sept diacres, seconde par sept sous-diacres, prenaient soin des aumônes et veillaient aux besoins matériels des fidèles pauvres ; de nombreuses veuves exécutaient leurs ordres. Le nombre de clercs inférieurs donne à penser que les lieux de réunion dont ils étaient spécialement chargés étaient assez nombreux. L’Eglise de Rome, au point de vue purement extérieur, était donc, au milieu du troisième siècle, une des plus importantes, sinon la plus importante du monde. Dès la fin du second siècle, elle possédait, non-seulement des fidèles originaires de Rome, mais une foule d’autres que leurs intérêts attiraient de toutes les provinces de l’empire vers la capitale. Tout concourait à faire de Rome la première des Eglises.

Cornélius raconte ensuite à l’évêque d’Antioche comment Novatianus avait été amené à désirer l’épiscopat : “ Était-ce parce qu’il avait appartenu à l’Eglise dès son enfance ? parce qu’il avait beaucoup travaillé pour sa défense ? parce qu’il avait beaucoup souffert pour la religion ? Pas du tout. Satan lui-même, qui était en lui et qui y demeura quelque temps, fut cause de sa conversion. Lorsque, pendant une grave maladie qu’il fit, les exorcistes l’entouraient de soins, on crut qu’il allait mourir, et on le baptisa sur le lit où il était couché, si l’on peut dire qu’il reçut ainsi réellement le baptême. Lorsqu’il fut guéri, il ne reçut pas ce qu’il devait recevoir selon la règle ecclésiastique, et ne fut pas confirmé par l’évêque. N’ayant pas reçu ce sacrement, quand peut-il dire qu’il a reçu le Saint-Esprit ? Du temps de la persécution, par crainte et par un amour exagéré de la vie, il nia qu’il fût prêtre. Averti et prié par les diacres de sortir de la retraite où il s’était caché pour secourir les frères qui avaient besoin de soins, loin d’obéir aux exhortations des diacres, il s’enfuit, après leur avoir dit qu’il ne voulait plus être prêtre. Ses goûts le portaient en effet vers d’autres idées. Aujourd’hui, cet homme illustre a quitté l’Eglise dans laquelle il a été baptisé, et où il reçut le sacerdoce par faveur de l’évêque qui lui imposa les mains.

« Tout le clergé et la plupart des fidèles s’opposaient à son ordination, parce qu’il n’était pas permis d’élever au sacerdoce celui qui avait été baptisé au lit pendant une maladie ; mais l’évêque les supplia de lui permettre une telle ordination, seulement pour Novatianus.

« Cet homme ayant quitté l’Église abusa de son sacerdoce pour se créer une secte. Lorsqu’il avait déposé le pain consacré dans la main de celui qui devait communier, il lui serrait cette main dans ses deux mains, et lui disait : « Jure-moi, par le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que tu n’abandonneras pas mon « parti et que tu ne retourneras pas à Cornelius. » Il ne lâchait la main du communiant qu’après l’avoir entendu prononcer ce serment. Le fidèle, après avoir reçu le pain consacré, au lieu de répondre amen, devait dire : « Je ne « retournerai pas à Cornelius. »

L’exemple de Moyse et de cinq autres prêtres de Rome, confesseurs de la foi, qui s’étaient déclarés partisans des opinions rigoureuses de Novatianus lui avait gagné beaucoup d’adeptes à Rome ; mais Moyse, avant le martyre qu’il supporta avec un courage héroïque, ainsi que les cinq autres prêtres, déclarèrent solennellement Novatianus séparé de leur communion.

A la fin de sa lettre à Fabius d’Antioche, Cornelius désignait par leurs noms et par leurs sièges, tous les évêques qui s’étaient réunis à Rome pour condamner

Novatianus, et tous ceux qui avaient approuvé les décrets du concile.

Dans la première communication officielle faite à l’Orient, au nom de l’Occident, par l’évêque de Rome, se révèle avec évidence, la constitution de l’Église occidentale. Elle était épiscopale et conciliaire comme celle de l’Église orientale, et non monarchique. L’évêque de Rome ne se donne, dans cette communication, que le rôle d’intermédiaire, et non celui d’un chef supérieur. Son autorité se confond avec celle des autres évêques d’Occident, ses frères et ses égaux dans l’épiscopat ; il soumet la décision des évêques occidentaux à l’approbation de ceux d’Orient, afin de lui donner le caractère d’universalité.

Denys d’Alexandrie écrivit aussi à Fabius d’Antioche, au sujet de la pénitence que l’on devait imposer aux Tombés. Après avoir mentionné les martyrs de son Église, il lui exposa un fait qu’Eusèbe trouve digne d’être enregistré par l’histoire et qui le mérite, en effet, à plus d’un titre. « Il y avait en notre ville, dit l’évêque d’Alexandrie, un vieillard du nom de Sérapion, qui avait toujours vécu avec la plus grande innocence. Il tomba pendant la persécution, et quoiqu’il eût demandé très-souvent à être réconcilié, on n’obtempérait point à sa demande, parce qu’il avait sacrifié. Il tomba malade et perdit, pendant trois jours, l’usage de la voix et de ses autres sens. Le quatrième jour, il se trouva mieux et appela son petit-fils auquel il dit : « Jusqu’à quand, «mon fils, me retiendras-tu ici ? cours, je t’en prie, et « hâte-toi de me rapporter mon pardon ; amène-moi un « prêtre. » Après avoir ainsi parlé, Sérapion perdit de nouveau la parole. L’enfant courut chez le prêtre ; il était nuit et le prêtre était malade. Mais comme j’avais prescrit, ajoute Denys, de réconcilier les mourants, surtout lorsqu’ils avaient demandé auparavant leur pardon avec instance, afin qu’ils pussent quitter cette vie avec bon espoir, le prêtre remit à l’enfant une petite partie de l’eucharistie, en lui recommandant de la mettre dans la bouche du vieillard après l’avoir trempée dans l’eau. L’enfant retourne vers le vieillard, qui lui dit : « Te voilà « de retour, mon fils ; le prêtre n’a pas pu venir ; fais ce “ qu’il t’a commandé, et laisse-moi partir. » L’enfant trempa l’eucharistie dans l’eau et la mit dans la bouche du vieillard, qui l’avala et expira aussitôt après. N’est-il pas évident, ajoute Denys, que sa vie n’avait été prolongée que dans le but qu’il obtînt sa réconciliation, et que Jésus-Christ pût le reconnaître comme un des siens, en récompense des bonnes œuvres qu’il avait faites ? » Denys d’Alexandrie avait reçu de Novatianus une lettre dans laquelle cet évêque schismatique s’excusait d’avoir cédé aux instances des frères qui l’auraient forcé d’accepter l’épiscopat. Denys ne se laissa point tromper et lui répondit ainsi :

“ Denys à son frère Novatianus, salut :

« Si c’est malgré toi, comme tu l’affirmes, que tu as accepté l’épiscopat, tu peux nous en convaincre en l’abandonnant. Il aurait été en effet plus sage de tout souffrir plutôt que de diviser l’Église de Dieu. Il n’eût pas été moins glorieux pour toi de souffrir le martyre pour ne pas diviser l’Église, que pour ne pas sacrifier aux idoles. Même, à mon sens, ce martyre aurait été plus digne de louanges ; car il eût été supporté pour toute l’Église, tandis que le premier ne l’aurait été que pour le propre bien de ton âme. Si maintenant tu engages et tu obliges tes frères à revenir à l’union, ton mérite sera plus grand que ta faute ne l’a été. Ta faute ne te sera plus imputée, et ton mérite sera exalté : Si tes frères refusent de t’obéir et si tu ne peux les amener à te suivre, du moins, sauve ton âme. Si tu es disposé en faveur de la paix, je souhaite, dans le Seigneur, que tu jouisses d’une bonne santé. »

Comme Cyprien, Denys se préoccupait des règles à suivre dans la pénitence qui devait être imposée aux Tombés. Il écrivit à tous les évêques d’Égypte une cirulaire dans laquelle il distinguait divers degrés entre les coupables et indiquait la pénitence qui convenait à chacun. Il adressa spécialement à Conon, évêque d’Hermopolis son livre De la Pénitence. Eusèbe mentionne plusieurs autres lettres adressées par ce grand évêque à son peuple d’Alexandrie, à l’Eglise de Laodicée dont Thélimidris était évêque, aux Arméniens qui avaient pour évêque Méruzane. Après avoir reçu les lettres par lesquelles Cornelius de Rome l’avertissait du schisme de Novatianus, il répondit à cet évêque une lettre dans laquelle il l’avertissait qu’il avait été invité à un concile tenu à Antioche pour reconnaître la légitimité de l’épiscopat de Novatianus. A la tête de ce concile étaient Helenus de Tarse en Cilicie ; Firmilianus, évêque en Cappadoce, et Théoctiste, évêque en Palestine. Fabius, évêque d’Antioche, était mort sur ces entrefaites et Demetrianus avait été mis à sa place.

On n’avait donc pas eu, dans l’Eglise d’Asie, une entière confiance dans la lettre de Cornelius, et l’on y était plus disposé à reconnaître comme évêque légitime de Rome, Novatianus. On doit convenir que la lettre de Cornelius contre son concurrent était trop passionnée, et devait peu disposer en sa faveur ceux qui étaient trop éloignés de Rome pour savoir en détail et d’une manière certaine ce qui s’y était passé.

