”Après saint Athanase, qui fut le défenseur irréductible de l’Homoousios (« Consubstantiel »), l’Église d’Alexandrie fut pour l’univers le phare de l’orthodoxie grâce à saint Cyrille, le champion du Théotokos (« Mère de Dieu »), la pierre de touche du dogme de l’Incarnation. Né vers 380, il fut placé très tôt sous la protection de son oncle Théophile, l’archevêque d’Alexandrie, qui lui assura une formation complète dans la rhétorique et la philosophie, mais surtout dans l’Écriture sainte, qu’il connaissait presque par cœur et dont il savait admirablement user. Mettant cette large culture au service de l’Église, le jeune Cyrille fut rangé dans le clergé et appelé à succéder à Théophile. Il l’accompagna à Constantinople et assista au conciliabule du Chêne (403), qui condamna injustement saint Jean Chrysostome. Par la suite, il refusa longtemps d’inscrire son nom dans les diptyques – plus par attachement à la mémoire de son oncle que par une opposition doctrinale au saint hiérarque –, et ce ne fut que sur les instances de saint Isidore de Péluse (cf. 4 fév.) et, dit-on, après une vision de la Mère de Dieu ayant à ses côtés saint Jean Chrysostome, qu’il consentit à le réintroduire, et devint même un fervent propagateur de son culte (417). À la mort de Théophile (412), il fut aussitôt consacré archevêque d’Alexandrie, malgré l’opposition violente des partisans de l’archidiacre Timothée. De caractère énergique et doté d’un zèle ardent pour la défense de la vérité, saint Cyrille entreprit de consolider l’unité de son Église, qui se trouvait alors en plein épanouissement, mais qui restait menacée par divers éléments de divisions. Prêchant à son peuple l’amour de la vraie foi, préservée par les saints Pères par tant de luttes contre les hérétiques, il prit des mesures d’autorité contre les schismatiques novatiens, qui attiraient beaucoup d’orthodoxes à leur parti, du fait de leur austérité et de leur rigueur morale. Il fit fermer leurs églises et interdit à leur évêque de remplir ses fonctions.

Pour lutter contre les résidus de paganisme et contre les superstitions qui restaient tenaces au sein du peuple, il fit transférer les reliques des saints Cyr et Jean, d’Alexandrie au sanctuaire païen de Ménouthis, près de Canope, célèbre par ses oracles inspirés du démon, et prit lui-même la tête de la procession qui dura une semaine entière (cf. 28 juin). Pour chrétienne qu’elle fût, la ville d’Alexandrie comportait encore une importante colonie juive, qui en troublait souvent la paix par des émeutes et des agressions contre les chrétiens. Suite à l’un de ces incidents, l’évêque convoqua les chefs juifs et les réprimanda avec menaces. Pour se venger, ceuxci, faisant croire à un incendie dans l’église Saint-Alexandre, ameutèrent de nuit les chrétiens et en massacrèrent un grand nombre. Devant l’inertie du préfet Oreste qui, craignant la puissance grandissante de l’évêque dans les affaires civiles, était plutôt favorable aux Juifs, saint Cyrille les fit tous expulser de la ville et transforma les synagogues en églises. C’est ainsi que la colonie juive d’Alexandrie, fameuse depuis le temps d’Alexandre le Grand, prit fin. Mais ces événements envenimèrent les relations du Patriarche avec le préfet. Des moines de Nitrie, dévoués à Cyrille, se postèrent un jour sur le passage du magistrat et le traitèrent de païen; et l’un d’eux, Ammonios, saisissant une pierre, la lui jeta à la tête. Il fut aussitôt arrêté et torturé avec une telle violence qu’il en mourut. De nouveaux désordres entraînèrent également le meurtre ignoble d’Hypatia, femme vertueuse, de haute autorité en matière de philosophie et que le monde entier vénérait, par un groupe incontrôlé de chrétiens fanatiques qui, la soupçonnant de s’entremettre entre l’évêque et le préfet Oreste, voulaient empêcher leur réconciliation. Au milieu de ces troubles sanglants saint Cyrille lutta pour faire respecter la justice et il parvint finalement à assurer l’autorité de l’Église dans tous les domaines de la vie de la cité. Héritier de la fameuse École d’Alexandrie, et probablement élève de Didyme l’Aveugle, le saint évêque consacrait une grande part de son temps à la rédaction d’ouvrages exégétiques, commentant de manière systématique, sur le mode allégorique et moral, tous les détails de l’Ancien Testament, dans lesquels il discernait le « Mystère du Christ manifesté en énigmes ». C’est cette vision du Christ Un, terme de la Loi et des Prophètes, qui commandera toute sa vie, et que la Providence allait bientôt requérir de lui qu’il l’appliquât tant sur le plan théologique que sur celui de l’activité ecclésiastique.

