— Seconde génération des hommes apostoliques.
— État des grandes Églises apostoliques : Église d’Antioche ; ses évêques Sérapion et Asclépiade.
— Église de Jérusalem ; ses évêques Narcisse et Alexandre.
— Église d’Alexandrie ; son école de philosophie chrétienne, fondée par Pantène ; ses évêques Julianus, Demetrius, Heraclas et Denys.
— Église de Rome.
— L’évêque Victor en communion avec les montanistes.
— Les évêques Zéphyrin et Calliste favorisent et propagent l’hérésie.
— Vices de Calliste.
— Hippolyte, disciple de saint Irénée ; ses luttes contre les mauvais évêques de Rome.— Notice sur Hippolyte et sur ses ouvrages.
— Caïus, disciple de saint Irénée, se fixe à Rome.
— Ses écrits. — Autres défenseurs de l’Église résidant à Rome : Rhodon ; Apollonius.
— Église d’Afrique.
— Minutius Félix ; son ouvrage intitulé Octavius.
— Tertullien.
— Notice sur ce grand homme.
— Lutte cruelle du paganisme contre le christianisme.
— Tertullien défend ses frères.
— Son Apologétique.
— Ses efforts sont inutiles.
— Martyrs africains.
— Perpetua, Felicitas et leurs compagnons.
— Tertullien continue à défendre ses frères.
— Ses livres : Aux Martyrs ; Contre les Gentils ; A Scapula, gouverneur d’Afrique ;
Témoignage de l’Ame ; De la Fuite ; De la Couronne ; Scorpiac.
— Ouvrages de polémique contre les hérétiques.
— Les Prescriptions ; Contre Praxeas ; Contre Hermogêne ; Contre Marcion ; Contre les Valentiniens ; Contre les Juifs ; De l’Ame ; De la Chair du Christ ; De la Résurrection de la Chair.
— Ouvrages sur la morale : Des Spectacles ; De l’Idolâtrie ; Du Baptême ; De la Pénitence ; De la Patience ; A ma Femme ; De l’Ornement des Femmes ; Il faut voiler les Vierges ; Exhortation ά la Chasteté ; De la Monogamie ; Des Jeûnes ; De la Pudicité ; Du Manteau.
— Erreurs de Tertullien et sa mort.

(Ann. 189-235.)

 

 

Les disciples immédiats des Apôtres avaient presque tous quitté le monde avant la fin du second siècle ; Polycarpe, qui fut martyrisé l’an 166, fut sans doute un des derniers de ces hommes vénérables qui, ayant reçu l’enseignement divin de la bouche des Apôtres, l’avaient transmis à leurs disciples. Ceux qui avaient été formés par les hommes apostoliques étaient encore nombreux au commencement du troisième siècle, et ils formaient la troisième génération depuis les Apôtres. De même que la parole divine retentissait dans le second siècle par la voix de ceux que les Apôtres avaient instruits, cette parole retentissait, au troisième siècle, par la voix de ceux que les disciples immédiats des Apôtres avaient formés à la foi. Il n’y eut ainsi aucune interruption dans la transmission du dépôt, et toute altération doctrinale était impossible. Chaque Eglise particulière était fortement attachée à l’enseignement qu’elle avait reçu. Les relations fréquentes qui existèrent, dès le second, siècle, entre toutes les Eglises du monde, formaient un obstacle insurmontable à toute innovation. Les Eglises qui possédaient des écrits émanant des Apôtres ou des hommes apostoliques se les transmettaient ; l’enseignement écrit venait ainsi corroborer l’enseignement oral que toutes les Eglises avaient reçu. Dès la fin du second siècle, les docteurs en appellent plus fréquemment à l’enseignement écrit, et leurs ouvrages attestent que dès lors la plupart des livres inspirés., qui ont depuis formé le Canon du Nouveau Testament, étaient généralement connus et admis comme authentiques.

Au commencement du troisième siècle, les grandes Eglises apostoliques avaient presque toutes à leur tête des évêques remarquables par leurs lumières.

A Antioche, le savant Théophile avait eu pour successeur Maximinus, auquel succéda Sérapion (189) qui se rendit illustre par ses écrits. Lorsque Montan et ses fausses prophétesses eussent été condamnés en Asie, Sérapion adressa à ce sujet une lettre à Caricus et à Ponticus, en leur envoyant les ouvrages que Apollinaire, évêque d’Hiérapolis, avait écrits contre la nouvelle secte. La lettre de Sérapion était signée de plusieurs évêques, entre autres d’Aurelius Cyrinius, qui avait souffert pour la foi, et d’Elius Publius Julius, évêque de Debelte, colonie de Thrace. Sérapion se montra très-zélé contre les hérétiques. Un nomme Dom-ninus, étant tombé dans la persécution, abandonna le christianisme et se fit juif. L’évêque d’Antioche écrivit un traité contre lui. L’Eglise de Rhose, en Cilicie, sur le golfe d’Issos, s’était laissé tromper par un apocryphe qu’on lui avait donné sous le titre d’Evangile de saint Pierre, et elle y avait puisé des croyances vicieuses. Sérapion lui en écrivit une lettre dans laquelle il disait :

« Frères, nous recevons Pierre et les autres Apôtres comme Jésus-Christ, mais nous rejetons les écrits qui portent faussement leur nom, et que nous n’avons pas reçus par tradition. Quand j’étais chez vous, je pensais que tous étaient dans la foi orthodoxe ; je ne lus pas l’Evangile de Pierre qu’ils me montraient et je dis. :

« Si la division n’a lieu qu’à propos de ce livre, qu’on « le lise. » Mais aujourd’hui j’apprends que l’esprit de ceux qui le lisent est imbu d’hérésie ; je retournerai donc chez vous. Attendez-moi au premier jour. »

L’évêque d’Antioche semble écrire à l’Eglise de Rhose comme ayant quelque autorité sur elle. La juridiction des grandes Eglises, sans être alors établie en droit, était passée en usage. Les Eglises fondées par les Apôtres avaient été comme des centres lumineux pour les pays d’alentour. Les premiers pasteurs de ces grandes Eglises avaient ordonné des évêques pour les localités évangélisées par leurs soins, et les évêques de ces nouvelles Eglises se trouvaient naturellement, vis-à-vis de ceux qui les avaient ordonnés, dans un état, non de dépendance, mais d’infériorité sous plusieurs rapports.

Il sera utile de remarquer aussi, dans la lettre de Sérapion, qu’on ne reconnaissait pas à saint Pierre une autorité supérieure à celle des autres Apôtres. Ainsi, au commencement du troisième siècle, on n’interprétait pas les passages de l’Evangile, relatifs à Pierre, comme les

Eglises latines les ont interprétés depuis. L’évêque d’Antioche dit encore dans sa lettre :

« Nous, frères, nous avons connu l’hérésie de Marcion ; nous avons su comment il était en pleine contradiction avec lui-même, et il ne savait ce qu’il disait. Vous l’apprendrez par ce qui vous a été écrit. Nous avons eu la faculté d’emprunter l’évangile en question de ceux qui l’étudient et sont les successeurs de ceux qui s’en sont servis les premiers ; nous les appelons docètes. La plupart des opinions qui y sont enseignées viennent d’eux. Nous avons lu ce livre ; nous y avons reconnu, presque partout, la vraie doctrine du Sauveur ; mais on y trouve aussi des choses qui n’y sont pas conformes et nous vous les notons. »

Plusieurs hérétiques essayèrent de mettre leurs erreurs sous le patronage des Apôtres, et inventèrent des écrits qu’ils leur attribuaient. Mais, dans l’Eglise, on sut toujours les distinguer des écrits authentiques qui avaient en leur faveur une tradition continue. L’Evangile apocryphe de saint Pierre est le premier sur lequel on possède un témoignage véritablement historique. Cependant, on peut croire que plusieurs autres avaient paru dans le courant du deuxième siècle.

Sérapion d’Antioche mourut vers l’an 210. Il eut pour successeur Asclépiade, qui fut évêque sept ans. Lorsqu’il fut choisi, un saint évêque nommé Alexandre et qui souffrait, en Cappadoce, pour le nom de Jésus-Christ, écrivit à l’Eglise d’Antioche : « Alexandre, serviteur de Dieu et prisonnier de Jésus-Christ, à la très-bienheureuse Eglise des Antiochiens, salut dans le Seigneur :

« Lorsque j’ai appris qu’Asclépiade, si digne du ministère, à cause de la grandeur de sa foi, a reçu, par la divine Providence, l’épiscopat de votre très-sainte Eglise, le Seigneur a adouci les fers dont je suis chargé dans ma prison, et les a rendus légers. »

Asclépiade avait lui-même souffert pour Jésus-Christ. La lettre d’Alexandre fut portée à Antioche par Clément d’Alexandrie :

« C’est, disait Alexandre, un homme éprouvé et doué de vertu. Vous le connaissez déjà et vous le connaîtrez encore davantage. La Providence divine l’a amené auprès de nous pour augmenter et affermir l’Eglise du Christ. »

Bientôt nous parlerons de la célèbre école d’Alexandrie, dont Clément fut une des gloires.

Alexandre sortit de prison et se dirigea vers Jérusalem pour y visiter les lieux sanctifiés par les pas de l’Homme-Dieu. Il y trouva Narcisse. Ce saint évêque après avoir pris part à la discussion pascale, avait quitté son Eglise. De mauvais chrétiens l’avaient accusé d’un grand crime, et quoique personne n’eût ajouté foi à leur témoignage, il crut devoir se retirer et se cacher. Au bout d’un certain temps, les évêques des Eglises voisines jugèrent qu’il fallait lui donner un successeur. Ils choisirent Dios qui mourut bientôt, puis Germanion, dont l’épiscopat fut également très-court, enfin Gordias.

Pendant que ce dernier gouvernait l’Eglise, Narcisse reparut. Il semblait, après une si longue absence, ressusciter d’entre les morts. Son innocence avait été reconnue après son départ, et quoique personne ne l’eût cru coupable, la preuve de cette innocence avait encore augmenté le respect que l’on avait pour lui. Gordias mourut peu de temps après son retour. On supplia Narcisse de reprendre son siège ; mais il était devenu très-vieux et incapable de remplir les devoirs d’un tel ministère. Quelques frères, renommés parleur sainteté, eurent alors une vision dans laquelle une voix leur disait distinctement de sortir de la ville et de choisir pour évêque la première personne qu’ils rencontreraient. Les fidèles crurent à cette vision et sortirent. Ils rencontrèrent l’évêque Alexandre qui arrivait de Cappadoce. Ils l’acclamèrent pour leur pasteur, et les évêques des Eglises voisines confirmèrent leur choix.

Alexandre n’était pas attaché à une Eglise particulière. Revêtu du caractère épiscopal ou apostolique, il continuait la mission des Apôtres et était évêque des nations. Il se fixa à Jérusalem et dirigea cette vénérable Eglise, de concert avec Narcisse.

Il se distingua par son amour de la science, et il fonda à Jérusalem une bibliothèque dans laquelle il recueillit un grand nombre d’ouvrages ecclésiastiques. Eusèbe donne à entendre qu’il y plaça spécialement les ouvrages d’Hippolyte, dont nous parlerons bientôt, et ceux de Beryllos, évêque de Bosra, en Arabie. Ce dernier évêque avait publié un grand nombre d’ouvrages écrits avec élégance, mais qui, malheureusement, sont perdus.

Dans une lettre qu’il adressa à des sectaires nommés antinoïtes, Alexandre fait mention de Narcisse en ces termes : « Narcisse vous salue, lui qui a occupé avant moi la chaire épiscopale de cette Eglise, et qui, âgé de plus de cent seize ans, m’est encore uni dans les prières. Il vous prie, comme moi, d’être unanimes dans la doctrine. »

Cette lettre fut écrite vers l’an 211. On voit par là que Narcisse était né lorsque les derniers des Apôtres vivaient encore, et qu’il avait entendu l’enseignement d’hommes apostoliques qui avaient pu voir et entendre Jésus-Christ lui-même. C’est par l’intermédiaire de tels témoins que la doctrine apostolique était parvenue aux Eglises du troisième siècle.

Alexandre de Jérusalem continua sans doute ses relations avec le docte Clément, qui était retourné à Alexandrie. Nous le verrons en relation avec Démétrius, évêque de cette Eglise, à propos des prédications des laïques dans l’Eglise.

Alexandrie était alors le point le plus lumineux de l’Eglise universelle. Nous avons vu que plusieurs sectaires l’avaient troublée pendant le second siècle. C’est dans son sein que la Gnose s’était principalement développée ; Carpocras, Basilidis et Valentin y avaient dogmatisé, et plusieurs sectaires, comme Apelles, s’y étaient fixés. Mais ils rencontrèrent de savants adversaires qui mirent au service de l’Eglise leur science et leur philosophie.

Dans le courant du deuxième siècle, Agrippa-Castoros avait défendu la saine doctrine. Il fut secondé par un philosophe stoïcien, Pantainos (en français Pantène), qui fonda une école de philosophie chrétienne qu’illustrèrent une foule d’hommes de génie, et à laquelle nous consacrerons bientôt une étude spéciale.

Pantène était originaire de Sicile. Il avait été instruit de la doctrine chrétienne par les disciples immédiats des Apôtres. Il se fixa en Egypte et il fonda à Alexandrie une école de philosophie chrétienne, à l’exemple des philosophes païens qui établissaient des écoles pour y enseigner leurs systèmes. Dès l’an 179, lorsque Julianus devint évêque d’Alexandrie, cette école existait déjà depuis longtemps. Elle fut comme une pépinière d’hommes illustres aussi distingués par leur éloquence, dit Eusèbe, que par leur science dans les lettres divines. C’est là que se formèrent : Alexandre de Jérusalem, qui appelait Pantène son père, son seigneur, un homme saint. Clément d’Alexandrie compare son maître Pantène à une abeille qui prenait le miel des saintes Ecritures pour en nourrir les intelligences. Origène, Heraclas, Denys, Grégoire de Néo-Césarée et un grand nombre d’autres hommes illustres que nous aurons occasion de mentionner par la suite, sortirent de la même école. Pantène la dirigea jusqu’à l’an 189, qu’il partit pour les Indes. « A cette époque, dit Eusèbe de Césarée, il y en avait beaucoup qui, enflammés d’un zèle divin, se faisaient évangélistes de la parole de Dieu, s’efforçaient de marcher sur les traces des Apôtres et travaillaient à l’édifice de la foi et au progrès de la parole divine. » Pantène fut un de ces évangélistes. Il visita les peuples d’Orient et parvint jusqu’aux Indes, où il fit, dit Eusèbe, de grandes choses. Il y trouva des chrétiens qui possédaient l’Evangile de saint Mathieu. L’apôtre Barthélemy qui avait évangélisé ce pays, y avait porté cet Evangile écrit en hébreu. Pantène le retrouva après plus d’un siècle et demi. Il revint des Indes à Alexandrie, où il mourut dans les premières années du troisième siècle. Il composa plusieurs ouvrages qui sont perdus.

Tandis que les Eglises d’Antioche, de Jérusalem et d’Alexandrie possédaient de si doctes et si saints évêques, celle de Rome était ravagée par ses propres pasteurs Zéphyrin et Calliste, plus encore que par les hérétiques. Les prêtres Blastus et Florinus y séduisirent un grand nombre de fidèles. D’autres hérétiques qui, avec Artémon, niaient la divinité de Jésus-Christ, s’y étaient donné un évêque dans la personne de Natalis.

Victor, tout orthodoxe qu’il était, avait contribué aux troubles de son Eglise en essayant de transformer en question dogmatique une simple question de discipline. Irrité de l’opposition qu’il avait rencontrée surtout en Asie, il avait affecté de se prononcer en faveur de Montanus et de ses prophétesses Priscilla et Maximilla, condamnés par les Eglises asiatiques. Il avait même envoyé aux hérétiques des lettres de, communion. Rome persévéra dans cette erreur jusqu’à l’arrivée de Praxéas. Cet homme était Phrygien comme Montanus, dont il avait été d’abord un des adeptes. Il fut emprisonné pour la foi et devint fier de l’épreuve qu’il avait supportée » On ignore pour quelle raison il abandonna la secte de Montanus. On sait seulement qu’il s’était prononcé contre elle en arrivant à Rome. Il éclaira l’Eglise romaine au sujet du faux prophète de Phrygie et décida l’évêque de Rome à envoyer aux Eglises d’Asie des lettres de communion ; mais, en même temps, il lui légua une hérésie beaucoup plus dangereuse que le montanisme et qui s’attaquait directement au dogme de la Trinité. Par opposition à Marcion, qui admettait deux principes, l’un bon, l’autre mauvais, Praxéas soutenait qu’il n’y avait qu’un principe, Dieu, qui s’était manifesté sous les diverses dénominations de Père, de Fils et d’Es-prit, mais qui était le même, quelque nom qu’il prît.

 

 

Il n’y a bien en Dieu qu’un principe unique, une seule essence ; d’après la doctrine chrétienne, ce principe est le Père, identique en essence avec le Fils et le Saint-Esprit, mais distinct de l’un et de l’autre, comme ils le sont entre eux, quant aux attributs personnels. Praxéas n’admettait pas cette distinction des personnalités divines et tirait toutes les conséquences de sa doctrine de l’unité de principe en Dieu. Il disait, en particulier, que c’était le P ère qui avait souffert sous le nom de Fils. De là on appela ses adeptes patripassiens.

Praxéas trouva un aide dans un certain Noetus, qui enseignait la même doctrine que lui. Noetus était originaire de Smyrne. Il se rendit à Rome et séduisit un certain Epigonus, natif de cette ville. Epigonus obtint des succès. Son principal disciple fut Cléomènes, homme débauché et sans conscience. Mais celui qui donna à Rome le plus d’importance au nouveau système fut Calliste, qui exerçait sur Zéphyrin, évêque de Rome, une influence toute-puissante, et qui lui succéda.

Zéphyrin était un homme ignorant et cupide ; avec de l’argent, les disciples de Cléomènes étaient certains d’éviter toute condamnation. Il s’imaginait gouverner l’Eglise, et il ne soignait, en réalité, que sa cassette. Calliste était son conseiller et son aide. C’était un homme aussi rusé que méchant, habile dans l’art de séduire, et qui avait les yeux fixés sur l’épiscopat qu’il ambitionnait. Comme Zéphyrin était absolument ignorant, illettré, et sans la moindre notion des règles de l’Eglise, Calliste en faisait ce qu’il voulait ; il flattait surtout son avarice par des présents, et parvenait à lui faire tenir une conduite qui jetait la discorde parmi les fidèles. Lorsque la querelle s’envenimait, Calliste allait en secret visiter les deux partis, se prononçait alternativement pour l’un et pour l’autre, et se faisait ainsi des partisans.