Novatianus n’était pas aussi méprisable que le faisait Cornelius. On possède de lui plusieurs ouvrages qui ne sont pas sans mérite, un long traité de la Trinité, et plusieurs traités sur la pâque, le sabbat, la circoncision, le sacerdoce, la prière, les nourritures judaïques ; sa doctrine sur la pénitence fut acceptée par de nombreux évêques et fidèles, non-seulement à Rome et en Afrique, mais en Espagne et en Gaule, et même dans les Eglises orientales. Comme Novatianus ne regardait pas comme légitimes les évêques qui consentaient à recevoir les Tombés à la pénitence, ses partisans instituaient des évêques, des prêtres et des diacres, et formaient des Eglises en opposition avec celles qui étaient dirigées par les autres évêques. Ils rebaptisaient même les fidèles qui venaient à eux après avoir reçu le baptême des évêques ou des prêtres opposés à leur secte.

Les Novatianiens se perpétuèrent pendant près de deux siècles dans l’Eglise. L’on peut croire que les Montanistes s’y rallièrent et lui donnèrent plus d’importance.

On a prétendu que Novatianus était mort martyr ; d’autres l’ont nié. Dès le cinquième siècle, cette question était débattue, et l’on ne possède pas aujourd’hui de renseignements assez positifs pour la trancher.

Cornelius avait envoyé en Orient de nombreux renseignements, afin que sa légitimité n’y fût plus contestée. Outre la lettre que nous avons fait connaître, il en écrivit trois autres à Fabius sur le même sujet. Demetrianus, successeur de Fabius, les communiqua aux évêques d’Asie et de Palestine réunis à Antioche. On reconnut, dans cette assemblée, la légitimité de l’ordination de Cornelius et l’on consentit à rompre toute communion avec Novatianus.

Ce fait est une nouvelle preuve des relations purement fraternelles qui existaient entre l’évêque de Rome et les autres évêques de l’Eglise. Le premier, comme ceux des Eglises principales, demandait la communion de ses frères dans l’épiscopat, comme ceux-ci la lui demandaient à lui-même après leur ordination. D’un côté comme de l’autre, on ne l’accordait qu’après avoir examiné la légitimité de l’ordination, si elle était contestée au siège même de l’élection.

Tandis que cette discussion avait lieu, une nouvelle persécution se préparait. Décius était mort après deux ans de tyrannie. Son collègue Gallus, qui avait fait cesser la persécution, donnait à pressentir que la paix ne serait pas de longue durée. Cyprien prévit d’avance les violences du tyran et il se hâta d’écrire à Cornélius qu’il était nécessaire de se relâcher de la sévérité de la discipline, et d’accorder la communion aux Tombés repentants, afin qu’ils fussent préparés à soutenir la lutte avec plus de courage.

Les évêques d’Afrique se réunirent alors en un concile qui est compté comme le deuxième de Carthage. On y traita de nouveau la question des Tombés, et l’on y prit une décision importante relativement au baptême des enfants. L’évêque Fidus pensait que l’on ne devait administrer le baptême que huit jours après la naissance, conformément à l’usage judaïque pour la circoncision. Cet avis fut rejeté et l’on décida que l’on devait accorder le baptême, sans tenir compte de la loi des Israélites. Le concile s’occupa de plusieurs autres questions qui lui avaient été soumises, et condamna de nouveau les hérétiques et les schismatiques qui troublaient l’Église africaine.

Le schisme avait fait un dernier pas à Carthage par l’ordination d’un pseudo-évêque. Cornelius hésitait à se déclarer ouvertement en faveur de Cyprien. Il se montrait en cela fort peu reconnaissant, car c’était principalement à l’évêque de Carthage qu’il devait d’avoir, été reconnu en Afrique comme légitime évêque de Rome. Cyprien avait écrit à son sujet les choses les plus flatteuses.

Novatianus avait envoyé en Afrique, avec le titre d’évêques, plusieurs de ses partisans, entre autres Nico-stratus et Maximus. Ce dernier s’établit à Carthage. D’abord Cyprien n’en avait point écrit à Cornelius, car il trouvait la chose sans importance. Cependant, aux instances de ses collègues, il adressa à l’évêque de Rome la liste des évêques légitimes d’Afrique, afin qu’il ne conservât qu’avec eux les relations de communion. Maximus eut bientôt un collègue dans le schisme à Carthage ; ce fut Fortunatus élu par la faction de Felicissimus et ordonné par cinq évêques schismatiques au nombre desquels était Maximus lui-même. Fortunatus était un des cinq prêtres de Carthage qui, dès le commencement, s’étaient déclarés contre Cyprien. Il envoya à Rome des députés à la tête desquels était Felicissimus. Cornelius qui les connaissait refusa de les recevoir ; mais ils élevèrent contre Cyprien des accusations nombreuses ; ils déclarèrent que Fortunatus avait été élevé sur le siège de Carthage par vingt-cinq évêques, et ils parlèrent avec tant d’audace que l’évêque de Rome, privé de tout renseignement authentique sur l’ordination de Fortunatus, subit l’influence de la calomnie, et se prit à douter des vertus de Cyprien. L’évêque de Carthage ayant reçu de lui une lettre assez indécise, lui fit une réponse dans laquelle il s’exprime ainsi : Frère, après avoir lu ta lettre, j’ai été très-étonné de voir que tu t’es laissé un peu émouvoir par les menaces et les violences de ceux qui sont allés à Rome ; qui t’ont menacé, si tu ne recevais les lettres dont ils étaient porteurs, de les lire publiquement, et qui ont ajouté mille choses honteuses bien dignes de sortir de leur bouche. S’il en est ainsi, très-cher frère, et s’il faut craindre l’audace des pervers, et si de tels hommes obtiennent par leur impudence ce qu’ils ne peuvent obtenir justement, c’en est fait de la vigueur épiscopale et du sublime et divin pouvoir de gouverner l’Église ; nous ne pouvons même plus continuer à être chrétiens, si nous en sommes arrivés à craindre les menaces et les astuces des méchants… Très-cher frère, nous devons conserver une foi énergique et immuable ; un courage inébranlable contre les attaques de ceux qui aboient après nous, et résister, comme de solides rochers, aux flots qui menacent de nous engloutir. Peu importe à un évêque d’où viennent la violence et le péril ; sa destinée est de vivre au milieu des dangers, et sa gloire consiste à les vaincre… Très-cher frère, il ne faut abandonner ni la discipliné ecclésiastique ni la censure sacerdotale, parce que l’on nous accable d’outrages et de menaces… Si Dieu a établi d’une manière si certaine l’autorité sacerdotale, que peut-on penser de ceux qui se déclarent ennemis des prêtres, rebelles à l’Église, sans s’effrayer des menaces du Seigneur et des vengeances du dernier jugement ? Les hérésies et les schismes n’ont pas eu d’autre source que la désobéissance au prêtre de Dieu, et l’erreur d’après laquelle il n’y aurait pas dans une Eglise un seul évêque, tour à tour prêtre et juge. Si, selon les lois divines, toute la société fraternelle obéissait à cet évêque, personne ne s’élèverait contre le collège entier du sacerdoce ; personne, après le jugement de Dieu, le suffrage du peuple, le consentement des autres évêques, ne se poserait en juge, non pas de l’évêque, mais de Dieu ; personne ne romprait, par sa séparation, l’unité de l’Eglise ; personne dans son orgueil n’oserait enseigner une nouvelle hérésie, à moins qu’il ne soit assez sacrilégement téméraire et impie pour oser soutenir qu’on peut être prêtre sans le jugement de Dieu… »

« Il y a des évêques qui ne le sont pas par le jugement de Dieu, continue Cyprien ; ce sont ceux qui sont hors de l’Eglise. Le Seigneur permet qu’ils l’abandonnent et se contente de dire aux apôtres : Et vous, voulez-vous aussi m’abandonner ? Mais Pierre sur lequel le Seigneur lui-même avait bâti son Eglise, parlant seul pour tous, et répondant par la voix de l’Eglise, dit : « Seigneur, « à qui irions-nous, vous avez les paroles de la vie éternelle. » Il enseignait ainsi qu’on ne peut avoir la vie que dans l’Eglise de Dieu ‘.

« Pour ce qui nous concerne, très-cher frère, c’est un devoir de conscience de ne laisser personne sortir de l’Eglise par notre faute. Mais, si quelqu’un périt par sa faute, nous n’en serons pas responsables au dernier jugement. Nous ne devons pas nous laisser émouvoir par leurs injures, et trouver là un motif de nous éloigner du vrai chemin et de la règle sûre. »

Après ces considérations générales, Cyprien arrive au fait du pseudo-évêque Fortunatus.

« Je ne t’en ai pas écrit, très-cher frère, parce que l’affaire ne me paraissait pas assez importante pour te la notifier, comme s’il s’était agi d’un danger. Tu connaissais Fortunatus, un des cinq prêtres condamnés par nos coévêques et par les hommes les plus respectables ; tu connaissais également Felicissimus également condamné et au sujet duquel on t’avait écrit. Comme j’espérais que tu aurais conservé le souvenir de ces choses et que j’avais confiance en ta sagesse, je n’avais pas jugé utile de t’informer des nouvelles inepties des hérétiques. Ce que peuvent faire les hérétiques et les schismatiques n’a rien qui intéresse la majesté et la dignité de l’Eglise catholique. Je ne t’avais pas averti des entreprises de Maximus, car cela était fort inutile ; et ce n’est qu’à la prière de mes collègues que je t’avais adressé, en cette occasion, les noms des évêques qui président légitimement sur les frères dans l’Eglise catholique.

