”Au moment où l’Église prenait rang parmi les institutions officielles de l’empire romain, certaines dames de la haute aristocratie de Rome, conquises par les récits des exploits ascétiques des moines d’Égypte et par les exhortations enflammées de saint Jérôme, renoncèrent aux vanités du monde pour embrasser la voie étroite qui mène au Royaume des cieux. [Saint Jérôme quitta la vie mondaine et intellectuelle de la capitale pour se faire moine et devenir l’ardent avocat de la vie ascétique. C’est à lui que l’on doit la biographie de plusieurs de ces saintes femmes. Voir sa notice le 15 juin.] Saintes Asella, Fabiola, Marcelle, sainte Paule et sa fille Eustochium, sainte Mélanie l’Ancienne et sa petite-fille Mélanie la Jeune que nous célébrons aujourd’hui, ont toutes abandonné richesses, gloire et vie délicate pour se consacrer aux œuvres de bienfaisance et aux travaux de l’ascèse, soit à Rome même, soit en Terre Sainte. [Ces saintes romaines ne sont pas commémorées par les synaxaires byzantins. Sainte Asella († 385) est célébrée le 6 décembre en Occident, sainte Fabiola († 399), le 27 décembre; sainte Paule et sa fille Eustochium, le 26 janvier; sainte Marcelle († 410) le 31 janvier. Sainte Mélanie l’Ancienne n’est mentionnée ni par les martyrologes ni par les synaxaires, peut être à cause de sa mésentente finale avec saint Jérôme; mais elle est cependant fort louée par Pallade (Histoire Lausiaque chap. 46 et 54).]
Née en 383, Valéria Mélania dut épouser contre son gré un de ses proches parents, Pinien, alors qu’elle avait à peine quatorze ans. Sitôt la cérémonie des noces achevée elle proposa à son jeune époux de vivre dans la continence; celui-ci résista un peu et proposa d’assurer d’abord leur postérité en ayant deux enfants et de renoncer ensuite ensemble au monde. Il leur naquit d’abord une fille, qu’ils consacrèrent à Dieu immédiatement. Tout en gardant les apparences de la vie mondaine d’une riche aristocrate, la jeune Mélanie commençait pourtant à porter un tissu rugueux sous ses robes de soie et à mener en secret une vie de mortification. En 403, elle mit prématurément au monde un fils qui mourut peu après, et elle n’échappa elle-même à la mort qu’après avoir fait jurer à son époux de ne pas différer davantage son désir. Sa grand-mère, Mélanie l’Ancienne, était revenue d’Orient l’année précédente, au bout de trente-sept ans d’absence, pour la soutenir et encourager sa sainte résolution. Finalement libérés de toute attache à la suite de la mort de leur fille et du père de Pinien les deux époux quittèrent leur somptueuse demeure pour se retirer dans une de leurs propriétés des environs de Rome et se consacrer aux soins des voyageurs et au secours des malades et des prisonniers. Mélanie confectionna elle-même une grossière tunique pour Pinien, et, méditant l’exemple de Celui qui, de riche qu’Il était en Sa divinité, s’est fait pauvre et a assumé notre nature misérable afin de l’enrichir par Sa pauvreté (cf. II Cor. 8, 9), elle s’employa à liquider son immense fortune; car Pinien et elle avaient vu en rêve qu’il leur faudrait franchir un mur élevé avant de passer par une porte étroite pour parvenir au Royaume de Cieux. Mais la tâche n’était pas si aisée: leurs propriétés s’étendaient dans tout l’empire, de la Bretagne à l’Afrique et de l’Espagne à l’Italie, leurs demeures étaient si splendides que seul l’empereur pouvait en être l’acquéreur. La distribution de telles richesses remettait en question l’économie même de l’état, et certains de leurs parents, membres influents du Sénat, faisaient tout pour les empêcher de réaliser leur projet. Toutefois, grâce à l’intervention de l’impératrice, Mélanie commença par affranchir 8000 de ses esclaves, en donnant à chacun trois pièces d’or; puis, par l’intermédiaires d’hommes de confiance, elle fit couler des flots d’or d’Occident en Orient: églises et monastères furent fondés un peu partout; or, pierreries, vaisselles et tissus précieux furent consacrés au service divin; des territoires entiers furent cédés à l’Église ou le produit de leur vente distribué en aumônes. Les Goths d’Alaric ayant pris Rome en 410 et semant partout la terreur en Italie, les deux époux passèrent en Sicile avec soixante vierges et trente moines, puis de là en Afrique du Nord, où ils achevèrent la liquidation de leurs biens en fondant des monastères et en portant secours aux victimes de l’invasion barbare.
«Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens et suis-moi» (Mat. 19, 21). Contrairement au jeune homme riche de l’Évangile, Mélanie se dépouilla avec joie de tout pour suivre le Seigneur. Dès lors libérée, elle s’engagea dans l’arène de l’ascèse. Âgée d’à peine trente ans, l’amour de Dieu brûlait si fort en elle qu’elle se soumit à une discipline digne des plus rudes combattants du désert, sans s’accorder aucun accommodement, sous prétexte des habitudes délicates acquises depuis sa jeunesse. Elle portait toujours sur elle un cilice rugueux, et, après un entraînement progressif, elle passa toute sa vie dans le jeûne complet cinq jours par semaine, ne prenant une sobre réfection que le samedi et le dimanche. Ce n’est que sur les instances de sa mère, Albine, qui l’accompagnait partout, qu’elle consentit à prendre un peu d’huile les trois jours qui suivent la fête de Pâques. Elle trouvait tous ses délices dans la méditation de l’Écriture, des vies des saints et des œuvres des Pères de l’Église, qu’elle lisait en latin et en grec. Après un bref repos de deux heures, elle veillait en prière toutes les nuits et enseignait aux vierges qui l’avaient suivie à joindre la veille et l’attente ardente de l’Époux à la chasteté. Malgré son désir croissant de ne vivre que pour Dieu et de consacrer tout son temps à la prière sans distraction, elle ne pouvait se retirer à cause de ses nombreuses obligations, aussi trouva- t-elle la solution en consacrant ses journées à la charité et à la direction de ses disciples, et en réservant ses nuits pour Dieu seul, en s’enfermant dans une sorte de coffre, où elle ne pouvait même pas s’allonger. Aux assauts du démon de la vaine gloire, elle répliquait avec une méprisante ironie et cultivait envers tous un tel esprit de douceur qu’à la veille de sa mort elle pouvait dire qu’elle ne s’était jamais endormie avec une pensée de rancune.
Au bout de sept ans en Afrique, elle partit pour un pèlerinage en Terre Sainte avec sa mère et son époux, devenu son frère spirituel, en s’arrêtant à Alexandrie pour rendre visite à saint Cyrille. À Jérusalem, elle passait toutes ses journées dans la basilique de la Résurrection et, quand on fermait les portes au coucher du soleil, elle se rendait au Golgotha pour y passer la nuit. Après un nouveau voyage en Égypte, auprès des saints solitaires des déserts de Nitrie, elle s’installa sur le Mont des Oliviers dans une petite cellule en planches, que sa mère avait faite construire en son absence. Elle y demeura pendant quatorze ans (417-431). Chaque Carême, de la Théophanie à Pâques, elle s’y enfermait strictement, revêtue d’un cilice et couchant sur la cendre, et n’y recevait que sa mère, Pinien et sa jeune cousine Paule, fille de sainte Paule. Cette austère réclusion ne l’empêchait pas pour autant de porter son attention sur la vie de l’Église. Elle nourrissait un zèle ardent pour la foi orthodoxe et s’opposa avec force aux partisans de Pélage qui donnait une trop grande part au libre arbitre de l’homme, en suivant l’enseignement de saint Jérôme, rencontré à Béthléem, et de saint Augustin qui lui portait une grande admiration et lui avait dédié son ouvrage Sur la Grâce du Christ et le péché originel (418).