Le faux évêque Natalis, qui avait de la foi et des vertus et ne s’était laissé élever à l’épiscopat par les hérétiques que par vanité, vint un jour se jeter aux pieds de Zéphyrin et fut réintégré par lui dans la communion de l’Eglise. Mais ses fidèles ne l’imitèrent pas, et Rome était devenue comme le réceptacle de toutes les erreurs.

Il y avait alors dans cette ville un grand et saint évêque, Hippolyte, disciple d’Irénée. Comme son maître, il détestait l’hérésie sous quelque manteau qu’elle cherchât à se dissimuler. Voyant que Zéphyrin sacrifiait la vérité, il l’avertissait, et celui-ci se montrait disposé à suivre une meilleure voie ; mais arrivait Calliste qui se déclarait pour la doctrine de Cléo-mènes et qui engageait Zéphyrin à penser comme lui. Le but de Calliste était de compromettre et de supplanter Zéphyrin ; cet évêque ne s’aperçut que plus tard de sa fourberie. Sous l’inspiration de son confident, cet évêque disait un jour au peuple : « Je ne reconnais qu’un seul Dieu, le Seigneur Jésus, et je n’en connais pas d’autre qui soit né et ait été passible. » D’autres fois il disait : « Ce n’est pas le Père qui est mort, c’est le Fils. » Il admettait donc, tantôt une seule personne en Dieu, et tantôt deux. Ces contradictions excitaient des discussions parmi les fidèles. Hippolyte ayant eu connaissance des intrigues de Calliste, lui résistait et prenait contre lui la défense de la vérité. Mais Calliste avait gagné à sa cause de nombreux partisans, et son orgueil, enflé par le succès, était devenu une espèce de délire. Il tirait surtout vanité de ce qu’il avait souffert le martyre sous Fuscianus, préfet de Rome. Or, voici l’histoire de ce prétendu martyre.

Calliste était esclave de Carpophore. Ce dernier appartenait à la famille impériale. Il voulait du bien à Calliste, et il lui confia une somme importante au moyen de laquelle il pourrait gagner beaucoup d’argent. Calliste fonda une banque, et un grand nombre de veuves et de fidèles lui confièrent de l’argent à cause de son protecteur Carpophore. Calliste ayant tout dépensé, s’enfuit et chercha à s’expatrier. Il était déjà embarqué lorsque Carpophore, en étant averti, se hâta de monter sur une barque et de se diriger vers le vaisseau qui était encore au milieu du port. Calliste, l’ayant aperçu, se jeta à la mer, mais les matelots sautèrent dans des barques pour le secourir, tandis que de terre on jetait de grands cris. Calliste fut ramené sain et sauf sur le vaisseau et fut rendu à son maître qui le reconduisit à Rome et le mit en prison. Calliste répandait le bruit qu’il n’avait pas dépensé l’argent, mais qu’il l’avait caché chez des amis, et qu’il le rendrait si on le mettait en liberté. Ceux qu’il avait ruinés venaient donc pleurer auprès de Carpophore, en disant que c’était à cause de lui qu’ils avaient confié à Calliste leurs économies, et ils le suppliaient de rendre son esclave à la liberté puisqu’il promettait de restituer. Ils obtinrent ce qu’ils demandaient, mais Calliste avait réellement tout dépensé. Ne pouvant restituer, et la fuite lui étant impossible, car il était gardé à vue, il résolut de se faire tuer en attaquant des Juifs en pleine synagogue. Ceux-ci se contentèrent de le frapper et le livrèrent à Fuscianus, préfet de Rome, en disant : « On nous a accordé le droit de nous réunir pour lire les lois que nos pères nous ont transmises, et celui-ci est venu nous troubler dans notre assemblée en disant qu’il est chrétien. » Fuscianus allait juger Calliste lorsque Carpophore courut au tribunal et dit au préfet : « Je te prie, seigneur Fuscianus, de ne pas croire à ce que te dit celui-ci ; il n’est pas chrétien, il ne cherche qu’à se faire mourir parce qu’il m’a perdu une forte somme d’argent, comme je le prouverai. » Les Juifs pensaient que Carpophore n’agissait ainsi que par ruse, afin de sauver leur ennemi ; ils jetaient de grands cris dans le tribunal. Fuscianus. fit alors frapper de verges l’accusé et le condamna aux mines de Sardaigne. Il s’y trouva avec de vrais martyrs et affecta de se confondre avec eux.

Ces faits avaient lieu lorsque Victor était encore évêque de Rome. Marcia, qui avait beaucoup d’influence sur l’empereur Commodus, voulant faire une bonne action, demanda à Victor les noms des martyrs condamnés aux mines de Sardaigne, afin de les délivrer. Victor donna ces noms, mais n’écrivit pas celui de Calliste dont il connaissait les antécédents. Marcia obtint la grâce des martyrs, et le prêtre Hyacinthus fut chargé par elle d’aller les délivrer. Le gouverneur du pays, sur le reserit impérial qu’on lui présenta, remit les condamnés. Calliste, n’entendant pas son nom, se jeta à genoux en pleurant. Hyacinthus fut touché de ses prières, promit au gouverneur que, grâce à Marcia, il ne serait point blâmé, et obtint qu’on lui remit Calliste avec les martyrs. Victor le vit arriver avec peine ; mais, comme il était miséricordieux, il ne dit rien et l’envoya à Antium en lui accordant une pension mensuelle pour sa nourriture.

Zéphyrin ayant succédé à Victor (202), Calliste sut gagner sa confiance. Zéphyrin, comme nous l’avons dit, était très-simple, et Calliste très-artificieux. Il y avait alors à Rome deux hérétiques qui s’attaquaient à la Trinité, quoique d’une manière différente, Sabellius et Theodotus. Calliste les favorisait. Mais après la mort de Zéphyrin (218), étant parvenu à le remplacer sur le siège de Rome, il condamna Sabellius comme hérétique, espérant ainsi faire oublier qu’il en avait partagé les erreurs. Il craignait aussi Hippolyte qui était, à Rome, le défenseur de la saine doctrine. Dès qu’il se crut solidement établi, il revint à ses erreurs premières et il osa, en pleine assemblée des fidèles, dire à Hippolyte et aux orthodoxes : « Vous êtes des di-théistes ! » prétendant qu’on ne pouvait distinguer la personne du Fils de celle du Père sans admettre deux Dieux. Cependant, Sabellius lui reprochait d’avoir abandonné son ancienne croyance. Ce fut alors qu’il se déclara pour l’hérésie de Noetus, et qu’il enseigna l’unité de Personnes en Dieu. Il fonda une école pour répandre cette erreur, et, afin de s’attacher des partisans, il prétendit qu’il possédait le pouvoir de remettre tous les péchés.

Calliste fut le premier évêque de Rome qui réclama ce pouvoir antiévangélique, que ses successeurs s’attribuèrent plus tard comme une prérogative qui leur viendrait de Dieu lui-même. Tous ceux qui avaient souillé leur titre de chrétien par quelque crime, se croyaient purs dès qu’ils étaient entrés dans l’école de Calliste. Ceux qu’Hippolyte rejetait de l’Eglise à cause de leurs crimes, se réfugiaient auprès de l’évêque de Rome qui les recevait avec empressement. Tous les sectaires étaient également admis par lui. « Alors, pour la première fois, dit Hippolyte, on vit des évêques, des prêtres et des diacres recevoir l’ordination, quoiqu’ils eussent été mariés deux et trois fois ; si quelqu’un, élevé aux ordres, se mariait, on lui conservait son ordre comme s’il n’eût pas violé la loi. » Calliste prétendait qu’il fallait ainsi laisser les pécheurs dans l’Eglise, puisque Jésus-Christ avait ordonné d’y laisser l’ivraie avec le bon grain. Il ajoutait que l’Eglise était comme l’arche de Noé, dans laquelle il y avait tous les animaux purs et impurs. Ses auditeurs, qui avaient des raisons personnelles d’être de cet avis, applaudissaient Calliste. Il autorisait publiquement le concubinage et les crimes les plus infâmes, ce qui ne l’empêchait pas, avec ses adeptes, de s’appeler impudemment l’Eglise catholique. Mais les vrais fidèles ne profanaient pas ce nom en le leur donnant, et ils appelaient les adeptes de Calliste les Callistiens.

Saint Hippolyte, qui nous a conservé ces détails, était témoin de ce qu’il a raconté ; il exerçait, à Rome même, au quartier appelé le Port, le ministère épiscopal, et il ne craignait pas de s’opposer énergiquement à l’évêque de la ville qui déshonorait un siège occupé, jusqu’à Zéphyrin, par de dignes évêques. Victor lui-même, malgré son erreur sur la question pascale et les lettres de communion qu’il avait adressées aux montanistes, avait été un évêque vertueux, et l’on peut dire que Zéphyrin et Calliste furent les deux premiers évêques qui souillèrent le siège de Rome. Ils ne furent pas les derniers, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

Tandis que Calliste favorisait les hérésies et enseignait une détestable doctrine, Hippolyte luttait, par de savants écrits, contre toutes les erreurs. Disciple d’Irénée, il avait hérité de l’esprit fortement orthodoxe du grand évêque de Lyon, et il marcha sur ses traces. Il était aussi savant dans les sciences et la philosophie que dans la doctrine de l’Eglise, comme ses ouvrages l’attestent. Malheureusement, un grand nombre de ces ouvrages ne sont connus que par leurs titres ou-par des fragments. On peut les partager en deux groupes : les ouvrages exégétiques ; les ouvrages dogmatiques. Le saint docteur expliqua l’œuvre des six jours, la Genèse, l’Exode les Nombres, les Rois, les Psaumes, les Proverbes, le Cantique des Cantiques, l’Ecclésiaste, les prophètes Isaïe, Jérémie, Zacharie, Ezéchiel, Daniel ; les Evangiles de Mathieu, de Luc, de Jean, et l’Apocalypse de ce dernier Apôtre.

Hippolyte fut le premier des Pères qui entreprit de commenter les Saintes Ecritures, et ce fut à son imitation qu’Origène composa ses grands travaux bibliques. Parmi les ouvrages dogmatiques du vénérable docteur, on cite les suivants : De Saül et de la Pythonisse ; Du Christ et de l’antéchrist ; De la Résurrection ; Contre Mar don ; De la Pâques ; Contre toutes les hérésies ; Homélie à la louange du Maître Sauveur. Ce discours fut prononcé en présence d’Origène. Ce grand homme, aussi bien qu’Hippolyte, ayant voyagé en Orient et ayant visité Rome, on ne sait en quel pays les deux savants se rencontrèrent. Dans son ouvrage De la Pâques, Hippolyte proposait un cycle de seize ans, à l’aide duquel on pouvait fixer le jour de la fête avec entière certitude. On possède aujourd’hui, d’une manière à peu près complète, son grand ouvrage contre les hérésies. Dans la première partie, il fait l’histoire de la philosophie ancienne, et, dans la seconde partie, il démontre les relations qui existent entre les anciens systèmes et ceux des hérétiques. On trouve dans cet ouvrage des fragments des écrits des hérétiques des deux premiers siècles, et des détails pleins d’intérêt qui jettent de nouvelles lumières sur les hérésies primitives, jusqu’à celles de Sabellius et Noetus. On lui donne le titre de Philosophumena, quoique l’auteur ne mentionne sous ce titre que la première partie de son ouvrage.

Hippolyte fit aussi un traité Contre les Juifs, et un livre Contrée les Grecs, dans lequel il s’appliqua surtout à réfuter la théorie platonicienne sur la cause de l’univers. C’était à Platon que les hérétiques unitaires, qui dogmatisaient au commencement du troisième siècle, empruntaient leurs théories. Hippolyte fit un traité particulier contre Noetus ; il défendit la doctrine orthodoxe de la Trinité et de l’Incarnation dans un discours contre deux hérétiques, Béron et Hélicon ; et dans un sermon sur la sainte Théophanie ou Manifestation de Dieu. On possédait de saint Hippolyte des homélies, des lettres, et enfin un recueil canonique intitulé : La Tradition apostolique sur les Sacrements. Cet ouvrage a été inséré dans la collection connue sous le titre de Constitutions apostoliques, dont il forme le huitième livre. Nous le ferons connaître plus tard en étudiant cette compilation qui ne fut rédigée qu’au quatrième siècle.

Hippolyte a été regardé, dans tous les siècles, comme un homme apostolique et un des défenseurs les plus illustres de la doctrine orthodoxe. Théodoret le cite souvent comme une des sources pures par où Dieu fait couler la saine doctrine sur l’Eglise. Les vérités fondamentales, telles que l’inspiration de la Sainte Ecriture ; la force probante de la tradition apostolique ; la Trinité ; la consubstantialité du Verbe avec le Père et le Saint-Esprit ; la double nature divine et humaine dans l’unique personne de Jésus-Christ ; la divinité du Saint-Esprit et sa personnalité distincte de celles du Père et du Fils ; tous ces dogmes, qui forment l’essence du christianisme, sont exposés par saint Hippolyte, tels qu’ils furent proclamés ensuite officiellement par l’Eglise contre les divers hérétiques qui les attaquèrent. On trouve encore, dans les fragments qui nous sont restés du saint Docteur, une foule de renseignements précieux sur le Baptême, l’Eucharistie, la Résurrection, le dernier Jugement et le Monde futur. Sur tous ces points, il expose la même doctrine que Justin, Irénée et les autres écrivains orthodoxes que nous avons analysés précédemment.

Dans son livre Du Christ et de l’antéchrist, il fait de l’Eglise un tableau métaphorique que nous croyons utile de traduire. Après avoir cité un texte où Isaïe parle des ailes des navires il s’exprime ainsi : « Les ailes des navires sont les Eglises ; la mer, c’est le monde sur lequel l’Eglise navigue, comme un navire sur la mer ; elle est ballottée par les flots, mais elle ne fait pas naufrage, car elle a un pilote expérimenté : le Christ. Au milieu, elle tient droit un trophée contre la mort, la croix du Seigneur qu’elle porte avec elle. Sa proue, c’est l’Orient ; sa poupe, c’est l’Occident ; la vaste cavité qui est entre l’une et l’autre, c’est le Midi ; ses clous sont les Deux Testaments ; les cordages qui l’entourent, c’est la charité du Christ qui l’étreint ; la toile qui forme sa voile, ce sont les fidèles purifiés par le bain de la régénération ; au lieu de vent, c’est l’Esprit venant des cieux qui la pousse en imprimant sur les fidèles le signe de Dieu. Elle a des ancres de fer, qui sont les commandements de Dieu ; les matelots qui sont à droite et à gauche, ce sont les saints anges qui la dirigent et la défendent. L’échelle qui conduit jusqu’au sommet de son antenne, c’est l’image de la salutaire passion du Christ, attirant les fidèles au ciel. Les drapeaux qui flottent au sommet de son antenne, ce sont les prophètes, les martyrs, les Apôtres qui se reposent dans le royaume du Christ. »

Ainsi, d’après Hippolyte, l’Eglise est une dans tout l’univers ; les pasteurs et les fidèles la forment au même titre ; Jésus-Christ seul est son pilote, et le Saint-Esprit, le souffle qui la régit.

Un autre disciple d’Irénée, Caïus, s’était fixé à Rome comme Hippolyte. Il avait le titre de prêtre et même celui d’évêque des nations. Au lieu de suivre Calliste dans ses erreurs, il s’attaqua vigoureusement à l’hérésie. Il écrivit en particulier un livre contre les cataphryges ou montanistes. On peut penser qu’il l’écrivit alors que Victor s’était laissé séduire par ces hérétiques au point de leur envoyer des lettres de communion. Cet ouvrage était adressé à Proclus ; il est probable que c’était ce montaniste qui avait surtout contribué à tromper l’évêque de Rome. Au lieu de s’en rapporter à la parole de cet évêque, Caïus rappelait à Proclus la tradition apostolique des deux apôtres Paul et Pierre, qui avaient fondé l’Eglise romaine. « Je puis, lui disait-il, te montrer les trophées des Apôtres. Soit que tu ailles au Vatican ou sur la voie d’Ostie, tu rencontreras les trophées de ceux qui fondèrent cette Eglise. »

Eusèbe, qui nous a conservé ce fragment, en cite encore un autre dans lequel Caïus attribue à Cérinthe l’idée de’ ce millénarisme impur, d’après lequel les justes jouiraient, pendant mille ans, après la résurrection, de tous les plaisirs charnels.

Ce fut sous l’épiscopat de Zéphyrin que Caïus confondit les montanistes. On pourrait en conclure que ce fut cet évêque qui retira les lettres de communion que son prédécesseur leur avait accordées. Caïus est généralement regardé comme l’auteur d’un livre intitulé : Le Petit Labyrinthe, et dans lequel il réfute l’hérésie d’Artémon contre la divinité de Jésus-Christ.

Il est probable que, comme Hippolyte, Caïus alla en plusieurs contrées annoncer l’Evangile.

Rome possédait à la même époque un autre défenseur de l’orthodoxie, Rhodon, originaire d’Asie et qui était venu à Rome étudier sous Tatien. Il défendit l’orthodoxie contre les marcionites et écrivit un Hexaéméron ou commentaire sur les six jours de la création.

 

A la même époque vivait à Rome Apollonius, qui réfuta l’hérésie des cataphryges ou montanistes, et s’attacha surtout à dévoiler l’hypocrisie des sectaires parmi lesquels il y avait des criminels condamnés par les tribunaux. Apollonius renvoie aux dossiers de ces tribunaux pour constater leur culpabilité, et démontre, par des faits, que ces sectaires, si sévères en apparence, ne pratiquaient point ce qu’ils enseignaient. Dénoncé comme chrétien, Apollonius comparut devant le sénat dont il était membre. C’était un homme très-lettré et qui avait cultivé la philosophie. Il prononça devant le sénat un magnifique discours pour la défense de sa foi ; mais il n’en fut pas moins condamné à mort.

