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  1. Souffrance et maladies.

Comme on l’a déjà signalé, l’ascèse et la souffrance accompagnèrent l’Ancien durant toute sa vie. Il offrait son ascèse au Christ comme un sacrifice volontaire, et endurait les maladies douloureuses avec des actions de grâces et des chants de louange. Il fut éprouvé par différentes maladies. La souffrance et les maladies étaient devenues chez lui un état permanent. Il faisait de la maladie une ascèse et était malade à force d’ascèse. Il pouvait mettre de côté sa souffrance : « Toi, tu fais ton travail, moi le mien », disait-il, et il continuait de prier, de travailler ou de voir des gens. Lui- même souffrait, mais il consolait les affligés.

Depuis le début de sa vie monastique, il fut tourmenté pendant de nombreuses années par une bronchectasie, un diagnostic et un traitement erronés, les crachements de sang et, pour finir, une opération difficile.

Quand il fut opéré des poumons, il prit froid, et on lui donna un puissant antibiotique, alors qu’il était à jeun. Il souffrit d’une colite ulcéreuse. Il lui semblait que « l’on épluchait ses entrailles ». Dès lors, il acquit une grande sensibilité. Le moindre refroidissement lui causait des dérangements intestinaux, des gargouillements ; il n’en sortait que de l’écume et du sang. La même chose lui arrivait avec certains aliments. Il avait une grande sensibilité au froid. Si, lors des agrypnies*, la porte de l’église restait un peu ouverte, le moindre courant d’air le faisait éternuer et il se mettait à avoir de violentes quintes de toux. Souvent, il mettait sur son front une serviette en papier ou un petit emplâtre. Il en expliquait lui- même la raison : « J’avais la migraine, et un moine de Stavronikita m’a conseillé de mettre sous mon bonnet une petite serviette en papier pour guérir. J’ai trouvé cela efficace, parce que cela réchauffe la tête. »

Avec les premiers froids, à partir du mois de septembre, il allumait le poêle en maçonnerie qui le réchauffait tout en dévoilant son état aux visiteurs.

Quand, bien sûr, il comprenait qu’il y avait une nécessité impérieuse, dans quelque situation qu’il se trouvât, aussi malade qu’il fut, il se levait dans le froid, la pluie, la neige, et il ouvrait. Il installait les visiteurs dans l’hôtellerie où il y avait de la chaleur et lui-même allait dans la chapelle qui était très froide, et il voyait chacun à part. Cela, cependant, pouvait durer des heures.

L’Ancien endurait cette situation, quelque dangereuse et douloureuse qu’elle fut, en louant Dieu. Il ne murmurait pas, ni ne demandait à Dieu de lui enlever ses affections et de lui donner la santé.

Pendant cinq à six mois, il souffrit de discopathie[1]. Cela lui était arrivé aussi au Sinaï, lorsqu’il avait voulu soulever une lourde pierre de granit. Il souffrait beaucoup. À plusieurs reprises, il dut s’appuyer sur deux bâtons, et il avait beaucoup de mal à s’occuper des gens.

Ces dernières années, il avait très souvent des hémorragies intestinales, qui augmentèrent graduellement. Il en arriva au point d’aller aux toilettes jusqu’à dix-neuf fois en une nuit sans qu’il sorte autre chose que du sang. Les médecins ne savaient pas où précisément se produisait l’hémorragie, parce que l’Ancien ne voulait pas subir d’examens.

Il recevait les gens, faisait ses tâches spirituelles, observait avec conséquence sa règle ascétique, mais ses forces diminuèrent. Il était épuisé par l’hémorragie et par une grande fatigue : « Il me semble souvent que je vais m’éteindre », disait-il.