En 428, on appela d’Antioche à Constantinople, pour l’élever au siège patriarcal, le prêtre Nestorius, réputé pour son éloquence et pour la vie austère dont il faisait profession. Cette élection fut saluée avec grande joie non seulement par le peuple de la capitale, qui espérait recevoir en lui un nouveau Chrysostome, mais aussi par l’épiscopat universel, Cyrille y comprit. Cependant, dès son ordination, Nestorius leva son masque de piété et montra un zèle intempestif pour lutter contre les hérétiques, se déclarant prêt à bouleverser toutes les villes pour les en chasser. Il se rendit bientôt odieux par ses violences et son orgueil, et commença à faire d’imprudentes déclarations au sujet de l’Incarnation. Poussant dans ses dernières conséquences la tradition théologique de l’École d’Antioche — qui se plaisait à distinguer dans les actes du Seigneur ceux qui relevaient de Sa nature divine de ceux qui appartenaient à Sa nature humaine —, Nestorius entreprenait de donner une explication abstraite et rationaliste de l’Incarnation, sans toutefois disposer des concepts adéquats pour expliquer le mode de l’union des natures. Introduisant une dualité de sujets entre le Verbe de Dieu et le Christ, « homme assumé », il prétendait que l’on devait attribuer soit à l’un soit à l’autre les caractères de la nature divine et de la nature humaine. Il en était amené par conséquent à considérer que le Verbe n’avait pris l’humanité que comme une tente, comme un instrument, et que la Vierge Marie n’était pas la « Mère de Dieu » (Théotokos) — terme que la tradition de l’Église avait depuis longtemps consacré —, mais seulement la « Mère du Christ » (Christotokos). Proclamant que l’on ne peut dire que « Dieu soit né de la Vierge, mais seulement qu’Il s’est uni à celui qui est né et qui est mort », il ne voyait au fond dans le Christ qu’un homme exemplaire, théophore, « divinisé » de manière éminente par ses vertus, dans lequel Dieu habitait de manière semblable à celle dont il inspirait les prophètes et les saints, mais en aucune manière le Dieu-Homme qui est pour les hommes la source du Salut, de la vie et de la grâce de la sanctification. Sans jamais parler lui-même de deux « personnes » dans le Christ, il ne cessait de s’attaquer au Théotokos, et l’un de ses disciples, l’évêque Dorothée, proclama même un jour dans un sermon, en présence de Nestorius : « Si quelqu’un dit que Marie est Théotokos, qu’il soit anathème ! » Cela revenait à anathématiser tous les Pères théophores qui avaient usé de ce terme et les évêques du monde entier qui confessaient la maternité divine. Informé de cette hérésie naissante, saint Cyrille exposa solennellement, dans son homélie pascale de l’année suivante (429), que la Vierge a bel et bien enfanté le Fils de Dieu fait homme et qu’elle doit donc être appelée avec raison Théotokos.