Il était passé en usage qu’un chrétien, traduit en justice comme tel, devait être condamné s’il ne se rétractait pas. Le discours d’Apollonius fut recueilli par les fidèles et inséré dans un recueil publié par Eusèbe sous le titre de : Supplices des anciens martrys. Ce livre précieux est perdu.

Rome possédait à cette époque plusieurs chrétiens illustrés par leurs écrits et qui appartenaient à l’Eglise d’Afrique.

L’origine de cette dernière Eglise est certainement apostolique, comme nous l’avons remarqué ailleurs ; mais l’histoire de son établissement et de ses progrès est inconnue. Elle se révéla tout à coup à la fin du second siècle par des hommes éminents, tels que Tertullien et Minutius Félix. A dater de cette époque, elle tint, pendant plusieurs siècles, le premier rang dans les Eglises occidentales.

Marcus Minutius Félix habitait Rome, où il exerçait les fonctions d’avocat.

Il composa, sous le titre dOctavius, un ouvrage du plus haut intérêt pour l’histoire, et qui renferme les renseignements les plus précieux sur les luttes doctrinales qui existaient, au début du troisième siècle, entre les chrétiens et les païens instruits.

Minutius Félix avait un ami intime nommé Octavius. Tous deux païens d’abord, ils avaient embrassé le christianisme. Octavius avait été obligé de quitter Rome. Ses affaires et le désir de revoir son ami l’y ramenèrent un jour. Les deux amis, qui étaient avocats, profitèrent du temps des vacances des tribunaux pour aller prendre des bains de mer à Ostie, en compagnie d’un ami commun, Cæcilius, qui était encore païen. Lorsqu’ils étaient en chemin, Cæcilius aperçut une statue de Sérapis et lui envoya aussitôt un baiser, comme le peuple superstitieux avait l’habitude de le faire en passant auprès de ses divinités. « Mon frère Marcus, dit alors Octavius, ce n’est pas le fait d’un honnête homme de laisser un ami dans l’aveuglement et se heurter à des pierres sculptées, peintes et couronnées. Cette erreur retombe sur toi au moins autant que sur lui. »

Cette parole affligea Cæcilius qui, au lieu de prendre part au bonheur que ses deux amis éprouvaient de respirer l’air pur des bords de la mer, paraissait triste et soucieux. « Mon cher Cæcilius, lui dit Minutius Félix, pourquoi n’as-tu pas ta gaîté ordinaire ? —Je suis, répondit-il, affligé des paroles d’Octavius à mon sujet.

Il  m’a taxé d’ignorance ; eh bien ! je veux défendre contre lui ma religion qu’il a attaquée. Je te prends pour arbitre entre lui et moi. » Les trois amis s’assirent sur le bord de la mer, et Cæcilius prit le premier la parole.

Il commença par dire que toutes les choses, soit célestes, soit terrestres, sont remplies d’obscurité ; les philosophes ont en vain cherché à les approfondir et à en donner les raisons ; tout est rempli d’incertitudes. N’est-il pas déplorable, en présence des efforts inutiles de la philosophie, de voir les chrétiens, ignorants et illettrés pour la plupart, essayer de donner quelque chose de certain sur la haute et divine majesté des êtres ? Ne vaut-il pas mieux renoncer à les approfondir, s’en remettre au hasard pour tout ce qui arrive, et pratiquer les religions telles que les siècles nous les ont léguées ?

Ces religions sont diverses comme les nations. Les Romains, en étendant leur empire sur le monde, ont accepté tous les dieux, et leurs succès ne sont-ils pas un argument en faveur de leur politique religieuse ? Ne peut-on pas voir dans ces succès une preuve que toutes les religions sont bonnes ?

Un fait certain, c’est que leurs succès ont été en rapport de leur fidélité à observer les rites religieux. Ceci répond au système des philosophes qui voudraient détruire toute religion, et aux chrétiens qui en opposent une nouvelle. Et que sont ces chrétiens ? Des hommes ramassés dans la boue la plus infime, des femmes crédules, qui ont entre eux des assemblées clandestines, pratiquent des jeûnes solennels et font des festins cruels. Ils forment un peuple ténébreux, ennemi de la lumière, muet en public, criard dans les coins. Ils méprisent les temples et les dieux, ils rient des pratiques religieuses ; ils en ont pitié, eux si dignes de pitié ; ils méprisent la pourpre des prêtres, eux qui sont à demi nus. Avec une étonnante folie et une incroyable audace, ils méprisent les tourments présents, et ils en redoutent de futurs et d’incertains ; ils craignent de mourir après la mort, et, en attendant, ils n’ont pas peur de mourir. Ils n’ont pas peur, parce qu’ils se bercent de la trompeuse espérance de revivre.

Le monde entier est plein de leurs turpitudes ; ils se connaissent à des signes particuliers, et ils s’aiment presque avant de se connaître. Il existe entre eux comme une religion de débauches ; ils s’appellent frères et sœurs, afin que, sous ces noms sacrés, leur amour impur devienne incestueux ; c’est ainsi que leur folle superstition se glorifie même du crime. On ne parlerait pas tant des horreurs qu’ils commettent s’il n’y avait pas là quelque vérité. J’ai appris que, pour un motif que j’ignore, ils vénèrent une tête d’âne consacrée. Les soupçons les plus graves planent sur leurs mystères secrets et nocturnes. Ils s’y occupent certainement d’un homme puni du dernier supplice pour ses crimes, et du bois sur lequel il est mort ; ils en font un autel digne d’eux, puisqu’ils méritent comme lui la mort pour leurs crimes. Leur moyen d’initiation est aussi connu qu’il est détestable. On apporte à celui qui doit être admis un enfant couvert de pâte ; on l’excite à le percer de coups, qui semblent dirigés sur une masse inerte et être innocents, et qui tuent l’enfant qui se trouve enfermé sous la pâte. O horreur ! ils en boivent le sang ; ils s’en partagent les membres ; ils se souillent de cette victime, La participation au même crime les oblige au silence. De tels sacrifices sont pires que tous les sacrilèges.

Ce qui se passe dans leurs repas est de notoriété publique, et notre concitoyen de Cirte les a mentionnés dans son discours. A un certain jour solennel, ils se réunissent tous, hommes et femmes avec leurs enfants, leurs sœurs, leurs mères ; les sexes et les âges sont mêlés. Après avoir beaucoup mangé et s’être excité par des libations, on jette une bouchée à un chien auquel est attaché, par un lien, le flambeau qui éclaire le repas. En se précipitant, le chien entraîne le flambeau ; la lumière s’éteint, et tous se livrent aux débauches les plus infâmes ; s’ils ne commettent pas d’incestes révoltants, c’est par pur hasard ; le crime n’en est pas moins dans leurs intentions.

L’obscurité dans laquelle ils s’ensevelissent justifie ce dont on les accuse. Pourquoi se cacher ? Pourquoi s’efforcent-ils de tenir leur culte secret ? À-t-on besoin de se cacher quand on est honnête ? Ne couvre-t-on pas seulement les crimes du secret ? Pourquoi n’ont-ils ni autels, ni temples, ni statues connues ? Pourquoi ne parlent-ils jamais ouvertement, ne s’assemblent-ils pas librement ? N’est-ce pas parce que leur culte est criminel ou honteux ? Quel est ce Dieu unique et solitaire qu’ils adorent ? Les Juifs seuls ont adoré un Dieu unique, et encore ce Dieu avait-il des temples, des autels, des victimes, des rites. Mais les chrétiens n’ont rien de cela ; leur Dieu est invisible et cependant il est partout ; le monde vient de lui, et il est le maître de détruire l’ordre éternel de la nature.

Non contents de cette opinion déraisonnable, ils admettent des fables de vieille ; ils prétendent qu’ils renaîtront après avoir été réduits en poussière ; ils prétendent entrer dans une vie nouvelle et immortelle ; ils attribuent à leur Dieu tout ce qui ne dépend que du Destin. Je voudrais bien savoir quelle sera cette vie nouvelle qu’ils attendent. Seront-ils avec leur corps ou seulement avec leur esprit et leur âme ? Avec leur corps, disent-ils. Avec lequel ? Avec l’ancien. Mais il n’existera plus ? Avec un nouveau. Alors ils ne seront plus les mêmes individus. Toutes ces doctrines sont autant d’inepties.

L’état de misère où se trouvent les chrétiens ne prouve-t-il pas l’impuissance de leur Dieu, qui ne peut les secourir ? A ces misères se joignent les persécutions. Leur partage, ce sont les mines, les supplices, les tourments, des croix qu’on ne leur donne pas à adorer, mais sur lesquelles on les attache ; des feux qu’ils craignent tant pour l’autre vie. Qu’est-ce que ce Dieu qui peut ressusciter les morts et qui ne secourt pas les vivants ? Empêche-t-il les Romains de dominer sur le monde entier ? Vous vous privez de tous les plaisirs, de toutes les douceurs de la vie  malheureux, vous ne ressusciterez pas, et, en attendant, vous ne vivez pas. Vous n’êtes pas capables, dans votre ignorance, de parler avec sens des choses de ce monde ; cessez donc de vouloir parler les choses divines.

Si vous voulez philosopher, imitez Socrate qui disait : « Ce qui est au-dessus de nous ne nous regarde pas. » Laissons là les choses douteuses et que nous ne pouvons pas résoudre. Sans cela, on tombera dans une superstition ridicule, ou l’on abandonnera toute religion.

Que pourra répondre Octavius à de tels arguments ? — Ne te flatte pas toi-même, répondit Minutius Félix, et n’exalte pas ta logique et ton éloquence. Nous sommes ici pour rechercher la vérité. Tu as parlé, il faut attendre la réponse, afin de porter un jugement en connaissance de cause.

Octavius prend ensuite la parole. Peu importe, dit-il, que les chrétiens soient pauvres et ignorants, il ne s’agit pas ici de l’autorité des personnes, mais de la vérité. Chacun a le droit de la chercher, l’ignorant aussi bien que le philosophe ; et si l’ignorant l’exprime sans se préoccuper du beau style, elle n’en apparaît que plus belle dans sa simplicité. Il examine ensuite la notion de Dieu telle qu’elle apparaît dans le peuple et chez les philosophes du paganisme ; il établit que les chrétiens ont de Dieu à peu près la même notion que les philosophes les plus illustres, tandis que le peuple professe des idées et des superstitions ridicules. Il conclut en exposant que ce qui, dans le paganisme, avait quelque apparence miraculeuse, était dû aux démons, qui sont obligés d’en convenir lorsqu’ils y sont forcés par les chrétiens. Aux attaques dirigées contre les assemblées des chrétiens, il oppose le tableau des superstitions et des immoralités du culte païen. Ce que vous reprochez aux chrétiens, dit-il, vous ne pouvez en prouver la vérité ; mais, pour vous, ce sont choses évidentes, et les démons vous font reprocher aux chrétiens les crimes que vous commettez vous-mêmes sous leur inspiration. Le tableau qu’en fait Octavius est appuyé sur des preuves notoires et irréfutables.

Puis il venge les chrétiens des calomnies dont Çæcilius s’était rendu l’écho ‘. Vous dites que nous adorons une croix ? C’est faux ; vous en adorez, vous, car vos enseignes n’ont-ils pas la forme d’une croix ; et ne les adorez-vous pas ? Vous nous reprochez d’immoler un enfant ? C’est faux. C’est vous qui en immolez à vos dieux, qui les exposez, qui les tuez même avant leur naissance par des pratiques criminelles, qui leur donnez la mort à l’exemple de votre dieu Saturne, qui tua les siens et les mangea. Vous dites que nous adorons une tête d’âne ? C’est faux. Mais vous, vous adorez les animaux, même les plus immondes, en particulier le bœuf et le crocodile. Vous nous reprochez des infamies à l’égard de nos prêtres ? Ce sont des calomnies. Mais vous, vous commettez les immoralités les plus révoltantes. Vous dites que nous adorons un homme ? C’est faux. Mais vous, vous en adorez. Ne déifiez-vous pas des hommes, les empereurs en particulier, qui ne tiennent pourtant à devenir dieux que le plus tard possible.

Octavius prouve ensuite que Dieu ne demande pas un culte extérieur comme celui des païens ; il s’étend sur la résurrection, la Providence et toutes les vérités que Cæcilius avait contestées. Quant à la pauvreté des chrétiens, elle les honore, car elle prouve qu’ils s’élèvent bien au-dessus des choses de ce monde, et c’est aussi par suite de leurs sentiments élevés qu’ils méprisent les plaisirs et les tourments qu’on leur fait endurer.

Octavius parla avec tant d’éloquence, que Cæcilius se déclara vaincu et embrassa la religion chrétienne.

L’ouvrage de Minutius Félix est plutôt un plaidoyer philosophique qu’une œuvre de théologie. Aussi l’orateur se contente-t-il de répondre aux objections des païens sans exposer le dogme chrétien. Il voulait abaisser les barrières qui empêchaient d’arriver au christianisme, et répandre dans le peuple cette idée : que les reproches adressés aux chrétiens étaient calomnieux. A ce point de vue, l’Octavius offre beaucoup d’intérêt.

Les personnages qui sont mis en scène ne sont point fictifs ; il est probable que le Cæcilius qui convertit Cyprien, l’illustre évêque de Carthage, est le même qui fut amené au christianisme par les raisonnements d’Octavius.

Tandis que Minutius Félix travaillait à Rome pour la religion, un autre Africain, plus savant et plus célèbre encore, Tertullien, publiait les ouvrages qui ont marqué sa place parmi les plus savants Pères de l’Eglise. Quintus-Septimius-Florens Tertullianus était né à Carthage vers le milieu du second siècle. Il fut d’abord païen. Il se moquait du christianisme comme tant d’autres, et sa jeunesse ne fut pas exempte des vices qui étaient trop ordinaires aux adorateurs des dieux. Devenu chrétien, il poussa la vertu jusqu’à de telles limites, que l’on peut dire que ce fut par excès de sévérité dans les mœurs qu’il se prononça pour les doctrines de Montan. Saint Jérôme en donne encore une autre raison : la jalousie et les outrages dont le clergé de Rome le poursuivit. A quelle occasion ? On l’ignore ; mais on peut croire que Tertullien leur reprochait les vices dont ils se rendaient coupables à l’imitation de leurs évêques Zéphyrin et Calliste. Tertullien passa une partie de sa vie à Rome, l’autre à Carthage. On peut croire, d’après la manière dont il envisage certaines questions dans ses ouvrages, qu’il fut jurisconsulte. Il déclare lui-même que, devenu chrétien, il n’était plus ni avocat ni quoi que ce soit dans le monde. Les érudits s’accordent généralement à dire qu’il fut élevé au sacerdoce, comme l’affirme saint Jérôme, sans dire toutefois s’il était prêtre lorsqu’il résidait à Rome.

On a tout lieu de croire qu’il composa la plus grande partie de ses ouvrages à Carthage. S’il eût habité Rome pendant longtemps, on le trouverait certainement mêlé aux discussions dont cette Eglise était le théâtre. Il y était sans doute sous Zéphyrin lorsque Praxéas se rendit dans cette ville et engagea cet évêque à révoquer les lettres de communion que Victor avait envoyées aux montanistes. Ce fut Tertullien qui dévoila les erreurs de Praxéas. Il avait sans doute habité Carthage auparavant, et il y retourna ensuite. Les détails de la vie du célèbre Africain sont inconnus ; la même obscurité règne sur la date de la plupart de ses ouvrages. Quant à leur authenticité, elle n’a jamais été contestée, et leur valeur ne l’a pas été davantage.

Le plus important de ces ouvrages, est, sans contredit, son Apologétique contre les gentils et pour les chrétiens. Il l’adressa aux pontifes de l’empire romain, c’est-à-dire à tous les gouverneurs qui cumulaient l’autorité religieuse avec l’autorité civile, sous les empereurs souverains pontifes.

Les successeurs de Trajan et de Marc-Aurèle avaient imité leur politique à l’égard des chrétiens. Aucun d’eux, jusqu’à Décius, ne publia d’édit de persécution générale, mais les chrétiens n’en étaient pas moins poursuivis et livrés au supplice. Des jurisconsultes, comme Ulpien, avaient réuni toutes les pièces qui pouvaient avoir contre eux quelque valeur légale, et fixer la jurisprudence à leur égard. Les préfets de Rome et des provinces s’en autorisaient, et décrétaient les plus affreux supplices contre ceux qui leur étaient dénoncés comme chrétiens et refusaient d’abjurer leur religion. Sous Septimius Severus, l’empire était couvert de sang. Le gouverneur d’Afrique, Saturninus, se montrait d’une cruauté inouïe. Il venait de condamner à mort une troupe de fidèles, restés célèbres en Afrique sous le titre de martyrs scillitains, lorsque Tertullien éleva courageusement la voix pour la défense de ses frères.

« Pontifes de l’empire romain, dit-il, si vous refusez, avant de nous juger, d’examiner notre cause ; si vous ne voulez accorder aucune liberté à la défense, nous n’avons qu’à nous taire et à déplorer que vous ne nous jugiez que sous l’inspiration d’une haine aveugle. Est-il rien, cependant, de plus inique que de condamner par haine ce que l’on s’obstine à vouloir ignorer ? Vous refusez de nous connaître dans la crainte d’être obligés de nous estimer et de ne pouvoir nous condamner.

« Si nous sommes coupables, pourquoi ne pas nous traiter comme les autres criminels ? Ceux-là peuvent se défendre eux-mêmes ou par des avocats ; on ne condamne personne sans l’entendre ; les chrétiens seuls ne peuvent se justifier. Il suffit qu’ils se nomment pour exciter la haine publique. Qu’un homme s’avoue coupable de sacrilège, d’homicide, son aveu ne vous suffit pas pour le condamner. Vous voulez encore examiner les circonstances du crime, interroger les complices. Pourquoi ne pas agir ainsi à l’égard des chrétiens et rechercher combien d’enfants ils ont mangés, combien d’incestes ils ont commis ? Mais on a défendu même d’informer contre nous. Trajan n’a-t-il pas défendu de rechercher les chrétiens, et, en même temps, n’a-t-il pas ordonné de les punir ? Pourquoi ne pas les rechercher s’ils sont coupables, et les condamner s’ils sont innocents ? Vous tenez à notre égard une singulière, procédure. Vous mettez les criminels à la question pour leur faire avouer ce qu’ils ont fait ; et vous nous tourmentez, nous, pour nous le faire nier. Un homme vous crie : Je suis chrétien ! il dit la vérité ; et vous qui mettez à la question pour obtenir la vérité, vous y mettez les chrétiens pour l’avoir dite. Avouez que vous agissez pour un tout autre motif que la recherche de la vérité et de la défense des lois. A vos yeux, un chrétien est un ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature ; et, s’il abjure, vous le déclarez absous. N’est-ce pas agir contre les lois ?