« Quant à Fortunatus, je t’en avais écrit en t’adressant le récit de ce qui s’était passé dans un concile que nous avons tenu aux Ides de mai, seulement, mon courrier n’a pu arriver à Rome aussitôt qu’on le pensait, à cause des vents contraires.

« Je ne voudrais pas raconter en détail les crimes de Fortunatus et de ses partisans ; mais seulement t’en donner une idée générale. Je tairai donc leurs crimes nombreux, pour ne parler que d’un seul ; leur communication sacrilège avec ceux qui avaient sacrifié aux idoles ; ils ont formé un parti de tous ceux qui ne veulent point faire pénitence. Ils ont mis à leur tête un pseudo-évêque, ordonné par des hérétiques ; et c’est après cela qu’ils ont osé prendre la mer, et porter les lettres des schismatiques et des pécheurs à la chaire de Pierre, à l’Eglise principale d’où l’unité sacerdotale est sortie, sans penser que les Romains sont ceux-là dont l’apôtre a exalté la foi, et auprès desquels l’infidélité ne peut avoir accès. Quel a été leur motif pour aller à Rome y annoncer leur pseudo-évêque ordonné en opposition avec l’évêque ? Ou bien ce qu’ils ont fait leur plaît, et ils y persévèrent ; ou si cela leur déplaît, et s’ils reviennent de leur erreur, ils savent où ils doivent retourner. Or, comme il a été établi par nous tous, selon l’équité et la justice, que la cause doit être jugée dans le lieu où le crime a été commis ; qu’à chaque pasteur est attribuée une portion du troupeau que chacun d’eux doit gouverner et régir, devant rendre compte au Seigneur de sa gestion, il ne faut pas que ceux sur lesquels nous présidons aillent courir çà et là, chercher à troubler, par leurs mensonges et leurs fourberies, la concorde qui doit régner entre les évêques ; mais ils doivent plaider leur cause où ils peuvent trouver leurs accusateurs et leurs témoins ; à moins que le petit nombre de ces coupables, dont il faut désespérer, ne trouve pas suffisante l’autorité des évêques établis en Afrique, qui les ont déjà jugés, et qui les ont dernièrement encore condamnés pour leurs crimes nombreux. »

 

 

Cyprien termine sa lettre par un tableau éloquent de l’énergie sacerdotale qu’un évêque doit opposer aux menaces de ceux qui ne veulent pas se soumettre à la pénitence, qui s’obstinent au contraire dans leur crime.

Cornelius était un digne évêque ; il comprit la leçon que lui donnait son frère de Carthage, condamna les schismatiques et en écrivit à Cyprien pour le féliciter lui et son Eglise de leur amour de l’unité, et de leur courage pour résister aux persécuteurs h

Gallus, collègue et successeur de Décius, avait, dès l’an 253, poursuivi l’exécution de l’édit de Décius contre les chrétiens. Cyprien en avertit les habitants de Thibare qu’il exhorta à soutenir le combat avec courage. Il admit à la communion tous les Tombés qui avaient montré du repentir de leur faute et qui promettaient d’être plus courageux dans la persécution. Cette décision fut prise en concile et communiquée à Cornelius. Cet évêque confessa alors la foi et fut envoyé en exil. Cyprien l’en félicita et lui prédit que bientôt, sans doute, il aurait, aussi bien que lui, à souffrir le martyre. Cornelius fut en effet martyrisé et fut remplacé par Lucius qui commença son épiscopat dans l’exil. Cyprien, ayant appris son retour, lui écrivit ; mais Lucius mourut peu de temps après et laissa le siège de Rome à Stephanus (Etienne) dont les luttes avec Cyprien sont restées célèbres. Cornelius et Lucius acceptèrent les décisions du troisième concile de Carthage et écrivirent que, dans les circonstances où l’on se trouvait, il fallait admettre les pénitents à la communion.

Les relations entre Cyprien et Etienne commencerent à propos de Marcianus, évêque d’Arles, en Gaule, lequel avait embrassé le parti de Novatianus.

L’évêque de Lyon, Faustinus, avait dénoncé cet évêque hérétique à plusieurs de ses collègues et particulièrement à ceux de Rome et de Carthage, les premiers d’Occident. Il appartenait surtout à celui de Rome d’intervenir, car Arles était comme une colonie ecclésiastique de Rome et ses évêques devinrent, par la suite, comme les délégués, pour les Gaules méridionales, de l’évêque romain. Il paraît qu’Etienne ne tint aucun compte de la dénonciation de Faustinus, c’est pourquoi ce dernier s’adressa de nouveau à Cyprien qui en écrivit ainsi à l’évêque de Rome :

« Cyprien à son frère Etienne, salut : Très-cher frère, notre collègue de Lyon, Faustinus m’a écrit deux fois pour me faire connaître ce que déjà il t’a annoncé aussi à toi, tant de sa part que de celle de nos coévêques établis dans cette province ; c’est-à-dire que Marcianus d’Arles a pris parti pour Novatianus, s’est séparé de l’unité de l’Eglise et de notre corps, et de l’accord qui existe entre les évêques, ayaqt adopté les opinions dures et perverses de l’hérésie qui refuse aux serviteurs de Dieu qui se repentent les portes de la miséricorde et abandonne les pauvres blessés à la dent des loups.

« C’est à nous qu’il appartient, très-cher frère, à nous qui sommes chargés du gouvernement de l’Église, de veiller à ce que la rigueur de la discipline soit imposée aux pécheurs, de manière cependant que nous ne leur refusions pas la médecine que leur offre la bonté de Dieu.

« C’est pourquoi tu dois adresser à nos évêques établis dans les Gaules des lettres très-positives pour qu’ils ne tolèrent pas plus longtemps l’insulte que fait à notre corps l’impitoyable et orgueilleux Màrcianus, l’ennemi de la bonté de Dieu et du salut de nos frères, lequel se vante de s’être séparé de notre communion, lorsque Novatianus lui-même l’avait recherchée et en a été retranché, parce qu’il s’était élevé contre Cornélius, le véritable évêque, et avait élevé autel contre autel.

« Envoie donc en Provence et au peuple d’Arles des lettres où tu les engageras à déposer Marcianus et à mettre un autre évêque à sa place, afin que le troupeau du Christ, dispersé et blessé par lui jusqu’à ce jour, soit enfin rassemblé. C’est bien assez que, ces années passées, un si grand nombre de nos frères soient morts sans avoir reçu la paix. Secourons ceux qui restent, qui ne cessent de gémir nuit et jour et d’implorer la miséricorde divine et notre secours.

« En effet, très-cher frère, le corps sacerdotal est nombreux et lié par les nœuds d’un mutuel accord et de l’unité, afin que si un membre de ce corps tombe dans l’hérésie, et cherche à déchirer et à ravager le troupeau du Christ, les autres viennent au secours et, comme de bons et miséricordieux pasteurs, réunissent les brebis du Seigneur dans le bercail…

« Les pasteurs ont-ils un devoir plus grand et meilleur que celui de veiller avec soin à la conservation et à la guérison des brebis ?…

« Si nous sommes nombreux, nous paissons cependant un troupeau unique, et nous devons rassembler et soigner toutes les brebis que le Christ a acquises par son sang et par ses souffrances.

« Nous devons conserver l’honneur glorieux de nos prédécesseurs les martyrs Cornelius et Lucius. Nous honorons leur mémoire, mais tu y es obligé surtout, toi qui es leur vicaire et leur successeur. Pleins de l’esprit de Dieu et souffrant le martyre, ils ont pensé qu’il fallait donner la paix aux pénitents, et ils ont enseigné dans leurs lettres ce que nous avons nous-même enseigné. Il ne pouvait y avoir désaccord entre ceux qui étaient guidés par le même esprit.

« Fais-nous connaître celui qui aura été mis à la place de Marcianus, afin que nous sachions à qui nous devons adresser nos frères et nos lettres. ;»

L’évêque de Rome était reconnu comme intermédiaire, en certaines circonstances, entre les évêques d’une province occidentale et ceux d’une autre, à cause de la haute position qu’il occupait dans l’Église ; mais son autorité se confondait avec celle du corps épiscopal, dont il était membre au même titre que les autres évêques. C’est ce qui ressort de la lettre de Cyprien.

On ne sait ce que fit Etienne dans l’affaire de Marcianus. On peut croire qu’il n’adoptait pas entièrement la doctrine de Cyprien et de ses prédécesseurs, d’après ce qui se passa dans l’affaire des évêques Basilidis de Leon et Astorga, et Martial de Merida. Ces deux évêques ayant été déposés pour avoir été infidèles pendant la persécution, Basilidis se rendit à Rome pour demander à Etienne de le reconnaître, ainsi que son collègue, pour évêques. Ceux qui les avaient déposés s’adressèrent à Cyprien pour en obtenir la confirmation de leur sentence.

Cet appel des orthodoxes d’Espagne à l’Église d’Afrique, sans se préoccuper de celle de Rome, prouve bien qu’on ne reconnaissait à cette dernière aucune autorité supérieure ou exceptionnelle. Etienne, trompé par Basilidis, lui accorda sa communion ainsi qu’à Martial.