Deux ans avant sa dormition, il alla célébrer Pâques dans une calyve en compagnie d’autres Pères. Il disait en badinant :« Mon prêtre… ou ton kellion, à ce qu’il semble, s’est déplacé plus loin qu’avant, ou c’est moi qui ai vieilli. Laquelle des alternatives est la bonne ? …C’est plutôt moi qui ai vieilli. »

Il voyait que ses forces déclinaient. Sa maladie s’aggravait, l’hémorragie ne s’arrêtait pas. Mais malgré tout, il se résignait sans se réfugier dans des examens médicaux et des médicaments. La seule chose qu’il demandait avec force à Dieu, c’était de pouvoir venir en aide aux frères souffrants, qui ne cessaient de venir à lui en lui demandant de l’aide. Comment le bon Dieu n’aurait-il pas été ému par ses prières ?

  1. « Il m’arrive quelque chose

Il raconta : « Alors que je me trouvais dans cet état, il m’arriva quelque chose. Alors que j’étais étendu sur mon lit, je pris l’icône de saint Arsène, je la serrai sur mon ventre et je sentis qu’une force sortait de l’icône. »

Il retrouva des forces et poursuivit ses combats ainsi que son service à l’égard des hommes pendant un certain temps. Il avait toujours les mêmes symptômes (hémorragie, etc.), mais il se sentait fort.

  1. Jusqu’à la limite de sa résistance.

Mais cela ne dura pas longtemps. Il retomba dans son état antérieur et commença à ressentir des tendances à l’évanouissement. De plus, il tombait souvent évanoui dans la cour de sa calyve, et quand il revenait à lui, il rendait grâce à Dieu de ce que personne ne l’avait vu. Parfois il y avait, en plus, de la neige. Il devait dire par la suite : on m’aurait trouvé « comme une outre dans le givre[2] ». Le deuxième dimanche de Carême de l’année 1993, pendant que l’on célébrait la Sainte Liturgie dans sa chapelle, son épuisement atteignit son point culminant. Il se mit à respirer lourdement, il ouvrit largement les yeux, et pendant un bref instant sa respiration rappela le râle d’un mourant. Par piété cependant il ne consentit pas à s’asseoir. Il s’évanouit en tombant de l’avant, mais les Pères devancèrent sa chute et le retinrent. Quand il revint à lui et qu’on le pria de s’asseoir, il n’y consentit pas. À la fin de la Divine Liturgie, malgré ses évanouissements répétés et les vomissements, il essaya de s’occuper des Pères présents, indifférent à son propre état critique et, pour finir, il n’autorisa personne à rester avec lui. Il resta seul « comme un homme sans secours[3] » humain, abandonnant sa souffrance à la miséricorde de Dieu.

En raison de l’abondante perte de sang, son visage était devenu très pâle. Ses connaissances essayèrent de l’aider autant qu’elles le pouvaient. Elles proposèrent de lui procurer du fer en pilules, mais il se déroba en disant en plaisantant : « Du fer ? j’en ai beaucoup ici, c’est de l’acier que je veux ! » L’Ancien ne s’inquiétait pas. La seule chose qu’il demandait, c’était que Dieu lui manifeste sa pitié en interrompant l’hémorragie pendant la Divine Liturgie, afin qu’il puisse communier. Même ceci ne dura qu’un temps. Lui, savait mieux que personne de quelle maladie il souffrait, et que c’était sa fin qu’il sentait approcher, mais il ne le disait pas à tous.

Durant toute son existence, il avait médité sur la mort. Il avait arrangé son lit comme une tombe et, là où il allait habiter, il creusait un tombeau. Mais, désormais, il commençait à parler de façon détournée de sa mort à ses enfants spirituels, les préparant à son départ proche.

Il disait : « Lorsque la maison est pourrie (le corps est malade) et qu’elle commence à suinter, alors le maître de maison (l’âme) ne veut plus continuer à y rester. » Il conservait depuis des années l’Habit Angélique de son Ancien, le Père Tykhon, comme bénédiction. Désormais, il le distribua. Il avait préparé des croix et des petites icônes pressées et il prescrivit de les distribuer après sa mort comme bénédiction pour qu’on lui pardonne.