« La haine que l’on nous porte est si aveugle, que l’on regarde notre nom comme une chose qui souille même le bien. Tel homme est honnête, dit-on, c’est dommage qu’il soit chrétien. Je m’étonne qu’un homme qui est si sage soit devenu chrétien. Notre nom est même une injure : cette femme, dit-on, ce jeune homme, avaient de mauvaises mœurs ; aussi se sont-ils faits chrétiens. Si une femme devient sage en devenant chrétienne, son mari la répudie. Le père désavoue son fils qui le faisait souffrir étant païen, et qui est soumis étant chrétien. Le maître qui supportait un esclave infidèle, ne veut plus le voir lorsque le christianisme l’a rendu fidèle. La vertu, dans un chrétien, déplaît. La haine de notre nom l’emporte sur tout le bien qu’il peut produire.

« Vous appliquez les lois, dites-vous. Mais les lois sont-elles toutes bonnes ? N’en abroge-t-on pas chaque jour ?

« Un ancien décret voulait qu’aucun nouveau dieu ne fût admis sans l’approbation du sénat. Tibère ayant reçu de Palestine des preuves de la divinité de Jésus-Christ, proposa au sénat de le recevoir comme Dieu. Le sénat refusa parce que la proposition n’était pas due à son initiative. Tibère respecta-t-il cette décision ? Non. Au contraire, il défendit d’accuser les chrétiens.

 

Consultez vos annales, et vous y trouverez que les auteurs des lois que vous appliquez sont Néron et Domi-tien, deux êtres que vous abhorrez ; et encore Domitien ne persévéra-t-il pas longtemps dans ses poursuites. Quant à Néron, n’est-il pas glorieux pour nous d’avoir un tel homme pour auteur des lois qui nous condamnent ?

« Les autres empereurs n’ont pas suivi les traces de cet homme. Plusieurs d’entre eux ont même protégé les chrétiens. Je ne vous citerai que la lettre de Marc-Aurèle rendant témoignage que les soldats chrétiens avaient obtenu, par leurs prières, une pluie sans laquelle son armée était exposée à mourir de soif en Germanie.

« Mais vous qui vous prétendez si rigides observateurs des lois religieuses, les respectez-vous toujours ? A Rome même, n’a-t-on pas admis le culte de Sérapis et de Bacchus interdit par les lois ?

« Vous nous reprochez de tuer des enfants, de manger de la chair humaine, de commettre des incestes. Ces crimes sont-ils prouvés ? Sont-ils même vraisemblables ? Sans doute vous nous jugez d’après vous-mêmes. En Afrique, en Gaule, à Rome même, n’offre-t-on pas des sacrifices humains ? Quant à nous, nous avons une telle horreur du sang que nous ne mangeons même pas celui des animaux, et que nous repoussons les animaux étouffés, de peur d’être souillés par le sang qui reste dans leurs entrailles.

« Vous nous accusez de sacrilège envers les dieux, de révolte envers l’empereur. Mais si nous n’adorons pas vos dieux, c’est que nous savons qu’ils ne le sont pas. Ne savez-vous pas aussi bien que nous que vos dieux ont été des hommes ? C’est vrai, répondez-vous, mais ils ont été faits dieux. Par qui ? Evidemment cette divinité n’a pu être donnée que par celui qui la possédait, par un Dieu supérieur. Mais ce Dieu avait-il besoin de se donner des coadjuteurs ? En quoi peuvent-ils lui être utiles ? La foudre n’existait-elle pas avant Jupiter, et les fruits de la terre avant Bacchus, Gérés et Minerve ? Si Bacchus a mérité d’être dieu pour avoir planté la vigne, vous avez fait tort à Lucullus de ne l’avoir pas fait dieu, lui qui a apporté les cerises du Pont en Italie. Vous avez fait des hommes dieux, dites-vous, pour récompenser leur mérite. Est-ce vrai ? Non, car vous n’avez pas fait dieux les hommes les plus sages et les plus vertueux, comme Socrate et Aristide ; vous avez divinisé des hommes coupables. Du reste, sous leurs noms, je ne vois que des morts. Pour ce qui est des statues, je ne puis voir en elles que la même matière qui sert à confectionner de la vaisselle et des meubles.

« Vous répondez : Nous les regardons comme des dieux. Soit. Alors vous êtes impies et sacrilèges, car vous les méprisez ; vous vous moquez d’eux sur le théâtre ; vous en faites le sujet de basses plaisanteries.

« Qu’adorent ceux qui ne veulent pas de ces dieux ? Il en est parmi vous qui s’imaginent que nous adorons une tête d’âne. Cette idée vous vient de Tacite. D’autres disent que nous adorons une croix. Il en est, enfin, qui prétendent que c’est le soleil qui est notre Dieu. Ils savent sans doute que, pour prier, nous nous tournons vers l’Orient et que le jour du soleil (dimanche) est pour nous jour solennel. Mais ils ne connaissent pas les raisons de ces pratiques. Un histrion a exposé un tableau avec cette inscription : Le dieu des chrétiens, race d’âne. Ce dieu avait des oreilles d’âne, le pied rond, un livre à la main, un manteau romain. Nous avons ri de cette figure et du nom qu’on lui donnait.

« Ce que nous adorons, je vais vous le dire : c’est un Dieu unique, créateur du monde et de tous les êtres qui le composent ; éléments, corps, esprits. Si vous voulez le connaître, interrogez ses œuvres ; interrogez votre âme qui laisse échapper en toutes occasions ces exclamations : grand Dieu ! Dieu bon ! Ce qui plaira à Dieu ! Dieu le voit ! Je le recommande à Dieu ! Dieu me le rendra ! Ce sont là autant de témoignages d’une âme naturellement chrétienne. En s’exprimant ainsi, l’âme ne regarde pas le Capitole, mais le ciel. Pour se faire mieux connaître, Dieu nous a donné le témoignage des Ecritures ; il a envoyé dans le monde des hommes vertueux, qu’il a chargés de nous instruire de ses volontés et de ses desseins. Nous nous sommes moqués autrefois de leur doctrine ; nous avons été des vôtres ; car on ne naît pas chrétien, on le devient. Mais aujourd’hui nous croyons aux Ecritures ; vous pouvez vous-mêmes les connaître, et vous les trouverez traduites en grec par les ordres de Ptolémée Philadelphe, avec l’original hébraïque déposé à Alexandrie, près le temple de Sérapis. Il vous est facile d’en constater l’authenticité, et de connaître leur valeur, en remarquant que les prophéties qui y sont contenues ont été accomplies. Vous y apprendrez que le peuple juif, d’abord agréable à Dieu, a perdu ses prérogatives et a été remplacé par un peuple nouveau formé par le Verbe de Dieu, qui s’est incarné et qui est le Christ.

« Vos philosophes ont eu idée de ce Verbe par lequel tout a, été fait. Il est le Fils de Dieu, unique en substance avec Dieu lui-même. Il est Esprit d’Esprit, Dieu de Dieu, lumière de lumière ; ce qui émane de Dieu est Dieu, et fils de Dieu, et tous deux ne font qu’un. Il prend chair dans le sein d’une vierge et il naît homme mêlé à Dieu.

« Crucifié sous Ponce-Pilate, comme il l’avait lui-même prédit, les ténèbres couvrirent le monde au moment de.sa mort. Ces ténèbres, on les prit pour une éclipse, et le fait est relaté dans vos archives. Tibère averti par Pilate, crut à la divinité du Christ, et il eût été chrétien s’il avait pu être en même temps chrétien et empereur. Mais que le Christ soit un Dieu ou un homme, il nous a enseigné à servir Dieu, comme Moïse l’a appris aux Juifs, comme Orphée et d’autres l’ont appris aux Grecs, comme Numa vous l’a appris à vous-mêmes. Vous laissez aux autres la liberté de croire aux instructions qui leur ont été données ; lais-sez-nous donc aussi croire à celles du Christ.

« Voici l’origine de notre religion ; comparez-la aux vôtres. D’où viennent vos religions ? des démons. Ce sont eux qui se font adorer sous le nom de vos dieux ; et ils sont obligés d’en convenir, dès qu’ils sont interpellés par un chrétien. S’ils sont dieux, pourquoi se déclarent-ils eux-mêmes démons ? Est-ce par complaisance pour nous ? Votre religion est fausse ; vos dieux eux-mêmes en conviennent. Cependant, vous avez assez de tolérance pour laisser libres tous les faux cultes. Chaque province, chaque ville a ses dieux ; à nous seulement on ne permet pas d’adorer Dieu comme nous l’entendons. Mais, dites-vous, la preuve que les dieux des Romains sont vrais, c’est la gloire et la puissance qu’ils ont données à l’empire. Mais vous regardez également comme vrais les dieux des nations soumises. Quel intérêt avaient ces dieux à soumettre aux Romains les nations qui les adoraient ? Ni la grandeur des Romains, ni l’humiliation des nations vaincues, ne prouvent donc en faveur des dieux.

« Vous nous reprochez de manquer à nos devoirs envers l’empereur. Il est vrai que nous ne prions pas pour lui des dieux qui n’en sont point, des morts, des statues sur lesquelles il a tout pouvoir ; mais nous prions pour lui le Dieu éternel, le vrai Dieu, le Dieu vivant. Les yeux élevés vers le ciel, les mains étendues, parce qu’elles sont pures ; tête nue, parce que nous n’en rougissons pas ; sans moniteur, parce que nous prions du cœur, nous demandons que tous les empereurs aient une longue vie, un règne paisible, une famille tranquille, des armées courageuses, un sénat fidèle, un peuple honnête ; que l’univers entier soit dans la paix ; que tout ce que l’empereur peut désirer, comme homme et comme César lui arrive. J’adresse ces prières à celui qui peut m’exaucer ; je lui adresse une prière qui vient d’un corps chaste, d’une âme innocente et du Saint-Esprit ; elle vaut mieux que quelques grains d’encens ou de gomme arabique ; que quelques gouttes de vin ; que le sang d’un mauvais bœuf, et une conscience infecte.

« Il nous est ordonné de prier pour les princes. Nous prions pour eux à titre de persécuteurs, puisqu’il nous est ordonné de prier pour ceux qui nous haïssent et nous persécutent ; mais il nous est ordonné de prier aussi pour eux comme empereurs. Je ne jure pas par le génie de César, parce que ce que vous appelez les génies sont les démons. Je ne donne pas à l’empereur le titre de dieu parce que je le respecte trop pour me moquer delui. Je l’appellerai volontiers seigneur, si à ce mot, on ne donne pas le sens de dieu, car je n’ai qu ’un Seigneur Dieu Tout-Puissant et éternel, qui est aussi le sien.

« Sont-ils bien coupables les chrétiens en agissant ainsi ? en ne rendant point à l’empereur un culte faux et ridicule ? Vous ne prenez point de part, dites-vous, à ses fêtes. On l’honore donc beaucoup en se livrant au désordre et à la débauche, en faisant des villes autant dé cabarets ? Au lieu de parcourir les rues, en jetant de la boue dans le vin, en se livrant à mille insolences ; au lieu d’attacher à leurs portes des branches de laurier et des lanternes comme à des maisons de prostitution, les chrétiens prient modestement pour les empereurs ; et ils ne se révoltent pas comme ceux qui célèbrent le plus bruyamment leurs fêtes.

« Que de cruautés vous exercez contre nous soit par haine, soit pour obéir aux lois ! Souvent sans attendre la sentence, le peuple nous lapide ou brûle nos maisons. Dans les bacchanales, on n’épargne pas même nos morts ; on les tire de leurs tombeaux pour les mettre en pièces. Qu’avons-nous fait pour nous venger ? Une seule nuit et un peu de feu, et nous aurions été vengés, s’il nous eût été permis de rendre le mal pour le mal. Si nous voulions vous attaquer, manquerions-nous de nombreuses troupes ? Les Maures, les Marcomans, les Parthes eux-mêmes, ou toute autre nation limitée par ses frontières, sont-ils supérieurs à la nation qui remplit l’univers entier ? Nous ne sommes que d’hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos villes fortifiées, vos communes, vos réunions, vos camps eux-mêmes, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous, laissons que vos temples. Nous pourrions avoir de nombreuses armées, et pensez-vous que nous ne serions pas propres au combat, nous qui faisons si facilement le sacrifice de notre vie ? mais on nous a appris qu’il vaut mieux souffrir la mort que la donner. Nous aurions pu nous venger, sans combattre, sans nous révolter ; il nous eût suffi de nous séparer de vous. Si une telle quantité d’hommes vous eût quitté pour se retirer dans quelque partie éloignée de l’univers, notre abandon vous eût assez punis. Vous vous seriez épouvantés vous-mêmes de vôtre solitude ; vous auriez été environnés comme d’un silence de mort ; vous auriez cherché à qui commander ; vous auriez eu plus d’ennemis que de citoyens. Mais de vos ennemis invisibles, des démons, qui vous eût délivrés sinon les chrétiens ? pour nous venger, il nous suffirait de les laisser exercer leur rage contre vous.

 

«Mais vous n’avez point à craindre que les chrétiens se coalisent contre vous. Ils n’ont point d’ambition et ils n’entrent dans aucune de vos factions. Ils en forment une qui n’est pas dangereuse. Je vais vous la faire connaître, après avoir réfuté le mal que l’on en dit. Nous formons un corps dont les liens sont la même religion, la même morale, la même espérance. Nous nous assemblons et nous nous réunissons, nous formons comme une armée pour assiéger Dieu de nos prières. Cette violence est agréable à Dieu. Nous prions pour les empereurs, pour leurs services publics et les dépositaires de leur autorité, pour la paix du monde, pour la tranquillité universelle. Dans nos réunions nous lisons les Saintes Ecritures qui nous fournissent des éclaircissements sur les choses qui nous arrivent et dans lesquelles nous puisons les règles de nos mœurs. On y juge avec sévérité ceux qui ont commis quelque crime ; et si quelqu’un a mérité d’être privé de la communion de nos prières, on regarde cela comme un terrible préjugé pour le jugement futur qu’il aura à subir ; ceux qui président sont des prêtres qui n’ont pas acheté leur charge à prix d’argent, mais qui ont été élus ; car l’argent ne joue aucun rôle dans les choses de Dieu. Si nous avons une espèce de trésor^ ce n’est pas pour y mettre de l’argent avec lequel on achèterait la religion, mais pour y déposer ce que chacun apporte chaque mois, ou quand il veut, s’il le veut et s’il le peut. La contribution est volontaire ; c’est un pieux dépôt que l’on n’emploie pas en festins inutiles, mais à nourrir et ensevelir les pauvres, à secourir les orphelins, les vieillards, les naufragés, ceux qui sont condamnés et exilés pour la cause de Dieu. Il en est à qui cette charité déplaît : « Vois, disent-ils, comme ils s’aiment ! » pour eux ils se haïssent. Nous sommes prêts à mourir les uns pour les autres ; et eux sont prêts à se tuer les uns les autres. S’ils nous reprochent de nous donner le nom de frères, c’est sans doute que, chez eux, l’affection de famille n’est qu’hypocrisie. Nous sommes aussi

vos frères à vous, puisque nous avons la même nature ; mais comme vous êtes à peine des hommes, vous êtes de mauvais frères. Combien cette fraternité est plus sacrée entre ceux qui ont le même Dieu pour père, qui ont bu le même Esprit de sainteté ; qui sont sortis de la même ignorance pour arriver à la possession de la même vérité. Cette fraternité n’est pas stérile, chez nous, nous ne formons qu’une seule famille et tout est commun parmi nous, excepté les femmes. Il n’est pas étonnant que nous nous réunissions pour des repas communs. On a fait à ces repas des reproches qui ne peuvent être adressés qu’à ceux des païens. Les nôtres s’appellent d’un nom qui, en grec, signifie charité. On les commence par la prière. Les pauvres y assistent, non à titre de parasites, comme dans vos festins, mais comme des frères pour lesquels Dieu a une considération exceptionnelle. On y mange avec sobriété, avec modestie, avec la pensée que la nuit même on adorera Dieu. Avant de se séparer, on allume les flambeaux et un des frères est prié de chanter quelque chose des Saintes Ecritures avec un cantique de sa composition, puis chacun se retire sans bruit et modestement.

« Donc, au lieu de nous nommer factieux, il faudrait donner ce titre à ceux qui nous persécutent. On va même jusqu’à nous rendre responsables de tous les malheurs publics. Si le Tibre déborde et si le Nil ne déborde pas ; si le temps est sec  s’il survient un tremblement de terre ; si l’on souffre de la famine ou de quelque autre malheur, on s’écrie aussitôt : Les chrétiens au lion ! comme si de semblables malheurs n’étaient pas arrivés avant l’établissement du christianisme. Vous êtes, nous dit-on, des hommes inutiles ; vous ne faites pas de commerce. Pourquoi ce reproche ? ne faisons-nous pas tous les actes de la vie civile comme les autres ? Si nous ne faisons pas de dépenses pour les cérémonies religieuses, est-ce un motif sérieux de nous accuser ? Mais les revenus des temples diminuent chaque jour ! Comment voulez-vous que nous suffisions aux dieux et aux hommes qui demandent continuellement ? Cependant, que Jupiter lui-même vienne nous tendre la main et nous lui ferons l’aumône. Ne payons-nous pas les impôts avec plus d’exactitude que vous ? Alors de quoi vous plaignez-vous ? Le commerce honnête n’a rien à nous reprocher. Savez-vous quels sont ceux qui ne gagnent rien avec nous ? Ce sont ceux qui font le trafic de femmes débauchées, les assassins, les empoisonneurs, les magiciens, les aruspices, les devins, les astrologues. Est-ce un grand mal de ne rien faire gagner à de tels personnages ? Est-ce là un motif suffisant pour faire périr tant d’innocents ? Consultez vos registres, vous qui jugez les criminels, et dites-moi si vous avez eu à condamner un seul chrétien pour ses crimes ? Si parmi les condamnés, il se trouve des chrétiens, on n’a eu à leur reprocher que leur titre. S’ils y sont pour autre chose, c’est qu’ils n’étalent plus chrétiens ; car l’innocence est une condition essentielle pour faire partie de notre société.