Il écrivit à Nestorius une lettre de remontrance fraternelle, pour lui demander d’accepter ce terme, sur lequel repose tout le dogme de notre Salut en Christ. Puis, devant le refus hautain et dédaigneux de Nestorius qui, retournant les accusations contre l’archevêque d’Alexandrie, répandait des calomnies à son égard et prétendait le faire traduire en justice, Cyrille se résolut à prendre les armes pour la défense de la vérité et se déclara « prêt à tout souffrir, jusqu’à la mort, plutôt que d’abandonner la foi » [Ep. 7 (PG 77, 64)]. Il adressa à l’empereur Théodose II, à sa femme et à ses sœurs un traité « Sur la vraie foi », et fit parvenir au Pape de Rome, Célestin (cf. 8 av.), un dossier sur les erreurs de Nestorius. Le Pape réunit un concile à Rome, qui les condamna, et il chargea l’archevêque d’Alexandrie de faire exécuter la sentence prononcée contre l’hérétique s’il refusait de se rétracter dans les dix jours (430). Entre-temps saint Cyrille avait réuni un synode des évêques d’Égypte, qui rédigea un exposé de la doctrine christologique, suivi des douze Anathématismes des propositions de Nestorius, que Cyrille avait adressés à l’hérétique dans sa troisième lettre. Dans ces écrits polémiques contre Nestorius, fidèle à l’enseignement de l’Écriture sainte sur le Verbe « fait chair » (Jn. 1, 14) et aux Pères du Concile de Nicée, qui avaient confessé que le même Fils de Dieu, demeurant dans le sein du Père, s’est fait homme, est mort et est ressuscité, saint Cyrille soulignait l’unité du mystère du Christ. Il s’attache à montrer que dès le premier moment de Sa conception, le Seigneur a uni définitivement la nature humaine et la nature divine; et il contemple dans cette mystérieuse « union » (hénôsis) – et non point « conjonction » (synapheia) comme le prétendait Nestorius –l’échange des propriétés naturelles et l’unité d’agir du Sauveur qui a ouvert à l’homme la possibilité d’une véritable participation à Dieu, de sa déification, dont la Mère de Dieu est le prototype et le modèle. [Sur le dogme de la maternité divine, voir aussi notre notice de la Synaxe de la Mère de Dieu, au 26 déc.] Le Seigneur ayant ainsi inauguré un nouveau mode d’existence, divinohumain, en son Corps : l’Église, c’est de Sa chair, devenue vraiment « chair du Verbe », que nous recevons la vie. Le « Christ Un » de saint Cyrille est donc celui de l’Eucharistie et de l’expérience spirituelle, qu’au prix de longues et pénibles controverses l’Église allait définir dans les générations suivantes. [C’est principalement grâce à la puissante synthèse christologique de S. Maxime le Confesseur (cf. 21 janv. p. 471) que l’Église parviendra à préciser certaines ambiguïtés du langage de saint Cyrille et à définir le dogme de la « communication des idiomes » et de la « compénétration » (périchorèse) des natures dans le Christ, principe de notre déification et de toute la vie du chrétien dans l’Église.]

Pendant ce temps Nestorius, appuyé sur l’autorité impériale et par ses amis à la cour, tentait d’imposer ses idées dans la capitale par des menaces, par la corruption, des excommunications et des persécutions envers quiconque osait lui résister. La situation devint telle que le clergé orthodoxe supplia Théodose de réunir un concile œcuménique pour mettre fin au « scandale universel » de l’évêque de Constantinople. Mais par un tour habile ce fut l’hérétique qui obtint du souverain la convocation du Concile, à Éphèse pour la Pentecôte de l’année suivante (431), afin de juger saint Cyrille sur ses Anathématismes, taxés d’hérésie. Cyrille et Nestorius étant parvenus à Éphèse à la tête de suites imposantes, on attendit la venue de l’archevêque Jean d’Antioche et des évêques orientaux, que Nestorius avait acquis à sa cause, non pas sur le rejet du Théotokos, mais en leur envoyant les Anathématismes de Cyrille, qu’ils ne pouvaient lire, tirés de leur contexte, que comme une restauration de l’hérésie apollinariste. [Apollinaire de Laodicée soutenait que le Christ était Un, car le Verbe s’était, selon lui, uni à une humanité incomplète, en prenant la place de la partie intellective de l’âme (noûs).] Finalement on décida d’ouvrir sans eux la première session, le 22 juin 431. Saint Cyrille la présidait, au titre de remplaçant du Pape de Rome, dont les légats avaient eux aussi tardé. Après avoir fait lire le Symbole de Nicée, la lettre de Cyrille à Nestorius et la réponse de ce dernier, les quelques deux cents Pères présents proclamèrent la légitimité du Théotokos et déposèrent Nestorius, qui avait refusé à trois reprises de se présenter. Au sortir de l’église ils furent accueillis par les ovations d’une foule de fidèles attachés à la vénération de la Mère de Dieu, les femmes brûlant de l’encens sur leur passage. Dès leur arrivée à Éphèse, cinq jours plus tard, Jean d’Antioche et les siens, offensés de ce qu’on ne les avait pas attendus, se réunirent en concile, au nombre de quarante-trois évêques, et accusant Cyrille d’avoir renouvelé l’hérésie d’Apollinaire, ils prononcèrent sa déposition, sans autre forme de procès, ainsi que celle de Mémnon d’Éphèse.