Le Patriarche œcuménique, apprenant dans quel état il était, lui envoya un message lui demandant de faire des examens médicaux. Bizarrement, l’hémorragie s’arrêta pendant un certain temps. Il demanda avec simplicité à un de ses disciples : « Il faut, bien sûr, que j’obéisse au Patriarche. Mais maintenant, comme l’hémorragie s’est arrêtée, je n’y suis plus obligé ? Qu’en penses-tu ? » Peu après, l’hémorragie reprit.

L’attitude de l’Ancien fut commentée de bien des façons. Certains « étaient scandalisés » parce qu’ils considéraient qu’il attentait ainsi à sa propre vie. D’autres admiraient son endurance et le courage avec lequel il affrontait l’épreuve, et beaucoup en furent édifiés, surtout ceux qui étaient malades, et ils furent consolés, quand ils virent que l’Ancien, quoique malade, prenait patience.

Beaucoup de Pères l’invitaient à veiller à sa santé, en lui disant : « Nous avons besoin de toi. » D’autres lui faisaient la leçon, lui disant ce qu’il devait faire, tandis que d’autres suivaient en silence, l’âme dolente, son martyre et priaient. Chacun jugeait et agissait suivant sa pensée et son état spirituel. [4]

À l’hôpital Theagenneio, les médecins diagnostiquèrent la présence d’un cancer à l’état avancé. Il l’avait depuis six ans, mais il ne semblait pas y avoir de métastases. Le pieux médecin M. Georges Blatzas, qui avait opéré jadis l’Ancien, s’inquiétait des résultats des examens. L’Ancien lui dit: «Ne le prends pas comme cela. D’accord j’ai un cancer, j’obéirai à tout ce que tu me diras. C’est terminé. » Suivant les indications du médecin, il alla subir des rayons, pour préparer la tumeur à l’opération. Chaque fois qu’il allait subir une séance de rayons, beaucoup de malades l’attendaient pour lui raconter leurs tourments. Lui avait un problème plus grave encore, parce qu’il devait vider ses entrailles trente fois par jour au milieu de terribles souffrances. Mais son sourire ne disparaissait pas, et il consolait les autres malades.

Alors que lors de l’opération de son hernie il avait dissimulé son nom monastique, désormais il leur dit de l’écrire et il recevait tous ceux qui voulaient le voir, parce qu’il savait qu’il allait bientôt partir.

L’opération eut lieu le 4 février 1994. La tumeur du gros intestin frit enlevée, mais la maladie évolua très rapidement. Elle avait fait des métastases dans le foie et dans les poumons. On mit un anus artificiel à l’Ancien, bien que celui-ci ne le voulût pas et, en plaisantant, dise : « Ne fais pas de moi un assesseur4, je ne le veux pas. » Plus tard eut lieu une nouvelle intervention, et le fonctionnement de l’intestin fut rétabli. Il accepta aussi de faire une chimiothérapie. Lors de la tomographie[5] [6], il souffrit beaucoup. Il était sur un fauteuil roulant, il avait mal et tremblait de froid. Il donna son tour à un autre malade, et lui dut attendre longtemps dans le couloir de l’hôpital. Quand vint le moment de faire l’examen, la machine tomba en panne et, en définitive, une voiture vint pour le transporter vers un autre scanner. On constata l’extension rapide du cancer au foie et aux poumons. Pendant tout ce temps, il était joyeux et de bonne humeur, et il faisait ses belles plaisanteries, comme si ce n’était pas lui qui était malade. Quiconque venait le voir était consolé et réconforté.