« Il en est qui s’attaquent à notre doctrine, qui ne veulent y voir qu’un système de philosophie. Quand notre doctrine ne serait pas divine, elle serait encore supérieure à toutes les philosophies. Le plus simple parmi nous possède sur la Divinité des idées plus justes que Platon lui-même ; et nos mœurs sont plus pures que celles de tous les adeptes des diverses philosophies. La vraie philosophie est venue des Prophètes, des Saintes Ecritures. Les philosophes l’ont corrompue ainsi que les hérétiques qui sont issus de la philosophie. Les dogmes que les poëtes et les philosophes ont empruntés à la religion, ils les ont tellement obscurcis qu’ils les ont rendus indignes de toute créance. Cependant, on honore, on exalte les philosophes et les poëtes ; et nous, on nous traite d’idiots et l’on nous persécute. Supposons que nos doctrines soient fausses ; elles sont utiles cependant, puisqu’elles nous rendent meilleurs. Elles ne sont nuisibles à personne. Si l’on veut nous en punir, que l’on se moque de nous, mais qu’on n’ait pas recours au fer, au feu, aux croix, aux bêtes. Si vous souffrez, dites-vous, c’est votre faute. Vous aimez les tourments, puisque vous pourriez si facilement les éviter en renonçant à votre titre de chrétien. Nous aimons les tourments, comme on aime la guerre, c’est-à-dire qu’on la subit dans l’espérance de la victoire. Vous nous reprochez jusqu’aux pieux auxquels on nous attache, jusqu’aux fagots des bûchers sur lesquels vous nous brûlez. Eh bien ! oui, ce sont là les instruments de notre victoire, les ornements de notre triomphe. Vous êtes des fanatiques, dites-vous, parce que nous méprisons la mort ; et vous, qui nous faites ce reproche, vous admirez Scævola, Regulus, Empedocle, Anaxarque et tous ceux qui se sont dévoués à la mort pour la patrie ou pour d’autres motifs. Seulement, mourir pour Dieu, c’est à vos yeux une folie ! mais tourmentez-nous tant qu’il vous plaira ; votre injustice est la preuve de notre innocence. Naguère vous avez condamné une chrétienne à être exposée dans un lieu infâme. N’avez-vous pas prouvé ainsi qu’à nos yeux l’atteinte à notre pudeur est un supplice plus cruel que les tourments et la mort ? Mais vos cruautés raffinées ne serviront à rien. A mesure que vous nous fauchez, nous devenons plus touffus ; le sang des chrétiens est une semence féconde. Des philosophes ont écrit des livres sur le mépris de la mort. Notre exemple porte plus de fruits que leurs écrits. Cette obstination que vous nous reprochez attire l’attention. On veut en connaître les motifs, et dès qu’on les connaît, on veut souffrir pour se purifier. Donc, merci de vos jugements. Lorsque vous nous condamnez, Dieu nous absout, car Dieu n’a pas les mêmes idées que les hommes. »

La haute raison et l’éloquence de Tertullien ne pouvaient prévaloir contre la haine atroce que soulevait le nom de chrétien. La persécution en devenait peut-être même plus vive.

Ce fut alors que donnèrent leur vie pour la foi une troupe de martyrs à la tête desquels étaient deux jeunes femmes, Vivia Perpetua, une patricienne, et Felicitas, une esclave, sœurs par la foi et le courage. A côté d’elles souffrirent la mort Revocatus, Saturninus, Secondulus et Satur. Tandis qu’ils étaient en prison, Perpetua eut des visions célestes dans lesquelles elle était avertie des tourments qu’ils auraient à endurer. Dieu se communiquait aux martyrs, soit par des visions, soit par les communications intimes d’une grâce exceptionnelle. Il est impossible d’expliquer autrement leur courage surhumain. La première fois que Perpetua et Felicitas parurent dans l’arène, on les exposa nues aux regards impurs d’une foule aussi lubrique que cruelle. Cependant, par un reste de sentiment humain, à la vue du corps si faible de l’innocente Perpetua, et de celui de Felicitas, récemment accouchée, la foule demanda qu’on leur mit quelques vêtements. Les saintes martyres n’avaient pas conscience de ce qui se passait. Ce ne fut qu’après avoir été exposée à une vache furieuse que Perpetua, sortant de son extase, demanda si le supplice allait bientôt commencer.

Les détails des souffrances, consignées dans des actes authentiques qui ont été conservés, ne peuvent laisser aucun doute sur le caractère surnaturel du courage des martyrs. C’est Dieu qui luttait en eux et qui les rendait supérieurs aux plus atroces tortures.

La terre d’Afrique était teinte du sang des martyrs. Le gouverneur Saturninus avait commencé la persécution en condamnant à mort une troupe de martyrs connus sous le titre de Scillitains. Après eux Perpetua et ses compagnons, et une foule d’autres avaient donné leur vie pour Jésus-Christ. Tertullien puisa dans la lutte une nouvelle énergie. Il adressa aux martyrs les exhortations les plus vives, et aux Gentils des reproches sur leur férocité. Le gouverneur Saturninus ayant été remplacé par Scapula, Tertullien s’adressa à lui avec courage.

« Ce n’est point par crainte que je m’adresse à toi, lui dit-il. Lorsque nous combattons contre la férocité, nous nous réjouissons plutôt d’être condamnés qu’absous. Seulement, nous gémissons de votre ignorance, nous avons pitié de votre erreur.

« Que nous reprochez-vous ? de ne pas adorer les dieux, de ne pas nous soumettre à l’empereur. Vos dieux ? nous ne les adorons pas parce qu’ils sont des démons ; mais nous adorons le seul vrai Dieu. L’empereur ? nous lui obéissons et vous ne trouvez aucun des nôtres parmi les factieux.

« Réfléchissez aussi que les persécutions dont vous nous accablez sont vengées par les fléaux que Dieu vous envoie. Que de tyrans ont été frappés de la main de Dieu ! Saturninus lui-même qui le premier tira le glaive contre nous sur cette terre d’Afrique, a perdu les yeux.

« Nous ne voulons point t’effrayer, nous qui ne te craignons pas. Je veux seulement te persuader de ne pas combattre contre Dieu. Tu peux bien remplir ta charge, et ne pas oublier l’humanité. Tu as de nobles exemples à suivre parmi les empereurs et les gouverneurs de provinces.

« Si tu ne veux pas suivre ces exemples, peu nous importe. Votre cruauté est notre gloire ; mais comment feras-tu pour détruire tant de milliers d’hommes et de femmes, d’enfants, et dans toutes les conditions sociales ? Que de feux, que de glaives, il te faudra ! Carthage elle-même, tu devras la décimer, et tu trouveras des victimes jusque dans la noblesse, parmi tes officiers et tes amis. Epargne-toi donc toi-même, si tu ne veux pas nous épargner ; épargne Carthage et la province. Si tu veux nous frapper, sache que la secte que tu voudrais détruire trouvera une nouvelle vie sous le glaive. »

Des chrétiens effrayés de la perspective des supplices et craignant de succomber, cherchaient autant que possible à se cacher, et, au besoin, rachetaient leur vie moyennant une somme d’argent. Les évêques ne blâmaient pas cette conduite qui pouvait être inspirée par la prudence aussi bien que par la timidité. Tertullien se montra plus rigoureux et fit son livra contre la fuite dans la persécution. D’un autre côté, certains hérétiques, les gnostiques surtout, conseillaient la lâcheté, et reniaient sans peine leur titre de chrétiens pour échapper à la mort. Tertullien fit contre eux son livre intitulé : Scorpiac. « Les hérétiques, y dit-il, sont des scorpions qui tentent les catholiques pendant que sévit la persécution, comme les scorpions empoisonnent les hommes pendant la chaleur de l’été. » Il indique le scorpiac, ou le remède contre l’empoisonnement de ces scorpions spirituels : c’est la foi dans la récompense que Dieu donne à ceux qui souffrent pour lui. Par là, ils ne vont pas dans ces mondes fantastiques rêvés par les inventeurs du pléroma, mais dans l’éternelle félicité que Jésus-Christ leur a méritée par son sacrifice. « Si tu prétends, dit-il, que le ciel est encore fermé, apprends que Jésus-Christ en a remis les clefs à Pierre et par lui à l’Eglise, et que chacun les porte avec soi lorsqu’il est interrogé et qu’il confesse sa foi. »

Tertullien prouve, par l’Ancien Testament, par les Evangiles, les Epîtres de saint Paul, les Epîtres et l’Apocalypse de saint Jean, que, par le martyre on arrive au salut, moyennant la grâce de Jésus-Christ.

Il se déclara surtout contre toute timidité à l’occasion d’un soldat chrétien qui aima mieux s’exposer à la mort que de mettre sur sa tête une couronne qu’il regardait comme un signe d’idolâtrie. Les uns blâmaient le soldat qui s’était exposé, selon eux, témérairement. Tertullien soutint qu’il avait agi en vrai chrétien. A ce propos, il blâme ceux qui fuyaient de ville en ville pour échapper à la persécution. Il s’élève même contre les pasteurs, lions pendant la paix et cerfs en temps de guerre. On lui objectait : Où trouvez-vous dans l’Ecriture qu’il soit défendu de mettre sur sa tête une couronne, qui est, en elle-même, chose indifférente ? Cette objection prouve que, dès le commencement du troisième siècle, on regardait les Saintes Ecritures, comme une source de la doctrine. Tertullien répond qu’il y a dans l’Eglise une foule d’usages dont on ne trouve aucune trace dans l’Ecriture et qui, cependant, sont acceptés par toute l’Eglise. A ce propos, il entre dans des détails du plus haut intérêt pour l’histoire de l’Eglise de cette vénérable époque.

« Pour commencer par le baptême, dit-il, en nous dirigeant vers l’eau, dans l’église, sous la main de l’évêque, nous attestons que nous renonçons au diable, à sa pompe et à ses anges. Ensuite, nous sommes plongés trois fois, en répondant quelque chose de plus que ce que le Seigneur a déterminé dans l’Evangile. Quand nous sommes sortis de l’eau, nous goûtons un aliment composé de lait et de miel ; et, de ce jour, nous nous abstenons pendant une semaine du bain ordinaire. Le sacrement de l’Eucharistie que le Seigneur a établi au temps du souper et pour tous, nous le prenons aux assemblées du matin et seulement de la main des présidents. Nous faisons des oblations pour les morts tous les ans le jour de leur anniversaire. Le dimanche, nous regardons comme illicites le jeûne et les génuflexions. Nous jouissons de la même immunité depuis Pâques jus-qu’à la Pentecôte. Nous sommes très-affligés si quelque peu de notre pain ou de notre coupe tombe à terre. Dans toutes nos démarches, en entrant, en sortant, en mettant notre chaussure, en prenant le bain, en nous mettant à table, en allumant la lampe, en nous couchant, en nous asseyant, enfin pour quelque action que ce soit, nous formons sur notre front le signe de la croix. »

 

 

Tertullien donnait ces usages religieux comme antiques au commencement du troisième siècle. Ils dataient donc des temps apostoliques.

« Si vous demandez, continue Tertullien, des textes de l’Ecriture qui autorisent ces pratiques ou d’autres analogues, vous n’en trouverez point. On vous répondra que c’est la tradition qui les a ajoutées ; que la coutume les a confirmées ; que la foi les a observées. Tu peux voir toi-même que la raison vient à l’appui de la tradition, de la coutume, de la foi ; ou tu pourras l’apprendre de celui qui le comprendra. »

Pour Tertullien, comme pour tous les Pères des premiers siècles, un enseignement oral s’était transmis dans l’Eglise depuis les Apôtres ; et ce qui était établi sur cette tradition apostolique était aussi vénérable que ce qui était transmis dans les Ecritures. La source était la même.

Tertullien, après avoir répondu à l’objection de ses adversaires, s’applique à établir que la couronne militaire était un signe d’idolâtrie, et que le soldat qui avait refusé de la mettre sur sa tête avait agi en vrai chrétien.

Parmi les livres écrits par Tertullien contre les hérétiques, il faut placer Les Prescriptions, un des chefs-d’œuvre de la polémique chrétienne. Le titre de cet ouvrage est emprunté au Droit. L’auteur établit que l’Eglise étant, depuis son origine, en possession d’une doctrine déterminée, elle possède la prescription contre toute doctrine nouvelle que l’on voudrait lui communiquer, et qu’elle peut en appeler à une fin de non-recevoir contre tous les novateurs. Ce fut au début du troisième siècle, que Tertullien soutint une thèse semblable. Cette simple remarque est une réponse péremptoire aux systèmes contradictoires de ceux qui ont prétendu que la doctrine de l’Eglise s’était formée progressivement, ou de ceux qui ont soutenu que, après l’époque apostolique, l’Eglise avait dévié de la doc trine positive qui lui avait été confiée dès le commencement. Tertullien pose, pour base de ces raisonnements, ce fait : que, de son temps, c’est-à-dire après deux siècles d’existence, l’Eglise possédait un corps de doctrine auquel on ne pouvait attribuer une autre origine que l’enseignement apostolique ; que cette doctrine était la même dans toutes les Eglises, soit d’O-rient, soit d’Occident. Les novateurs arrivaient donc trop tard pour proposer de nouvelles théories. L’ouvrage de Tertullien possède une haute valeur historique et mérite une analyse détaillée.

« Il ne faut pas s’étonner, dit-il, qu’il y ait tant d’hérésies, et qu’elles exercent leur funeste influence sur un si grand nombre. Elles sont, dans l’ordre moral, ce que sont les maladies dans l’ordre physique. Ces dernières n’ont d’action que sur des tempéraments où elles trouvent des dispositions maladives ; de même, les hérésies n’exercent leurs ravages que sur ceux dont la foi est débile. Il en est qui s’étonnent que des personnages qui paraissent fidèles, sages, prudents, se laissent séduire. Ils sont scandalisés lorsqu’ils voient tomber un-évêque, un diacre, une veuve, une vierge, un docteur, un martyr. Est-ce d’après les personnes qu’il faut juger de la foi ; ou bien faut-il juger des personnes d’après la foi ? Personne n’est sage s’il n’est croyant ; personne n’est grand s’il n’est chrétien ; personne n’est chrétien qu’à la condition de persévérer jusqu’à la fin. Qui sont ceux qui se laissent séduire par l’erreur ? Des pailles que le vent emporte. Le bon grain devient ainsi plus propre pour être déposé dans le grenier du Seigneur. Pouvons-nous être étonnés que des désertions aient lieu dans les Eglises, lorsqu’il y en eut parmi ceux qui avaient d’abord suivi le Christ ?

« Au lieu de nous scandaliser, rappelons-nous plutôt les enseignements du Seigneur et des Apôtres.

 

 

Ils nous ont avertis qu’il y aurait des hérésies et qu’il fallait les fuir ; que nous devons conserver entre nous l’unité de doctrine, ce à quoi toutes les hérésies s’opposent ; que l’hérésie consiste à dénaturer la doctrine reçue et qui doit être si fidèlement conservée que, si un ange venait en enseigner une autre, il faudrait lui dire anathème.

« L’origine des hérésies, c’est cette sagesse humaine que la vérité appelle folie. Les hérétiques ont copié Platon, Epicure, Zénon ou Heraclite ; Aristote leur a fourni leur fausse dialectique. Ils ont voulu tout expliquer et ils se sont perdus en généalogies interminables, en vaines logomachies. Qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem ? entre l’Académie et l’Eglise ? entre les hérétiques et les chrétiens ? Qu’ils voient ce qu’ils ont à faire, ces hérétiques, de leur christianisme stoïcien, platonicien, dialecticien ! Après Jésus-Christ, nous n’avons pas besoin de ces choses curieuses ; après l’Evangile, nous n’avons plus à chercher. Nous croyons, et nous n’éprouvons pas le désir de croire plus de choses-; car c’est là la base de notre foi : que nous n’avons pas à croire d’autre doctrine.

« Mais, dit-on, le Seigneur n’a-t-il pas dit : Cherchez et vous trouverez. Mais à qui a-t-il adressé ces paroles ? A ceux qui ne croyaient pas encore en lui. Quanta nous qui le possédons, nous n’avons plus rien à chercher. Il ne faut chercher que jusqu’au moment où l’on saura ce qu’il faut croire. Une fois qu’on le saura, il n’y a plus à chercher, mais à croire ce qui a été établi. Si nous cherchons toujours, nous n’aurons jamais trouvé, et nous ne croirons jamais. En cherchant, si j’arrive à Marcion, Valentin me dira de chercher encore pour arriver à lui. Si j’arrive à Valentin, Apelles, Ebion, Simon, tous les autres hérétiques me diront que je n’ai pas encore trouvé.

« Quel est celui qui est obligé de chercher ? Celui qui n’a rien, ou qui a perdu ce qu’il avait. Mais s’il faut chercher, ou le faut-il faire ? Chez les hérétiques ? Mais un esclave demande-t-il son pain à un étranger, à un adversaire de son maître ? Le soldat demande-t-il sa paye à l’ennemi, à moins qu’il ne soit rebelle ou déserteur ? On ne cherche pas la vie dans la mort, et la lumière dans les ténèbres. Cherchons donc chez nous, chez les nôtres, dans notre bien, et que nos recherches n’aient pour objet que ce qui peut être examiné sans blesser la règle de la foi.

« Cette règle de foi, professons-la d’abord. II n’y a qu’un Dieu unique, et il n’y en a pas d’autre que le Créateur du monde qui à tiré toutes choses de rien par son Verbe, lequel a été produit d’abord. Ce Verbe, appelé son Fils, s’est fait voir de différentes manières aux patriarches, a toujours été entendu des Prophètes, et enfin est venu, de l’Esprit et de la puissance de Dieu le Père, dans la vierge Marie, est devenu chair dans son sein, est né d’elle, et a agi sous le nom de Jésus-Christ. Il a annoncé la loi nouvelle et la nouvelle promesse du royaume des cieux ; il a fait des miracles ; il a été attaché à la croix ; il est ressuscité le troisième jour ; il a été emporté aux cieux et il est assis à la droite du Père. Il a envoyé la puissance du Saint-Esprit pour le suppléer dans la direction des croyants ; il viendra avec éclat pour emmener les saints dans la vie éternelle et des promesses célestes, et condamner les impies au feu perpétuel, après les avoir ressuscités les uns et les autres dans leur chair.