Cyprien assembla un concile à Carthage pour les juger (254). Ils y furent condamnés, et le concile adressa sa sentence aux églises de Leon et de Merida. Les lettres de ces églises avaient été apportées en Afrique par Félix et Sabinus, qui avaient été élus et ordonnés évêques à la place des deux coupables. Ils furent sans doute porteurs de la réponse.

On savait parfaitement en Afrique que Basilidis était allé à Rome où il avait trompé l’évêque Etienne, mais on n’en procéda pas moins à l’examen de sa cause et à sa condamnation.

« Quoique quelques-uns de nos collègues, disent les Pères du concile, pensent qu’ils peuvent négliger la discipline divine et rester en communion avec Basilidis et Martial, que votre foi, frères bien-aimés, n’en soit pas ébranlée. Ceux qui sont unis aux coupables, participent à leur délit. Il est évident que ceux-là sont dignes d’être punis, non-seulement qui font le mal, mais qui sont d’accord avec les pécheurs ; lorsqu’ils se mêlent, par une communion illicite à ceux qui ne font pas pénitence, ils sont unis dans la faute et méritent la même peine.

« Autant qu’il est en nous, nous vous exhortons, par ces lettres, à ne point vous mêler, par une communion sacrilège, aux évêques souillés, mais de conserver votre foi pure et sincère. »

Etienne dut être peu flatté de ces considérations du concile de Carthage. Malgré la communion qu’il accorda à Basilidis et à Martial, ces deux évêques furent regardés comme illégitimes et justement déposés. On peut croire qu’il en conçut contre Cyprien un ressentiment profond qui éclata bientôt à l’occasion de la discussion sur le baptême.

Depuis quelque temps on avait soulevé dans l’Eglise d’Afrique cette question : Si le baptême donné par les hérétiques est valide, et si ceux qui viennent de l’hérésie à l’Eglise doivent être rebaptisés. La tradition de l’Eglise de Carthage touchant le baptême des hérétiques remontait au moins à Agrippinus qui, dans un concile, ordonna que ce baptême serait considéré comme nul. Agrippinus était évêque de Carthage probablement dans la seconde moitié du deuxième siècle. Tertullien, prêtre de Carthage, enseignait la même doctrine. Cyprien avait donc pour lui une tradition déjà assez ancienne de son. Eglise. On peut croire même qu’Agrippinus ne prit qu’une décision conforme à une tradition plus ancienne.

La Cappadoce et autres provinces de l’Asie suivaient une tradition apostolique, en rejetant le baptême des hérétiques. Les conciles d’Icone et de Symnades, au commencement du troisième siècle (vers 230), se prononcèrent ouvertement contre le baptême des hérétiques.

Cette décision était conforme aux 45 et 46 Canons des apôtres où le baptême des hérétiques est formellement rejeté. Il est également rejeté dans les Constitutions apostoliques (Lib. VI. c. 15).

On peut donc dire qu’il n’y avait pas dans l’Eglise de tradition constante et universelle au sujet de ce baptême ; cette question, par conséquent, n’appartenait pas à la foi ; saint Cyprien avait le droit de soutenir son opinion, et saint Etienne de Rome se trompait en donnant à la sienne les proportions d’une doctrine traditionnelle de l’Eglise, que l’on devait admettre sous peine de schisme et d’hérésie. On convenait qu’il n’y a dans l’Eglise qu’un baptême, mais celui des hérétiques devait-il être considéré comme vrai, et être confondu avec le baptême de l’Eglise ?

Π semblait évident que le baptême administré par des hérétiques, qui ne croyaient pas à la sainte Trinité,, ne pouvait être valide. Or, la plupart des anciens hérétiques professaient tous, sur la Trinité, des opinions plus ou moins hétérodoxes. C’est sans doute pour ces considérations qu’un grand nombre d’évêques, en Orient et en Afrique, avaient pensé et établi que le baptême des hérétiques était invalide. Un fidèle, nommé Magnus, écrivit à Cyprien pour lui demander si les partisans de Novatianus devaient être considérés comme les autres, hérétiques, car il était, certain qu’ils étaient orthodoxes sur les dogmes fondamentaux du christianisme, et particulièrement sur la Trinité. Cyprien lui adressa une réponse qui nous paraît être le premier document relatif à la discussion qui fut engagée vers cette époque.

Magnus posa à Cyprien deux questions : la première, si les novatiens pouvaient donner légitimement le baptême ; la seconde, si le baptême administré aux malades par infusion était valide.

A la première question, Cyprien répondit : Les hérétiques en général ne peuvent administrer le baptême, parce qu’ils n’appartiennent pas à l’Eglise, et que l’Eglise seule possède le vrai baptême. Quant à Novatianus, il ne peut l’administrer puisqu’il n’appartient pas à l’Eglise. De ce que sa doctrine sur la Trinité soit exacte, il ne s’ensuit pas qu’il puisse administrer un baptême valide, car sur d’autres points il n’a pas la même foi que l’Eglise. Quand, dans l’administration du baptême, les novatiens font cette question : « Crois-tu la rémission des péchés et la vie éternelle par la sainte Eglise ? » ils ne peuvent répondre affirmativement sans mentir, puisqu’ils rejettent ces vérités. Ceux-là seuls peuvent baptiser qui ont le Saint-Esprit ; or, le Saint-Esprit n’est que dans l’Eglise.

Sur la seconde question, Cyprien est moins affirmatif. Il répond, il est vrai, que le baptême donné par infusion est valide et confère le titre de chrétien, mais il ne donne cette doctrine que comme son opinion personnelle et ne veut l’imposer à personne. Il regarde donc comme de vrais chrétiens ceux qui ont été baptisés par infusion, et blâme ceux qui leur donnaient, par une espèce de mépris, le titre de Cliniques, comme si leur titre de chrétien, quoique réel, n’était pas cependant aussi parfait que celui des autres.

A la fin de sa lettre, Cyprien dit à Magnus qu’il a répondu à ses deux questions, selon que sa médiocrité en a été capable, mais sans vouloir imposer ses opinions à personne. Il fut plus affirmatif lorsque les évêques africains se furent prononcés dans le même sens.

Ces évêques furent convoqués par Cyprien afin de répondre collectivement à une consultation qui lui était envoyée par les évêques de Numidie. Sa réponse leur fut adressée dans cette lettre synodale :

« Très-chers frères, lorsque nous avons été réunis en concile, nous avons lu votre lettre dans laquelle vous nous demandez si l’on doit baptiser les hérétiques et les schismatiques, lorsqu’ils viennent à l’Eglise catholique, qui est une et véritable ? Quoique vous teniez, sur ce point la règle catholique comme nous, vous avez voulu nous consulter, et nous vous répondons, non point en exprimant notre opinion et une doctrine nouvelle, mais celle qui a été enseignée, par nos prédécesseurs comme par les vôtres et qui consiste à affirmer que personne ne peut être baptisé en dehors de l’Eglise, parce qu’il n’y a qu’un baptême, lequel se trouve dans la sainte Eglise. Le prêtre doit purifier et sanctifier l’eau avant qu’elle puisse laver les péchés ; or, l’eau peut-elle être purifiée par celui qui est impur et qui n’a pas le Saint-Esprit ?

« Cette question que l’on fait dans l’administration du baptême : « Crois-tu en la vie éternelle et à la rémission des péchés par la sainte Eglise ? » vient à l’appui de ce que nous disons. Nous comprenons en effet, par là, que la rémission des péchés n’a lieu que dans l’Eglise, et que les hérétiques, n’appartenant pas à l’Eglise, ne peuvent remettre les péchés.

« Celui qui est baptisé doit recevoir le chrême ou l’onction, afin qu’il puisse être l’oint de Dieu, et avoir en lui la grâce du Christ. On donne aussi l’Eucharistie aux baptisés qui ont reçu l’onction de l’huile sanctifiée sur l’autel. Or, ceux-là ne peuvent sanctifier l’huile qui n’ont ni l’autel, ni l’Eglise. Il ne peut donc y avoir d’onction spirituelle chez les hérétiques, puisqu’il est constant qu’il n’y a chez eux ni huile sanctifiée ni Eucharistie. »

Ces détails sur les rites du baptême et sur l’effet des sacrements du baptême, de la confirmation et de l’eucharistie, ont un grand intérêt historique et doctrinal.

“ Si l’hérétique peut baptiser, continuent les Pères du concile, il peut donner le Saint-Esprit. S’il ne peut pas donner le Saint-Esprit, puisqu’il en est privé, il ne peut non plus baptiser, puisque le baptême est un, que le Saint-Esprit est un, que l’Eglise est une ; elle a été fondée sur Pierre, ce qui nous fait connaître l’origine et la raison de cette unité. »

 

La conclusion de la lettre, c’est que dans l’Eglise seule on peut donner les sacrements à ceux qui viennent y chercher la vérité et la vraie unité.