  1. Dernière sortie du Mont-Athos et évolution de sa maladie.

L’Ancien comme chaque année, célébrait la mémoire de saint Christo- doulos dans le kellion voisin de ses enfants spirituels qui le fêtaient. Par la suite, il se rendit au monastère de Koutloumousiou pour présenter ses vœux à l’higoumène, l’archimandrite Christodoulos dont c’était la fête. Le lendemain, le 22 octobre 1993, il sortit de la Sainte-Montagne, comme il avait aussi l’habitude de le faire pour la fête de saint Arsène à Souroti. Mais cette fois, ce devait être sa dernière sortie. Il ne reviendrait plus, même mort.

A Souroti, il assista à l’agrypnie et, comme d’habitude, resta quelques jours, pour voir les sœurs et les gens qui en avaient besoin. Ensuite, il avait l’intention de revenir. Mais, entretemps il souffrit d’occlusion intestinale. Ses entrailles se bouchèrent, l’hémorragie s’arrêta même un peu. Il fut obligé par les circonstances de céder aux sollicitations et de subir des examens. Sa maladie se développa ensuite comme suit.

 

 

  1. Secours au milieu d’une souffrance de martyr.

Dès avant l’opération, à Souroti comme à l’hôpital et plus tard à nouveau au monastère, beaucoup de gens vinrent le voir pour lui raconter leurs tribulations et lui demander ses prières. Cela ne faisait qu’ajouter de la douleur et de la fatigue à ses souffrances, mais c’était inévitable.

« Géronda, de quel droit laisses-tu tes enfants ? lui demanda quelqu’un.

  • Bah ! “Les jours de notre vie sont de soixante-dix ans[7]”, c’est bien suffisant… »

« Géronda, pourquoi ne dites-vous pas une prière pour que Dieu vous guérisse, puisque nous avons tant besoin de vous, lui demanda un autre.

  • Quoi ? Que je me moque de Dieu ? puisque c’est moi qui lui ai demandé de me donner une telle maladie… »

« Géronda, dites-moi un ultime conseil pour que je m’en souvienne ! le suppliait un de ses enfants spirituels.

  • Ayons de la noblesse spirituelle, parce qu’ainsi nous nous apparentons au Christ… »

Il organisait des réunions avec les sœurs du monastère qui se sacrifiaient pour le soulager ; il les édifiait, leur prodiguant ses derniers conseils.

*

À l’hôpital Theageneio, il y avait un cancéreux nommé Lampros M., de Trikala. Il était très maigre, consumé au sens propre du mot, et en fauteuil roulant parce qu’il ne pouvait plus tenir debout. Sa femme, après une tentative impérieuse, vit l’Ancien. Il lui dit que Lampros se rétablirait, qu’il irait à Trikala, réjouirait sa famille, mais que peu après il aurait une rechute et qu’il mourrait. L’état du malade était très mauvais et logiquement une telle évolution était exclue. Tout se passa comme il l’avait prédit et Lampros mourut environ six mois plus tard.

*

Le jeudi de la semaine après Pâques 1994, Mme Ériphylie Tsikas de Volos lui rendit visite. Elle rapporta ce qui suit : « Pendant l’été 1993, ma fille Antonia alors âgée de onze ans, présenta des taches blanches aux extrémités des mains et autour de la bouche. Selon les médecins, c’était une maladie difficile à soigner, mais susceptible d’évolution. Nous commençâmes un traitement à base de cortisone, mais sans résultat. Notre désespoir était grand. Nous allâmes voir l’Ancien à Souroti. Il nous reçut moi ainsi que mes trois filles, en souriant malgré ses terribles souffrances.

Après lui avoir parlé de la maladie de ma fille, celui-ci prit les petites mains de l’enfant dans les siennes et lui demanda en la regardant intensément dans les yeux : “Pourquoi mon enfant as-tu autant de chagrin ?” (de fait, ma fille était dans un état de tristesse permanent depuis la mort de son père en 1991).