« En dehors de cette règle de foi établie par Jésus-Christ lui-même, il n’y a pas de christianisme. Elle n’est contestée que par les hérétiques ; et tous ceux qui veulent en discuter, prouvent par là même qu’ils ne sont pas croyants, qu’ils ne sont pas chrétiens.

« Les hérétiques veulent discuter des Saintes Ecritures ; mais leurs discussions, à propos des Ecritures, ne peuvent être admises. Ils fatiguent ainsi les croyants, ils séduisent les faibles, ils donnent des doutes à ceux qui hésitent.

« En s’attaquant à la règle admise qui est un fait vivant, ils tombent sous l’anathème de l’Apôtre qui défend de soulever des discussions sur ce qui forme les bases de la croyance. Les hérétiques n’admettent pas toutes les Ecritures ; ils n’en acceptent que ce qui leur convient ; ils interprètent à leur manière ce qui les concerne. A quoi bon discuter avec eux sur un pareil terrain ? Après avoir discuté longtemps, on n’atteindra pour résultat qu’une plus grande incertitude. Ce qu’il faut déterminer, c’est ceci : d’où viennent les Ecritures ? par qui et quand la règle du christianisme a-t-elle été établie ? Ces points une fois prouvés, on possédera la vérité sur les Ecritures, leur interprétation, et toutes les traditions chrétiennes.

« Pendant qu’il était sur la terre Jésus-Christ notre Maître a enseigné lui-même son origine divine, sa double nature divine et humaine, et les autres doctrines chrétiennes. Il a choisi les Apôtres pour les envoyer annoncer cette doctrine à toutes les nations. Ceux-ci ont établi des Eglises dans les diverses parties du monde. Ces Eglises ont été elles-mêmes l’origine d’autres Eglises qui en reçurent la doctrine, et qui sont elles-mêmes devenues et deviennent encore chaque jour mères d’autres Eglises, lesquelles sont comme la descendance des Eglises apostoliques. En remontant à leur origine, toutes convergent vers une Eglise fondée par les Apôtres eux-mêmes. Toutes se résument dans cette première Eglise qui les rend toutes apostoliques, dans laquelle elles sont unies, et qui est la raison des doctrines qu’elles ont reçues et qu’elles professent.

« Ces Eglises peuvent opposer cette origine, comme une première fin de non-recevoir, à tous les hérétiques. Mais ceux-ci prétendent : ou que Jésus-Christ n’a pas enseigné aux Apôtres tout ce qu’il fallait croire, ou que ceux-ci ne l’ont pas enseigné aux Eglises.

« Qui croira jamais que Jésus-Christ ait caché quelque chose à Pierre qu’il a appelé la pierre de l’Eglise qu’il devait bâtir et qui a obtenu les clefs du royaume des cieux et le pouvoir de lier et de délier dans les cieux et sur la terre ? Qu’il a caché quelque chose à Jean, ce disciple le plus aimé du Maître, qui s’est reposé sur son sein, auquel seul le Seigneur a désigné d’avance le traître Judas ; ce disciple qu’il adonné à Marie pour fils à sa place ? Qu’a-t-il laissé ignorera ceux qui ont été témoins de sa gloire et qui ont entendu la voix du Père venant du ciel ? Qu’ont-ils ignoré, ceux qu’il a instruits, après sa résurrection, de toute l’Ecriture, et auxquels il a donné l’Esprit pour les instruire de toute vérité ?

« Mais, ajoutent les hérétiques, Pierre et les autres qui furent repris par Paul ignoraient donc quelque chose, puisque cet Apôtre les reprit ? Ceux qui font cette objection doivent savoir que Paul alla à Jérusalem pour s’entendre avec Pierre au sujet de la prédication et qu’ils furent parfaitement d’accord. Si plus tard, Paul reprit Pierre, il ne s’agissait que d’un défaut dans la conduite de ce dernier, et non pas de la doctrine qui devait être prêchée.

« On ne peut non plus reprocher aux Apôtres de n’avoir pas révélé ce qu’ils savaient. Il est vrai qu’ils ne jetaient pas les pierres précieuses aux pourceaux, et qu’ils enseignaient avec discernement ; mais il ne faut pas en conclure qu’ils avaient une doctrine pour les uns et une différente pour d’autres. Ils annonçaient à tous les fidèles un même Dieu, un même Christ, une même espérance, et ils ordonnaient aux Eglises d’être unanimes dans la foi qu’ils leur avaient transmise. Si, dans certaines Eglises, il y eut des erreurs, ces défauts n’ont rien eu que de local ; quant à ce qui est commun à toutes, on ne peut le regarder comme une erreur, mais comme une doctrine transmise.

« La vraie doctrine a-t-elle attendu Marcion ou Valentin pour se produire ? La vérité les attendait-elle pour être libre ? Avant eux, la foi était-elle viciée ? Tant de millions d’hommes avaient-ils reçu un faux baptême ? Tant de miracles étaient-ils opérés en vain ? Tant de fonctions sacerdotales, de ministères, étaient-ils accomplis inutilement ? Tant de martyrs avaient-ils reçu une couronne chimérique ? L’hérésie n’a pas plus précédé la vraie doctrine que les chrétiens n’ont précédé le Christ. L’hérésie est comme le masque de la vérité ; et la ressemblance ne peut, être antérieure au visage. La vérité a précédé l’erreur ; c’était une doctrine si bien déterminée que l’Apôtre dit d’elle : « Quand ce serait ce un ange qui vous annoncerait autre chose, qu’il soit « anathème. » Marcion et Valentin adhérèrent d’abord à cette doctrine lorsqu’ils vivaient à Rome sous l’épiscopat d’Eleuthère. Il en est de même des autres hérétiques qui ne devinrent tels qu’en attaquant ce qui leur avait été transmis d’abord comme la saine doctrine. Leurs erreurs mêmes prouvent l’antériorité de la doctrine qu’ils ont attaquée. Ils ont voulu la changer ; mais de quel droit ? Qu’ils prouvent qu’ils sont de nouveaux Apôtres ; que le Christ est descendu une seconde fois sur la terre pour y enseigner une nouvelle doctrine ; qu’ils fassent des miracles plus grands que les Apôtres ; mais ils font tout le contraire. Les Apôtres ressuscitaient les morts, et eux, ils tuent les vivants.

« Je reviens à mon sujet, afin de combattre la postérité de mensonge qui, selon la parabole du Seigneur, a voulu semer son ivraie sur le bon grain, dans le champ du père de famille. Sous la figure de la semence, le Seigneur a désigné la parole de vérité. Ce qui vient du Seigneur, ce qui est vrai, c’est ce qui a d’abord été semé ; ce qui a été semé postérieurement, c’est l’erreur. Cette parabole réfute ainsi d’avance toutes les hérésies.

« Si parmi ceux qui les enseignent, il en est qui prétendent les donner comme de tradition apostolique, nous dirons : qu’ils montrent les origines de leurs Eglises, qu’ils déroulent l’ordre de leurs évêques ; que, par une succession non interrompue, ils prouvent que le premier évêque leur prédécesseur vient des Apôtres ou des hommes apostoliques, qu’il a été en accord continu avec les Apôtres, car c’est de cette manière que les Eglises apostoliques exposent leurs titres. L’Eglise de Smyrne offre Polycarpe établi par Jean ; l’Eglise des Romains, Clément ordonné par Pierre. Toutes les autres nomment aussi les premiers évêques qui leur ont transmis la semence apostolique. Que les hérétiques essayent d’en faire autant ! Du reste leur doctrine plaide contre eux puisqu’elle est contraire a celle que les Eglises ont reçue des Apôtres. Ces derniers n’ont pas enseigné de doctrines différentes entre elles ; les hommes apostoliques n’ont transmis que la doctrine qu’ils avaient reçue ; et les Eglises fondées postérieurement prouvent leur apostolicité en professant la même doctrine enseignée par celles qui ont été fondées par les Apôtres ou par les hommes apostoliques. C’est ainsi que, unies entre elles, toutes ces Eglises ne forment qu’un corps en condamnant toutes les hérésies, même celles qui prétendraient se rattacher aux Apôtres. Ces hérésies ne peuvent entrer dans l’harmonie universelle à cause de leur doctrine qui n’est point apostolique.

« On peut, au moyen des Ecritures que les Apôtres nous ont laissées, prouver que leur enseignement a été contraire à celui que nous ont proposé les hérétiques jusqu’à ce jour ; mais il y a un autre moyen d’établir que ces hérésies n’ont rien d’apostolique.

« Si donc tu veux avoir la curiosité de vérifier ce qui regarde ton salut, parcours les Eglises apostoliques où l’on voit encore les chaires des Apôtres à leur place chez lesquelles on lit leurs lettres authentiques qui font entendre leur voix et reproduisent leurs traits. Es-tu près de l’Achaïe ? Tu as Corinthe. Si tu n’es pas éloigné de la Macédoine, tu as Philippes et Thessalonique. Si tu peux aller jusqu’en Asie, tu as Ephèse. Situ demeures près de l’Italie, tu as Rome, dont l’autorité est celle qui est le plus à proximité de nous. Qu’elle est heureuse, cette Eglise à laquelle des Apôtres ont donné toute la doctrine avec leur sang ! où Pierre a subi le même supplice que le Maître et Paul celui de Jean-le-Précurseur ; où l’Apôtre Jean, après avoir été immergé dans l’huile bouillante sans en recevoir aucune atteinte, fut relégué dans une île. Voyons ce que cette Eglise a appris, ce qu’elle enseigne, ce qu’elle atteste de concert avec les Eglises d’Afrique. Elle ne connaît qu’un Dieu unique créateur de tout ; qu’un Christ, Jésus, fils du Dieu créateur, et incarné de Marie ; elle professe la résurrection de la chair ; elle mêle la loi et les Prophètes avec les écrits évangéliques et apostoliques et elle les regarde comme la source de sa foi. Cette foi, l’eau en est le signe ; elle la revêt du Saint-Esprit ; elle la nourrit de l’Eucharistie ; elle exhorte au martyre. Si, dans son sein, on a contesté ces doctrines, ces oppositions ne sont pas sorties d’elle. Des rejetons sauvages peuvent sortir d’un tronc greffé, et les plantes qui semblent venir d’une semence cultivée peuvent mentir à leur origine et être sauvages.

« Les choses étant ainsi, la vérité nous est adjugée, à nous tous qui tenons la règle que l’Eglise a reçue des Apôtres, que les Apôtres ont reçue du Christ, que le Christ a reçue de Dieu. Nous ne devons donc point admettre les hérétiques à discuter sur le sens des Ecritures. Nous n’ayons pas besoin des Ecritures pour prouver qu’ils n’ont pas le droit de s’en servir. S’ils sont hérétiques, ils ne peuvent être chrétiens. Ils se sont séparés du Christ en prenant le titre de leur hérésie. Dès qu’ils ne sont pas chrétiens, quel droit ont-ils sur les Ecritures chrétiennes ? Nous pouvons leur demander : « Qui êtes-vous ? de quelle époque datez-vous ? d’où « venez-vous ? qu’avez-vous à faire chez moi, vous qui « n’êtes pas des miens ? De quel droit, Marcion, coupes-« tu ma forêt ? comment te permets-tu, Valentin, de « détourner mes ruisseaux ? qui t’a donné le pouvoir, à toi Apelles, de changer mes bornes ? Et vous autres, « pourquoi vous permettre de semer et de faire paître sur des terres qui ne sont pas à vous ? Elles sont ma propriété ; je les possède depuis longtemps ; mes titres sont solides ; je les tiens de ceux qui ont formé la propriété ; je suis l’hériter des Apôtres. J’ai « rempli les conditions du Testament, telles qu’elles « ont été confiées à ma foi. Quant à vous, les Apôtres vous ont déshérités ; vous ont rejetés comme des « ennemis. » Comment les hérétiques sont-ils des étrangers et des ennemis pour les Apôtres ? En ce que chacun d’eux a tiré de son fond une doctrine opposée à celle des Apôtres.

« La diversité des doctrines soutenues par les hérétiques prouve d’une manière évidente qu’ils corrompent les Ecritures et qu’ils les interprètent mal. Forcés, parles besoins de leurs systèmes, de soutenir telle ou telle théorie, ils se sont trouvés forcés d’interpoler les pièces sur lesquelles ils voulaient les faire reposer. Pour nous chrétiens, nôtre foi remonte plus haut que les interpolations hérétiques. Elle a la même origine que les Ecritures, et elle se trouve en parfaite harmonie avec elles.

« Quant aux hérétiques, ils ont abusé des Ecritures comme ces écrivains profanes qui ont composé leurs propres ouvrages avec des vers de Virgile, d’Ovide ou d’Homère. Ils ont imité les inventeurs des superstitions idolâtriques, qui, sous l’inspiration diabolique, ont cherché à imiter les rites de la vraie religion.

« Ils ont bouleversé toutes les notions de la vraie Eglise. On ne distingue plus, chez eux, ce qui est divin de ce qui est humain. On n’y rencontre ni autorité ni soumission dans les choses de la foi. On ne distingue plus le fidèle du catéchumène ; ils entrent dans l’assemblée, écoutent et prient les uns comme les autres. Même si les païens s’y rendent, ils jettent leur Saint aux chiens, et leurs fausses perles aux pourceaux. Ils proclament l’anéantissement de toute discipline et ils nous reprochent le soin que nous mettons à la conserver. Ils ont la paix avec tout le monde ; ils acceptent tous ceux qui leur sont unis dans les attaques contre la vérité. Tous sont orgueilleux et promettent la science ; ils sont catéchumènes parfaits avant que l’instruction leur ait été donnée. Les femmes hérétiques elles-mêmes veulent enseigner, discuter, exorciser, promettre des cures miraculeuses et même baptiser. Les prédications des hérétiques sont téméraires, légères et inconstantes. Ils choisissent sans difficulté, pour les élever aux ordres, des néophytes, des séculiers, et nos apostats qu’ils cherchent à retenir par l’ambition, faute de pouvoir leur offrir la vérité. Jamais l’avancement n’est aussi facile que dans une armée révoltée. Aujourd’hui, un tel est évêque, demain ce sera un autre ; toi qui, hier, étais lecteur, tu es diacre aujourd’hui ; toi qui, hier, étais laïque, tu es prêtre aujourd’hui ; car ils confient les fonctions sacerdotales aux laïques.

« Que dirai-je de la manière dont ils traitent la parole divine ? Leur but n’est pas de convertir les païens, mais de détourner nos fidèles. Ils tirent vanité, non d’avoir élevé ceux qui étaient abaissés, mais d’avoir fait tomber ceux qui étaient dans la vérité. Leur œuvre n’est pas de construire, mais de détruire. Otez-leur Moïse, les prophètes et le Dieu créateur, et ils ne sauront plus que dire. Ils sont parfaitement unis dans ces attaques ; quant au reste, ils ne s’entendent pas, et leur union, c’est la division. Chacun pense à sa manière ; ils ne respectent pas leurs chefs ; tous se croient les mêmes droits que Valentin ou Marcion. La plupart n’ont pas d’Eglises ; ils n’ont ni mère, ni demeure, ni foi. Ce sont des vagabonds au point de vue spirituel.

« Les hérétiques, dans leur curiosité, s’adressent aux philosophes, aux magiciens et aux astrologues. Parces relations, on peut, apprécier la valeur de leur foi. Ils enseignent qu’il ne faut pas craindre Dieu. Où ne doit-on pas craindre Dieu, sinon où il n’est pas ? S’ils ne craignent pas Dieu, c’est que Dieu n’est pas avec eux ; et où Dieu n’est pas, il n’y a rien de bon.

« En résumé, que font les hérétiques qui refusent d’accepter la doctrine apostolique pour se ranger sous la bannière de leurs chefs ? Ils prêtent à Jésus-Christ ce singulier discours : « J’avais prédit qu’il y aurait « des maîtres d’erreur qui enseigneraient en mon nom « et au nom des prophètes et dès Apôtres ; j’avais recommandé à mes Disciples de vous apprendre qu’il « en serait ainsi’ ; j’avais confié à mes Apôtres l’Evangile et sa doctrine ; mais, comme dans la suite, il ne « vous a pas convenu de croire Comme je l’avais enseigné, j’ai cru devoir changer ma doctrine. J’avais enseigné la résurrection, même de la chair ; mais j’ai « reconnu que je ne pourrais accomplir cette promesse ; « j’avais dit que j’étais né d’une Vierge ; mais j’ai reconnu depuis que c’était là une chose honteuse. J’avais appelé mon Père celui qui fait luire le soleil et « tomber la pluie ; mais un père meilleur m’a adopté « aujourd’hui ; je vous avais défendu d’écouter les hérétiques ; mais je me suis trompé. »

«Ainsi pensent ceux qui s’éloignent de la foi. »

Le livre de Tertullien est terminé par un tableau des hérésies qui s’étaient élevées dans l’Eglise depuis Simon-le-Magicien jusqu’à son temps.

Nous avons cru devoir donner une analyse étendue de cet ouvrage du grand docteur de Carthage. Comme on l’a remarqué, il est rempli de détails importants sur les dogmes, sur les rites de l’Eglise primitive et principalement sur la constitution de l’Eglise elle-même. Cette constitution avait pour base un sacerdoce transmis par l’ordination. Au premier rang était l’évêque ; au second le prêtre ; au troisième le diacre. Les fonctions sacerdotales étaient remplies par eux, non en vertu d’une délégation de la société, mais d’un rite sacré ; ils jouissaient d’une autorité divine sur les fidèles ; mais cette autorité n’était pas un pouvoir qui leur donnât des droits sur ce qui appartenait à la société entière, c’est-à-dire la doctrine dont le dépôt lui était confié. A l’égard de cette doctrine, les pasteurs n’avaient qu’un devoir : la conserver intacte telle qu’elle avait été reçue des Apôtres, telle que l’attestaient toutes les Eglises apostoliques ; c’était la tradition constante et universelle qui était le critérium de la vérité révélée, et les Ecritures elles-mêmes ne devaient être interprétées que d’après cette tradition universelle.