Un évêque de Mauritanie, nommé Quintus, ayant alors consulté Cyprien sur le baptême des hérétiques et des schismatiques, l’évêque de Carthage lui envoya la lettre synodale du concile qui venait d’avoir lieu ; il répondit en outre aux objections faites par ceux qui avaient une opinion différente de la sienne. Le baptême étant unique, disaient ces derniers, on ne pouvait le réitérer. « Il n’y a qu’un baptême, répond Cyprien, c’est incontestable, mais ce baptême se trouve dans l’Eglise catholique et non ailleurs. Si les hérétiques ont également leur baptême valide, on ne peut dire qu’il n’y en ait qu’un, puisque l’Eglise a le sien et que les hérétiques ont le leur, qui n’est pas celui de l’Eglise, dès qu’ils ne font pas partie de l’Eglise. Quelques-uns de nos collègues, continue Cyprien, aiment mieux s’entendre avec les hérétiques qu’avec nous ; en refusant de baptiser les hérétiques, sous prétexte qu’il n’y a qu’un baptême, ils affirment en réalité qu’il y en a deux ; en effet, ils reconnaissent celui des hérétiques qui n’est pas celui de l’Eglise. Ce dernier vivifie, l’autre ne peut donner la vie, étant administré par des morts.

« Ils prétendent, dit encore Cyprien, garder l’ancienne coutume qui était suivie à l’origine des schismes et des hérésies, et lorsque les sectaires avaient préalablement été baptisés dans l’Eglise. Il n’était pas nécessaire de les baptiser, et nous en agissons de même à l’égard de ceux qui ont été baptisés dans l’Eglise avant de devenir hérétiques. Lorsqu’ils abandonnent l’hérésie, nous leur imposons seulement la pénitence, comme on le faisait primitivement. Mais quant à ceux qui n’ont jamais appartenu à l’Eglise, et qui ont été baptisés hors de l’Eglise, nous leur donnons le vrai baptême.

« S’il en est qui ont suivi un usage contraire, la raison doit l’emporter sur cet usage. Pierre lui-même, que le Seigneur choisit le premier, et sur lequel il bâtit son Eglise, lorsque Paul discuta contre lui sur la (Circoncision, ne s’attribua rien avec arrogance et ne répondit pas insolemment qu’il tenait le premier rang et que les nouveaux venus devaient lui obéir ; il ne méprisa point Paul qui avait d’abord été persécuteur ; il reconnut au contraire qu’il avait raison. »

On peut voir là une critique à l’adresse de l’évêque de Rome. Cyprien admettait le fait de l’apostolat de saint Pierre dans cette ville. Il oppose donc à Etiepne l’exemple de l’apôtre qui avait été un des fondateurs de son Eglise. Ceci donne à penser qu’Etienne avait reçu avec hauteur les décrets des conciles concernant Basili-dis et le baptême des hérétiques.

Pour lui répondre, Cyprien convoqua à un nouveau concile, non-seulement les évêques de la province d’Afrique, mais ceux de Numidie. Ils se trouvèrent à Carthage au nombre de 71. On y prit deux décisions importantes : l’une contre le baptême des hérétiques, la seconde contre les évêques et les prêtres qui seraient tombés dans l’infidélité ou l’hérésie. On décida qu’ils ne seraient admis que parmi les laïques, même après avoir fait pénitence.

Ce décret était évidemment dirigé contre Basilidis et Martial que soutenait Etienne. Le concile adressa, sa lettre synodale à cet évêque, en le priant d’enseigner la même doctrine.

La lettre fut portée à Rome par deux évêques. Etienne poussa si loin les mauvais procédés à leur égard qu’il ne voulut ni les voir ni leur parler ; il défendit aux fidèles de les recevoir et d’exercer à leur égard les coutumes de l’hospitalité. Il  écrivit à Cyprien avec arrogance et prétendit décider la question : « Si quelqu’un dit-il, vient à nous, de quelque hérésie que ce soit, que l’on garde, sans rien innover, la tradition qui est de lui imposer les mains pour la pénitence ; car les hérétiques eux-mêmes ne baptisent pas ceux qui viennent à eux, ils leur donnent simplement la communion. »

Il était au moins singulier d’entendre un évêque s’appuyer sur les usages des hérétiques pour justifier ceux de son Eglise. D’autre part, en soutenant d’une manière absolue qu’on ne devait pas baptiser ceux qui revenaient d’une hérésie, quelle qu’elle fût, il tombait dans une grave erreur, car, certains hérétiques antitrinitaires, ne baptisaient pas validement. Cyprien en fît la remarque et observa que les hérésies avaient chacune leur baptême. Quant à la tradition dont parlait Etienne : « D’où vient-elle, demandait Cyprien ? Vient-elle de l’autorité du Seigneur et de l’Evangile, ou des ordonnances et des lettres des apôtres ? Si une telle tradition nous défendait de baptiser les hérétiques, il faudrait la respecter et l’observer ; mais si les hérétiques ne sont regardés par les apôtres que comme des antéchrists, et s’ils sont condamnés absolument par eux, ne devons-nous pas en agir de même ? Elle est vraiment belle et bien légitime, s’écrie Cyprien, cette tradition que nous enseigne notre frère Etienne ! Il nous la fait apprécier en disant qu’elle est une imitation de ce que font les hérétiques. Ainsi l’Eglise de Dieu, l’épouse du Christ doit imiter les hérétiques dans l’administration des Sacrements ; la lumière doit emprunter aux ténèbres ; les chrétiens doivent faire ce que font les antéchrists ! »

Sur ces entrefaites, Cyprien reçut une nouvelle consultation de l’évêque Jubaïanus sur le même sujet ; il lui demandait, en particulier, si le baptême, administré par les marcionites était valide. Cyprien lui répondit que les hérétiques, et principalement les marcionites, ayant erré sur le dogme de la Trinité, il ne comprenait pas que l’on pût soutenir la validité de leur baptême. En général, les hérétiques n’ayant pas la même foi que l’Eglise, ne peuvent avoir le même baptême, ni conférer la même grâce en Jésus-Christ. C’est à l’Eglise seule que Jésus-Christ a donné le pouvoir de remettre les péchés, comme le prouvent les paroles adressées à saint Pierre, personnification de l’Eglise et type de son unité.

Il ne nie pas que l’on ait admis quelquefois des hérétiques dans l’Eglise, sans les baptiser. Pour ceux-là, dit-il, Dieu, dans sa puissance et sa miséricorde, a pu les sauver et ne pas les priver des grâces accordées aux enfants de l’Eglise ; mais ce n’est pas une raison, parce qu’on s’est trompé quelquefois, de se tromper toujours.

Comme dans la plupart de ses autres lettres, relatives à la même question, Cyprien avertit Jubaïanus qu’il ne veut pas faire de cette question une affaire de foi ; il ne s’agissait, dans sa pensée, que de discipline, et chaque évêque avait le droit d’avoir une autre opinion que lui.

L’évêque de Rome ne considérait pas la question de la même manière et il voulait que son opinion fût considérée comme un dogme de l’Eglise.

Pour réfuter la lettre qu’il avait reçue d’Etienne, Cyprien convoqua un nouveau concile à Carthage ; il y appela les évêques d’Afrique, de Numidie et de Mauritanie, qui s’y trouvèrent au nombre de 87, Cyprien fit l’ouverture du concile en lisant sa lettre à Jubaïanus et la réponse de cet évêque ; puis il ajouta :

« Vous avez entendu, bien-aimés collègues, ce que notre coévêque Jubaïanus m’a écrit, ce que je lui ai répondu, et la nouvelle lettre par laquelle il nous remercie de l’avoir éclairé sur la question qu’il nous avait proposée. Il nous reste, à chacun de nous, de dire ce que nous pensons sur cette même question, sans juger personne et sans repousser de notre communion ceux qui penseraient autrement que nous. Aucun d’entre nous, en effet, ne s’est constitué évêque des évêques et n’a recouru à la terreur tyrannique pour forcer ses collègues à l’obéissance ; nous savons que chaque évêque est en possession de sa liberté et d’une pleine puissance pour se déterminer, et qu’il ne peut être jugé, comme il ne peut lui-même juger les autres. Attendons tous le jugement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui seul a le pouvoir de nous préposer au gouvernement de son Eglise et de juger nos actes. »

Tous les évêques furent du même avis que Cyprien.

On doit remarquer la critique indirecte que l’évêque de Carthage fit de celui de Rome. Déjà Tertullien s’était moqué des prétentions de Zéphyrin qui s’imaginait être plus élevé que les autres évêques, et l’avait appelé dérisoirement évêque des évêques. Cyprien stigmatisa de la même manière les prétentions d’Etienne qui avait menacé de rompre les relations de communion avec ceux qui n’étaient pas de son avis. Etienne imitait en cela l’orgueil de Victor qui déjà avait voulu se séparer de la communion de l’Orient à propos de la question de la pâque.

Celle du baptême n’avait pas encore reçu de solution catholique. Alors même qu’Etienne aurait eu raison de tout point, il outrepassait les bornes en donnant son opinion comme une vérité catholique. Il osa en écrire aux évêques orientaux d’une manière passionnée ; mais il ne réussit pas à les convaincre, comme on le voit par la lettre que Denys, évêque d’Alexandrie, lui adressa, et par celle que Firmilianus, évêque de Cæsarée en Cappadoce, écrivit à Cyprien.