Puis, il se tourna vers moi en disant : “Ériphylie, mon enfant, ne te fais pas de souci, ce n’est rien, ce n’est pas non plus une maladie héréditaire (c’est ce que les médecins nous avaient dit). C’est le surcroît de chagrin qui l’a rendue malade.” Tout d’un coup, il me demanda : “Que veux-tu qu’il se passe ?” Et je lui répondis : “Que les taches blanches restent où elles sont.” Après avoir fait un signe de croix sur l’enfant de sa sainte main, il me dit : “Tout ira bien.” Effectivement, il n’y eut pas d’évolution. Cela fait maintenant dix ans que nous ne sommes pas retournés voir le médecin, et nous n’avons suivi aucun traitement. J’avais demandé à l’Ancien que la maladie reste où elle était, et non pas qu’elle disparaisse, pour que cela soit un rappel pour nous durant toute notre vie, comme pour cet enfant, de la grâce et de la bénédiction que l’Ancien nous prodigua à profusion. »

*

Un mois avant sa dormition, le métropolite de Xanthi, Mgr Pantéléimon, lui rendit visite (à cette époque il n’était encore qu’archimandrite). Celui-ci écrit : « Deux petits enfants étaient avec nous. Ils avaient coupé des fleurs sauvages que, spontanément, ils offrirent à l’Ancien. Celui-ci, dès qu’il fut entré dans sa cellule, les mit à son chevet : “Tu as vu, me dit- il, les enfants savent ce qu’ils font.” Je voulais l’assurer que nous avions besoin qu’il vive, que nous avions besoin de lui et que nous priions pour lui. Mais lui nous dit qu’il priait déjà pour tout le monde, soulignant avec sa bonne humeur permanente qu’il se demandait qui, finalement, Dieu allait écouter. Ensuite, il me demanda si je lui avais apporté des lettres pour le ciel. C’était une bonne occasion pour les envoyer sans payer de timbres, ajouta-t-il avec son inébranlable capacité à transmettre la joie, qui éclatait sur son doux visage. »

*

Le Père Timothée Tsotras, higoumène du saint monastère de Saint- Jean-le-Russe, dans la région de Kassandra, atteste : « Nous allâmes voir l’ancien Païssios à Souroti avec le défunt métropolite de Kassandra Syné- sios ainsi que le Père Agathangelos. Après avoir vénéré les icônes dans l’église consacrée à saint Arsène, nous nous rendîmes au petit salon. L’Ancien nous vit approcher et vint à notre rencontre. Stupéfaits, nous le vîmes baigné d’une lumière surnaturelle et, sans marcher sur les marches, s’approcher de nous en volant dans l’air !

Dans le salon, après la collation, le métropolite resta un peu avec l’Ancien, puis nous partîmes. Trente mètres environ plus loin, le métropolite nous dit ainsi qu’à la Mère supérieure : “Vous avez vu, la sainteté ne se dissimule pas. Il volait et il était totalement lumineux.” “Il nous suit”, commenta à voix basse le P. Agathangelos. Derrière nous venait l’Ancien qui, bien que gravement malade, voulait honorer le métropolite. Celui-ci se retourna, vit l’Ancien et, en souriant, l’invita à retourner au lit, pour qu’il ne se fatigue pas. »

 

 

  1. Une dormition bienheureuse et cachée.

Alors qu’il se soumettait humblement aux prescriptions des médecins, un jour, il appela le médecin et lui dit :

« Désormais, nous allons arrêter le traitement.

  • Pourquoi Géronda ?
  • Maintenant c’est toi qui vas obéir. Tu vas donner l’ordre d’arrêter. Désormais, je ne peux plus rien faire. Hier, j’ai voulu prier à genoux, mais je n’ai pas pu. Je ne peux voir personne ; ma mission est achevée. Voilà tout. Désormais, vous devez me laisser. »

Puis il ajouta :

« Puis-je boire un peu d’eau ou de la pastèque pressée ? Rien d’autre. Et je t’en prie, reviens encore une fois, puis ne reviens plus. »

«La dernière fois que je l’ai vu, raconte le médecin traitant M. Georges Blatzas, sept jours avant qu’il ne meure, je devais avoir l’air attristé. Je me posais souvent la question de savoir si nous traitions les malades comme il le fallait. Il me dit :

“Écoute Georges. Tout s’est passé comme il le fallait. Tu as mérité ton salaire. Ne sois pas triste. Je voulais que tu saches que, quand tu auras besoin de moi, je serai près de toi.