Le régime de l’Eglise n’était donc pas démocratique, en ce sens que l’autorité y serait venue des fidèles ; il n’était pas aristocratique, car les pasteurs, malgré leurs fonctions sacrées d’origine divine, n’avaient aucun droit et ne possédaient que des devoirs en ce qui concernait le dépôt sacré de la révélation confiée à la société entière, c’est-à-dire aux fidèles aussi bien qu’à eux. Encore moins le régime de l’Eglise était-il monarchique ; car, non-seulement aucun pasteur, mais aucune Eglise n’y possédait d’autorité supérieure aux autres. Les Eglises apostoliques étaient, au même titre, les dépositaires de l’enseignement des Apôtres ; et leur témoignage avait la même valeur pour attester la doctrine quelles avaient reçue et conservée.

L’Eglise, formait une société parfaitement distincte de toute autre agglomération plus ou moins chrétienne. Elle avait sa doctrine, ses rites, ses pasteurs hiérarchiquement constitués. Tous ceux qui s’en séparaient n’étaient plus considérés comme lui appartenant. Cet enseignement de Tertullien, nous l’avons rencontré précédemment dans Justin, Irénée, et les autres écrivains des deux premiers siècles. On doit donc le considérer comme d’origine apostolique, et par conséquent regarder comme antiapostolique cette théorie d’après laquelle toutes les agglomérations chrétiennes formeraient, malgré leurs divergences, une seule et unique Eglise catholique ou universelle.

Les Prescriptions de Tertullien, comme le beau livre d’Irénée contre les hérétiques, est une réponse péremptoire à cette théorie aussi peu logique que chrétienne. Le livre du docte prêtre de Carthage est accablant pour tous les hérétiques qui se sont élevés dans l’Eglise et qui ont dénaturé la vraie doctrine, soit par addition, soit par retranchement, soit au moyen de subterfuges basés sur des traditions mensongères, ou sur les Ecritures faussement interprétées.

La règle indiquée par Tertullien pour les confondre, est encore aujourd’hui celle de l’Eglise orthodoxe, qui n’en a jamais suivi d’autres pour l’appréciation des doctrines fausses qui ont essayé de faire invasion dans son sein. Toujours elle s’en est référée, non pas à l’autorité de tel pasteur ou de telle Eglise particulière, mais à la tradition constante et unanime des Eglises apostoliques. C’est ainsi qu’elle a conservé pur le dépôt sacré de la révélation, tandis que toutes les autres agglomérations chrétiennes l’ont amoindri ou corrompu par l’addition de doctrines humaines.

Outre son ouvrage général contre tous les hérétiques, Tertullien composa des réfutations spéciales de plusieurs hérésies qui, de son temps, avaient le plus d’importance. On possède encore les ouvrages Contre Praxéas ; Contre Hermogène ; Contre Marcion ; Contre les Valentiniens, il réfuta aussi les Juifs et les philosophes. Comme l’humanité du Christ et la résurrection des corps étaient les dogmes les plus généralement attaqués de son temps, il composa deux livres intitulés : De la chair du Christ, De la Résurrection de la chair.

Nous avons fait connaître précédemment les hérésies que Tertullien a réfutées. Nous ne donnerons donc pas l’analyse détaillée de ces divers ouvrages. Cependant, comme ils contiennent des renseignements précieux pour l’histoire, nous en indiquerons quelques-uns.

Dans le livre Contre Praxéas, il établit surtout les deux dogmes de la Trinité des personnes dans une seule essence divine, et de l’Incarnation du Verbe. Ces deux vérités sont exposées avec la scrupuleuse exactitude que l’on rencontre dans les définitions des conciles œcuméniques aux siècles postérieurs. Du reste, on rencontre la même exactitude dans les écrivains antérieurs à Tertullien, en particulier, dans Irénee, Justin et Ignace d’Antioche, fidèles échos de l’enseignement divin. En Dieu, dit Tertullien ‘, la substance est la même ; car il n’y a qu’un Dieu ; la diversité ne porte donc pas sur l’essence, mais sur la forme, c’est-à-dire sur l’attribut personnel. Le Père est le principe ; il engendre le Fils, et l’Esprit vient de lui par le Fils. Ainsi le Père est le principe de l’Esprit, comme il est celui du Fils. Qu’il ait agi par le Fils dans l’acte qui a produit l’Esprit, il n’en est pas moins vrai que lui seul a été le principe de l’Esprit comme du Fils, et que son opération par le Fils n’enlève rien à son attribut personnel qui est d’être principe unique dans la Trinité. De toute éternité, le Verbe était en Dieu ; il l’a produit ad extra lorsque, par lui, il créa le monde. Quoiqu’il ait été dans le Père de tout éternité, le Verbe fut engendré par lui ; c’est en cela que consiste ce degré d’infériorité dont il est question dans l’Ecriture, lequel ne se rapporte pas à l’essence, mais à la relation du principe à l’égard de l’engendré ; de celui qui envoie à l’égard de celui qui est envoyé.

Le Saint-Esprit est distinct du Père et du Fils, comme le Fils est distinct du Père. Ses attributs personnels le distinguent de l’un et l’autre, quoique tous trois ne soient qu’un Dieu unique. Quoique l’Esprit vienne du Père comme de son principe, cependant, dans la mission qu’il reçoit du Fils, il prend de ce qui appartient au Fils ; comme le Fils, dans sa mission, avait pris de ce qui appartenait au Père. Par ces missions, le Fils et l’Esprit apparaissent dans leur distinction personnelle, quoique unis avec le Père en essence.

Tertullien établit ces dogmes sur les Ecritures de l’Ancien Testament, et il s’appuie d’une manière particulare sur l’Evangile selon saint Jean. C’est là une nouvelle preuve qu’au deuxième siècle cet Evangile était reconnu comme authentique.

Après avoir défendu l’essence divine contre Praxéas, Tertullien établit contre Hermogène que Dieu est créateur du monde ; que la matière n’est pas éternelle, et qu’elle n’est ni mauvaise en elle-même ni le principe du mal. Elle n’est pas émanée de Dieu, comme le Verbe, qui est sorti de sa substance ; mais elle a été faite par un acte créateur. Il établit cette doctrine, non-seulement au point de vue philosophique, mais comme appartenant à l’enseignement apostolique conservé dans l’Eglise.

L’ouvrage dirigé contre Marcion est divisé en cinq livres. C’est une des œuvres les plus graves et les plus savantes de la littérature chrétienne au commencement du troisième siècle.

Marcion enseignait le dualisme, ou le double principe bon et mauvais, et il attribuait au principe mauvais ce qui était l’œuvre du Dieu unique et créateur. Il inventait donc un Dieu nouveau. Tertullien s’attache à le lui démontrer dans le premier livre. Nous ne pourrions analyser ses arguments sans sortir du domaine historique ; mais nous emprunterons à ce livre quelques extraits qui rentrent dans ce domaine. Marcion ne voulait voir dans la nature visible que l’œuvre du mauvais principe : « Regarde donc l’homme, lui dit Tertullien, et tu verras que Dieu l’a aimé ; qu’à cause de lui, il est descendu du troisième ciel dans ce pauvre monde ; qu’à cause de lui, il a été crucifié. Ce Dieu n’a pas jusqu’ici réprouvé ni l’eau du créateur par laquelle il lave les siens ; ni l’huile avec laquelle il leur donne Fonction ni le mélange de lait et de miel par lequel il soutient leur enfance spirituelle ni le pain par lequel il représente son corps. Dans ses propres sacrements, il a eu besoin de mendier des éléments au Créateur. »

Nous avons déjà attiré l’attention sur des textes ou Tertullien mentionne ces rites sacrés de l’Eglise primitive.

Marcion, comme d’autres novateurs, prétendait rappeler l’Eglise à la vraie doctrine primitive. Tertullien l’accable sous l’argument formidable de la tradition constante des Eglises apostoliques.

Dans le second livre, l’auteur aborde la grave question de l’origine du mal. Il n’est pas nécessaire d’inventer un mauvais principe pour l’expliquer, il suffit de savoir que Dieu a créé l’homme libre, et que l’homme a abusé de son libre arbitre pour violer les lois de Dieu. Quant à la conduite de Dieu à l’égard de l’homme, elle est bonté envers tous, miséricorde envers ceux qui se repentent, patience à l’égard de ceux qui ne se repentent pas, libéralité envers ceux qui le méritent.

Comme Marcion abusait de l’Ecriture en faveur de son système, Tertullien répond à ses objections et conclut que, dans toute la création, Dieu a manifesté sa sagesse.

Il établit, dans le quatrième livre, qu’il était impossible de séparer l’Ancien Testament du Nouveau, comme le faisait Marcion, qui attribuait l’Ancien au mauvais principe et le Nouveau au bon. L’hérésiarque trouvant dans les Evangiles des textes trop contraires à sa thèse, rejetait les Evangiles de saint Mathieu, de saint Marc et de saint Jean, et n’admettait que celui de saint Luc, qu’il avait interpolé en plusieurs endroits. Le passage où Tertullien le constate est fort important pour l’histoire, et prouve que, au second siècle, les quatre Evangiles étaient reçus comme authentiques dans l’Eglise.

Un autre passage très-remarquable de ce livre, c’est celui, où Tertullien prouve l’intégrité des écrits inspirés par le témoignage des Eglises apostoliques. Après avoir constaté que Marcion, en interpolant l’Evangile de Luc, prouvait par là qu’il était autre avant ses interpolations, ajoute : « Au fond, s’il est constant que cela est plus vrai qui est plus primitif ; que cela est plus primitif qui a été dès le commencement ; que cela fut dès le commencement qui a été établi par les Apôtres ; il sera également constant que cela a été donné par les Apôtres qui a été sacré pour les Eglises apostoliques. Voyons quel lait les Corinthiens ont reçu de Paul ; selon quelle règle les Galates ont été corrigés ; ce que lisent les Philippiens, les Thessaloniciens, les Ephésiens ; ce que les Romains, qui sont près de nous, annoncent, eux qui ont reçu de Pierre et de Paul l’Evangile signé de leur sang. Nous avons aussi les Eglises allaitées par Jean.» Tertullien prouve, par le témoignage des Eglises apostoliques et de celles qui leur étaient unies par les liens de la foi, que les écrits des Apôtres étaient authentiques et conservés dans leur intégrité. Comme dans le livre des Prescriptions, il indique l’Eglise de Rome comme la plus rapprochée des Africains et celle dont ils pouvaient connaître plus facilement le témoignage, mais sans donner à ce témoignage une valeur supérieure, à celui des Eglises apostoliques d’Orient.

 

Marcion admettait comme authentiques plusieurs Epîtres de saint Paul, et les avaient réunies dans un livre qu’il appelait l’Apostolique. Tertullien remarque qu’il tronque pour le nombre comme pour la doctrine les Epîtres de l’apôtre ; mais il s’en réfère seulement à celles qu’il admettait, et il prouve sa thèse en s’appuyant sur des textes tirés des Epîtres aux Galates, première et seconde aux Corinthiens, aux Romains ; première et seconde aux Thessaloniciens aux Laodiciens aux Colossiens, aux Philippiens, à Philémon.

Par cette énumération, on voit que Marcion rejetait les Epîtres à Timothée, à Tite et aux Hébreux,

Les partisans de Valentin étaient encore nombreux au commencement du troisième siècle ; mais, au début de la réfutation de leurs erreurs, Tertullien remarque qu’ils dissimulaient leurs systèmes, qu’ils n’annonçaient leur doctrine qu’à leurs initiés. On peut croire aussi qu’ils cherchaient à envelopper les erreurs de Valentin d’un voile mystique, et que c’est aux efforts tentés en ce sens que l’on doit l’ouvrage intitulé Pistisophie. Ce titre indique que l’auteur voulait opposer à la philosophie ou sagesse humaine la sagesse selon la foi, laquelle sagesse n’était que la Gnose. L’auteur inconnu de ce livre cherche surtout à présenter comme des allégories et des symboles les diverses assertions gnostiques, et à en tirer une doctrine supérieure et mystique. Ses efforts prouvent que l’on n’osait plus, de son temps, être purement et simplement Valentinien. On peut croire que cet ouvrage date des dernières années du troisième siècle. Mais, au commencement du même siècle, les gnostiques, tout en se cachant pour prêcher leurs erreurs, avaient encore une certaine importance. C’est pourquoi Tertullien s’est appliqué à réfuter leurs systèmes.

 

Le savant docteur s’attaqua aussi aux Juifs. Dans l’ouvrage qu’il leur opposa, il prouve que les sacrifices de l’ancienne loi devaient être abolis, et qu’ils devaient être remplacés par un sacrifice universel. Il prouve que les prophéties sont accomplies sur ces deux points. Les sacrifices de l’ancienne loi devaient être célébrés à Jérusalem, et Jérusalem était détruite. D’un autre côté, le sacrifice chrétien qui l’a remplacé est offert dans le monde entier, car toutes les nations ont embrassé l’Evangile. Tertullien cite, à ce propos, les nations parmi lesquelles le christianisme était établi au commencement du troisième siècle : « L’Evangile a retenti dans le monde entier : Parthes, Mèdes, Elamytes, Mésopotamiens, Arméniens, Phrygiens ; habitants de la Cappadoce, du Pont, de l’Asie, de la Pamphilie ; Egyptiens, Africains, Romains, Gétules, Maures, Espagnols, Gaulois, Bretons, Sarmates, Daces, Germains, Scythes et beaucoup d’autres peuples ont embrassé l’Evangile. » « Salomon, dit-il, régna sur la Judée ; Darius sur les Babyloniens et les Parthes ; Pharaon sur l’Egypte ; Nabuchodonosor sur les régions qui s’étendent de l’Ethiopie aux Indes ; Alexandre de Macédoine ne put régner sur l’Asie entière ; les Germains ne peuvent passer leurs frontières ; les Bretons sont resserrés par l’Océan ; les Maures et les Gétules sont maintenus par les Romains dans leur pays. Que dirai-je des Romains qui se fortifient par leurs légions contre les invasions de ces peuples et qui ne peuvent les soumettre ? Tous ces royaumes sont bornés ; celui de Jésus-Christ est universel ; le Christ règne sur tous ces peuples nommés ci-dessus.»

Ce passage atteste quel avait été le travail de l’évangélisation dans le monde entier pendant les deux premiers siècles. Les résultats étaient immenses. Comment tant dépeuples, civilisés ou barbares, avaient-ils embrassé une religion si opposée à leurs mœurs et à leurs superstitions ? On ne peut répondre à cette question qu’en admettant une action divine qui dirigea les intelligences et les cœurs, et les amena à comprendre et à goûter la vérité. Jamais un fait analogue à celui de rétablissement du christianisme n’avait eu lieu jusqu’alors dans le monde. Jamais un résultat aussi puissant n’avait été obtenu par des moyens aussi faibles. Il est impossible d’apercevoir entre ces moyens et le but atteint une proportion qui puisse expliquer philosophiquement le grand fait social dont nous sommes encore aujourd’hui témoins et qui remonte à dix-huit siècles.

Tertullien, pour combattre les Juifs avec avantage, se sert des livres de l’Ancien Testament ; il établit que les prophéties qu’ils contiennent concernant la venue, la vie et la mort de Jésus-Christ, aussi bien que la ruine de Jérusalem, sont accomplies, et que les Juifs doivent par conséquent reconnaître Jésus pour le Messie.

Dans son traité de l’Ame, Tertullien s’attaque aux philosophes qui niaient l’immortalité de l’âme. Il convient que des philosophes, comme Socrate, ont admis cette vérité ; cependant, ce n’est pas d’eux, dit-il, qu’il faut l’apprendre, mais de Dieu ; les philosophes ont mêlé l’erreur aux vérités qu’ils ont enseignées, tandis que, dans les livres saints, on ne trouve que la vérité. Si l’on s’occupe des philosophes au sein de l’Eglise, les hérétiques, dont ils sont les ancêtres, en sont cause. Il serait bien à désirer qu’il n’en fût pas ainsi.

Il aborde ensuite la question de la nature de l’âme. Il réfute Platon et les autres philosophes qui considéraient l’âme comme un souffle émanant, de toute éternité, de l’âme universelle du monde, c’est-à-dire de Dieu. Il établit que l’âme est une créature, et il lui attribue une nature corporelle, en ce sens qu’elle a une existence propre, circonscrite dans un lieu et passible. Cependant, par ce mot de corporel, il n’entend pas qu’elle soit matérielle comme le corps : il lui attribue une substance à part, qui tient comme le milieu entre la matière et l’esprit. Nous n’avons point à entrer dans le détail des arguments qu’il développe à l’appui de sa thèse. Nous ferons remarquer seulement qu’il ne donne pas son opinion comme une croyance de l’Eglise, mais comme une idée qui lui était personnelle. Son système sur la nature de l’âme ne l’entraîne pas au matérialisme ; il professe que l’âme, créature de Dieu, est immortelle et douée de toutes les facultés que lui reconnaissent les spiritualistes. Cependant, par suite de son opinion sur la nature de l’âme, il exagère les rapports qui existent entre le physique et le moral de l’homme. A la mort, l’âme séparée du corps va dans les enfers, c’est-à-dire dans un lieu situé au centre de la terre. Seules, les âmes des martyrs vont dans le sein d’Abraham, c’est-à-dire le Paradis. Dans les enfers, les âmes des justes sont heureuses ; et les âmes des pécheurs souffrent ; toutes attendent le jour de la dernière résurrection pour entrer dans leur état définitif avec le corps.

Le traité de la Chair du Christ est dirigé contre plusieurs hérétiques des deux premiers siècles. Les uns prétendaient que la chair du Christ n’avait pas été réelle, mais seulement fantastique ; d’autres ne la distinguaient pas de celle des autres hommes, et lui donnaient la même origine. Tertullien oppose à ces sectaires la doctrine de l’Eglise, qui enseignait : d’un côté, que la chair du Christ était réelle, véritable ; et de l’autre, qu’elle ne venait pas du commerce naturel de l’homme et de la femme, mais d’un acte créateur qui l’avait formée dans le sein de la vierge Marie. De cette doctrine, Tertullien conclut que Jésus-Christ seul a eu une chair exempte de toute souillure, car le péché passe dans l’humanité par l’acte même de la génération.

