”La bienheureuse Julienne était la fille d’un dignitaire de la cour du tsar Jean Vassilievich, homme pieux et aimant les pauvres, qui était très riche et possédait une grande quantité de serfs. Restée orpheline à l’âge de six ans, elle fut élevée par sa grand-mère et par sa tante; puis, lorsqu’elle eut seize ans, on la donna en mariage à un homme de la noblesse, Georges Ossorguine, habitant dans sa propriété de Lazarevskoje aux confins de la ville de Mourom.
Dès son enfance, elle s’était distinguée par sa douceur, son obéissance et son grand amour de la prière. Malgré les reproches de sa famille, elle évitait les jeux et les fréquentations mondaines, et aimait à se retirer pour prier ou pour faire de nombreuses prosternations (métanies). Après son mariage, elle réussit à garder ses activités spirituelles, tout en se montrant une épouse et une maîtresse de maison modèle. Levée avec l’aurore et couchée la dernière, elle ne prenait que quelques heures de repos pour se relever ensuite et poursuivre sa prière jusqu’au matin. Quand son mari était présent, elle faisait avec lui cent métanies chaque soir, et quand il était absent, pour de longues missions au service du tsar, elle passait des nuits entières à prier et à travailler. En effet, comme elle n’avait pas le droit de disposer à sa guise de sa fortune, elle devait gagner de ses mains l’argent nécessaire à ses aumônes. Avec la complicité d’une servante, elle nourrissait et habillait ainsi, en secret, des familles entières. Quand la famine s’abattit sur la région au temps d’Ivan le Terrible, sa compassion ne connut pas de bornes. Comme l’argent de ses ouvrages ne suffisait pas, elle trouva un stratagème et demanda à sa belle-mère de lui faire servir double portion aux repas — elle qui inquiétait les siens par ses jeûnes—, en prétextant qu’elle ne parvenait pas à se rassasier depuis qu’elle était devenue plusieurs fois mère. Chaque fois que quelqu’un mourait au village, elle adressait de longues prières pour son âme, et si c’était un indigent elle le faisait enterrer à ses frais. Elle traitait ses serviteurs comme ses propres enfants, cherchant toujours à leur trouver des excuses pour leurs fautes ou leur retard dans leur service.

À la suite de la mort successive de deux de ses fils, elle supplia son mari avec beaucoup de larmes de la laisser entrer dans un couvent. Celui-ci refusa, en lui rappelant ses devoirs à l’égard de ses autres jeunes enfants, mais il la laissa mener désormais une vie monastique dans le monde. Elle étendit ses jeûnes, dormait à part, sur la dure, avec quelques bûches en guise de coussins, elle passait ses nuits entières en prière, et se rendait dès l’aube à l’église pour assister à l’office divin et à la liturgie. Au bout de dix ans, son mari mourut. Elle consacra alors toute sa fortune aux œuvres de miséricorde. En plein hiver, elle distribua aux pauvres l’argent qu’elle avait emprunté à son fils pour se confectionner une pelisse et elle se rendait à l’église les pieds nus dans de misérables bottes. Quand les siens lui reprochaient de torturer ainsi son corps dans ses vieux jours, elle répondait: «Eh bien! ce qui sera détruit de mon corps présentement ne deviendra pas après la pâture des vers. Quel avantage y a-t-il à engraisser la chair pour perdre son âme?» De jour comme dans son sommeil, elle avait sans cesse la prière de Jésus aux lèvres. Une fois, comme elle priait dans son oratoire, des démons se précipitèrent sur elle pour la tuer. Elle invoqua saint Nicolas, et aussitôt le saint apparut, un bâton à la main, et les mit en fuite.

Sous le règne de Boris Godounof, une des plus terribles famines qui n’aient jamais frappé la Russie, dévasta tout le pays pendant près de trois ans (1601-1603). Les hommes, devenus semblables à des bêtes, en étaient réduits à manger de la chair humaine. Sainte Julienne, après avoir vidé tous ses greniers, vendit son bétail et distribua tous ses biens, puis elle accorda la liberté à ses serfs. Un certain nombre d’entre eux pourtant ne voulut pas la quitter. La sainte fit tout pour les sauver de la famine et, grâce à sa prière, adoucit le goût d’herbes amères, pour en faire du pain. Pendant toutes ces années d’épreuves, «jamais un mot de murmure ou de tristesse ne tomba de ses lèvres, au contraire, elle semblait plus gaie que pendant les années précédentes», écrit son fils et biographe. Sainte Julienne rendit finalement son âme à Dieu à l’âge de soixante-dix ans (1604), après avoir demandé pardon à tous ceux qui l’entouraient et les avoir exhortés à la charité et à l’aumône. On vit alors au-dessus de sa tête un nimbe lumineux semblable à celui qui est peint sur les icônes. Dix ans plus tard, on trouva son tombeau rempli d’un baume parfumé et son corps incorrompu. Dès lors le culte de sainte Julienne se répandit et ne cessa de croître spontanément parmi le peuple russe, jusqu’à sa reconnaissance par le Patriarcat de Moscou, en 1988, à l’occasion du Millénaire du Baptême de la Russie.