À la mort de sa mère, en 431, Mélanie sortit de sa réclusion et fonda sur le Mont des Oliviers un monastère suivant les usages liturgiques de Rome, qui fut bientôt peuplé de quatre-vingt-dix vierges, grâce à la diligence de Pinien. Dans son extrême humilité, la sainte refusa d’en assurer la direction; elle nomma une autre supérieure et se contenta de leur délivrer un enseignement spirituel, tant par ses paroles que par l’exemple de sa conduite. Comme le Seigneur, elle se faisait la servante de toutes, venait soulager en secret les sœurs malades et prenait sur elle les besognes les plus répugnantes. Elle leur enseignait à sanctifier leur âme et leur corps par la sainte virginité, leur recommandait sans relâche d’user de la sainte violence recommandée par le Seigneur (Mat. 11,12) pour renoncer à leur volonté propre et fonder le temple spirituel des vertus sur l’obéissance. En prenant des exemples dans la vie des Pères, elle les exhortait à la persévérance dans le combat spirituel, à la vigilance contre les pièges du malin, au zèle et à la concentration de l’intelligence dans la prière nocturne, et surtout à la charité. «Toutes vertus et toutes ascèses sont vaines sans la charité, disait-elle. Le diable peut aisément imiter toutes nos vertus, il est vaincu seulement par l’humilité et la charité». Son frère spirituel Pinien mourut à son tour en 432.
Elle le fit ensevelir avec Albine, près de la grotte où le Christ avait prédit à ses disciples la ruine de Jérusalem, et demeura là pendant quatre ans, dans une cellule sans ouverture, complètement isolée du monde; puis elle chargea son disciple et biographe, le prêtre Gérontios, d’y installer un monastère d’hommes, dont elle assura aussi la direction spirituelle — cas exceptionnel dans l’histoire de l’Église. Vers la fin de 436, elle se rendit à Constantinople à la demande de son oncle, le puissant Volusien, qui s’était attardé dans le paganisme. En arrivant, elle le trouva gravement malade et réussit, avec l’aide du saint patriarche Proclus (voir au 20 novembre), à le décider de recevoir le saint baptême avant de mourir. Ayant trouvé la capitale agitée par les querelles concernant la doctrine hérétique de Nestorius [Voir Commémoration du Concile d’Éphèse (9 septembre) et la notice de la Synaxe de la Mère de Dieu (26 décembre)], elle fit campagne pour le dogme orthodoxe avant de regagner en hâte son monastère du Mont des Oliviers. L’année suivante, l’impératrice Eudocie entreprit un pèlerinage en Terre Sainte sur les recommandations de sainte Mélanie, avec qui elle avait sympathisé à Constantinople et qu’elle considérait comme sa mère spirituelle. Outre son enseignement et le spectacle édifiant de sa communauté, la souveraine lui demanda ses conseils avisés pour les nombreuses fondations et riches donations qu’elle fit alors aux églises et aux monastères.
Dieu accordait sans retard à sa servante les guérisons qu’elle lui demandait; mais, avertie des pièges du démon de la vaine gloire, Mélanie donnait toujours à ceux qui venaient demander son intercession soit de l’huile tirée des veilleuses placées au-dessus des tombeaux des martyrs, soit quelque objet ayant appartenu à un saint personnage, de sorte qu’on ne crût pas que la guérison était due à sa propre vertu. Après avoir menée une telle course, constamment tendue en avant à la poursuite de l’Époux céleste, elle n’avait plus pour désir que d’être déliée de cette vie pour être avec le Christ (Phil. 1, 23). Tombée malade en fêtant la Nativité à Bethléem (439), elle rassembla ses religieuses dès son retour à Jérusalem pour leur délivrer son testament spirituel. Elle les assura qu’elle serait toujours invisiblement présente parmi elles, à condition qu’elles restent fidèles à ses prescriptions et qu’elles gardent avec crainte de Dieu leurs lampes allumées, telles des vierges sages (Mat. 25, 1-13), dans l’attente de la venue du Seigneur. Au bout de six jours de maladie, elle fit ses dernières recommandations aux moines et désigna Gérontios comme supérieur et père spirituel des deux communautés, puis elle s’endormit doucement, avec une joie confiante, en prononçant ces paroles: «Comme il a plut au Seigneur, voilà ce qui est advenu». Des moines venus des monastères, des déserts et de toutes les extrémités de la Palestine célébrèrent une vigile de toute la nuit et, au moment de l’ensevelir, au petit matin, les uns et les autres la recouvrirent de vêtements, ceintures, cuculles et de maints autres objets qu’ils avaient reçus en bénédiction de la part de saints personnages. Le monastère de sainte Mélanie fut détruit en 614, lors de l’invasion perse, mais on vénère encore sa grotte au Mont des Oliviers.