On doit encore placer parmi les ouvrages de Tertullien dirigés contre les hérétiques son excellent traité de la Résurrection de la chair. Les hérétiques des premiers siècles professaient presque tous le plus grand mépris pour la chair, pour toute substance matérielle, qui venait, selon eux, du Mauvais Principe. Tertullien leur répond que la chair est créature de Dieu, et qu’elle est sanctifiée par la religion. A ce sujet, il entre dans des détails très-intéressants sur les rites extérieurs qui étaient en usage dans l’Eglise primitive. « La chair est lavée, dit-il, afin que Pâme soit purifiée ; la chair reçoit l’onction ; afin que l’âme soit consacrée ; la chair est signée, afin que l’âme soit protégée ; la chair est couverte par l’imposition des mains, afin que l’âme soit éclairée de l’esprit ; la chair est nourrie du corps et du sang du Christ, afin que l’âme soit engraissée de Dieu. »

Tertullien indique ensuite les bonnes œuvres, les mortifications, les jeûnes, la virginité, la continence ; comme des choses qui rendent la chair agréable à Dieu, et il en conclut que cette chair, créée par Dieu, sanctifiée par Dieu, agréable à Dieu, ne pouvait être anéantie par la mort.

Il appuie ensuite la doctrine de la résurrection sur les raisons philosophiques exposées déjà par Athéna-gore, et sur un grand nombre de textes des saintes Ecritures. Enfin, il enseigne qu’après la résurrection, les justes seront, non pas des anges, mais comme des anges, malgré leur nature matérielle, parce que cette nature ne sera plus soumise aux nécessités de l’existence actuelle.

La troisième partie des œuvres de Tertullien renferme ses traités de morale dont voici les titres : Des spectacles ; De l’idolâtrie ; De la prière ; Du baptême ; De la pénitence ; De la patience ; Λ ma femme ; De l’ornement des femmes ; Il faut voiler les vierges ; Exhortation à la chasteté ; Delà monogamie ; Des jeûnes ; De la pudicité : Du manteau.

Dans tous ces ouvrages, Tertullien se montre partisan d’une morale très-sévère.

Il veut que ni les chrétiens ni même les catéchumènes n’assistent aux spectacles, qu’il regarde comme une école de corruption.

Quant à l’idolâtrie, non-seulement les chrétiens ne doivent pas prendre part au culte des idoles, mais ils sont obligés de renoncer à tout travail qui se rapporterait à la fabrication des idoles ou autres objets du culte païen ; ils ne doivent ni assister aux fêtes publiques où l’idolâtrie se trouvait toujours mêlée ; ni se servir d’expressions usuelles empruntées au paganisme.

Le livre de la Prière est incontestablement un des plus beaux du docte prêtre de Carthage ; il renferme aussi des renseignements que l’histoire doit recueillir.

L’ouvrage peut être divisé en deux parties. La première est une magnifique explication de l’Oraison domicale.

L’auteur parle ensuite des dispositions que l’on doit avoir dans la prière : la paix avec le prochain ; la tranquillité de l’âme ; la conscience pure. Quelques chrétiens, à l’exemple des Juifs, se lavaient les mains avant de prier : « Nos mains sont pures, dit Tertullien, dès que nous les avons lavées dans le Christ avec tout le corps. » C’est là une allusion au baptême qui était administré par immersion. L’auteur blâme quelques autres préparatifs extérieurs, comme d’ôter son manteau, selon un usage païen ; ou de s’asseoir dès que la prière était indiquée. Il dit que s’asseoir pour prier est une irrévérence envers Dieu. La coutume des premiers chrétiens était de se tenir debout en priant. Il n’est pas nécessaire de lever les mains très-haut ; il suffit de les élever un peu et de tenir le visage baissé ; il ne faut pas non plus parler trop fort ; car Dieu n’écoute pas la voix, mais le cœur. Il était passé en usage que ceux qui jeûnaient quittaient l’église après la prière, sans donner aux frères le baiser de paix ; ce baiser fraternel avait toujours lieu après la communion. Tertullien blâme ceux qui ne demandent pas aux frères le baiser de paix ; il n’excepte que les deux jours qui précèdent la fête de la Résurrection, parce que ces jours-là, on ne célébrait pas le sacrifice eucharistique. Il blâme aussi ceux qui aux jours de stations n’assistaient pas aux prières des sacrifices, sous prétexte qu’en recevant le corps du Seigneur, leur station était rompue. On donnait ce nom de station aux jours de jeûne ; on avait emprunté cette expression aux usages militaires ; le fidèle disait qu’il faisait station, ou montait sa garde, lorsqu’il s’appliquait aux œuvres de pénitence et passait la nuit en prières : « Ta station, dit-il, ne sera-t-elle pas plus solennelle si tu l’observes auprès de l’autel de Dieu ? En acceptant le corps du Seigneur, et en le conservant, tu participes au sacrifice et tu accomplis ton autre devoir. »

Ces détails nous initient à plusieurs usages de l’Eglise primitive sur la manière de prier, le jeûne, la participation à l’Eucharistie et la réserve du pain consacré. Ce dernier point est de la plus haute importance pour établir l’état permanent du corps du Christ dans le pain consacré que les fidèles pouvaient recevoir du prêtre à l’Eglise et emporter chez eux pour s’en communier après la fin de leur jeûne h

Tertullien recommande aux femmes mariées la modestie dans leurs vêtements, et veut qu’elles soient voilées lorsqu’elles prient, ainsi que les vierges. Il s’étend sur ce point, parce que plusieurs soutenaient que les vierges ne devaient pas être voilées pendant la prière.

L’usage n’était pas le même dans les Eglises touchant les génuflexions. Il y en avait qui se mettaient à genoux pour prier, tous les jours, excepté le samedi. La coutume de l’Eglise d’Afrique était de ne pas fléchir le genou le dimanche, et pendant le temps qui s’écoulait de Pâques à la Pentecôte, parce que ces jours étaient des jouis de joie spirituelle. A la prière du matin, on fléchissait le genou devant Dieu ; et les jours de jeûne et de station, on priait toujours à genoux.

Dans d’autres Eglises, on priait le, plus souvent débout.

Il n’y avait pas, du temps de Tertullien, de règle fixe pour le temps de la prière ou pour le lieu où l’on devait prier. Cependant, il était mieux de prier à certaines heures : à la troisième, à la sixième, à la neuvième. Quant aux prières du matin et du Soir, c’est-à-dire mâtines et vêpres, Tertullien constate qu’il existait une loi qui les rendait obligatoires. Il remarque que ceux qui priaient avec le plus de soin mêlaient l’Alléluia à leurs prières.

Il finit en recommandant de prier de cœur, et en exposant les fruits de la prière parmi lesquels nous remarquons celui-ci : « d’appeler les âmes des défunts du chemin même de la mort. » Nous trouvons là un témoignage formel de l’usage où était l’Eglise primitive de prier pour les morts.

Le traité du Baptême nous offre, comme celui de la Prière, des renseignements d’un caractère historique.

« Le baptême est le saint sacrement de l’eau par laquelle nous sommes délivrés des péchés de notre ancien aveuglement pour la vie éternelle. Nous sommes de petits poissons, selon notre ιχθύς 3 Jésus-Christ, dans lequel nous naissons, et nous ne pouvons vivre que dans l’eau. »

 

 

On ne pouvait mieux enseigner que le baptême est nécessaire pour purifier de la tache originelle et ouvrir la porte du salut. Ce sacrement est, selon Tertullien, la destruction de la mort, et c’est Dieu lui-même qui lui donne cette efficacité par sa toute-puissance ; ce n’est pas le corps qu’il purifie, mais l’âme elle-même. Peu importe, ajoute-t-il, la quantité de l’eau. Le baptême peut être administré dans la mer, dans un étang, dans une rivière, dans une fontaine, dans un lac, dans un bassin. L’illustre docteur ne mentionne pas, comme on voit, le baptême administré par infusion ou par aspersion ; tous les mots dont il se sert supposent l’immersion.

Après avoir établi que l’efficacité de l’eau baptismale est due à l’influence du Saint-Esprit, Tertullien ajoute que le baptême est administré au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Lorsque ceux qui l’ont reçu sortent de l’eau, on leur fait une onction avec l’huile bénite, puis on leur impose les mains en invoquant le Saint-Esprit.

Cette onction, jointe à l’imposition des mains, est appelée sacrement de Confirmation ; on l’administrait aussitôt après le baptême.

Tertullien prouve que le baptême est nécessaire et que celui qui est administré par les hérétiques est nul. La raison qu’il en donne, c’est que les hérétiques n’avaient pas le même Dieu que les orthodoxes. Il renvoie à un ouvrage qu’il avait écrit sur ce sujet. Cette doctrine était alors reçue dans l’Eglise d’Afrique, et nous verrons bientôt saint Cypri en, disciple de Tertullien, la soutenir avec énergie. Ce qui avait donné lieu à cette opinion, c’est que les hérétiques des premiers siècles, n’avaient, comme le dit Tertullien, ni le même Dieu, ni le même Christ que l’Eglise. Ils n’administraient donc pas le baptême d’une manière valide, puisque tous rejetaient la Trinité, au nom de laquelle le sacrement doit être administré.

Tertullien enseigne que le martyre peut remplacer le baptême ; qu’il ne faut pas se hâter d’administrer ce sacrement à tous ceux qui le demandent, surtout aux enfants ; l’usage était alors de ne baptiser que les adultes après une préparation convenable. Cette discipline était nécessaire à cette époque. Depuis, lorsque la société fut devenue chrétienne, et que les enfants naquirent au sein de l’Eglise et de parents chrétiens, on a jugé utile de baptiser les enfants aussitôt après leur naissance. Cependant, pour les adultes qui se convertissent au christianisme, l’ancienne discipline est toujours en vigueur dans l’Eglise, et on doit leur donner une instruction préalable.

Dans l’Eglise primitive, on donnait le baptême principalement aux fêtes de Pâques et de la Pentecôte. Tertullien en fait la remarque. Ceux qui voulaient le recevoir faisaient d’abord des prières fréquentes, des jeûnes, des génuflexions, passaient des nuits à prier et confessaient tous leurs anciens péchés. Nous avons déjà remarqué que la confession était en usage dans l’Eglise primitive. Tertullien fait observer que cette confession n’était pas toujours publique, et il regarde les pénitences auxquelles étaient soumis les catéchumènes comme des œuvres satisfactoires pour les péchés.

Ceux qui avaient été admis au baptême étaient reçus dans l’Eglise après avoir reçu le sacrement, et les frères lui donnaient la main en signe d’admission dans la société chrétienne.

 

 

 

Nous n’avons pas besoin de faire observer combien ces détails donnés par Tertullien ont d’importance doctrinale et historique.

Le traité de la Pénitence peut être partagé en deux parties. La première a pour objet le repentir et les œuvres de pénitence qui doivent précéder le baptême. Dans la seconde, l’auteur traite de la pénitence comme moyen de rémission des péchés commis après le baptême. Il l’appelle Exomologèse, d’un mot grec qui signifie confession, et il en fait un tableau qui ne laisse aucun doute sur l’usage où l’on était, dans l’Eglise primitive, de confesser ses péchés à Dieu, en se prosternant devant le prêtre, en présence des frères qui joignaient leurs supplications aux œuvres de pénitence que le repentir inspirait au coupable.

Tertullien regarde cette confession, accompagnée de repentir et faite au-prêtre, comme nécessaire pour la rémission des péchés commis après le baptême. Il ne s’agissait pas ici d’une confession faite à voix basse au prêtre, mais d’une confession publique. Telle était en effet la forme primitive de la confession, comme nous l’avons remarqué. L’absolution était aussi donnée publiquement, comme le remarque Tertullien, l’Exomologèse était donc composée de trois choses essentielles : le repentir du pénitent qui se manifestait par des œuvres de pénitence, comme le jeûne et les humiliations ; la confession des péchés, et l’absolution.

Ce rite a toujours été considéré dans l’Eglise comme sacré et d’institution divine ou apostolique. On ne le considérait pas autrement dans les premiers siècles, et l’ouvrage de Tertullien en témoigne d’une manière évidente.

Le traité de la Patience a un caractère entièrement moral ; on doit en dire autant des deux livres que Tertullien adresse à sa femme et dans lesquels il l’exhorte à ne pas se remarier si elle devenait, veuve, ou à se marier avec un chrétien dans le cas où elle voudrait contracter un second mariage. Dans les deux livres de l’Ornement des femmes » il s’élève contre le luxe et regarde comme contraires à la chasteté et indignes des femmes chrétiennes tous les ornements dont les femmes aimaient à se parer. Dans son livre intitule : Il faut voiler les vierges, il déclame avec une sorte de violence contre ceux qui prétendaient que les vierges ne devaient pas se couvrir d’un voile en priant dans l’Eglise. Il était surtout guidé, dans ces livres, par son amour pour la chasteté. Il poussait si loin le zèle en faveur de cette vertu, que, dans son Exhortation à la chasteté, il va jusqu’à regarder le second mariage comme un adultère, fi commet cette exagération principalement dans son livre de la Monogamie. Il se flatte, dans cet ouvrage, de tenir un juste milieu entre les hérétiques qui condamnent le mariage et les psychiques qui le réitèrent. Il appelait ainsi les orthodoxes, selon l’usage des montanistes, Le docte prêtre de Carthage montra, à la fin de sa vie, trop de sympathie pour ces sectaires, et il alla jusqu’à condamner de saines doctrines qu’il avait d’abord enseignées. C’est ainsi que dans son Exhortation à la chasteté et son traité de la Monogamie, il condamne les secondes noces, qu’il trouvait légitimes dans ses livres à sa femme.

Dans son livre des Jeûnes, il donne encore aux orthodoxes le titre de psychiques et défend contre eux les fantaisies de Montan à propos des jeûnes. L’Eglise a tenu un juste milieu entre ces exagérations et l’opinion des hérétiques qui niaient l’utilité de cette pratique recommandée par les paroles et les exemples de Jésus-Christ et des apôtres.

Le rigorisme de Tertullien se montre surtout dans le livre de la Pudicité, où il soutient que l’on ne doit pas admettre à la pénitence les gens de mauvaises mœurs, parce que leur péché est irrémissible.

Après sa conversion au christianisme, Tertullien avait quitté la toge romaine pour adopter le manteau des philosophes. On se moqua de lui à ce propos, mais il répondit aux ironies par une satire pleine d’esprit et d’érudition intitulée : du Manteau.

Nous avons passé en revue tous les ouvrages du célèbre prêtre de Carthage. Nous y avons remarqué une éloquence entraînante, énergique et vigoureuse ; une érudition vaste et profonde. Son style n’est pas celui d’un rhéteur, mais d’un génie original qui ne trouve pas l’expression vulgaire assez précise pour peindre sa pensée. Sa phrase ne contient pas un mot inutile ; elle est même souvent obscure, pour nous qui vivons si loin de son époque, à cause de sa tournure énergique où la pensée se montre enveloppée d’aussi peu de mots que possible. On dirait même que chaque mot dont se sert ce vaste génie exprime plusieurs pensées, et que la langue était impuissante à rendre tout ce qu’il concevait.

Tertullien ouvre dignement la série des Pères de l’Eglise latine. On a pu voir, par l’analyse que nous avons faite de ses ouvrages, combien il offre de ressources pour la défense delà doctrine orthodoxe et pour l’histoire de la vie intime de l’Eglise primitive.

Vers la fin de sa vie, il défendit Montan et ses prophétesses en disant qu’ils n’étaient pas hérétiques puisqu’ils ne contestaient point les dogmes de l’Eglise.

Il est vrai qu’en dehors de leurs fantaisies pseudoprophétiques, les montanistes étaient orthodoxes, quant au dogme ; mais leur rigorisme les entraîna jusqu’à une fausse morale, aussi opposée à la morale révélée que les systèmes hérétiques l’étaient à la doctrine dogmatique. Nous avons indiqué, dans nos analyses, les principales erreurs de Tertullien. Le B. Jérôme fournit un renseignement grave pour l’explication de ces erreurs en disant, comme nous l’avons rapporté plus haut, que ce fut surtout le clergé romain, par sa jalousie, qui jeta le grand homme dans l’exagération. Tertullien habita Rome sous le pontificat de Zéphyrin et de Callixte. Saint Hippolyte nous a appris ce qu’était le clergé romain sous ces indignes évêques. Il est probable que Tertullien, si profondément vertueux, s’éleva contre les vices de ce clergé, qui se défendit par les moyens habituels aux gens de cette espèce. Tertullien n’était pas homme à céder ; l’opposition immorale du clergé romain le poussa à exagérer la vertu elle-même.

On peut croire que ce furent les attaques dirigées contre la morale trop sévère de Montan, qui rendirent Tertullien favorable à ce sectaire. On ne peut dire cependant qu’il ait réellement fait partie de la secte. Se trouvant en opposition avec la plus grande partie des orthodoxes de Carthage, il forma autour de lui un petit troupeau dont il était le pasteur, et qui persista dans son schisme jusqu’au cinquième siècle. On leur donnait à Carthage le nom de tertullianistes. Le B. Augustin, étant à Carthage, ramena à l’Eglise les derniers partisans du célèbre écrivain, qui donnèrent aux catholiques l’église dans laquelle ils s’étaient réunis jusqu’alors. Augustin mentionne l’opinion de Tertullien sur la nature de l’âme, et dit qu’il ne fut pas hérétique à cause de ce système, qui peut être interprété d’une manière qui ne blesse point l’orthodoxie ; mais qu’il le fut pour avoir condamné les secondes noces comme des adultères ; il lui reproche aussi d’avoir présidé des assemblées particulières.

Ces erreurs sont regrettables, mais elles ne suffisent pas pour placer parmi les hérésiarques un illustre défenseur de l’Eglise qui ne pécha que par excès de vertu.

On ignore la date précise de la mort de Tertullien. Il mourut certainement dans la première moitié du troisième siècle et probablement vers 235. Comme il parvint à un âge fort avancé, on doit le regarder comme un représentant de l’Eglise au deuxième et au troisième siècle ; ses ouvrages sont par conséquent d’une haute importance pour l’étude de l’Eglise primitive, particulièrement en Afrique, où il passa la plus grande partie de sa vie. Il est probable que ses livres apologétiques furent composés à Rome ; il n’eût pas échappé au martyre, s’il les eût publiés à Carthage où sa notoriété était grande. A Rome, il pouvait vivre caché et défendre les chrétiens contre leurs persécuteurs, sans s’exposer au martyre et sans le fuir.