Denys avait été, comme l’évêque de Carthage, en relation avec le clergé romain depuis le martyre de Fabianus. Il avait écrit à Cornelius deux lettres dans lesquelles il accusait réception de celle qu’il en avait reçue au sujet de Novatianus, et où il lui annonçait qu’il avait été convoqué au concile d’Antioche par Fabius, évêque de cette ville, Firmilianus de Cæsarée en Cappadoce, Helenus de Tarse en Cilicie et Théoctiste de Cæsarée en Palestine, qui semblaient favorables à Novatianus. Il fit connaître aussi à Cornélius, la mort de Fabius et l’élection de Demitrianus pour le siège d’Antioche. Il adressa, par Hippolyte une lettre aux frères habitants de Rome, touchant l’office de diacre. Il adressa aux mêmes deux autres lettres sur la paix et sur la pénitence. Il écrivit aux confesseurs de Rome qui s’étaient déclarés pour Novatianus, afin de les engager à revenir de leur erreur, et il leur envoya deux lettres de félicitation après leur retour à l’Eglise.

L’autorité de Denys était grande dans toute l’Eglise. Les Arméniens, les Laodiciens, aussi bien que les Eglises occidentales recevaient ses lettres avec respect. Etienne de Rome aurait dû par conséquent tenir plus de compte de celles qu’il lui adressa à l’occasion de la question du baptême des hérétiques. Dans cette lettre, Denys lui annonçait d’abord que dans tout l’Orient, les dissentiments qui existaient à propos de Novatianus et de ses opinions sur la pénitence, étaient apaisés et que toutes les Eglises étaient d’accord. Il le suppliait ensuite de mettre plus de douceur dans les nouvelles discussions qui avaient lieu et qui pouvaient occasionner un nouveau schisme. On ne connaît cette lettre.de Denys que par la mention qu’il en fit dans une seconde lettre qu’il écrivit à propos du baptême et qu’il adressa à Xystus, successeur d’Etienne sur le siège de Rome. Il attachait une haute importance à cette question du baptême et il adressa encore deux autres lettres à Denys et à Philémon qui l’avaient consulté.

Firmilien, qui jouissait d’une haute autorité en Cappadoce, et même dans tout l’Orient, prit ouvertement parti pour Cyprien.

Etienne avait écrit une circulaire à tous les évêques orientaux pour leur déclarer qu’il se séparerait de la communion de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. Cyprien l’ayant appris adressa aussi aux évêques d’Orient les actes des conciles de Carthage. C’est à l’occasion de cette double communication que Denys d’Alexandrie écrivit sa lettre à Etienne et que Firmilien adressa la lettre suivante à Cyprien :

 

« Firmilien à son frère Cyprien, salut, dans le Seigneur :

« Nous avons reçu par notre très-cher diacre Rogatien, que vous nous avez envoyé, la lettre que vous nous avez écrite, très-cher frère ; et nous avons rendu à Dieu de très-grandes actions de grâces de ce qu’étant séparés de corps, nous soyons unis d’esprit comme si nous habitions non-seulement le même pays, mais la même maison. C’est bien le cas de dire que la maison spirituelle de Dieu est une. Dans les derniers temps, dit Je prophète, la montagne du Seigneur et la maison de Dieu, située sur le sommet des montagnes, seront manifestées. Réunis dans cette maison, nous y jouissons avec bonheur de l’unité. C’est ce que demandait au Seigneur le psalmiste : d’habiter dans la maison de Dieu tous les jours de sa vie. Le même psalmiste dit, dans un autre endroit, que c’est un grand bonheur pour les saints d’être unis. Oh ! dit-il, combien il est bon et délectable que des frères demeurent ensemble !

« En effet, l’union, la paix et la concorde procurent un très-grand bonheur, non-seulement aux hommes fidèles qui connaissent la vérité, mais aux anges du ciel eux-mêmes qui, selon la divine parole, ressentent de la joie à propos d’un pécheur qui fait pénitence et qui revient au lien de l’unité. Ceci ne serait pas dit des anges qui habitent les cieux, si eux-mêmes ne nous étaient pas unis ; mais, s’ils se réjouissent de notre union, ils sont attristés lorsqu’ils voient les esprits et les cœurs de quelques-uns dans la division, non-seulement comme s’ils n’invoquaient pas un seul et même Dieu, mais comme s’ils ne pouvaient plus ni se parler ni s’entendre. Nous ne pouvons donc être reconnaissants à Etienne de ce que, par sa violence, il nous a procuré l’occasion d’avoir un témoignage de votre foi et de votre sagesse ; car, si nous avons eu cet avantage à cause d’Etienne, ce n’est pas à lui que nous le devons. En effet, Judas, par sa perfidie et la trahison dont il a usé criminellement envers le Sauveur, ne doit pas être regardé comme la cause des grands biens que nous a procurés la passion du Seigneur, qui a délivré le monde et tous les peuples.

« Mais passons pour le moment sur ce qu’a fait Etienne, de peur qu’en nous souvenant de son audace et de son insolence, nous ne ressentions trop de chagrin de ses mauvaises actions. »

Après avoir exposé en quoi consiste l’unité de l’Eglise, qui n’existe qu’à la condition de rester fidèle à la vérité, Firmilien continue ainsi :

« Ceux qui sont à Rome n’observent pas toutes les choses qui ont été données au commencement, et c’est en vain qu’ils prétendent s’appuyer de l’autorité des apôtres ; c’est ainsi que sur le jour de la célébration de la pâque et sur un grand nombre d’autres mystères de la religion, il y a chez eux quelques diversités, et qu’ils n’observent pas tout ce que l’on observe à Jérusalem ; de même, en d’autres provinces, on rencontre beaucoup de variétés, selon la diversité des lieux et des langues ; toutefois, on ne les a point séparés pour cela de la paix et de l’unité de l’Eglise universelle. »

L’Eglise de Jérusalem était l’Église modèle, selon Firmilien ; elle était la mère de toutes les autres et le type le plus pur d’après lequel elles devaient se former ; quant à l’Eglise de Rome, elle pouvait, comme toute autre Eglise particulière, être retranchée de l’unité. C’est pourquoi il s’élève énergiquement contre Etienne qui avait osé rompre la paix avec les évêques d’Afrique, qui diffamait les apôtres Pierre et Paul, en prétendant qu’il suivait leurs traditions. « C’est avec raison, dit-il, que je m’indigne de la folie manifeste d’Etienne qui, d’un côté, se glorifie du siège de son épiscopat et prétend posséder la succession de Pierre, sur lequel les fondements de l’Eglise ont été placés, et qui, d’un autre côté, introduit d’autres pierres, et construit les nouveaux édifices de nombreuses Eglises, en affirmant, de sa propre autorité, qu’elles possèdent le vrai baptême…

« Etienne, qui se vante de posséder par succession la chaire de Pierre, ne montre aucun zèle contre les hérétiques… Vous, Africains, vous pouvez dire à Etienne qu’ayant connu la vérité, vous avez rejeté la coutume de l’erreur ; mais nous, nous possédons en même temps la vérité et la coutume ; nous opposons à celle des Romains notre coutume à nous, qui est celle de la vérité, conservant depuis le commencement ce qui nous a été donné par le Christ et par les apôtres… Et Etienne n’a pas honte d’affirmer que ceux qui sont dans le péché peuvent remettre le péché, comme si le bain de vie pouvait se trouver dans la maison de la mort ! Quoi ! ne crains-tu pas le jugement de Dieu en te montrant favorable aux hérétiques contre l’Eglise ? Mais tu es pire que tous les hérétiques ; car lorsque ceux d’entre eux qui ont reconnu leur erreur viennent à toi pour recevoir la vraie lumière de l’Eglise, toi, tu viens en aide à leurs erreurs, et éteignant la lumière de la vérité de l’Eglise, tu amasses autour d’eux les ténèbres de la nuit de l’hérésie. Ne comprends-tu pas qu’on te demandera compte de ces âmes au jour du jugement, puisque tu as refusé le breuvage de l’Eglise à ceux qui avaient soif, et que tu as causé la mort de ceux qui voulaient vivre ? Et pourtant tu t’indignes ! vois quelle est ta folie lorsque tu oses reprendre ceux qui combattent contre le mensonge pour la vérité ! quel est celui qui s’indigne avec le plus de raison contre un autre ? est-ce celui qui s’entend avec les ennemis de Dieu, ou bien celui qui, pour la vérité de l’Eglise, se déclare contre celui qui s’entend avec les ennemis de Dieu ?… Que de contestations, que de discussions tu prépares à toutes les Eglises du monde ! quel grave péché tu as commis lorsque tu t’es séparé de tant de troupeaux ! tu t’es tué toi-même ; ne t’y trompe pas ; car celui-là est véritablement schismatique qui a renoncé à la communion de l’unité de l’Église. Tandis que tu penses que tous les autres sont séparés de toi, c’est toi qui es séparé des autres. »

Firmilien parlait ainsi à l’évêque de Rome ; et personne ne songea à le taxer d’erreur, même parmi ceux qui n’admettaient pas sa croyance touchant le baptême des hérétiques.