Le Concile Œcuménique se trouva ainsi transformé en une lutte violente et passionnée entre deux partis qui essayaient de s’attirer la protection de l’empereur. Mal informé et éloigné, Théodose, après de vaines tentatives de réconciliation, fit arrêter Cyrille et Mémnon, tout en déclarant Nestorius hérétique, et il ordonna de dissoudre l’assemblée. Le seul résultat du Concile était d’avoir proclamé le bien-fondé du terme Théotokos et d’avoir procédé à la déposition de Nestorius, qui fut renvoyé dans son monastère d’Antioche, puis exilé en Lybie (435), où il mourut lamentablement. On se trouvait néanmoins devant une nouvelle et cruelle division. Au moment où l’Empire, menacé par les barbares, avait besoin de la plus grande cohésion, on ne voyait alors, sous prétexte d’attachement à la vérité, que querelles, anathèmes mutuels et désordres, qui exposaient la sainteté de l’Église à la raillerie de ses ennemis. Pendant les laborieuses tractations qui suivirent, saint Cyrille, qui avait regagné Alexandrie où le peuple l’avait accueilli triomphalement, manifesta non seulement son orthodoxie, mais aussi son humilité et l’abondance de sa vertu. Renonçant à demander justice des mauvais traitements qu’il avait endurés à Éphèse pendant son emprisonnement, il donna aux Orientaux des explications sur les Anathématismes, qui les avaient si fort touchés, précisant qu’ils ne visaient que les dogmes hérétiques de Nestorius, et il se déclara prêt à les corriger, à condition que Jean et son parti consentent à la condamnation de Nestorius. On parvint finalement à un accord, et les Orientaux envoyèrent à Cyrille une confession de foi, que celui-ci accueillit par une lettre aux accents de jubilation. Dans un esprit de paix, mais sans abandonner sa thèse fondamentale, il faisait de justes concessions à la terminologie traditionnelle d’Antioche, et souscrivait à la distinction qui y était faite des deux natures unies, sans confusion ni mélange, dans l’unique personne de Jésus-Christ. [«…le même consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité. Car de deux natures l’union s’est accomplie, c’est pourquoi nous confessons un Christ, un Fils, un Seigneur. En raison de cette union sans confusion, nous confessons que la sainte Vierge est Mère de Dieu (Théotokos), parce que le Dieu Verbe a pris chair et s’est fait homme, et, dès l’instant de sa conception, s’est uni le temple pris d’elle » cité dans la lettre 39 (PG 77, 177).]

Cet Acte d’Union (avril 433), quoiqu’il ne soit pas une décision du Concile, est pourtant considéré comme la profession de foi du Troisième Concile Œcuménique et la règle de l’Orthodoxie. Il réfutait à l’avance les propositions hérétiques d’Euthychès et des monophysites, qui se réclameront des écrits de saint Cyrille pour soutenir que la nature humaine du Christ a été comme « absorbée » par la divinité; et le Concile de Chalcédoine (451) ne fera qu’en reprendre et en préciser les termes essentiels. [Dans ses deux lettres à Succensus Cyrille emploiera les termes mêmes de la profession de foi de Chalcédoine en parlant des deux natures unies sans séparation, sans confusion et sans transformation (PG 77, 232).] Une paix fragile étant rétablie, saint Cyrille passa les dernières années de son épiscopat à confirmer l’unité de l’Église et à modérer les excès de ses partisans trop zélés, qui l’accusaient d’avoir trahi leur cause par l’union avec les Orientaux. Aguerri par l’expérience des affaires ecclésiastiques et des passions humaines, il se montra en ces circonstances un modèle de modération et de condescendance pastorale. C’est ainsi qu’il réfuta les écrits de Théodore de Mopsueste, le grand théologien de l’École d’Antioche, qui était mort dans la paix de l’Église († 428), mais refusa d’exiger sa condamnation [Il sera condamné au Cinquième Concile Œcuménique (553), avec Théodoret de Cyr et Ibas d’Edesse (les « Trois Chapitres »)], pour ne pas provoquer à nouveau la sensibilité des Orientaux et mettre en danger l’unité de l’Église. Ayant accompli l’œuvre que Dieu lui avait confiée pour l’édification de Son Église, saint Cyrille s’endormit en paix, le 27 juin 444 [C’est à cette date qu’il est commémoré dans l’Église Copte], pour rejoindre le chœur des saints Pères et siéger, avec saint Jean Chrysostome, aux côtés de la Mère de Dieu. Il fut aussitôt vénéré comme saint et loué comme le « luminaire de l’univers », « le défenseur invincible de l’Orthodoxie » et le « Sceau des Pères ».