  • Géronda, votre foie s’est gonflé et vous fait souffrir parce qu’il a fait de terribles métastases.”

Il sourit et me dit :

“Ah, lui c’est mon sujet d’orgueil, ne t’en fais pas. Il m’a conservé en vie jusqu’à soixante-dix ans et désormais il m’envoie, le plus rapidement possible, là où je dois aller. Ne sois pas triste à cause de lui, je suis en pleine forme.”

Tout en disant cela, il avait du mal à respirer. Il avait un masque à oxygène et, quand il était très gêné, il s’en servait. Ses souffrances devinrent plus fortes. Il ne voulait pas que l’on fasse des piqûres analgésiques. Il voulait affronter toute la douleur. Il ne prenait qu’un peu de cortisone, afin de pouvoir, jusqu’à ce qu’il rende son dernier soupir, garder son autonomie.

L’Ancien avait le désir de revenir à la Sainte-Montagne. Pour être enterré obscurément dans le Jardin de la Mère de Dieu, sa patrie spirituelle. Il avait aussi demandé à l’un de ses enfants spirituels d’aménager un lieu pour qu’il y passe ses derniers jours, parce qu’il ne pouvait plus rester seul à la Panagouda. Il se prépara un mercredi dans l’intention d’aller à l’Athos le lundi suivant. Mais soudain son état empira. L’administrateur civil de la Sainte-Montagne offrit de mettre à son service un hélicoptère, mais le médecin objecta qu’il risquait de mourir durant le trajet. Sans compter que l’Ancien n’apprécierait pas un tel mode de transport.

Il programma derechef son retour à PAthos dès que sa santé se serait un peu améliorée, mais il en fut encore empêché par une nouvelle dégradation de son état. Derrière les difficultés et les obstacles, se dissimulait la volonté de Dieu, c’est-à-dire qu’il soit enterré dans le monde. De même que les hommes avaient eu tant besoin de lui durant sa vie, de même ils auraient encore besoin de lui après sa dormition.

C’est ainsi qu’il décida de rester pour être enterré dans le monastère de Souroti, près de son saint[8]. Vraisemblablement, avant de prendre sa décision définitive, il en reçut une certitude intérieure très claire de la part de Dieu.

Il fit connaître sa décision, et on lui apporta le Grand Habit et son voile monastique. Il fixa l’endroit du tombeau et donna des ordres et des directives concernant ses funérailles.

Au dernier instant, il demanda à deux évêques qu’il connaissait et qui étaient venus le voir, de lui lire une prière d’absolution et la prière pour les agonisants, et de faire aussi l’office des morts, qu’il chanta avec eux. Il communiait régulièrement. Il se rendait à l’église avec peine. Quand on lui proposa que le prêtre vînt lui donner la communion dans sa chambre, il refusa en disant : « C’est moi qui dois aller au Christ et non pas le Christ qui doit venir jusqu’à moi. »

Ses souffrances ne cessaient d’augmenter et étaient égales à celles des martyrs.

« Géronda, vous ne souffrez pas ? » lui demanda un athonite qui le voyait calme et paisible. « Je m’y suis habitué », répondit-il.