Un écrivain, dont on ignore le nom, entreprit de défendre la doctrine de la validité du baptême des hérétiques. Mais il faut avouer que ses raisonnements sont peu concluants. Ses distinctions entre le baptême d’eau que peuvent donner validement les hérétiques et le baptême de l’Esprit que l’Eglise seule peut donner par l’imposition des mains, est un sophisme. Il convient en effet que la grâce accompagne le baptême d’eau administré par les hérétiques. Dès lors, pourquoi l’imposition des mains dont ils accompagnaient, à l’exemple de l’Eglise, l’administration du baptême, n’aurait-elle pas communiqué la grâce aussi bien que le baptême d’eau ? Le seul argument légitime que l’auteur inconnu a invoqué, c’est la coutume de l’ancienne Eglise. En effet, le docte Eusèbe reconnaît que la tradition était en faveur d’Etienne. Il est vrai que Cyprien et Firmilien l’ont contesté. Quoi qu’il en soit la question resta alors sans solution, et la menace d’Etienne fut considérée comme non avenue. Saint Augustin reconnaît que Cyprien put légitimement soutenir son opinion, parce que l’Eglise n’avait alors rendu aucune décision universellement admise. On était bien éloigné de regarder la décision de l’évêque de Rome, comme un décret obligatoire.

La discussion dura après la mort d’Etienne, comme on le voit par la lettre adressée à son successeur Xistus par Denys d’Alexandrie. Mais bientôt la persécution de Valerianus vint séparer les combattants ou plutôt les réunir dans le sein de Dieu. Etienne et Cyprien étaient en désaccord sur une question théologique, mais ils furent unis dans le courage pour confesser la foi jusqu’à l’effusion de leur sang. Etienne fut mis à mort l’an 257. Cyprien fut d’abord exilé à Curube, et souffrit lé martyre onze mois après. Pendant son exil, il adressa des consolations et des secours aux confesseurs qui avaient été condamnés aux mines de la Mauritanie et de la Numidie. Parmi eux étaient plusieurs évêques qui avaient assisté aux derniers conciles de Carthage. Cyprien, de retour de son exil, par permission expresse de l’empereur, habitait une petite maison de campagne aux environs de Carthage. Il consacra le peu de temps qui lui restait à vivre aux soins de son Eglise, et il distribua aux pauvres tout ce qu’il possédait encore. La persécution avait paru se ralentir un peu et Cyprien envoya à Rome quelques personnes pour savoir ce qui en était. Il apprit par eux que l’évêque Xistus, successeur d’Etienne, avait été mis à mort, et que bientôt les persécuteurs redoubleraient de violences ; il en donna avis aux évêques et aux fidèles afin, qu’ils fussent prêts. Pour lui, il s’attendait chaque jour à donner sa vie. Seulement, il voulait mourir à Carthage, au sein même de son Eglise. C’est pourquoi, ayant appris que des soldats devaient venir le prendre pour le conduire à Utique, il se cacha. De sa retraite, il écrivit sa dernière lettre qui peut être considérée comme son testament. Elle est adressée à ses prêtres, diacres et fidèles :

« Il convient, leur dit-il, qu’un évêque confesse le Seigneur dans la cité où il préside à l’Eglise du Seigneur, et de glorifier tout le peuple par la confession de l’évêque présent au milieu d’eux. Car tout ce que l’évêque confesseur dit au moment de sa confession, sous l’inspiration de Dieu, il le dit par la voix de tous. Du reste, l’honneur d’une Eglise aussi glorieuse que la nôtre serait amoindri, si j’allais à Utique, moi, évêque d’une autre Eglise, pour y confesser la foi et en partir vers le Seigneur, après avoir souffert le martyre ; je prie continuellement pour que Dieu exauce mon désir qui est un devoir ; que je confesse la foi et que je souffre à Carthage pour moi et pour vous, et que je parte de là pour aller au Seigneur. Nous attendons, dans le réduit où nous sommes cachés, l’arrivée du proconsul à Carthage, et nous apprendrons de lui ce que les empereurs ont décidé touchant les chrétiens évêques ou laïques, et ce que le Seigneur voudra que nous disions quand l’heure sera venue.

« Quant à vous, frères bien-aimés, soyez fidèles à la sage conduite à laquelle je vous ai initiés, d’après les commandements du Seigneur, et sur laquelle je vous ai donné de si fréquents enseignements. Conservez la paix et la tranquillité ; que personne d’entre vous ne soit cause de quelque mouvement tumultueux contre les frères et ne s’offre de lui-même aux gentils. Celui qui sera pris et livré, devra parler, mais alors ce n’est pas lui qui parlera, mais le Seigneur qui aime mieux que nous confessions la foi intérieurement que nous la professions. »

Le proconsul Maximus Gabrius fit arrêter Cyprien peu de temps après. On l’amena à Sexti, village près de Carthage. Cyprien comparut avec dignité devant le proconsul et ne répondit à ses accusations que par ces quelques mots : « Fais ce que tu as ordre de faire. » Le proconsul prononça alors cette sentence : « Nous ordonnons que Thascius Cyprianus aura la tête tranchée. » Le saint répondit : « Dieu soit loué ! »

Depuis l’arrestation de leur évêque, les fidèles s’étaient portés en foule vers le lieu, où il avait été tenu prisonnier. Quand il marcha vers l’endroit où il devait être immolé, tous l’accompagnaient en disant : « Allons ! mourons avec lui ! » Arrivé au lieu du supplice, il fit donner 25 écus d’or à l’exécuteur et se dépouilla lui-même de ses habits. Le prêtre Julianus lui banda les yeux, et il reçut sans trembler le coup de la mort. Les fidèles restèrent auprès de son corps le reste du jour. Le soir venu, ils l’emportèrent solennellement et l’ensevelirent dans un champ, appartenant à Macrobius Candidus sur le chemin de Mappalia. On bâtit deux Eglises dédiées à saint Cyprien, l’une à l’endroit où il avait souffert le martyre, l’autre au lieu où reposait son corps. Ces deux églises existaient du temps de saint Augustin.

Le martyre de Cyprien eut un grand retentissement dans toute l’Eglise. Pendant sa vie, on avait admiré son génie jusqu’aux confins les plus reculés de l’Orient ; après sa mort, on célébra partout l’anniversaire de son martyre. On trouve son panégyrique parmi les œuvres de saint Grégoire de Nazianze. L’Eglise de Rome qui n’a inséré presque que des saints romains dans le canon de la messe, y nomme saint Cyprien. En Orient comme en Occident, on l’a toujours considéré comme un des témoins les plus autorisés de la tradition catholique, et le concile d’Éphèse l’admit au nombre des dix écrivains dont il invoqua le témoignage en faveur de la doctrine de l’Eglise.

Cyprien mourut le 14 septembre 258.

Nous avons fait connaître ses lettres qui forment un des plus importants documents pour l’histoire de l’Eglise dans la première moitié du troisième siècle ; nous avons également fait connaître, ses traités de l’Unité et des Tombés. Ses autres ouvrages sont : De l’habit des vierges ; De la Prière du Seigneur ; A Demetrianus ; De la vanité des idoles ; De la mortalité ; De l’œuvre et des aumônes : Du bien de la patience ; De l’envie et de la jalousie ; A Fortunatus, De l’exhortation au martyre ; A Quirinus, Témoignages contre les juifs.

Dans le livre De l’habit des vierges, Cyprien fait l’éloge du célibat observé librement, purement, et dans un but religieux. Il loue les vierges qui se consacrent à Dieu, leur expose les précautions qu’elles doivent observer dans l’intérêt de leur pudeur ; il s’élève avec énergie contre le luxe des femmes et trouve ce luxe surtout inconvenant pour les vierges. Leur habit doit être simple, grave, et elles doivent rejeter tous ces ornements au moyen desquels les femmes cherchent à réformer, transfigurer et dénaturer les traits que Dieu leur a donnés.

Le traité De la prière du Seigneur (oraison dominicale) est imité de celui que Tertullien avait composé sur le même sujet ; mais il contient des réflexions propres à l’auteur. On y rencontre des détails fort intéressants pour l’histoire. Après avoir exposé l’excellence de la prière dont Jésus-Christ nous a donné la formule, et en avoir expliqué les sept demandes, Cyprien traite de la prière en général. La prière doit être continuelle, comme celle du Christ ; elle doit partir du cœur. « Que toute pensée charnelle et mondaine soit chassée de notre esprit, dit-il, et que l’esprit soit uniquement attentif à l’objet de sa prière. C’est pour cela que le prêtre, dans la préface qui précède la prière, prépare les esprits des frères en disant : Que les coeurs se dirigent en haut (sursum corda) ! A ces paroles le peuple répond : Nous les avons élevés vers le Seigneur (habemus ad Dominum). Cela nous avertit que nous ne devons penser qu’au Seigneur. »

En rattachant ces renseignements liturgiques à ceux que nous ont fournis les Pères précédents, et particulièrement Justin et Tertullien, on peut se former une idée assez complète de la liturgie primitive de l’Eglise.

Cyprien fournit encore des aperçus précieux sur les heures de la prière qui ont formé la base de l’organisation de l’office public dans l’Eglise. Il fait remonter à Daniel et aux enfants jetés dans la fournaise l’usage de prier à la troisième, à la sixième et à la neuvième heure, et il aperçoit, dans cet usage, un hommage à la Trinité. Ces trois heures de la prière ont donné naissance aux parties de l’office public appelées tierce, sexte, none. A l’heure de tierce, le Saint-Esprit est descendu sur les apôtres ; à l’heure de sexte, Pierre a prié et Dieu lui a révélé que tous les hommes étaient appelés à la pénitence ; à la même heure, le Seigneur fut crucifié ; et à l’heure de none, il mourut et nous racheta du péché par sa mort.

A ces heures consacrées de toute antiquité, ajoute Cyprien, on a ajouté d’autres heures en signe de nouveaux mystères. Le Seigneur étant ressuscité le matin, on a établi la prière du matin. Ce sont les matines de l’office public. De plus, le Christ étant le vrai soleil et le vrai jour des âmes, nous devons prier que sa lumière nous revienne, lorsque nous voyons se coucher le soleil du monde qui n’est que l’image du soleil spirituel. De là la prière du soir, c’est-à-dire, les vêpres de l’office public.

Mais ces heures de prières ne doivent pas empêcher le chrétien de prier continuellement, c’est-à-dire, d’avoir l’intention, jour et nuit, de glorifier le Seigneur et de le remercier de ses dons h

L’office public, tel que l’ont conservé les plus anciennes Eglises d’Orient et d’Occident, remonte donc à la plus haute antiquité.

Le livre A Demetrianus est une apologie du christianisme. On y rencontre des réminiscences de l’Apologétique de Tertullien et de l’Octavius de Minutius Felix. Demetrianus était proconsul d’Afrique et persécutait les fidèles. On reprochait à ces derniers d’être cause des fléaux qui désolaient l’empire, parce qu’ils refusaient d’adorer les dieux. Cyprien répond que les païens en sont plutôt la cause, puisqu’ils refusaient d’adorer le seul vrai Dieu et qu’ils persécutaient ses adorateurs, c’est-à-dire les chrétiens. L’éloquent discours de Cyprien est un magnifique parallèle entre le chrétien et le païen. Il est digne d’être placé à côté des belles apologies de Justin et de Tertullien.

Le livre De la vanité des idoles  est une attaque directe contre le paganisme et comme une suite du discours adressé à Demetrianus. Les idoles ne sont que des figures de rois et hommes célèbres de l’antiquité. Les hommes les plus savants ont toujours reconnu l’unité d’un Dieu, et le peuple lui-même a conservé comme un souvenir de cette vérité primitive. C’est cette vérité que les religions judaïque et chrétienne ont mise en évidence.

Une peste terrible ayant ravagé l’Egypte et la province d’Afrique, Cyprien en prit occasion pour adresser aux fidèles son livre De la mortalité Il leur rappelle que la vie n’est qu’un voyage vers un monde meilleur, et qu’il’ ne faut pas pleurer les morts comme si l’on ne croyait pas à l’immortalité. Au-delà du tombeau, il y a un monde meilleur où nous attendent des frères, déjà certains de leur état immortel et qui éprouvent une grande sollicitude au sujet de notre salut. Ces dernières paroles prouvent que l’Eglise primitive ne pensait pas que la mort rompait les liens formés par la religion entre les fidèles. Selon la foi, ceux qui étaient morts s’intéressaient au salut de ceux qui étaient encore au lieu du combat.

Dans son traité De la prière du Seigneur, Cyprien avait établi que la prière, pour être utile et agréable à Dieu, devait être accompagnée des bonnes œuvres et surtout de l’aumône. Il composa son livre De l’œuvre et des aumônes pour expliquer cette vérité avec plus d’étendue. Le but qu’il se proposa dans ce livre était d’établir la puissance des bonnes œuvres, et surtout de l’aumône, pour la justification. Sans doute il croyait que la justification en elle-même est une œuvre divine et l’effet de la rédemption de Jésus-Christ ; mais il professait que l’effet de la rédemption n’était appliqué à l’homme que s’il croyait et que si sa foi était pratique et se traduisait par de bonnes actions.

En écrivant à Jubaïanus, Cyprien lui avait parlé de son livre Du bien de la patience, qu’il lui envoyait ; il donne à penser, dans cette lettre, que cet ouvrage lui avait été inspiré par la contradiction qu’il rencontrait de la part de l’évêque de Rome, au sujet du baptême des hérétiques. Il prouve, dans cet ouvrage, que l’on doit supporter les épreuves, non pas avec cette patience païenne qui n’est qu’un stoïcisme orgueilleux, mais avec une patience chrétienne dont le principe est la charité.

 

Nul doute que le grand évêque de Cartilage n’ait pratiqué ce qu’il enseignait aux autres.

Le livre De l’envie et de la jalousie naquit des mêmes circonstances. C’était un avertissement à Etienne de Rome qui mettait une telle passion dans sa polémique que l’on pouvait bien lui supposer des atteintes de jalousie contre l’illustre évêque de Carthage. En effet, Cyprien n’était, par l’importance de sa ville épiscopale dans l’empire romain, que le second évêque de l’Eglise occidentale ; et cependant, d’Espagne on lui avait déféré l’arbitrage dans l’affaire des évêques Basilidis et Martial, et sa décision, rendue en concile comme toutes les décisions épiscopales de l’époque primitive, avait été maintenue en opposition avec celle d’Etienne. Des Gaules, on avait eu également recours à lui dans l’affaire de Marcianus d’Arles, et les plus grands évêques d’Orient lui montraient une déférence qu’ils ne témoignaient pas à l’évêque de Rome. La question du baptême des hérétiques avait rendu les relations encore plus difficiles, et les menaces d’Etienne n’étaient peut-être pas inspirées par l’esprit de charité.

Cyprien eut recours à la patience dans ces circonstances, et fit un traité pour prouver que l’envie et la jalousie étaient des vices indignes de vrais chrétiens. Il y fait allusion à la jalousie qui avait été la première cause du schisme de Carthage. On peut croire qu’il avait Etienne en vue lorsqu’il disait : « Le Seigneur a obvié à ce péril de la jalousie, lorsqu’il répondit à ses disciples qui lui demandaient lequel était le plus grand : Celui qui sera le plus petit parmi vous tous, celui-là sera grand. Par sa réponse, il condamna toute envie, il ôta tout prétexte et tout sujet à la jalousie. Il n’est pas permis au disciple du Christ d’être envieux ou jaloux ; il ne peut exister entre nous aucune contestation au sujet de la grandeur ; nous ne pouvons-nous élever que par l’humilité. »

 

 

Etienne avait voulu s’élever si haut, à cause de l’importance de son siège que le dernier concile de Carthage lui avait supposé la prétention d’être l’évêque des évêques. La leçon de Cyprien pouvait donc bien aller à la même adresse. Ne serait-ce pas aussi à Etienne que Cyprien faisait encore allusion en s’exprimant ainsi : « Pourquoi te jettes-tu dans les ténèbres de l’envie ? pourquoi t’enveloppes-tu dans le nuage de la jalousie ? pourquoi éteins-tu toute lumière de paix et de charité dans l’aveuglement de mauvais sentiments ? pourquoi reviens-tu au diable auquel tu avais renoncé ?… Celui qui hait son frère marche dans les ténèbres et ne sait où il va. Sans le savoir, il va à l’enfer, aveugle et ignorant, il court à la punition, en s’éloignant de la lumière du Christ. Celui-là suit le Christ qui obéit à ses préceptes, qui conforme sa vie à son enseignement, qui suit ses traces, qui imite ce que le Christ a fait et enseigné, selon cette parole de Pierre : Le Christ a souffert pour nous, nous laissant son exemple, afin que nous suivions ses traces. »

Pour se guérir des vices de l’envie et de la jalousie, Cyprien indique ces remèdes : « Que les saints livres soient dans tes mains ; que la pensée du Seigneur soit dans ton cœur ; que ta prière soit continuelle, et ne t’arrête pas dans la pratique des vertus contraires. » La lecture de la sainte Ecriture était toujours recommandée par les vrais pasteurs de l’Eglise primitive.

La lettre de Cyprien à Fortunatus est une exhortation au martyre. Le saint docteur y prouve que l’idolâtrie est un crime abominable aux yeux de Dieu, et que les chrétiens ne devaient point s’y laisser entraîner par la crainte des souffrances et de la mort. La persécution ne doit pas effrayer les fidèles, car Dieu leur accorde le courage qui leur est nécessaire pour la supporter, et les dédommage amplement, par les récompenses célestes, de ce qu’ils ont eu à souffrir en ce monde.

Dans un livre adressé à Quintus, Cyprien, à la demande de ce pieux fidèle, collectionna les textes des saintes Ecritures qui établissent que les Juifs ont été abandonnés de Dieu, et que les chrétiens leur ont succédé comme le vrai peuple élu. Cet ouvrage atteste dans l’évêque de Carthage une connaissance approfondie des saints Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’il cite presque tous. Cet ouvrage, par les questions qui y sont indiquées, est très-important au point de vue théologique.

Le livre Des spectacles est un abrégé de celui de Tertullien sur le même sujet. La morale en est la même. Le livre De la louange du martyre est un éloquent discours destiné à enflammer le courage des chrétiens en présence de la persécution. Le saint docteur s’y montre plein du désir de donner sa vie pour Jésus-Christ. Ses désirs furent accomplis.

Nous avons assez cité saint Cyprien pour être dispensé de nous étendre sur l’importance de ses ouvrages et sur les éloges qu’ils méritent. L’Eglise les a toujours tenus en grande estime, et les hommes de goût, dans tous les temps, ont admiré les qualités brillantes du génie du grand évêque de Carthage. L’élégance de son style en fait incontestablement un des plus grands écrivains du troisième siècle, et il est infiniment supérieur, même à titre de simple littérateur, à tous les écrivains païens de la même époque. Son éloquence est vive, pénétrante ; ses pensées aussi justes que brillantes et profondes. On ne peut lire ses ouvrages sans reconnaître en lui un grand et saint évêque, un profond théologien, un orateur éloquent.