De fait, durant toute son existence, il s’était familiarisé avec la souffrance. Il n’était pas pris de panique, il ne murmurait pas, mais il endurait tout en louant Dieu. Désormais, il faisait ses réflexions philosophiques en ayant recours mentalement aux souffrances des saints martyrs. Il disait : « Autant les maladies m’ont été utiles, autant l’ascèse que j’ai pratiquée comme moine pendant tant d’années ne m’a servi à rien. » De temps à autre, il chantait pour se distraire de l’insupportable souffrance et pour substituer des psalmodies à d’éventuels gémissements involontaires.

Lors de la fête de sainte Euphémie, le lundi 11 juillet, il communia pour la dernière fois, agenouillé sur son lit, car il était désormais incapable d’aller jusqu’à l’église.

Il avait cessé de voir le monde. Désormais, comme la fin était proche, il ne voulait même pas que les sœurs entrassent dans sa chambre. Quand il voulait quelque chose, il frappait au mur, et la sœur venait. Il désirait être seul, pour prier en paix et mieux préparer son départ. Il se prit en charge seul jusqu’à la fin. Il souffrait terriblement, mais il était joyeux et paisible.

L’Ancien passa la dernière nuit en martyr. Il invoquait la Toute Sainte dans ses soupirs : « Ma douce Toute Sainte », disait-il. Il perdit connaissance durant deux heures, et quand il revint à lui, d’une voix qui s’éteignait, il dit : « Un martyre, un vrai martyre », puis il s’endormit en paix. C’était le mardi 12 juillet 1994 à onze heures du matin, ce qui correspond au 29 juin de l’ancien calendrier, fête des saints apôtres Pierre et Paul.

Il fut enseveli derrière l’église de saint Arsène, sans que personne ne le sache et sans que personne ne soit invité à ses funérailles. Telle était sa volonté : que ses funérailles soient discrètes.

Trois jours après, lorsque sa dormition fut connue, ce qui se passa est indescriptible. De toute part un flot de gens se déversait pour vénérer son tombeau. On assistait à des témoignages spontanés d’affection et de piété. Les uns l’invoquaient comme un saint, les autres par piété prenaient de la terre de son tombeau. Tous ceux qui avaient un objet qui lui avait appartenu considéraient que c’était une grande bénédiction.

Son kellion à la Sainte-Montagne, la Panagouda, subit « un pieux pillage ». Les pèlerins entrèrent en passant sous les grillages et grimpèrent même jusqu’au balcon. Ils prirent tout ce qu’ils trouvaient, pour le conserver comme une « bénédiction » de l’Ancien : des tasses, des couteaux, des bouts de bois, des tapis boueux, des cordes, des papiers, même les billots qui lui servaient de sièges. C’était une manifestation spontanée. Les déplorations funèbres et les sanglots prirent à la gorge beaucoup de personnes, surtout celles qui avaient bénéficié de l’Ancien. Elles ressentaient son absence, se sentaient orphelines. Mais un espoir consolateur pointait : qu’il se trouve désormais près de la Sainte Trinité et intercède pour tous. Sur sa sobre tombe, sur une plaque de marbre, on grava le poème que lui- même avait écrit :

« Ici s’est achevée mon existence Ainsi que mon souffle.

Ici sera enseveli mon corps,

Et mon âme sera en liesse.

C’est ici que mon saint demeure[9],

Ce dont je suis honoré.

Je crois qu’il aura pitié

De mon âme misérable.                                                         J

Puisse-t-il prier le Libérateur

Pour que j’aie la Toute Sainte avec moi. »

Moine Païssios l ’Athonite.

 

 

[1] Déplacement vertébral.

[2]  Ps 118, 83.

[3]  Ps 87,5.

 

[5] Jeu de mots en grec entre le mot « assesseur » et « anus artificiel » (« par-edros » et « par-edra »).

[6]  Radiographie par tranches qui se fait à l’aide d’un scanner.

[7]  Voir Ps 39,10.

[8]  S. Arsène de Cappadoce. Une église du monastère lui est consacrée.

[9]  Allusion, sans doute, au tombeau de saint Arsène de Cappadoce.